Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Santiago Quintans

La métaphore comme horizon fluide dans l’invention du sujet musicien

Article
  • Résumé
  • Abstract

Je propose ici une vision du musicien en tant qu’individu pris dans une quête subjective, opérant au sein des différents langages de la musique et cherchant à générer des images sonores porteuses de nouvelles formes de sens. Dans un premier temps, prenant comme idée centrale le caractère essentiellement métaphorique de la communication humaine, j’explorerai ces types de procédés dans le domaine du langage pour ensuite les amener vers les sciences cognitives et la musique. Ensuite, m’appuyant sur des écrits scientifiques, philosophiques et littéraires, je créerai un lien entre la métaphore, vue en tant que création d’images, et une « quête de soi » philosophique, qui aurait son équivalent dans la configuration biologique de notre cerveau et l’émergence de notre conscience. Enfin, considérant la musique comme expérience et pratique complexe comportant de multiples processus métaphoriques, je proposerai d’envisager l’invention musicale comme exercice d’« auto-création », où le musicien, en tant que sujet actif, cherche avec son travail à créer des chaînes de métaphores pointant vers un horizon de sens en flux continu.

Texte intégral

Langage / images

Souvent, je commence mes matinées en écrivant une petite liste des tâches à faire pendant la journée. Le processus est simple : je visualise une action à faire (une image me vient en tête), et un mot (un graphisme et un son contenant cette image) me permet de la « sauvegarder » par écrit. Ce petit mouvement de l’esprit va générer parallèlement des mouvements similaires. Ainsi, si je note « 10 h répétition », je verrai mentalement une suite de situations liées à cette tâche : préparer mon instrument, les partitions, partir de chez moi, etc. Ce processus complexe – que je décris ici d’une manière simplifiée et concise – se répète tout au long de la journée dans des situations différentes, où il est question de réflexion ou d’interaction sociale : je vais parler, écouter et lire, et toutes ces actions qui passent par le langage vont évoquer en moi des images, avec différents degrés de précision et de variation. Le chercheur en neurosciences Antonio Damasio écrit que « tous les mots que nous utilisons dans n’importe quelle langue, qu’elle soit parlée, écrite ou expérimentée par le toucher, comme le braille, sont constitués d’images mentales » (« all the words we use in any language, spoken, written, or appreciated by touch, as in Braille, are made of mental images », Damasio, p. 89).

 

Langage autour de la musique-métaphore

Je commence ma journée donc, et, étant musicien, je pars en répétition pour « jouer » (même si dans ma langue maternelle, l’espagnol, il s’agit plutôt de « toucher », tocar). Je vais peut-être « débarquer » dans la salle de concerts, « m’accorder », et, avec mes collègues, nous allons « déchiffrer », « lire » ou « interpréter » une « pièce », tout en essayant de faire en sorte de ne pas « accélérer », et de rendre le « sujet » le plus expressif possible. Peut-être dans cette journée verrais-je aussi un « élève », et nous vérifierons s’il joue « dans le temps » (in time), s’il améliore son « vocabulaire bebop », si sa façon d’articuler donne au « thème » « assez de relief », ou s’il « swingue » (« se balance ») assez (d’ailleurs, il me rappelle que le morceau à travailler était assez « bateau »). Peut-être ce soir-là, télétransporté aux États-Unis, je ferai un concert avec mes amis musiciens de jazz (the cats), on passera un bon moment ensemble (we will hang out) et, si tout va bien, la musique va « groover » (« rainurer »), et le tout will be happening (« aura lieu »).

 

Penser / créer des métaphores

Je pourrais exploiter davantage cet exemple, surtout si je m’aventure plus loin dans l’utilisation du jargon du jazz américain, mais on voit bien déjà à quel point nous nous servons des artifices du langage pour parler d’une supposée « réalité » dont la complexité nous échappe en grande partie. Quand nous évoquons des concepts par le biais d’images (comme par exemple, « swinguer » – « se balancer » en français – pour parler de rythme musical), nous nous servons d’une action (ici, l’action de se balancer) pour en représenter une autre (jouer de la musique avec une pulsation ternaire et syncopée, avec quelques micro-ralentissements ou accélérations). Souvent, les images-symboles que nous choisissons font appel à des souvenirs profonds de nos expériences physiques et sensorielles (Lakoff et Johnson, p. 18) comme le toucher (« on a effleuré la question ») ou le déplacement dans l’espace (« je suis allé plus loin dans la réflexion »). Il s’agit donc d’un processus hautement métaphorique, dans le sens où une métaphore consiste à « comprendre et expérimenter une chose dans les termes d’une autre » (« understanding and experiencing one kind of thing in terms of another », Lakoff et Johnson, p. 5), fonctionnement qui domine les processus de pensée humains, et qui est rarement conscient : « les processus de pensée humains sont largement métaphoriques » (« Human thought processes are largely metaphorical », ibid.). Ainsi, nous donnons souvent à une idée des qualités humaines (« l’inflation a augmenté tout au long de la pandémie »), nous imaginons un concept comme un bâtiment (« la théorie du Dr. Musicman a été démolie après les dernières découvertes en physique nucléaire »), ou nous faisons d’un concept abstrait, comme « le temps », un objet convoité, représentant l’idée de richesse, comme dans les expressions suivantes : « perdre son temps », « donner gracieusement de son temps » (ibid., p. 46).

La liste de ces processus métaphoriques est longue : il s’agit de constructions qui présupposent un consensus culturel, dont les ramifications doivent être étudiées à l’intérieur d’un contexte (une langue, une géographie et un cadre professionnel) mais qui relèvent aussi d’un vécu personnel (ibid., p. 22). Ezra Pound écrivait dans son ABC d’écriture : « il n’y a pas de limites au nombre de qualités que certaines personnes peuvent associer à un mot ou à un type de mot donné, et la plupart d’entre elles varient selon les individus » (« there is no end to the number of qualities which some people can associate with a given word or kind of word, and most of these vary with the individual »). Dresser cette liste n’est pas l’objet de cet article, mais il est crucial de mettre en avant ces phénomènes pour souligner leur importance dans les différents actes de langage qui génèrent du sens dans la musique.

 

Métaphores enveloppant la musique / dans la musique

Le processus métaphorique est plus complexe dans le langage autour de la musique car, en parlant musique, nous produisons une abstraction (nous générons une image, nous créons une métaphore) pour évoquer une autre abstraction (l’expérience sensorielle complexe qu’on appelle « musique »). Si l’on regarde l’exemple du verbe to swing cité plus haut, on se rend compte que derrière le « sens caché » (jouer de la musique avec une pulsation ternaire et syncopée etc.), il y a aussi des concepts comme « jouer » ou « pulsation », qui sont eux aussi hautement symboliques et assez éloignés de l’expérience complexe qu’ils sont censés représenter. Si à ceci, nous ajoutons l’existence d’un langage musical interne à l’expérience musicale elle-même (compris selon la définition de Boucourechliev comme « l’ensemble des lignes de force, des relations interactives de ces forces et surtout de leur fonctionnement dans le temps ») qui lui aussi se présente comme un ensemble de métaphores englobant d’autres métaphores (« lignes de force » pouvant signifier « ensemble de hauteurs », encore une métaphore spatiale), et que ce réseau complexe de représentations s’installe dans une tension variable entre l’imaginaire d’un sujet producteur (compositeur, musicien, analyste) et celui d’un récepteur1, lui aussi créateur – car la « réception » est créatrice et individuelle –, nous avons affaire à un système d’images interconnectées, dans lequel plusieurs discours (parlés) englobent d’autres discours (musicaux).

Mais qu’est ce que ce système de métaphores, générées par ceux qui parlent et ceux qui écoutent ? Pour aller jusqu’à… où ? Pour nous rapprocher de… quoi ? De l'essence ou de la vérité ? Quel est le but de cette pensée métaphorique dont nous nous servons pour concevoir, manipuler et comprendre le monde et la musique ?

 

Pensée / métaphore / musique / création

L’écrivain espagnol Juan Benet parle de la métaphore comme d'un moyen de créer un rapport (qualitatif ou d’échelle) entre la réalité humaine et une autre réalité, imaginée, qui ressemblerait à la première mais dont la différence avec celle-ci serait signifiante – ce processus de « comparaison » inhérent à la métaphore pouvant envelopper d’autres processus similaires quasiment à l'infini. Ainsi, Benet suggère que certains poètes classiques, comme Dante, se servent « d’interminables chaînes de métaphores, reliées et enveloppées les unes dans les autres et toutes faisant référence au monde proche, quotidien » (Benet, p. 25) pour décrire « des abstractions de l’esprit que la littérature ne peut représenter que par la voie de l’anthropomorphisme », tout en soulignant que « la métaphore est la seule responsable de rendre représentables tellement de faits qui, en soi, échappent la portée de l’imagination » (ibid.). En somme, pour pouvoir « penser » des choses qui a priori échappent à notre entendement, nous créons des images fictives en chaîne dont le jeu de forces entre familiarité et éloignement nous aide à représenter et à comprendre des concepts et des idées.

On pourrait donc définir la pensée comme un processus de manipulation de concepts dont le langage serait le générateur par le biais de métaphores. Ces métaphores seraient responsables des mouvements et des tensions nécessaires pour que notre esprit « comprenne » et se forge des souvenirs. À partir de ce constat, on pourrait imaginer un continuum construit par différentes « couches métaphoriques » où la musique, même si elle « n’exprime rien2 » au sens langagier strict du terme, se situerait quelque part entre le langage parlé et l’expression humaine pré-langagière, où des gestes et des sons seraient porteurs d’une intention sociale3. Le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux parle de « prendre en compte les multiples niveaux d’organisation emboîtés dans notre cerveau – de la molécule à la cellule nerveuse, du neurone aux réseaux de neurones et aux réseaux de réseaux de neurones – qui donnent accès, entre autres, à l’écoute et à la création » (Changeux, 2014). Notre cerveau serait donc « une machine d’une remarquable complexité, fruit d’une histoire biologique, mais aussi d’une expérience, modulant son organisation en fonction de ses interactions avec le monde extérieur, grâce à une flexibilité lui permettant de s’adapter dans des intervalles de temps allant de l’année à la milliseconde » (ibid.).

Juan Benet parlait du monde de la littérature, et d’une intention consciente4 d’agir sur le langage pour évoquer de nouvelles images : le poète fait miroiter des métaphores « en chaîne » pour parler de quelque chose dont il est « témoin » (dont il a eu l’illumination) et qu’il voudrait transmettre. Changeux décrit le cerveau comme un réseau complexe où les différents niveaux d’organisation sont interconnectés et donnent accès tout aussi bien aux fonctions biologiques qu’à la création, projetant « en permanence sur le monde, de manière spontanée et endogène, des “représentations mentales” qu’il tente de mettre à l’épreuve d’une réalité extérieure, intrinsèquement dépourvue de sens. Cette activité projective, génératrice de formes mentales, constituerait une prédisposition essentielle du cerveau de l’homme à la création. […] Cette hypothèse […] se situe dans le cadre d’une évolution temporelle propre à la musique » (ibid.).

Nous serions donc prédisposés à la création comprise comme jeu de représentations mentales : notre nature biologique nous pousse vers la production d’ensembles métaphoriques, activité dans laquelle la musique aurait une place privilégiée. Donc, pensée poétique par nature, véhiculée par des sonorités organisées avec une intention constructive et un souci de l’autre5. Autrement dit : invention et manipulation d’images liées à nos besoins profonds de communication, et en même temps, témoignage subjectif d’une « illumination ».

 

Métaphore / poésie / quête de soi : construire la conscience

Alors la poésie est fuite et recherche, requête et épouvante ; un va-et-vient, appeler pour ensuite éviter ; une angoisse sans limites et un amour étendu6 (Zambrano, 1939).

La philosophe Maria Zambrano identifie la poésie au mouvement d’aller-retour constant derrière une quête de soi, ainsi qu'à une envie de « se posséder soi-même » (ibid.). Selon Zambrano, cette quête serait impossible car celui qui serait capable de « pénétrer entièrement dans l’existence de la plus méprisable créature au monde, aurait pénétré le monde dans sa totalité7 » (ibid.). En somme : nous sommes condamnés à une compréhension partielle du monde, et le moindre effort pour percer le mystère de l’être est voué à l’échec. La seule possibilité est de regarder « une autre chose, un autre être qui ait la vertu de nous mettre en évidence » (« otra cosa, otra presencia, otro ser que tenga la virtud de ponernos en ejercicio »). Donc, la seule et unique possibilité est la poésie, et l’essence de la poésie est la métaphore : en somme, chercher des images qui nous mettent en relief, qui nous fassent émerger en tant que sujet.

Damasio arrive pour sa part à une conclusion similaire par des chemins issus de la biologie évolutive et des sciences cognitives. Ce qui pour Zambrano serait une quête de soi équivaudrait pour Damasio à la structuration de la conscience : « Curieusement, le processus de la conscience lui-même repose sur des images » (Damasio, 2018). Il ajoute que ces images dirigent notre comportement d’une façon automatique : « Une fois que les images sont faites et traitées, même à un niveau élémentaire, elles peuvent guider nos actions directement et d’une façon automatique. Elles le font en décrivant des cibles pour nos actions et permettent donc à notre système musculaire, qui est guidé par des images, d’arriver à la cible d’une façon plus précise » (ibid.). En somme, la conscience émanerait d’un système complexe d’assemblage d’images, et elle structurerait et dirigerait nos actions sans que nous en ayons toujours un contrôle conscient.

Changeux, qui parle d’une « synthèse consciente » lors de la perception de la musique, évoque une réponse « à la nouveauté qui révèle chez l’homme une activation du cortex préfrontal et temporal ainsi que du cortex cingulaire, qui font partie des territoires cérébraux intervenant dans l’accès à la conscience » (Changeux, 2014). Il y aurait donc un lien entre la perception d’une nouvelle musique (« image sonore », pour utiliser un terme de Damasio) et une modification biologique structurante.

Nous sommes donc face à une forme d’équivalence entre création poétique et constitution du sujet. Les deux points de vue parlent de constituer ou structurer le « soi », même si pour le faire ils font appel à des « langages » différents : le discours philosophique autour de la poésie et la question de l’être pour Zambrano, la théorie de l’évolution et la recherche d’une définition biologique de la conscience pour Damasio et Changeux. Ces deux approches me semblent équivalentes : encore un exemple de discours qui cherche à saisir quelque chose (l’être, la conscience) par le biais de métaphores8.

Mais comment l’acte de création arrive-t-il concrètement à modeler la conscience de soi et de l’autre ? Quel est le rôle de la création artistique dans la formation du « sujet » ? Qu’y a-t-il dans le langage de la musique qui nous permette de dépasser le langage parlé pour intuitivement comprendre des idées qui, quelque part, nous dépassent ? Damasio signale un point important : l’émergence de la conscience, qui passe d’abord par l’assemblage d’images, est structurée autour des affects que la perspective métaphorique génère : « La subjectivité est un processus, […] pas une chose, et il dépend de deux éléments cruciaux : la construction d’une perspective pour les images dans l’esprit, et l’apparition de sentiments pour accompagner ces images » (Damasio, 2018).

 

Métaphore / affects / sentiments

Quelle est donc la particularité du langage poétique ? Il paraîtrait, de l’extérieur, qu’il réussisse à transmettre quelque chose d’incommensurable à travers les affects. Nos émotions, qui seraient suscitées par des assemblages complexes d’images, constitueraient le noyau de notre pensée. Quelque part, on pourrait dire que, même si nous n’arrivons pas à saisir complètement certains concepts qui nous dépassent, nous arrivons à les sentir grâce aux « chocs » poétiques d’un langage générateur de visions métaphoriques.

Les pensées, selon Nietzsche, « sont les ombres de nos sentiments – toujours obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci » (Nietzsche, 1982). Damasio, pour sa part, associe l’émergence de la conscience et de la subjectivité à l’apparition des sentiments dans le processus de l’évolution humaine : « Les sentiments amélioraient la vie. Ils prolongeaient et sauvaient des vies. […] La présence des sentiments est profondément liée à un autre développement : la conscience, et plus spécifiquement, la subjectivité » (Damasio, 2018). Et il ne faut pas oublier que les sentiments sont générés par des ensembles d’images : « certaines créatures avec des systèmes nerveux auraient généré non seulement des images du monde environnant, mais aussi des images homologues au processus complexe de régulation de vie qui se déroule à l’intérieur » (ibid.). Nous sommes donc face à une configuration biologique (ou « de l’être » en langage philosophique) dans laquelle les sentiments jouent un rôle majeur, structurant et double : d’une part, nous créons des images à partir de stimuli externes, d’autre part, nous créons des images pour nous représenter des « états des lieux » de nos fonctionnements corporels internes.

Nous ressentons donc avec des métaphores (dans le sens où nous créons des gestalts, des ensembles d’images issus de notre perception sensorielle) ; on peut dire que notre « pensée » est poétique par essence et par nature (dans le sens biologique du terme). Elle est portée par différents langages, dont nous avons hérité, et qui sont articulés les uns aux autres. Mais ces langages sont modifiables, fluides : nous pouvons les manipuler, les adapter et les réinventer, témoignant ainsi de notre existence en tant que sujets et contribuant à cette construction commune que nous appelons « culture ». « Être », avoir une conscience, n’est pas seulement un acte « subi », c'est aussi le résultat d’une volonté créatrice.

 

Création / invention de soi

Agir sur le(s) langage(s) nous permet d’en générer de nouveaux : être créateur veut dire, en quelque sorte, « s’inventer » soi-même. Nous pouvons modifier nos « êtres » et/ou nos consciences9 par le biais d’actions directes sur les « paysages métaphoriques » qui constituent nos univers mentaux. Si nous considérons que devenir « sujet conscient » présuppose aussi de superposer des couches d’images (le processus de création de la subjectivité implique un processus d’auto-observation10), il est possible de concevoir la création comme geste ultime d’auto-intervention, qui correspondrait à une volonté profonde de se changer et de changer le monde avec des outils symboliques, pouvant aller du langage simple et fonctionnel jusqu’à la création de mondes sonores « abstraits » et hautement symboliques, dont la manipulation peut modifier « réellement, physiquement » (Damasio, 2018) la conscience de ceux qui la produisent et celle de ceux qui la reçoivent et l’incorporent. Le neuroscientifique et psychologue Richard Davidson écrit : « le cerveau peut aussi changer en réponse à des messages internes – à nos pensées et à nos émotions. Ces changements incluent la modification des fonctions de certaines zones cérébrales, l’expansion ou la contraction du territoire neuronal dévolu à certaines tâches, le renforcement ou l’affaiblissement des connexions entre les différentes zones, la hausse ou la baisse du niveau d’activité de certains circuits cérébraux, et la modulation du service de messagerie neurochimique qui ne cesse de parcourir le cerveau » (Davidson, 2018).

Ces changements deviennent clairement visibles lors qu’on parle de « jouer » (tocar en espagnol, souvenez-vous) la musique. La recherche indique les changements physiques subis par le cerveau lors d’une performance : « dans le cerveau d’un virtuose du violon, par exemple, on verra une hausse très nette de la taille et de l’activité des zones qui contrôlent les doigts » (ibid., p. 36). Et il faut souligner que cette empreinte réelle d’un geste physique sur le système psychomoteur du musicien est porteuse d’intention poétique, donc d’une pensée. Le pianiste Charles Rosen, parlant des œuvres de Chopin, déclare : « dans les passages expressifs […], les harmonies sont telles que la main du pianiste est tendue ; la forme que prend la main souligne l’émotion exprimée par la musique. […] Par la tension de la main, on évoque l’intensité de ses propres sentiments et de ceux du compositeur. En vérité, les sentiments du compositeur semblent se transmettre au corps de l’exécutant. »

On pourrait donc parler des œuvres musicales comme de métaphores sonores et tactiles. Des images-symboles que l’on peut toucher, que l’on suit dans le temps, et dont la mémoire, qui imprègne notre esprit, accomplit une reconfiguration de nos consciences d’une ampleur que nous avons du mal à saisir.

 

Bartók et Coltrane : sujets musiciens

Je voudrais prendre l’exemple de deux « sujets-musiciens11 » qui, à mon sens, représentent ce processus complexe de création d’une nouvelle identité par le biais de la création d’images sonores à l’intérieur du langage musical. Il s’agit de Béla Bartók et de John Coltrane. Je les ai choisis parce qu’il existe un lien profond entre eux : les « découvertes » de l’un (Bartók, qui précède Coltrane chronologiquement) ont influencé celles de l’autre (Coltrane)12. Je les ai également choisis parce qu’ils évoquent une idée du sujet profondément moderniste : leur regard n'est pas focalisé sur eux-mêmes, au sens romantique du terme13 ; en tant qu’individus, ils sont concentrés sur la matière musicale elle-même, qui à son tour leur renvoie une image changeante, fluide, d’eux-mêmes (annonçant ainsi un « désassujetissement » de l’art et une focalisation sur la matière sonore et ses composantes, avec un regard quasi « biologique »). On revient en somme à Zambrano et à son idée de « regarder une autre présence pour nous mettre en évidence ».

Considérons quelques exemples de leurs apports : dans le dernier mouvement de sa Sonate pour violon seul, Bartók fait émerger des motifs croissants à partir d’un simple trille sur le sol grave du violon :


	Bartók, Sonate pour violon seul (1947), mes. 1.

Bartók, Sonate pour violon seul (1947), mes. 1.

Il donne l’impression d’un processus de croissance organique, où une simple vibration de la note la plus grave de l’instrument se développe de manière interne pour faire émerger des cellules plus complexes comme celle-ci, où nous voyons une extension des motifs et une émergence intervallique interne :


	Ibid., mes. 33.

Ibid., mes. 33.

En complément de cette croissance cellulaire « interne », Bartók sous-entend une structure « harmonique » plus large en revenant au trille initial à plusieurs reprises, mais sur les notes si bémol, bémol et mi, créant ainsi une structure-repère supérieure composée de tierces mineures. Pour signaler une strate structurelle à une plus large échelle, le processus complet revient mes. 201, cette fois à partir de mi bémol, signalant aussi une modulation de tierce majeure / sixte mineure, l’une des structures favorisées par Bartók pour créer des polarités et échapper à un centre tonal unique. Tout au long du mouvement, les motifs émergent et se développent d’une façon quasi « biologique » en s’appuyant sur différents centres (notes-polarités) qui semblent propulser les cellules dans des mouvements d’émergence et de changement variés, comme dans ce processus chromatique éclaté partiellement à l’octave :


	Ibid., mes. 128.

Ibid., mes. 128.

John Coltrane, pour sa part, a laissé une trace dans l'histoire du jazz en écrivant Giant Steps, un standard dont la structure harmonique tourne autour des polarités si, mi bémol et sol. Ce morceau est devenu un exercice obligé pour les musiciens de jazz moderne14, qui doivent subir le « rite de passage » (internaliser une structure toujours mouvante et dans laquelle on a du mal à trouver une tonalité fixe). « Trane » (comme l’appellent les musiciens de jazz) s’est servi de cette structure de polarités par tierces majeures dans d’autres compositions comme 26-2, l’utilisant pour développer un langage qui, comme celui de Bartók, tend vers l’émergence organique et s’écarte d’un développement narratif linéaire hérité d’une pensée proche du langage parlé. Dans le cas de Coltrane, son langage musical était marqué par une pensée cellulaire (souvent avec l’utilisation de tétracordes, aussi chère à Bartók) et un développement marqué par les permutations comme forme de réorganisation interne.

Voici un exemple du solo de Coltrane dans 26-2, qui montre son travail mélodique sur une suite harmonique fondée sur les polarités fa, bémol et la. L’exemple montre les mélodies qu’il improvise lors de plusieurs « passages » sur le même cycle harmonique. On y trouve à la fois des similitudes en termes de forme au niveau de la phrase (et de la tessiture) et des différences issues de l’improvisation à un niveau inférieur, conçue comme variation/permutation :


	Solo de John Coltrane dans 26-2 (1960).

Solo de John Coltrane dans 26-2 (1960).

Bartók et Trane ont donc proposé une nouvelle pensée dans leurs domaines musicaux respectifs. Cette pensée impliquait, d’une part, d’abandonner l’idée d’un seul centre pour passer à l’idée d’une structure multipolaire, et d’autre part, au niveau des objets sonores ou « cellules », d’adopter une forme d’émergence qui (si l’on se permet encore une large métaphore) a plus à voir avec la biologie et les sciences naturelles qu’avec le langage, qui était l’un des modèles du langage musical auparavant. L’importance de ces apports et leur originalité dans leurs contextes culturels respectifs n’est pas l’objet de cet article mais il est important de signaler que ces apports à la forme musicale ont été absorbés par la culture et les individus : ces formes et processus musicaux ont été internalisés par les auditeurs, et surtout, par les musiciens, qui ont dû les mémoriser et les jouer (« toucher ») avec leurs doigts. Si Richard Davidson a raison, et si nos pensées et nos émotions peuvent susciter des modifications « des fonctions de certaines zones cérébrales », il serait sensé de penser qu’absorber et expérimenter ces musiques avec nos corps et nos esprits aurait une influence durable sur la configuration de nos cerveaux, et donc sur nous en tant que sujets.

 

L’univers dans mes doigts : témoignage et réflexion (le sujet musicien et la métaphore fluide)

J’ai choisi Bartók et Trane car j’ai étudié et assimilé leur musique pendant mes années de formation (et je les étudie encore !), et avec le temps j’ai pu constater qu’au-delà d’apprendre et assimiler des « images sonores », ce que j’étais en train d’absorber à travers mes doigts était une façon de penser. Assimiler la musique de ces musiciens était une façon de me transformer et, en même temps, d’apprendre que l’on pouvait créer de la musique pour susciter des transformations profondes dans son esprit, pour se « construire ». Ce travail a donc fait naître en moi cette idée de la création comme construction de formes susceptibles d’évoquer, à chaque lecture, d’autres formes (images). Dit autrement : « créer » veut dire concevoir des métaphores susceptibles de générer d’autres métaphores pour enclencher des processus ouverts et illimités de génération de sens (ou de « savoir »). Un morceau de Bartók, par le savoir qu’il transmet au musicien qui le joue, ou l’un des morceaux de Trane, par le langage d’improvisation qu’il évoque, pourraient être vus comme des métaphores capables de susciter des horizons fluides. Le fait que les deux musiciens aient consacré une partie de leur vie à créer des œuvres « pédagogiques » (Bartók avec ses Mikrokosmos et Trane avec des morceaux de travail comme Giant Steps ou 22-6) n’est pas une coïncidence.

Il est important de rappeler que ce travail sur « soi » (écoute, mémorisation, performance, etc.), est réalisé à travers un travail sur autre chose (la musique), et la musique se construit au travers d’un assemblage d’images (image sonore du morceau, représentation écrite de la musique, gestalt psychomotrice des gestes corporels qui l’exécutent, etc.) : un assemblage de métaphores, donc15. Les équivalences réelles qui peuvent correspondre à l’objet métaphorique proposé par Bartók ou Trane sont diverses (le cerveau, le corps, la mémoire, l’univers ?), et infinies, et c’est pour cela que je parle d’un horizon « fluide » : il demande une implication active du « sujet ». Le sens (le savoir) qui émane de ces images est aussi le fruit d’une volonté de la part d’un individu, qui, après avoir expérimenté ces prismes métaphoriques, se laisse aller vers une reconfiguration mentale interne, et pense peut-être à s’aventurer dans la création de ses propres machines génératrices de sens. (Cette approche n’est pas si éloignée de la tradition « hermétique » dans laquelle certains savants comme Giordano Bruno ou Raymond Lulle cherchaient le savoir universel par des images combinatoires qui, pouvant être stockées dans la mémoire, pouvaient évoquer des connaissances dans tous les domaines16.)

 

Conclusion

Nous parlons plusieurs langages, et ces langages sont intrinsèquement métaphoriques : ils se servent d’une chose pour en expliquer une autre. Nous communiquons donc d’une façon essentiellement poétique : nous choisissons des images – souvent complexes, miroitantes, faites d’autres images – qui, réveillant nos émotions, nous font « comprendre » certains concepts.

Ce type de processus est réel pour le langage parlé, mais il devient plus visible dans la poésie, où cette recherche de sens par le biais d’images (phonétiques, sonores, ou visuelles) est le but principal. Si, dans le langage parlé, nous utilisons principalement des métaphores préexistantes ancrées dans une langue et imbibées d’une culture, dans le langage poétique nous suscitons de nouvelles images avec l’intention créatrice de faire émerger une forme susceptible d’être évocatrice de sens. En musique, la notion de langage est présente sur plusieurs plans correspondant à différents degrés d’abstraction. Ainsi, par exemple, l’expérience physique du son constitue un vocabulaire d’images sonores qui coexiste avec le langage des représentations graphiques de la musique, celui des actions physiques entourant la production ou la réception de la musique (les gestes du musicien faits ou vus), et les métaphores propres au langage parlé qui entourent les différentes situations où la musique est présente.

Certains chercheurs en neurosciences, comme Damasio, commencent à penser la conscience comme une construction complexe émanant de l’interaction entre plusieurs systèmes de représentation ; dans ce réseau complexe, un assemblage d’images perceptives serait la source de l’émergence des émotions. On pourrait donc dire que l’on devient conscient, donc sujet, lorsque l’on peut donner un sens (un « ressenti ») à un groupe d’images formées à partir des informations sensorielles qui nous arrivent de l’extérieur et de l’intérieur de notre corps. D’autres scientifiques, comme Changeux, signalent aussi la place privilégiée de la musique face à notre configuration neurologique : notre cerveau, ayant émergé d’une façon évolutive comme réseau « multicouches » de captation d’images sensorielles, est particulièrement adapté à la musique, car elle-même est structurée comme un ensemble de forces faisant appel à différents domaines de représentation (auditif, visuel, psychomoteur, etc.). Il y a donc une équivalence entre la nature poétique de la musique et notre configuration biologique.

Si nous voyons dans la création artistique un acte essentiellement poétique (c’est-à-dire de manipulation « métaphorique » d’un langage donné), visant à générer de nouveaux assemblages d’images ayant le pouvoir de générer du sens, et que nous prenons en compte que, comme nous le disent les sciences cognitives, le cerveau peut se restructurer à partir de nos pensées et de nos émotions, nous sommes face à une vision de la création où la production de formes artistiques aurait comme objectif la modification durable de notre configuration cognitive de base.

La pratique de la musique, avec toute la complexité de situations et donc de langages qui l’entourent, est particulièrement appropriée pour ce processus d’auto-invention. Mobilisant et connectant des parties du cerveau liées à des fonctions diverses telles que le langage parlé, le mouvement physique ou la pensée mathématique, la musique fait appel à l’individu dans sa totalité : le musicien écoute, regarde, et finalement « touche » (joue ?) des formes dont la structure et les émotions qu’elles suscitent lui laissent des traces indélébiles. Conscient de cela, le sujet musicien crée de la musique (interprète, compose, improvise) en espérant ouvrir d’autres points de fuite porteurs de sens ; il vise la création de métaphores fluides.

L’histoire de la musique est pleine de modèles de ce sujet musicien qui joue, improvise, compose et, parfois, écrit sur la musique. Dans les traces qu’il laisse, nous voyons un nouveau langage se dessiner, un langage dans lequel le pouvoir métaphorique de la musique est, en quelque sorte, « rechargé ». Nous pouvons donc nous en imprégner et peut-être même nous servir de quelques-unes de ces voies fluides ouvertes, pour entamer nos propres explorations. J’ai donné deux exemples concis de cette situation en citant les apports de Béla Bartók et de John Coltrane, témoignant ainsi de ma propre démarche, inspirée de ces musiciens et définie par cette envie créative.

« La métaphore comme horizon fluide dans la création du sujet musicien » fait donc allusion à une vision du musicien comme sujet actif, créateur, au centre d’un croisement entre langages où la métaphore joue le rôle principal : on vise continuellement à créer une image qui puisse apporter un autre sens, qui puisse nous révéler différemment. Explorer cette idée dans toute sa profondeur impliquerait un travail de recherche interdisciplinaire approfondi qui irait au-delà des dimensions de cet article. Mon but ici a été plus simple : j’ai voulu relier plusieurs thèmes (langage / métaphores, poésie / quête de soi, cognition / conscience, musicien / sujet / création) en les utilisant comme des polarités « bartókiennes » et en les maniant avec une inspiration « coltranienne », pour suggérer une idée du musicien et de la musique où le but principal serait une quête fluide de soi, et où le bouleversement de la conscience et la restructuration du sujet constituent l’horizon. Georg Lukács fait de cette quête le point central de son « individu créatif » : « dans le travail se produit le premier et authentique rapport sujet-objet, et seulement en conséquence surgit un sujet dans le véritable sens du mot. Hegel avait déjà signalé justement que ce n’est que de cette façon que le problème du manque de distance immédiate entre simple désir et pure satisfaction peut se résoudre : “Le sujet convertit l’outil dans un point moyen entre soi et l’objet, et ce point moyen constitue la logique réelle du travail… Surgit ainsi un produit créé par l’homme et qui sert exclusivement à cet objectif : informer l’homme sur soi-même à travers le reflet de son monde intérieur et de son environnement pour, ainsi, l’élever au-dessus son être quotidien, l’aider à parvenir à une conscience de soi. L’homme arrive réellement à être lui-même quand il crée son propre monde à partir du monde reflété en lui, et qu’il se l’approprie.” » (Raddatz, 1975).

Bibliographie

BENET, J., Puerta de tierra, Barcelone, Seix Barral, 1970.

BOUCOURECHLIEV, A., Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993.

CHANGEUX, J.-P., Les Neurones enchantés. Le Cerveau et la musique, Paris, Odile Jacob, 2014.

DAMASIO, A., The Strange Order of Things, New York, Vintage, 2018.

DAVIDSON, R., Les Profils émotionnels, Paris, Les Arènes, 2018.

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HAMBURGER, M., Beethoven. Letters, Journals and Conversations, New York, Ancor Books, 1960.

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NIETZSCHE, F., Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, 1882/1982.

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SEARLE, J., Making the Social World, Oxford University Press, 2010.

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YATES, F., L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1966/1987.

ZAMBRANO, M., Filosofia y Poesia, Madrid, Fondo de Cultura Economica, 1939.

Notes

1« La notion de communication intersubjective me semble fondamentale pour définir la musique. On ne communique pas uniquement par des rationalités, mais aussi par des émotions qui se propagent au sein du groupe social et qui sont elles-mêmes évocatrices. » (Changeux, 2014, p. 17).

2Je cite Changeux, lui-même citant Messiaen dans l’avant-propos des Méditations sur le Mystère de la Sainte Trinité. Stravinsky est d’un avis similaire dans son autobiographie : « L’expression n’a jamais été une propriété inhérente à la musique » (« Expression has never been an inherent property of music » ; An Autobiography, Calder and Boyars, 1935 / 1975, p. 53).

3Pour aller plus loin à propos des « formes prélinguistiques d’intentionalité », cf. SEARLE, John R., Making the Social World, Oxford University Press, 2010, p. 67 : « Je prétends que les expériences conscientes prélinguistiques des animaux que nous sommes, et de ceux qui sont biologiquement dotés de manière similaire, sont réellement structurées par des catégories métaphysiques telles que l’espace, le temps, l’individuation, l’objet, la causalité, le pouvoir, etc. » (« What I am claiming is that prelinguistic conscious experiences of animals such as ourselves, and those similarly biologically endowed, are really structured by metaphysical categories such as space, time, individuation, object, causation, agency and so on »).

4Louise Glück parle de « l’artiste qui ne subit pas mais qui agit » (« the artist not acted upon but acting », Glück, 1994).

5Changeux cite les travaux d’Ellen Dissanayake sur la relation entre émotion esthétique et empathie : « Cette prédisposition est propre à l’homme ; elle s’éveille chez l’enfant et apparaît à un certain moment de son développement. Elle consiste à se représenter ce que l’autre sait, ce qu’il connaît, ce qu’il ressent, ses émotions, ses intentions. Il s’agit d’une forme de communication – qui peut être non verbale, qui peut passer par le langage du corps, par les sons et pourquoi pas, par la musique – sur les intentions de l’autre. »

6Il est difficile de traduire le ton du langage de Maria Zambrano : « Entonces la poesía es huida y busca, requerimiento y espanto ; un ir y volver, un llamar para rehuir ; una angustia sin límites y un amor extendido. »

7« Penetrar enteramente en la existence de la mas deleznable criatura del mundo, habría penetrado en todo el mundo. »

8Il est important de signaler que Damasio et d’autres auteurs, comme Peter Godfrey-Smith, se dirigent déjà vers une vision unifiée de la conscience, où les affects (les sentiments) feraient le lien entre les constructions à but strictement « animal » (survie, persistance, homéostasie) et les constructions culturelles abstraites (expression des sentiments, cohérence sociale, création d’institutions, etc.).

9J’utilise indifféremment les termes « être », « soi » et « conscience ». J’aurais pu me limiter à dire « structure biologique » ou « conscience de soi ».

10« Une partie du processus de la subjectivité est réalisée à partir du même type de matériau que celui avec lequel nous construisons les contenus manifestes de la subjectivité, à savoir les images. Mais si le type de matériau est le même, la source est différente. Plutôt que de correspondre aux objets, actions ou événements qui dominent normalement la conscience, ces images particulières correspondent à des images générales de notre corps, dans son ensemble, pris dans l’acte de produire ces autres images. » (« Part of the process of subjectivity is made from the same kind of material with which we construct the manifest contents held in subjectivity, specifically, images. But while the kind of material is the same, the source is different. Rather than corresponding to the objects, actions or events, which normally dominate consciousness, these particular images correspond to general images of our bodies, as a whole, caught in the act of producing those other images. » Damasio, 2018, p. 151).

11J’utiliserai dorénavant ce terme pour décrire les compositeurs-interprètes (et parfois improvisateurs), c’est-à-dire les musiciens ayant une maîtrise « tactile », physique, corporelle de la musique, qui ont assimilé une tradition (métaphores héritées), mais qui ont également adopté une attitude créatrice vis-à-vis du langage de la musique, le modifiant à la recherche d’un « ailleurs », dans une quête d’un soi adapté à leur « sujet » et leur époque. Beethoven rentrerait aussi dans cette catégorie, lui qui écrivait dans une lettre à Franz Wegeler : « Chaque jour, je me rapproche du but que je peux sentir, mais pas décrire. C’est seulement en cela que votre Beethoven peut vivre. » (« Every day I draw nearer to the goal which I can sense, but not describe. Only in this can your Beethoven live. ») et dont Czerny disait : « Son improvisation était des plus brillantes et des plus étonnantes : dans quelque société qu’il se trouvât, il était capable de faire une telle impression sur chacun de ses auditeurs que souvent pas un seul œil ne restait sec, tandis que certains se mettaient à sangloter bruyamment ; car, outre la beauté et l’originalité de ses idées et sa manière ingénieuse de les exprimer, il y avait quelque chose de magique dans son jeu. » (« His improvisation was most brilliant and amazing : in whatever kind of society he might find himself, he was able to make such an impression on every one of his listeners that often not a single eye remained dry, while some began to sob loudly ; for, apart from the beauty and originality of his ideas and his ingenious manner of expressing them, there was something magical about his playing. » Hamburger, 1960).

12Cette influence est généralement reconnue comme telle dans l'univers du jazz américain, où elle s'est construite partir de récits oraux concernant la scène de Philadelphie où Coltrane s'était formé, et à partir de certains écrits sur l’histoire du jazz où le sujet est traité de façon indirecte. Une étude approfondie de cette influence reste néanmoins à faire. En attendant, citons J.-C. Thomas dans sa biographie de Coltrane, qui, parlant de Dennis Sandole, professeur de Coltrane, écrit : « C’est Bartók que Sandole recommandait plus que tout autre compositeur contemporain […]. Il disait : “Dans les quatuors à cordes de Bartók, on peut entendre tout un orchestre symphonique.” » (« It was Bartók whom Sandole recommended more than any contemporary composer […]. He said: ”In Bartók’s string quartets, you can hear an entire symphony orchestra.” »).

13Dans le sens où la musique serait le reflet des états d’âme d’un sujet marqué par la mélancolie et une vision transcendante de la nature.

14Le critique de Jazz Ted Gioia déclare : « J’ai tendance à considérer Giant Steps moins comme une chanson que comme un exercice que Coltrane a développé dans le cadre de l’éducation musicale qu’il s’est lui-même imposée – un exercice qu’il a laissé derrière lui après l’avoir maîtrisé. » (« I tend to view Giant Steps less as a song, and more an exercise Coltrane developed as part of his own intent self-imposed musical education – one that he left behind after he had mastered it. » Gioia, 2016, p. 127).

15La chaîne de métaphores (ou enchaînement d’images représentant une autre chose par analogie) contenue dans ce processus est plus longue et plus précise ; signalons seulement qu’il faudrait aussi prendre en compte des domaines très larges comme celui des images mentales des objets sonores, de la musique écrite, des gestes, ainsi que les représentations graphiques de la musique, le langage parlé entourant le processus, etc.

16À ce sujet, voir L’Art de la mémoire de Frances Yates, qui explore le rôle de la mémoire comme système de stockage d’images génératrices de savoir, de l'Antiquité grecque jusqu’au théâtre de Shakespeare.

Pour citer ce document

Santiago Quintans, «La métaphore comme horizon fluide dans l’invention du sujet musicien», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le huitième numéro, mis à jour le : 23/09/2024, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2696.

Quelques mots à propos de :  Santiago Quintans

Professeur de guitare électrique et jazz au Conservatoire de Paris. s.quintans@cnsmdp.fr