Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Caroline Delume

Musiques microtonales pour guitare
Modifications du geste et de l’écoute

Article
  • Résumé
  • Abstract

Les musiques microtonales pour guitare nécessitent des modifications de l’instrument et de son jeu. L’espace des hauteurs est alors l’objet de multiples expériences. Après une introduction aux quelques dispositifs permettant de jouer des micro-intervalles à la guitare, cet article présente plus précisément des pièces pour guitare en douzièmes et seizièmes de ton de Pascale Criton.

Texte intégral

Introduction

Dès le début de son livre La Loi de la pansonorité, le compositeur Ivan Wyschnegradsky précise sa conception du langage musical (Wyschnegradsky, 1996, p. 58). Il ne s’agit pas seulement d’une « manière de rassembler les sons musicaux ». Loin d’être un facteur technique, cette manière « trahit l’attitude de son auteur envers l’univers sonore ». De la même façon, l’interprète engagé dans les nouvelles écritures instrumentales met en jeu non seulement ses mécanismes gestuels, mais aussi son écoute et sa sensibilité.

 

La musique microtonale pour guitare

Divisions de l’octave en micro-intervalles

La guitare est le plus souvent un instrument acoustique à six cordes simples accordées en quartes avec une tierce majeure (du grave à l’aigu : 6 mi, 5 la, 4 , 3 sol, 2 si, 1 mi). Il existe des guitares avec plus de cordes. La touche de la guitare est divisée en demi-tons égaux par des barrettes fixes au nombre de douze par octave (12 TE, c’est-à-dire douze notes en tempérament égal). L’usage de la scordatura existe depuis toujours, et consiste à faire le choix d’une autre répartition des intervalles entre les cordes à vide. Le cas particulier des guitares sans frettes ne sera pas abordé.

Les compositeurs qui composent en micro-intervalles, c’est-à-dire en intervalles plus petits que le demi-ton, doivent résoudre la question de leur faisabilité sur l’instrument. Julián Carrillo (1875-1965), Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) et Alois Hába (1893-1973) ont consacré leur travail à la composition en micro-intervalles et à la théorie. Ils ont d’abord utilisé des pianos accordés à distance d’un quart de ton avant d’en faire construire spécialement. Les premières pièces pour guitare en quarts de ton ont été composées par Carrillo et par Hába.
Aux États-Unis, un courant autour des résonances physiques nommé Just Intonations s'est développé indépendamment, avec une sensibilité plus proche des musiques extra-européennes modales dont la richesse des intervalles ne peut pas s’exprimer dans une gamme en demi-tons égaux. Harry Partch (1901-1974) est un des premiers compositeurs de musique microtonale. Des « guitares adaptées » figurent parmi les nombreux instruments qu’il a construits selon ses propres tempéraments.

La division en tempérament égal et la just intonation se trouvent prolongés depuis un siècle en ramifications multiples, et l’engagement des interprètes y trouve un large champ d’explorations sonores. L’utilisation des micro-intervalles dans la musique pour guitare est présentée ici selon une sélection des différentes façons de les réaliser, qu’il s’agisse du dispositif ou des gestes instrumentaux.

Voici un exemple d’utilisation de plusieurs guitares normales accordées à distance d’un quart de ton les unes des autres :

No Time (at all) de Brian Ferneyhough est une série de cinq études pour deux guitares accordées normalement, la seconde sonnant cependant un quart de ton au-dessous de la première. Le compositeur indique dans sa préface qu'afin de souligner l’aspect micro-intervallique de la musique, il a échangé les deux parties entre la deuxième et la quatrième pièce afin de faire entendre la même pièce dans les deux configurations. Dans les deux exemples suivants, la partition n’indique pas les sons réels, mais les positions de jeu. Elles semblent être identiques avec un simple échange des parties de guitare, mais le résultat sonore est différent puisque la deuxième guitare est accordée un quart de ton au-dessous de la première.


	No Time (at all) de Brian Ferneyhough, début de la deuxième pièce (Peters).

No Time (at all) de Brian Ferneyhough, début de la deuxième pièce (Peters).


	Ibid., début de la quatrième pièce.

Ibid., début de la quatrième pièce.

Il existe aussi des pièces pour plusieurs guitares dont les scordature sont réalisées à partir des cordes ordinaires et comportent des micro-intervalles. Dans les exemples suivants, il n’est pas nécessaire de changer la hauteur des cordes des guitares. Il y a trois possibilités dans le choix de notation des compositeurs : écrire la partition en hauteurs réelles, écrire une partition qui donne uniquement les positions de jeu (la partition est alors une tablature, c’est-à-dire qu’il faut la lire comme si la guitare était accordée normalement, sans tenir compte de la scordatura), ou enfin proposer les deux versions à l’interprète.


	Scordature des guitares dans ...y una canción desesperada de Beat Furrer (Universal, 1986).

Scordature des guitares dans ...y una canción desesperada de Beat Furrer (Universal, 1986).

Les positions jouées sur chaque guitare sont les mêmes, mais les scordature les font sonner différemment. Cette partition donne uniquement les positions de jeu.


	Scordature des guitares dans Hommage à Ivan Wyschnegradsky de Philippe Leroux (Billaudot, 1981).

Scordature des guitares dans Hommage à Ivan Wyschnegradsky de Philippe Leroux (Billaudot, 1981).

Il y a une symétrie des scordature qui, assemblées, donnent deux guitares ordinaires accordées à un quart de ton de distance. La partition est notée en hauteurs réelles. L’accord de la deuxième guitare sera à nouveau utilisé par Philippe Leroux dans Ial pour guitare et harpe celtique.


	Scordature des guitares en huitièmes de ton dans Matines de Mathieu Bonilla (2008).

Scordature des guitares en huitièmes de ton dans Matines de Mathieu Bonilla (2008).

La partition de Matines note sur deux portées par guitare les positions transposées dans l’accord usuel et les hauteurs réelles. Le conducteur est écrit sur huit portées.


	Accord en sixièmes de ton des guitares dans What Does the Nature Says de Claude Ledoux.

Accord en sixièmes de ton des guitares dans What Does the Nature Says de Claude Ledoux.

 

Scordature en micro-intervalles dans les partitions pour une seule guitare

Le principe d’une scordatura alternant les hauteurs des cordes pour obtenir une division de l’octave en quarts de ton sur une seule guitare est souvent utilisé. Dans Kurze Schatten II pour guitare de Brian Ferneyhough (1984-1990), la scordatura de la première pièce (6 mi +, 5 si bémol +, 4 , 3 sol, 2 si bémol, 1 mi bémol +) est modifiée avant la troisième pièce (la corde 6 mi + devient mi), puis la cinquième (si bémol + devient la), de sorte qu’il ne reste ensuite que la première corde sur une hauteur au quart de ton.

En alternant les cordes pour obtenir des quarts de ton, les contraintes à la main gauche s’accentuent.


	Description de la scordatura de la guitare dans La Terre des hommes de Klaus Huber (Ricordi, 1989).

Description de la scordatura de la guitare dans La Terre des hommes de Klaus Huber (Ricordi, 1989).

Klaus Huber utilise une scordatura avec plusieurs fois la même corde dans La Terre des hommes pour obtenir une division en tiers de ton. Il utilise aussi le capodastre pour donner à la guitare ainsi préparée des registres différents. D’autres œuvres de Klaus Huber requièrent une guitare en tiers de ton avec des scordature différentes.

 

Changement progressif de l’accordage


	Extrait de Tellur pour guitare seule de Tristan Murail (Éditions musicales transatlantiques, 1977).

Extrait de Tellur pour guitare seule de Tristan Murail (Éditions musicales transatlantiques, 1977).

Le glissement progressif de la scordatura est un procédé assez fréquent. Il modifie l’espace harmonique. Peu avant le milieu de Tellur de Tristan Murail, la sixième corde de la guitare doit être détendue en quelques secondes pendant que la main droite répète énergiquement en allers-retours les trois cordes graves. Le glissement du fa de la scordatura initiale (non microtonale) jusqu’au do dièse grave est un geste fort dans le flux continu de transformation du timbre.

Le jeu en harmoniques est par nature non-tempéré, c’est pourquoi certaines pièces microtonales ne nécessitent pas de scordatura. Thierry Blondeau joue sur cette ambiguïté du jeu en harmoniques en commençant Non-lieu pour guitare par des partiels de l’accord ordinaire de la guitare. Il organise une rythmique swing alternant entre les partiels de différentes cordes, puis les multiphoniques viennent complexifier les résonances. À la fin de la pièce, le mi grave est progressivement détendu et donne à écouter les résonances auxquelles la hauteur abaissée donne accès.


	Thierry Blondeau, Non-lieu pour guitare seule, début du désaccordage de la sixième corde (Ricordi, 1998, p. 10).

Thierry Blondeau, Non-lieu pour guitare seule, début du désaccordage de la sixième corde (Ricordi, 1998, p. 10).


	Ibid. (p. 12), fin du désaccordage de la sixième corde.

Ibid. (p. 12), fin du désaccordage de la sixième corde.

Dans Calvario pour guitare et sons fixés, composé en quatorze stations, le compositeur Zad Moultaka intègre à son écriture la détente progressive des cordes.


	Calvario de Zad Moultaka, station III, glissement progressif de la première corde de mi jusqu’à si + (Onoma, 2008).

Calvario de Zad Moultaka, station III, glissement progressif de la première corde de mi jusqu’à si + (Onoma, 2008).

Au début de Calvario, la guitare est accordée en demi-tons TE. À la troisième station, la première corde mi est détendue jusqu’à si+, c’est-à-dire à un quart de ton du si de la deuxième corde. De même à la septième station, la corde 3 sol est détendue jusqu’à +. Les cordes sont détendues ensuite en plusieurs étapes, jusqu’à ce qu’une même position d’accord soit répétée en même temps que la guitare est désaccordée. Cette chute par dé-tempérament et glissement de chaque corde est décrite par le compositeur comme un choix musical visant à manifester les chutes du chemin,et la découverte d’un secret de la guitare, entre Orient et Occident, révélant des sonorités inconnues.


	Ibid., accord approximatif à la fin de la pièce.

Ibid., accord approximatif à la fin de la pièce.

 

La guitare frettée en quarts de tons

La guitare frettée en quarts de tons est un instrument rare puisqu’il nécessite de transformer une guitare définitivement en l’équipant de vingt-quatre frettes par octave. Cependant, la guitare en quarts de ton avec l'accord usuel a été utilisée par Julián Carrillo dans le Preludio a Colón en 1925, puis dans plusieurs œuvres. Alois Hába l’utilise dans quelques pièces avec voix, ou en solo à partir de 1943.


	Début du premier mouvement de la Suite n° 1 op. 54 pour guitare en quarts de ton d’Alois Hába (Nymphenburg, 1943).

Début du premier mouvement de la Suite n° 1 op. 54 pour guitare en quarts de ton d’Alois Hába (Nymphenburg, 1943).

L’association de deux guitares en quarts de ton ouvre beaucoup de possibilités d’écriture.


	Extrait des Six Poèmes japonais de Laurent Martin (2002) pour chant traditionnel japonais et guitares frettées en quarts de ton (les guitares sont accordées normalement).

Extrait des Six Poèmes japonais de Laurent Martin (2002) pour chant traditionnel japonais et guitares frettées en quarts de ton (les guitares sont accordées normalement).

Le système à frettes fixes est aussi utilisé pour d’autres divisions en tempérament égal (19 TE, 22 TE, etc.).

On peut également utiliser la guitare avec des modes de jeu qui ne sont pas définis par la division des cordes : sons harmoniques, utilisation du bottleneck, utilisation des chevilles pour faire glisser l’accord pendant le jeu...


	Extrait de Gitter für Gitarre de Clara Maïda (2009) pour guitare amplifiée (croche = 120).

Extrait de Gitter für Gitarre de Clara Maïda (2009) pour guitare amplifiée (croche = 120).

Dans Gitter für Gitarre, l’utilisation du bottleneck permet une écriture en quarts de ton sur une guitare ordinaire. La scordatura est celle-ci : 6 dièse, 5 sol +3/4, 4 , 3 sol, 2 do +1/4, 1 fa dièse. La notation sur deux portées indique les hauteurs réelles et la tablature. La pièce nécessite également l'utilisation de différents médiators.

 

Scordatura non-tempérée

Le principe de l’accordage de la guitare à partir des résonances naturelles des cordes, c’est-à-dire en utilisant les différents partiels pour accorder l’instrument en intervalles purs, est utilisé dans de très nombreuses pièces, dans des esthétiques différentes. L’accordage de type just intonation favorise la consonance des cordes à vide. Le guitariste américain John Schneider consacre un long chapitre de son livre The Contemporary Guitar aux préparations de la guitare permettant de jouer dans différents tempéraments. Ce chapitre intitulé « Microtones, The Well-Tuned Guitar » expose un vaste panorama historique, théorique et organologique de la question. L'usage de tempéraments favorisant les intonations pures est répandu aux États-Unis et en Allemagne.

Il existe de très nombreuses pièces pour guitare dont les scordature sont issues des partiels d’une fondamentale. Les différences par rapport au tempérament égal sont notées en cents (un demi-ton de la division de l’octave en 12 TE mesure cent cents). On observe naturellement dans toutes ces scordature les mêmes écarts entre les premiers partiels et les notes en tempérament égal sur un accordeur électronique.

 

Visualiser le visuel

Les dix-neuf premiers harmoniques de la note la2 (JOSEL, S. F. et M. TSAO, The Techniques of Guitar Playing, 2014, p. 99) ; la numérotation des partiels s'étend de la fondamentale 1 à 19.

 

Des pièces microtonales peuvent ainsi être composées uniquement d’harmoniques sur un accord ordinaire comme c’est le cas de Non-lieu de Thierry Blondeau, cité ci-dessus, jusqu’au point de désaccordage du mi grave.

Horacio Radulescu note souvent les partiels par leur numéro d’ordre. Dans sa pièce pour guitare (avec scordatura) et bande Subconscious Wave op. 58 (1984), les partiels aigus sont aussi émis par un archet, la pièce sonnant telle une matière complexe que Raduslescu nomme sound plasma. Quelques accordages sont donnés en exemple ci-dessous.


	Accord des deux guitares dans Harmonium #2 de James Tenney (Smith, 1977).

Accord des deux guitares dans Harmonium #2 de James Tenney (Smith, 1977).

James Tenney fait jouer ensemble une guitare en accord standard (avec un ré grave) avec une guitare accordée en just intonation. La partition de Harmonium #2 consiste en des arpèges partagés entre les deux guitaristes, de sorte que les harmonies se métamorphosent progressivement.


	Début de Re: Guitar de Georg Hajdu (1999).

Début de Re: Guitar de Georg Hajdu (1999).

Georg Hajdu donne la scordatura de Re: Guitar au début de la pièce (en proportions), et précise en introduction les déviations en cents par rapport aux notes en tempérament égal, et les harmoniques de la corde grave mi qui servent à accorder les autres cordes. La partition, notée sur six portées, présente les avantages d’une tablature.


	Goyas Hände de Tobias Klich (2014), avant-dernier système.

Goyas Hände de Tobias Klich (2014), avant-dernier système.

Dans Goyas Hände, Tobias Klich fonde la scordatura sur les harmoniques de la cinquième corde la. La notation (Klang) indique approximativement les hauteurs réelles (pour s’orienter) tandis que la notation des harmoniques donne les doigtés (Griff).


	Accord de la guitare à dix cordes dans Der Blauäugige Fremde de Klaus Lang (2011).

Accord de la guitare à dix cordes dans Der Blauäugige Fremde de Klaus Lang (2011).

Der Blauäugige Fremde de Klaus Lang est une œuvre de 47 minutes pour un instrumentiste jouant une guitare à dix cordes et une western guitar (c’est-à-dire à cordes en métal). La deuxième guitare est jouée à plat avec un dispositif de délai. Un e-bow (objet électronique qui permet d'activer un son continu en provoquant une vibration de la corde par un laser) est posé sur les cordes de cette guitare. Toute la pièce est jouée pianissimo. Les hauteurs tenues grâce au e-bow sont parfois subtilement désaccordées par une action sur les chevilles. La notation indique précisément les cordes à jouer, avec le numéro des partiels pour les sons harmoniques.

De nombreuses pièces combinent plusieurs modifications de scordature. Le Quartett (2007) de Georg Friedrich Haas est composé pour quatre guitares accordées à distance d’un douzième de ton les unes des autres. La scordatura de chacune des guitares est construite sur les harmoniques naturelles du grave : 6 , la +2 cents, 4 , 3 fa dièse -14 cents, 2 do -31 cents, 1 mi +4 cents.


	Accord des guitares dans le Quartett de Georg Friedrich Haas (Universal, 2007).

Accord des guitares dans le Quartett de Georg Friedrich Haas (Universal, 2007).

 

La guitare à frettes ajustables

Le luthier allemand Walter Vogt a mis au point au milieu des années 1980 un système d’accordage perfectionné grâce à l’emploi de petites barrettes pouvant être ajustées individuellement sur un rail. Ce système permet d’accorder la guitare selon les tempéraments anciens, en tempérament égal, ou en toute autre échelle.

Francisco Luque a composé AB (in memoriam) en 2020 pour cet instrument. Après avoir composé de nombreuses pièces pour guitare accordée en quarte physique (c’est-à-dire une quarte augmentée d’un quart de ton, qui correspond à l’intervalle entre un son fondamental et son onzième partiel), et quelques pièces pour guitare en quarts de ton dans une scordatura comportant deux fois les cordes graves, il a élaboré sa partition en réorganisant tous les intervalles. La répartition des hauteurs est réalisée en deux étages. La scordatura comprend les partiels impairs du mi grave : 6 mi, 5 la +51 cents, 4 do dièse +69 cents, 3 sol dièse -14 cents, 2 si +2 cents, 1 fa dièse +4 cents.

Chacune de ces six hauteurs devient génératrice d’une série d’harmoniques. À partir de cette répartition des hauteurs qui comprend vingt-neuf notes par octave, la pièce est organisée en sections fondées sur les six notes fondamentales.


	Accord et frettage de la guitare dans AB (in memoriam) de Francisco Luque (2020).

Accord et frettage de la guitare dans AB (in memoriam) de Francisco Luque (2020).


	Photo de la touche de la guitare avec les frettes ajustées pour jouer AB (in memoriam) de Francisco Luque ; cette guitare Van der Waals a été équipée du système de frettes ajustables de Walter Vogt par le luthier Antoine Pappalardo. Elle appartient à Wim Hoogewerf, un guitariste investi dans la musique pour guitare en micro-intervalles.

Photo de la touche de la guitare avec les frettes ajustées pour jouer AB (in memoriam) de Francisco Luque ; cette guitare Van der Waals a été équipée du système de frettes ajustables de Walter Vogt par le luthier Antoine Pappalardo. Elle appartient à Wim Hoogewerf, un guitariste investi dans la musique pour guitare en micro-intervalles.

 

La guitare en douzièmes et en seizièmes de tons dans la musique de Pascale Criton

Pascale Criton1 a composé La Ritournelle et le Galop en 1996. Cette première pièce pour guitare en seizièmes de ton nécessite une guitare frettée en quarts de ton et dotée de six cordes de mi grave accordées à distance de seizième de ton les unes des autres (avec deux cordes doublées). Cet accord de la guitare est ensuite utilisé dans Territoires imperceptibles pour flûte basse, violoncelle et guitare en seizièmes de ton2.


	Scordatura de la guitare dans Territoires imperceptibles pour flûte basse, violoncelle et guitare en seizièmes de ton de Pascale Criton (Jobert, 1997).

Scordatura de la guitare dans Territoires imperceptibles pour flûte basse, violoncelle et guitare en seizièmes de ton de Pascale Criton (Jobert, 1997).

La sonorité de la guitare est considérablement modifiée par cette scordatura. À partir de la résonance fondamentale d’un mi grave épaissi, l’interprète expérimente des variations de texture par différents gestes.


	Main gauche sur la touche d’une guitare frettée en quarts de ton ; la guitare est équipée de six cordes de mi grave pour jouer des pièces écrites en seizièmes de ton.

Main gauche sur la touche d’une guitare frettée en quarts de ton ; la guitare est équipée de six cordes de mi grave pour jouer des pièces écrites en seizièmes de ton.


	Explication de la notation en seizièmes de ton dans La Ritournelle et le Galop de Pascale Criton.

Explication de la notation en seizièmes de ton dans La Ritournelle et le Galop de Pascale Criton.


	Ibid., 7e système.

Ibid., 7e système.

Le mouvement tournant initié au système 7 déploie l’ultrachromatisme ascendant en seizièmes de ton sous la forme d’un arpège continu.


	Ibid., systèmes 21-24.

Ibid., systèmes 21-24.

Le déplacement des positions de main gauche se fait à la fois le long des cordes et dans les changements de pression sur les cordes. Le son est transformé en continu par des modes de jeu à la main droite qui varient les vitesses et les timbres par des différences d’énergie et de points de contact des doigts et des ongles sur les cordes. L’écoute est au plus près des microvariations de façon à intensifier la perception du déroulement temporel.


	Début de Territoires imperceptibles de Pascale Criton (op. cit.).

Début de Territoires imperceptibles de Pascale Criton (op. cit.).

Dans Territoire imperceptible, Pascale Criton associe trois instruments aux modes d’émission différents, tous dans le registre grave : flûte basse, guitare en seizièmes de ton et violoncelle. Cette composition assemble et articule des gestes dont les fluctuations jouent aux limites de leurs différences, et crée une matière malléable entre frottements et souffle.

La guitare ordinaire permet de jouer en douzièmes de ton en disposant six mêmes cordes décalées d’un douzième de ton de la sixième à la première. Pascale Criton a composé plusieurs pièces pour quatuor de guitares en douzièmes de tons, chacune dans le registre d’une corde différente (les trois cordes graves mi, la, et si).

 

Visualiser le visuel

Début de Plastique, extrait d'Objectiles pour quatre guitares en douzièmes de ton de Pascale Criton (Jobert, 2002).

 

L’utilisation du bottleneck glissant sur les six cordes provoque des comportements sonores complexes et les déplacements dans chaque partie fabriquent un espace sonore commun précisément noté, mais qu’il faut apprendre à écouter. La zone de glissement s’étend du sillet au chevalet, et la vitesse de déplacement du bottleneck a une grande incidence sur la dynamique. L’utilisation d’un deuxième bottleneck frotté par la main droite permet un mode d’émission du son par frottement. Le travail du son opère par définition et mixage des gestes et croisements des registres.


	Scordatura de la guitare en douzièmes de ton dans Intermezzo de Pascale Criton, avec notation des altérations.

Scordatura de la guitare en douzièmes de ton dans Intermezzo de Pascale Criton, avec notation des altérations.


	Extrait d’Intermezzo de Pascale Criton.

Extrait d’Intermezzo de Pascale Criton.

Intermezzo est une courte pièce pour guitare accordée en douzièmes de tons, jouée entièrement en harmoniques. La portée du bas consiste en une tablature qui précise les endroits où doivent être émis les sons harmoniques. Les zones de la case numérotée sont précisées par des points à gauche ou à droite. Les chiffres entre parenthèses correspondent à des zones où l’on émet des multiphoniques. Les sons réels sont écrits sur la portée du haut, à l'exception des multiphoniques.


	Tablature de la progression chromatique en douzièmes de ton dans « Diagonal », quatrième mouvement de Trans de Pascale Criton.

Tablature de la progression chromatique en douzièmes de ton dans « Diagonal », quatrième mouvement de Trans de Pascale Criton.

« Trans explore les possibilités d’une scordatura en douzièmes de ton jouée par deux guitares. Les deux guitares sont accordées de façon identique » explique Pascale Criton. Cette œuvre comprend quatre mouvements et a été composée en collaboration avec le duo Lallement-Marques qui l’a créée en 2014. La division de l’octave en 72 TE donne accès à la division en tiers et en quarts de ton. La partition de Diagonal, quatrième et dernier mouvement, est écrite sous forme de cadran et laisse aux guitaristes une liberté de distribution des positions, de variabilité des timbres et des dynamiques, et de décalages temporels.

 

Expérimenter l’écoute

L’espace des microtonalités est ouvert. Une attention accrue envers les petits intervalles change la sonorité des instruments. La collaboration entre compositeurs et instrumentistes peut révéler des territoires inconnus où le geste instrumental inclut la préparation de l’instrument, où l’écoute devient expérimentale. La guitare est un instrument permettant des modifications. Le travail de l’interprète doit intégrer les métamorphoses de son instrument comme élément d’un langage musical qui se réinvente. Ces expériences de création musicale opèrent des renouvellements de l’accord, de la lutherie, de la notation, parfois du dispositif instrumental. Elles nécessitent la mise en jeu de l’écoute et du geste instrumental. La plasticité du jeu instrumental se double d’une flexibilité de l’écoute. Une multiplicité d’écritures invite à fabriquer des musiques sans précédent. Le paradoxe de l’instrumentiste consiste à anticiper la fabrique du son pour vivre une expérience sensible du temps.

Bibliographie

Ouvrages

CRITON, P., « Variabilité et multiplicité acoustique », in SOULEZ, A. et VAGGIONE, H., Manières de faire des sons, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 119-133.

— et DELUME, C., « Instruments à frettes et nouveaux accordages », in La Musique et ses instruments, Actes du Congrès de musicologie interdisciplinaire CIM 09, Paris, Delatour, 2013, p. 455-465.

DELUME, C. et SOLOMOS, M., « De la fluidité du matériau sonore dans la musique de Pascale Criton », in Rue Descartes, n° 38, Paris, Puf, 2003, p. 40-53.

HUBER, K., La Terre des hommes, Paris, Ricordi, 1987-1989.

JOSEL, S. F. et TSAO, M., The Techniques of Guitar Playing, chap. « Traditional and Non Traditional Tunings », Cassel, Bärenreiter, 2014, p. 22-25.

SCHNEIDER, J., The Contemporary Guitar, chap. « Microtones: The Well-Tuned Guitar », Lanham, Rowman & Littlefield, 2015, p. 141-214.

WYSCHNEGRADSKY, I., La Loi de la pansonorité, éd. Franck Jedrzejewski et Pascale Criton, préf. « Wyschnegradsky, théoricien et philosophe » par Pascale Criton, Genève, Contrechamps, 1996.

Sites internet

http://www.pascalecriton.com

https://frluque4.wixsite.com/francisco-luque

https://sonido13.com

(Consultés le 13 décembre 2022.)

https://lallementmarques.com (consulté le 13 octobre 2024).

Notes

1Pascale Criton est née à Paris en 1954 et a étudié avec Ivan Wyschnegradsky, Gérard Grisey et Jean-Étienne Marie. Son œuvre explore les microvariations du son dans une écriture instrumentale qui travaille sur le timbre et les limites de l’écoute.

2Cet accord a été suggéré à Pascale Criton par le guitariste Didier Aschour, qui a créé La Ritournelle et le Galop et Territoires imperceptibles.

Pour citer ce document

Caroline Delume, «Musiques microtonales pour guitare», La Revue du Conservatoire [En ligne], Le huitième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 14/10/2024, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2629.

Quelques mots à propos de :  Caroline Delume

Caroline Delume est guitariste et théorbiste, professeur de lecture à vue au Conservatoire de Paris et professeur de guitare au CRR de Versailles-Grand-Parc. Son travail associe création contemporaine et interprétation sur instruments anciens. Des pièces pour guitare et pour théorbe lui ont été dédiées par Jean-Pascal Chaigne, Pascale Criton, Christopher Fox, Karim Haddad, Félix Ibarrondo, Pascale Jakubowski, José Manuel López López, Francisco Luque, Clara Maïda, Florentine Mulsant, Franck Yeznikian. c.delume@cnsmdp.fr