Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Jean-Étienne Sotty

Bossa Nova de Franck Bedrossian, l’électronique comme modèle

Article
  • Résumé
  • Abstract

L’étude de Bossa Nova proposée dans ces lignes n’a pas tant pour objectif d’analyser l’œuvre en elle-même que d’en tirer des principes musicaux et instrumentaux. Partant des influences, des intuitions issues du son électronique et partagées par les compositeurs appartenant au courant de la « saturation », il s’agit dans cet article de montrer la pertinence du modèle électronique comme modèle d’analyse de la musique de Franck Bedrossian. En construisant un filtre analytique précis, celui du modèle électronique tel qu’il est énoncé par les compositeurs de musique saturée, et en l’appliquant à une pièce acoustique pour accordéon seul de ce même courant musical, le but est d’extraire des principes d’interprétation, d’établir des propositions techniques, et pourquoi pas de poser les prémices d’une tradition d’interprétation.

Bien que fondées sur les sources des compositeurs eux-mêmes, une lecture précise de la partition et une haute connaissance technique de l’accordéon, les réflexions proposées ici sont l’ébauche d’un raisonnement qui sera poursuivi et consolidé dans le cadre du Doctorat de musique Recherche et pratique : si celles-ci risquent de relever parfois d’une interprétation par trop orientée d’un texte musical, elles ont vocation à être complétées, confirmées ou contredites par des entretiens avec les compositeurs cités.

Texte intégral

Introduction : Bossa Nova, une œuvre soliste dans la musique saturée

 

Bossa Nova est une œuvre pour accordéon écrite en 2008 par Franck Bedrossian, dédiée à l’accordéoniste Pascal Contet. Le travail d’improvisation, d’échanges autour de la notation et la collaboration étroite qui ont précédé l’édition de la partition font de cette œuvre un creuset d’inventivité instrumentale pour l’accordéon. Tant au niveau des effets mis en œuvre que de leur notation, cette partition est un exemple très complet et très instructif de ce que l’on peut tirer de l’accordéon, de ce que l’on peut extraire et exprimer de cet instrument. La maîtrise d’un style, la pleine conscience d’appartenir à un courant de composition, fondé et largement théorisé par le compositeur lui-même, font également de cette œuvre un exemple emblématique de la composition saturée, alors même qu’il s’agit d’une œuvre soliste sans électronique, ce qui peut sembler paradoxal.

 

En effet, avant même toute analyse, et en s’arrêtant au titre et à l’effectif instrumental de Bossa Nova, on peut s’apercevoir qu’écrire de la musique saturée pour un instrument soliste ne semble pas aller de soi. Non qu’écrire pour accordéon soit une aventure rare, le catalogue du répertoire1 de cet instrument et sa présence sur la scène musicale contemporaine attestant du contraire, mais écrire une pièce pour instrument soliste sans dispositif électronique n’est pas une chose commune dans le catalogue de la musique saturée. La consultation du catalogue « Brahms »de l’Ircam2 nous apprend que Franck Bedrossian n’a écrit, sur un total de 30 œuvres, que quatre œuvres pour instrument seul, une pour saxophone alto en 2000, La Solitude du coureur de fond, une pour piano seul (mais trois pianistes !) en 2006, Cérémonie pour six mains enchantées, Bossa Nova en 2008, et enfin The Spider as an Artist pour violoncelle en 2014 (quoiqu’une amplification soit spécifiée). Cette faible proportion se retrouve à la lecture des catalogues des deux autres fondateurs du courant de la « saturation » : Raphaël Cendo n’a écrit qu’une seule œuvre soliste pour percussions en 2014, Badlands, sur un répertoire de 29 œuvres ; Yann Robin consacre une série de compositions aux instruments solistes, des laboratoires de composition évolutifs, les Drafts (Draft 1 pour accordéon en 2013, Draft 2 pour violon en 2014, Draft 3 pour alto en 2014 et Draft 4 pour violoncelle en 2017), ce qui en ajoutant Requiem pour violoncelle « à la mémoire d’Hélène », pour violoncelle solo en 2001 (œuvre inédite) et Vertigo pour contrebasse solo en 2012, donne six œuvres solistes pour 49 œuvres en tout.

 

Si cette faible proportion d’œuvres consacrées au répertoire instrumental soliste peut être mise au compte de la jeunesse du courant musical de la « saturation », elle s’explique par le projet initial de la composition saturée, dans la recherche d’un son complexe :

 

Nous partageons, Raphaël [Cendo] et moi, indique Franck Bedrossian, une culture du son complexe, du « plaisir électrique », et nous nous retrouvons l’un et l’autre projetés dans le monde du répertoire classique, le monde du point et de la ligne. On se demande alors de quelle manière restituer ce « plaisir électrique » avec les moyens qu’il nous offre, c’est à dire les instruments du répertoire3.

 

La recherche de sons complexes et de la saturation sonore justifie l’emploi d’une combinaison d’instruments, parfois mêlés à un dispositif électronique, plutôt que l’utilisation d’un seul instrument. Dans le cas de l’accordéon, dans Bossa Nova, Franck Bedrossian a réussi à contourner ce prétendu handicap (celui de la solitude) pour livrer une partition emblématique de la « saturation ». L’analyse suivante tentera de décrire les ressorts de l’écriture instrumentale de l’accordéon qui provoquent ce « plaisir électrique » et d’identifier les traits qui, dans cette œuvre soliste, relèvent de l’esthétique de la musique saturée. Outre la compréhension de ces enjeux compositionnels, cette analyse se donne pour objectif de permettre à l’interprète de puiser dans Bossa Nova – résultat d’une collaboration entre un brillant compositeur et un brillant improvisateur à l’accordéon –des qualités instrumentales proches de l’électronique. L’analyse se fera en quelque sorte en jouant le jeu de l’esthétique saturationniste et surtout de l’inspiration électronique, en tentant d’imaginer quelles idées électroniques ont pu préfigurer l’écriture. Si l’électronique – et ce terme est à définir tant il peut renvoyer à des couleurs ou des notions musicales diverses – est un modèle sonore pour les compositeurs de la Saturation, peut-elle constituer un modèle pour l’exécution instrumentale ?

 

 

L’électronique comme modèle musical

 

L’intuition d’un « son électrique »

Les outils électroniques, et plus largement les nouvelles technologies, ont bouleversé le monde sonore occidental et, par voie de conséquence, le monde musical. Ce qui était un changement, une nouveauté au XXe siècle semble être devenu une règle, une habitude au XXIe siècle. Omer Corlaix, dans le disque Manifesto consacré à Franck Bedrossian, conclut ainsi un parcours à grands traits de l’histoire de la musique occidentale en établissant une filiation directe entre électronique et sonorité de la musique saturée :

 

Mais il faudra attendre le dernier tiers du XXe siècle pour qu’apparaissent des sons aux contours saturés comme les sons inharmoniques, distordus, les ondes carrées, les multiphoniques, le trémolo résultant d’un flatterzunge, les effets de larsen, et toutes sortes de parasites sonores liés à l’électrification des instruments de musique et l’invention du son synthétique4.

 

Dans le courant du XXe siècle, les outils électroniques ont en effet évolué et très largement modifié les techniques de production musicale et les habitudes d’écoute. Si le remplacement des instruments acoustiques par les instruments électroniques, présagé et redouté au XXe siècle, n’a pas eu véritablement lieu, force est de constater que le haut-parleur est aujourd’hui le premier moyen d’écoute musicale dans les sociétés occidentales.

 

On peut s’interroger sur le lien entre ce constat de prééminence du haut-parleur et la réflexion sur l’utilisation de l’électronique en musique : en effet, écouter une symphonie de Brahms sur sa chaîne hi-fi de salon ou dans sa voiture, ou entendre la musique orchestrale accompagnant un film dans une salle de cinéma ne sont pas à proprement parler des expériences musicales électroniques, du moins dans le sens esthétique que les musiciens donnent au terme électronique. C’est précisément ce sens esthétique, musical qui est en jeu ici. Si le terme « électronique » renvoie grossièrement à tout ce qui utilise un courant électrique faible, il est difficile de l’employer pour toute musique issue d’appareils électroniques, comme les haut-parleurs par exemple. Que dire aussi de l’amplification d’instruments acoustiques ? On voit bien là l’ambiguïté du terme, ambiguïté d’autant plus grande que la terminologie désignant l’usage de l’électronique en musique est pléthorique. Chaque manière d’utiliser l’électronique, chaque outil électronique utilisé a en effet donné lieu à différents courants ou esthétiques musicales : la musique concrète, la musique électroacoustique, la musique acousmatique, la musique mixte, la musique électronique (qui quand on l’emploie dans le contexte des esthétiques musicales tend à désigner la musique faite à partir de synthèse), mais il faudrait aussi rajouter l’informatique musicale, l’electro… Certains instruments utilisant l’électronique prennent également un statut autonome : la guitare électrique, les synthétiseurs, les ondes Martenot… Il serait ainsi esthétiquement erroné de dire que Olivier Messiaen a composé de la musique électronique en ayant utilisé les ondes Martenot dans sa Turangalîla-Symphonie, ou Tristan Murail en écrivant Vampyr !pour guitare électrique. Si l’électronique permet de générer des sons, une très grande quantité de sons, il semblerait qu’elle n’ait pas un son, qu’elle n’ait pas un timbre qui lui soient propres. Est-il possible de définir un son, un timbre électroniques ? L’électronique constitue‑t‑elle une catégorie sonore, au même titre que la voix ou l’instrument ? Ces questions du timbre de l’électronique mériteraient une étude très approfondie qui n’entre pas dans le cadre de ce trop court article : pourtant, il existe une intuition déjà très forte de cette notion de son électrique ou électronique.

 

Si définir un timbre électronique est une entreprise musicologiquement complexe, les prémonitions et les intuitions de ce timbre représentent déjà des sources d’inspiration extrêmement fertiles. Profondément ancrée dans notre époque actuelle historiquement baignée de technologie électronique, cette intuition fonde par exemple la pensée de la musique saturée. Peut-être est-ce cette intuition que Franck Bedrossian appelle « plaisir électrique » (cf. supra).À la lecture d’un entretien croisé entre Raphaël Cendo et Franck Bedrossian, mené par Bastien Gallet, il est possible de donner une orientation à ce goût pour le son électrique. On s’aperçoit que cette attirance vient d’un milieu, d’une culture musicale, d’habitudes auditives, et non d’une technologie particulière à employer : il est marquant de voir à quel point les deux compositeurs se disent inspirés par des courants rock, punk ou noise en faisant un lien avec Xenakis ou en manifestant une pleine connaissance des moyens techniques et informatiques de la musique mixte.

 

Dans Ianco Pascal, Franck Bedrossian: de l’excès du son, Champigny sur Marne : Ensemble 2e2m, 2008,Franck Bedrossian explique :

 

Le son saturé, sale, distordu, naît souvent de l’erreur, du « faux-pas ». C’est un son « marginal ». C’est d’ailleurs ainsi que je l’ai perçu lorsque il m’a été révélé pour la première fois – en écoutant les disques du Velvet Underground5 et non de la musique contemporaine6.

 

Et également à propos d’un autre groupe :

 

Le type de textures qu’a développé le mouvement punk et, avant le punk, les Stooges, par exemple, s’est imposé à mon oreille assez tôt7.

 

Dans le même ouvrage, Raphaël Cendo cite ces influences :

 

La saturation, telle que les punks l’utilisaient – ici, on pourrait faire le rapprochement avec la musique de Xenakis – était liée à la tentation, au désir de pousser le timbre dans ses retranchements, de l’excéder de l’intérieur, de le rendre inouï.            

Je me sens très proche de la noise japonaise, et d’artistes comme Merzbow et Ryoji Ikeda qui, bien qu’exclusivement électroniques, sont des références dans mon travail sur le son instrumental. Franck [Bedrossian] et moi avons, il est vrai, ce désir insensé de faire de « l’électronique » avec des instruments acoustiques8.

 

On remarque bien dans ces citations à quel point l’idée d’un son « électrique » ou « électronique »9 est forte chez les compositeurs Bedrossian et Cendo : elle est un terrain, un terreau fertile qui les inspire et les motive. Les sources esthétiques données en exemple, selon qu’elles sont issues de la musique pop ou de la musique contemporaine, ne sont pas séparées, encore moins opposées, mais font partie d’un tout sonore. Il est également notable qu’aucune mention ne soit faite des outils électroniques mis en œuvre, mais seulement du résultat sonore : l’idée de son électronique n’est pas connectée à un outil ou un dispositif particuliers.

Dans la dernière citation est clairement énoncé le projet initial, qualifié de « désir insensé », qui consiste à utiliser les instruments acoustiques, notamment les instruments de l’orchestre, pour « faire de la musique électronique ». Cette filiation entre « électronique » et composition instrumentale est aussi résumée avec humour mais aussi beaucoup de justesse par Philippe Leroux à propos de Franck Bedrossian :

 

Franck Bedrossian n’est pas homme à opportunément oublier que l’électricité a été inventée. Sa musique se nourrit de la corrélation entre son électronique et son instrumental. Ce rapport résisterait à une panne d’électricité ou une grève. Comme celle de Ligeti, son écriture instrumentale est influencée par la nouvelle écoute du son qu’ont induite l’amplification et l’enregistrement sonores.

Il n’est pas de ces compositeurs qui possèdent seulement une culture des outils issus de la technologie, sans avoir celle du son. Avant de porter sur les outils, sa recherche est sonore et musicale10.

 

On reconnaît bien dans ces mots le rapport entre musique électronique et musique instrumentale, et l’on se rappelle également que ce lien, cette corrélation n’est pas le seul fait du courant musical de la Saturation. La lecture complète des écrits, très clairs et très instructifs, publiés par les représentants de ce courant, nous apprend qu’il dépasse de très loin une simple mimesis, une imitation gratuite entre instruments acoustiques et électronique. L’idée de saturation est certes associée à bien d’autres idées musicales, à la révélation du potentiel poétique du son complexe, quelle que soit sa source, et même à un ancrage social, voire politique. Mais nous pouvons faire fond sur ce constat pour conduire notre analyse de Bossa Novaet, conformément au projet initial, en extraire les principes du modèle électronique appliqué à un instrument acoustique, l’accordéon. Même si elle n’est ni exclusive ni suffisante pour décrire le courant de la Saturation, c’est bien cette mimesis entre instrument et électronique qui sera au cœur de l’analyse suivante.

 

Le son électronique de Bossa Nova : « à la croisée des mondes acoustiques et électroniques »

D’une manière plus spécifique, le projet compositionnel de Bossa Nova est un exemple de cette musique électronique faite avec des instruments acoustiques. Dans la notice du disque Manifesto consacré à Franck Bedrossian, le compositeur écrit :

 

Dans Bossa Nova, le son de l’instrument est irisé, modifié par la profusion de gestes virtuoses, la superposition des timbres et des harmonies, et par l’opposition très rapide des différents registres. Même si les éléments rythmiques (auxquels le titre fait ironiquement référence) et leur déploiement représentent une part importante du discours musical, leur présence participe également à la réalisation d’un son hybride, à la croisée des mondes acoustiques et électroniques11.

 

Le projet est donc clairement établi. Pourtant, les mentions faites de l’électronique sont paradoxalement assez rares dans la partition. Dans la notice d’exécution, il est spécifié pour l’effet « son « tremblé » » que « le résultat est un son hybride, mi-acoustique, mi-électronique »12. C’est, dans la partition, la seule mention explicite du terme « électronique ». L’emploi répété dans la notice et la partition du terme « oscillations », souvent accolé ou préféré à « vibrato », constitue certainement une référence au monde de la synthèse. Enfin, on perçoit deux références bruitistes plus éloignées de la spécificité électronique, mais tout de même liées à l’univers industriel : la demande d’un son de « type « morse » » pour les oscillations présentes en première page puis dans les deux dernières pages, ou l’évocation du « bruit de moteur » pour l’ultime son vibré dans l’extrême grave de l’accordéon. Toutes les autres indications sont exclusivement d’ordre instrumental, musical ou solfégique, sans rapport explicite à l’électronique. On peut voir dans cette économie la volonté pour Franck Bedrossian de forger un langage musical, ancré dans l’Histoire de la musique, prenant son autonomie par rapport à la source d’inspiration qu’est l’univers sonore électronique. Franck Bedrossian compte aussi sur une forme de tradition d’interprétation13 : livrer toutes les idées poétiques de manière explicite aurait pour danger de stériliser l’imaginaire de l’interprète, de tuer dans l’œuf la formation d’une tradition, d’une transmission de l’interprétation. Très précis dans sa notation musicale, Franck Bedrossian laisse cependant place à notre imagination et nous rend donc acteurs de la compréhension poétique de sa partition.

 

Sans perdre la distance nécessaire avec le modèle électronique, le but de cette analyse est de puiser dans le creuset de la mimesis instrument/électronique des principes instrumentaux et musicaux qui permettront l’interprétation de Bossa Nova. Reprenant l’idée de confluent entre acoustique et électronique, explicitée par Franck Bedrossian dans sa notice de disque (« à la croisée des mondes acoustiques et électroniques14 ») et dans la notice d’exécution de la partition (« un son hybride, mi-acoustique, mi-électronique15 »), on tentera ici de faire apparaître ce qui demeure, dans le langage de la pièce, de la dichotomie entre musique mixte acoustique et électronique, ce qui revient en quelque sorte à extraire un calque électronique imaginaire d’une œuvre acoustique. Le but est également d’élaborer les bases d’une recherche plus générale sur la mimesis entre instrument et électronique.

 

Proposition d’une classification des « types sonores électroniques »

Avant d’effectuer cette action de filtrage, il convient de proposer une classification des éléments électroniques. Si, comme on l’a dit plus haut, il est difficile de définir les caractéristiques du son électrique ou électronique, il est possible d’établir des types sonores construits à partir de l’intuition décrite par Raphaël Cendo et Franck Bedrossian, notamment à partir des musiques amplifiées citées telles que The Velvet Underground ou TheStooges, ou à partir de l’electro.

 

Avant toute manipulation électronique en termes d’effets ou d’informatique, l’électronique, par son dispositif, donne lieu à une multitude de sons accidentels, d’artefacts sonores, souvent évités à tout prix par les ingénieurs du son, parfois cultivés par des groupes tels que The Velvet Underground, pour reprendre une inspiration chère à Franck Bedrossian : bruit d’allumage, souffle ou bruit blanc des haut-parleurs, larsen, pops et clics de branchements de câble, crachotis dus à de quelconques interférences, extinction inopinée… On peut construire ainsi une première catégorie, celle de l’électronique comme dispositif, au sens matériel du terme (câbles, haut-parleurs, microphones…).

 

Une fois le dispositif maîtrisé, l’électronique constitue une source sonore à part entière. Là encore, on peut lui conférer des caractéristiques, notamment en termes de capacités : capacité d’extension dans le registre (aigus ou graves accessibles à volonté), capacité sonore (volume de très faible à très fort), capacité dans les différents timbres, capacité à changer très rapidement (changement de hauteur, changement d’intensité)…

 

Enfin, l’électronique donne la possibilité de transformer le son de synthèse ou le son acoustique par le biais de microphones : on entre ici dans la catégorie des effets, catégorie inhérente aux musiques rock et electro, mais également très largement employée en musique mixte ou électroacoustique. Ces trois catégories ont des frontières ténues : les bruits de la première sont parfois une source sonore à part entière (par exemple le bruit blanc est proposé comme oscillateur dans de nombreux synthétiseurs), ou certaines transformations continues sont perçues non comme un effet mais comme un timbre (par exemple les effets de vibrato, d’intensité ou de hauteur appliqués et conservés sur un son de synthèse). L’idée n’est pas tant de déduire une vérité exacte et technique (quoique le jeu puisse certainement être mené avec beaucoup de rigueur avec des compétences plus poussées et spécialisées en électronique) que de permettre un classement, toujours bénéfique pour appréhender une grande quantité d’informations. En plus de préciser l’idée d’électronique comme modèle sonore en explicitant une multiplicité d’objets sonores, ces trois catégories que sont l’électronique comme dispositif, l’électronique comme source sonore et l’électronique comme transformation/effet permettront de s’orienter dans l’œuvre, et ainsi d’y déceler une forme.

 

 

Analyse

 

On a compris que la musique saturée tire une partie importante de sa pensée musicale du modèle sonore électronique et de l’environnement technologique. Cette inspiration est attestée dans la notice de disque de l’œuvre, mais demeure finalement peu explicite dans la partition. Nous allons donc traduire l’écriture instrumentale de Bossa Nova en termes électroniques. Pour chaque type sonore électronique (électronique comme dispositif – électronique comme source sonore – électronique comme transformation), on indiquera la mesure dans la partition, le minutage dans l’enregistrement de Pascal Contet sur le disque Manifesto16, et enfin une proposition de traduction en termes électroniques. Sans chercher à être parfaitement exhaustives, les trois catégories précédemment définies agissent comme un crible permettant de trier les éléments sonores : elles permettront également de décrire la forme de la pièce.

 

Plan global

Une forme tripartite apparaît très clairement à l’aune des typologies électroniques précédemment décrites, et en fonction des modèles de saturation décrits par Raphaël Cendo dans Excès de geste et de matière, la saturation comme modèle compositionnel17. Mais avant même de rentrer dans ces considérations, on s’aperçoit de la répartition suivante : la première partie, des mesures 1 à 29, est indiquée à la noire = 46, dans des nuances pppp à mp, et quelques ponctuels f et ffff ; nous la nommerons A. Cette partie A est elle-même divisée en deux sous-parties : la première, que nous nommerons a1, présente une écriture mélodique, plus ou moins accidentée, avec des incrustations d’éléments bruités ; la seconde, que nous nommerons a2, est le négatif de a1, c’est-à-dire qu’elle développe un discours bruitiste, avec des incrustations de matériaux harmoniques. La seconde partie indiquée « Furieux » est à la noire = 100, formée d’un crescendo global et régulier, partant de p/mp jusqu’à fffff ; nous la nommerons B. La troisième partie enfin, indiquée « Calme, plaintif », marque un retour à la noire = 46. Elle comporte de nombreux « poco accel. » et « rall. », donnant un aspect plus flexible, et contient des nuances homogènes légèrement variées par des crescendi et diminuendi, de pp à mp ; nous la nommerons A’, en vertu du sentiment de retour à un état stable, proche du A.

 

Dans Excès de geste et de matière, la saturation comme modèle compositionnel, Raphaël Cendo définit deux catégories de saturation, deux modes opposés que sont le total saturé et l’infrasaturé18. Ces deux catégories s’articulent ou fusionnent dans le principe d’écriture saturée. À la lecture de La forme est un sentiment complexe, on peut reconnaître chez Franck Bedrossian ces deux catégories, qu’il articule dans un « un plan global qui reste flexible », « un plan principalement graphique qui prévoit l’évolution de la matière sonore19. » On peut définir trois niveaux de saturation, chacun dédié à une partie de Bossa Nova : la partie A, constituée de a1 et a2 est d’un niveau de densité médian. Les nuances y sont globalement mf, avec des dynamiques brusques et courtes, les registres sont écartés entre l’extrême grave ou l’extrême aigu, avec une certaine stabilité. La partie B est un crescendo de densité, partant d’une nuance f et amenant progressivement au total saturé (mesures 53-55) : les registres évoluent de manière plus rapide entre les extrêmes aigu et grave, terminant avec des alternances virtuoses entre les différents registres. Enfin la troisième partie, A’, correspond à l’infrasaturé, puisque le développement mélodique y est linéaire, sans perturbation, les gestes de l’accordéoniste, frénétiques dans le B, devenant presque imperceptibles dans le A’.

 

Le tableau schématique et graphique suivant résume ce plan global, et devrait permettre de s’orienter dans l’œuvre. La description des trois catégories suivantes est en corrélation avec cette structure.

 

 

A =

a1 + a2

B

A’

total saturé

 

 

à fffff

 

saturation médiane

noire = 46

nuance moyenne mf

noire = 100

développement en crescendo f

 

 

infrasaturé

 

 

 

Retour stable à

noire = 46

nuance moyenne p

 

 

L’électronique comme dispositif

Cette première catégorie regroupe tous les éléments sonores associables aux interférences, au bruit du dispositif électronique :

 

Interférences

mes. 3 | 0:17

 

mes. 11 | 0:55

Les clusters, les notes itérées (voir le contre-ut à l’octave dans cet exemple) et les « sons tremblés » (premier et dernier symboles à la main droite mesure 3) agissent comme des interférences.

Dans toute la première exposition mélodique (mes. 1 à 11 – 00:00 à 01:03), les accents ponctuels à la main droite, hétérogènes et erratiques, sont connectés aux contours de la mélodie à la main gauche et mettent en valeur l’aspect horizontal de la mélodie. Ils viennent accidenter, interférer la clarté du discours joué à la main gauche.

Ces interférences sont l’apanage de la partie a1 : elles y sont présentes de manière continue.

 

Bruits

mes. 17-20 | 1:35

 

mes. 26-27 | 2:45

On peut imaginer dans la partie a2 une collection de craquements, de buzz graves, et autres bruits d’un système électronique instable : les incrustations de notes précises, en particulier d’agrégats colorés à la mesure 27, pourraient être les émergences d’un son « stable » inatteignable, faisant de cette partie a2 le négatif de la partie a1.

 

Accidents/échecs

 

Il arrive que les systèmes électroniques tombent en panne ou deviennent incontrôlables. Ces accidents, ou échecs, sont perceptibles dans Bossa Nova.

mes. 5-7 | 0:30

 

mes. 55 | 4:10

 

mes. 78-80 | 6:45

Dès le début de l’œuvre, le ton est donné de manière abrupte dans la partie A, a1 : dans un contexte relativement calme, mélodique, une gamme virtuose conduit l’accordéon à un cluster ffff dans l’extrême aigu de la tessiture, comme si le système légèrement instable s’emballait et perdait le contrôle.

 

Au paroxysme de la saturation, à la mesure 55, un geste unique vient clore définitivement la partie B : il s’agit d’un bruit de guero, réalisé derrière le clavier de l’accordéon, ce qui cache le geste. Le geste est impressionnant en raison du grand mouvement du bras, et en même temps caché pour le public, le son émis apparaissant « hors contexte » (la partie B ne comporte pas de bruits guero) : à la lisière d’un geste théâtral, il pourrait s’agir de l’extinction violente du système électronique par débranchement des câbles, qui génère des bruits dangereux pour les oreilles et les appareils !

 

La partie A’ se conclut par une coda de trois mesures, également « hors contexte » (la partie A’ est aiguë, les trois dernières mesures sont graves). Cette vibration, demandée proche « d’un bruit de moteur » comme indiqué sur la partition, également unique dans l’œuvre et au geste caché (le trémolo de soufflet est très serré et tendu, ce qui le rend peu perceptible à la vue) pourrait mettre sur la piste d’un bruit résiduel, tremblement des membranes d’un haut-parleur très sollicité, acouphène ultime… ?

 

Les sons électroniques issus de l’idée de dispositif sont présents surtout dans la partie A : en a1 comme interférences dans un discours stable, en a2 comme « recherche infructueuse » d’un son stable, à l’instar de la recherche d’une station radio sur un transistor. Ils décrivent une première partie A en voie de structuration, en recherche sonore, une partie interrogative, à la fois instable (là où la partie A’ sera très stable) et sans direction claire (là où la partie B forme un long crescendo). Les sons électroniques issus du dispositif sont finalement utilisés comme cadence finale des parties B et A’.

 

L’électronique comme source sonore

 

mes. 12-13 | 1:03

 

mes. 59-61

Dans la fin de la partie a1, et dans la quasi-intégralité de la partie A’, Franck Bedrossian demande un soin particulier porté à la recherche d’un son vibré : il ne s’agit pas d’un vibrato expressif, ou d’un effet dynamique, mais plutôt de la recherche d’un timbre particulier, peut-être celui d’un synthétiseur réglé avec des vibrations (detune, LFO appliqué à l’intensité…).

Notons que la graphie même de la notation évoque des oscillations électroniques.

 

mes. 17 | 1:35

Très présent dans la partie a2 bien qu’il puisse également s’agir d’un bruit (donc à ranger dans la catégorie précédente), le bruit blanc est un choix de source sonore possible pour notre synthétiseur imaginaire : il est possible d’obtenir ce « bruit blanc » grâce à la soupape d’air de l’accordéon, à l’instar d’un bruit de souffle sans note dans un instrument à vent.

 

On pourrait ajouter à cette catégorie le timbre en soi de l’accordéon : beaucoup de compositeurs attribuent une qualité électronique naturelle à l’accordéon, et Émile Leipp donne les raisons organologiques de cette similarité dans sa description de l’accordéon dans le Bulletin du GAM no 5920. Cette comparaison se justifie d’autant plus que Franck Bedrossian utilise de manière très privilégiée l’accordéon dans ses registres extrêmes : les premières notes sont projetées dans la dernière octave aiguë de l’accordéon, qui correspond à la dernière octave du piano ou du piccolo (très peu d’instruments acoustiques atteignent ce registre). Après une première exposition de cette mélodie initiale, un accompagnement est ajouté dans la dernière octave grave, qui correspond quant à elle au registre le plus grave de la contrebasse à quatre cordes. Les sons d’origine électronique ont cette capacité à conserver toute leur stabilité et leurs qualités dans les registres extrêmes : on peut considérer l’emploi de l’accordéon dans ses registres le plus grave et surtout le plus aigu comme une forte suggestion électronique, synthétique en l’occurrence.

 

Au demeurant, le registre médium n’est pas évité par Franck Bedrossian : au contraire, il est propulsé au premier plan dans la partie centrale de son œuvre, très riche pour notre troisième et dernière catégorie.

 

L’électronique comme transformation

 

mes. 56-57 | 4:19

Si les oscillations demandées peuvent être considérées comme une recherche de timbre électronique vibrant, donc comme faisant partie de la seconde catégorie (voir ci-dessus), on peut tout de même imaginer des modulations d’intensité ou de hauteur, notamment aux mesures 56 et 57, où deux types de vibrations sont demandés successivement sur le même agrégat, laissant imaginer le passage d’un effet type vibrato, chorus ou flanger à l’autre par déclenchement.

 

mes. 45-46 | 3:44

Dans cette écriture, les éléments rythmiques exigent une itération précise et numérique de chaque accord : une grande précision rythmique est nécessaire pour que l’on ait véritablement le sentiment de répétition exacte, de calibrage. Ce genre de répétitions saccadées peut être obtenu très facilement par une mise en chaîne de delays réglés sur des temps de retard différents.

 

mes. 35 | 3:16

Les effets de bisbigliando à la main droite, que la notice souhaite les plus rapides possible, peuvent donner l’aspect d’un son auquel est appliqué une granulation.

mes. 40 |  3:28

 

mes. 48 | 3:50

Les clusters, employés en accompagnement d’éléments mélodiques ou harmoniques (exemple à la mesure 40) ou écrits de manière autonome (exemple mesure 48), peuvent être considérés comme des surcharges de son, à la manière d’une distorsion, plus ou moins forte selon que le discours harmonique est audible ou totalement brouillé.

 

 

Bien d’autres exemples sont certainement décelables dans l’écriture foisonnante de la partie centrale : si les effets de transformation sont potentiellement omniprésents dans la pièce, c’est dans la partie B qu’ils prennent une place essentielle. Les changements de figure instrumentale sont extrêmement rapides, jusqu’à 6 par mesure, alors même qu’un discours mélodique ou harmonique s’élabore sur plusieurs mesures : la partie B serait donc véritablement le lieu d’un jeu avec de multiples effets, permettant la superposition de plusieurs couches d’informations sonores, la réalisation d’un son complexe et surtout une véritable mise en saturation gestuelle de l’accordéoniste. Au demeurant, une fluidité et une continuité doivent être trouvées par l’accordéoniste, un peu comme s’il jouait une partie instrumentale classique, construite sur des éléments mélodiques et harmoniques clairs et développés, assujettie à de furieuses transformations électroniques. C’est ce qui nous conduit maintenant à une réflexion sur une hypothétique partie acoustique…

 

Partie acoustique

Le risque du tamisage, du tri des éléments constitutifs de Bossa Nova serait de dévoyer l’idée même d’écriture instrumentale, alors même qu’elle est une priorité chez Franck Bedrossian. Rappelons ici qu’il ne s’agit pas tant d’analyser la volonté esthétique du compositeur (même si elle est évidemment prise en compte) que de tirer des principes, des inspirations, des modèles pour interpréter cette œuvre, donnant lieu à un degré certain d’extrapolation. Pourtant, il faut maintenant répondre à une question : où est l’accordéon dans l’œuvre ? Franck Bedrossian nous livre bien une œuvre « hybride, à la croisée des mondes acoustiques et électroniques21 » ; il désire un type de son « mi-acoustique, mi-électronique22 ». Parler de partie acoustique est habituellement réservé à l’étude de la musique mixte, la partie acoustique étant ce que joue l’instrumentiste. Dans notre cas, ce terme peut sembler abusif puisque l’œuvre est en réalité purement acoustique ; il n’y aurait donc aucune raison de différencier la partie électronique de la partie acoustique. Mais dans le cadre de notre expérience quelque peu imaginative, on peut faire l’hypothèse d’une partie instrumentale originelle, existante avant transformation électronique, une partie acoustique s’incarnant dans Bossa Nova dans une écriture mélodico-harmonique précise, comme s’il existait une bossa nova sous-jacente, une partition initiale, sur laquelle viendraient agir des calques électroniques.

 

Tout d’abord, l’intervalle de sixte majeure structure la forme et l’écoute de Bossa Nova. L’amorce se fait par cet intervalle, qui définit une symétrie sur la première phrase (mes. 1-5) : la sixte majeure si-la bémol (il s’agit véritablement d’une septième diminuée, mais l’écoute identifie bien une sixte majeure) mute en sixte mineure do dièse-la bécarre ; s’ensuit un développement mélodique qui revient à la mesure 5 à la sixte mineure do dièse-la bécarre puis à sa position initiale si-la bémol.


	mesures 1-2 puis 5, main gauche.

mesures 1-2 puis 5, main gauche.

 


	mesures 1-2 puis 5, main gauche.

mesures 1-2 puis 5, main gauche.

 

Une autre construction sur base de sixte majeure est opérée des mesures 9 à 11 : cette fois, un agrégat se forme par accumulation de notes successives, décrivant la sixte majeure mi-do dièse entre ses extrémités aiguë et grave.


	mesures 9 à 11, main gauche.

mesures 9 à 11, main gauche.

 

La sixte majeure perd petit à petits a qualité d’ossature du matériel tonal, mais prend valeur de signature : elle introduit le dernier segment de la partie a1, accompagnée dans le grave par une tierce mineure, renversement de la sixte majeure (mesure 12) ; elle introduit la partie B(mesure 30) ; à la manière de la mesure 12, elle fait le rappel explicite de la partie a1avec une sixte majeure accompagnée d’une tierce mineure (mesure 65).

 

On surprend ensuite épisodiquement des éléments mélodiques évoquant des tournures modales, notamment dans les fusées aux mesures 5 et 37-38. On peut y déceler une armure approximée (certains degrés sont mobiles) donnant une couleur modale à ces éléments : fa bécarre, do dièse, sol dièse, dièse, la dièse, mi bécarre, si bécarre formant une sorte de mi majeur avec second degré abaissé, l’élément intervallique prégnant étant quoiqu’il en soit la seconde augmentée fa-sol dièse.


	fusées main droite, mes. 5 et mes. 37-38.

fusées main droite, mes. 5 et mes. 37-38.

 


	fusées main droite, mes. 5 et mes. 37-38.

fusées main droite, mes. 5 et mes. 37-38.

 

Enfin, les multiples agrégats présents dans la partition se différencient clairement des clusters par une coloration diatonique : certains frôlent parfois les accords classés (septièmes, quintes augmentées, sixte et quarte), notamment dans les parties harmoniques mouvantes et saturées de clusters aux mesures 33-34 puis 40-42.

 

Ces éléments, à la fois très clairs quand ils sont lus sur partition, mais dilués, brouillés dans l’écoute par un discours timbral et dynamique qui occupe le premier plan sonore, indiquent une construction mélodique et harmonique sous-jacente : s’il ne s’agit pas de prétendre que l’écriture de ce matériel tonal aurait précédé ou sous-tendu l’écriture globale de l’œuvre, il n’en demeure pas moins que l’oreille détecte furtivement ces éléments comme des résurgences d’une bossa nova classique. Il serait tout à fait possible d’écrire cette bossa nova initiale imaginaire en extrayant ce matériel tonal très construit. Par effet de soustraction, elle révèle les différentes couches électroniques imaginées (Bossa Nova - bossa nova initiale imaginaire = partie électronique).

 

 

Conclusion : une électronique instrumentale ?

 

Déterminer une partie acoustique dans une œuvre purement acoustique pourra sembler saugrenu : pourtant, il s’agit là de pousser un raisonnement dans ses retranchements. Cette analyse a consisté en l’application de références électroniques à une musique acoustique : d’après une bibliographie claire et concise, il a été rappelé que l’électronique a constitué un modèle pour la composition, un modèle pour l’idée sonore. Ce modèle utilisé pour la présente analyse pourrait servir maintenant à l’interprétation de la pièce. Des compétences plus spécialisées en électronique musicale permettraient de préciser le raisonnement et d’en extraire encore plus de détails mais les quelques idées tirées de cette analyse donnent déjà des indications stylistiques pour une interprétation documentée de l’œuvre. L’électronique, dans sa plus large acception, peut constituer un modèle instrumental : telle action instrumentale, indiquée par une notation choisie, ne sera pas exécutée de la même manière selon le modèle sonore auquel on rapporte cette action. C’est le cas dans l’interprétation musicale de bien d’autres œuvres, de bien d’autres styles : la mimesis, l’imitation d’un modèle ou d’une idée extérieure est une constante de l’interprétation instrumentale. Imitation de la voix, de la parole, imitation d’un autre instrument, imitation de l’orchestre, imitation des sons ou bruits naturels, voilà autant d’approches, propres à la pédagogie mais aussi à la construction des interprétations les plus fines. Dans quelle mesure l’imitation de l’électronique par l’instrument (l’accordéon dans notre cas) est-elle judicieuse ?

Au-delà de l’interprétation de l’œuvre, c’est également et surtout la pensée du modèle musical électronique qui a motivé cette analyse. La définition de l’électronique comme modèle sonore, et comme modèle compositionnel par Franck Bedrossian et Raphaël Cendo, nous a permis de tirer des conclusions sur l’électronique comme modèle instrumental, conclusions qui auront valeur d’hypothèses dans le cadre du Doctorat Recherche et pratique. En effet, un large répertoire mixte d’œuvres pour accordéon et électronique puise ses sources poétiques dans une similitude sonore entre le son de l’accordéon et les sons électroniques : l’électronique comme modèle instrumental, une électronique instrumentale pourraient-elles être les débuts d’une tradition de création et d’interprétation de la musique mixte ?

Notes

1« Ricordo al futuro », [s.d.]. URL : http://ricordoalfuturo.huma-num.fr/#/. Consulté le 29 juin 2018.

2 « Ressources », [s.d.]. URL : http://brahms.ircam.fr/. Consulté le 29 juin 2018.

3 IANCOPascal, Franck Bedrossian : de l’excès du son, Champigny-sur-Marne,Ensemble 2e2m, 2008,p. 26.

4Manifesto, Franck Bedrossian, Aeon, 2 mai 2011.

5 N.B. : The Velvet Underground est un groupe de rock new-yorkais des années 60. Leur son de groupe, sans être spécifiquement saturé,est volontiers « sale », électrifié, les choix d’enregistrement mettent en avant les larsen, les sons d’amplis saturés, le grain des guitares, les microphones saturés par des voix volontairement criées à très faible distance… The Velvet Underground n’utilise que peu d’effets, et ne les module pas : un son de guitare est choisi, avec un potentiel overdrive, ou une saturation, mais les effets ne sont pas utilisés de manière dynamique, ou démonstrative.

6IANCO Pascal, op. cit., p. ??.

7 N.B. : chez The Stooges, des effets sont utilisés de manière dynamique : non seulement le son est modifié par des effets, mais ces effets sont modulés en temps réel, rajoutant des contours et des accents plus métalliques et plus distordus.

8IANCO Pascal, op. cit., p. ??.

9 Il apparaît que l’emploi de l’un ou de l’autre terme n’est pas clairement différencié, le premier étant peut-être plus connecté à l’univers pop et le second à l’univers de la musique contemporaine.

10IANCO Pascal, op. cit., p. ??.

11 Manifesto, op. cit.

12 BEDROSSIAN Franck, Bossa Nova, Paris, Gérard Billaudot, 2008.

13 « Il faut alors que la « tradition » fasse son œuvre. Ce fut le cas pour Debussy, qui ne notait pas les pédales dans ses pièces pour piano, alors que la pédale joue un rôle décisif dans son écriture. Il a fait confiance à la tradition orale et est parti du principe qu’une tradition d’interprétation allait se constituer. La suite lui a donné raison. » (IANCO Pascal, op. cit., p. ??)

14Manifesto, op. cit.

15BEDROSSIAN Franck, Bossa Nova, op. cit.

16 Manifesto, op. cit.

17 CENDO Raphaël, « Excès de geste et de matière - La saturation comme modèle compositionnel », inDissonance. URL : https://www.dissonance.ch/upload/pdf/125_21_hb_cendo_saturation_frz_def_1.pdf. Consulté le 26 janvier 2018.

18 Ibid.

19 ALBÈRAPhilippe et BEDROSSIAN Franck, « La forme est un sentiment complexe », inDissonance, juin 2014. URL : https://www.dissonance.ch/upload/pdf/126_12_hb_alb_bedrossian.pdf. Consulté le 26 janvier 2018.

20 LEIPPÉmile, « Éléments d’anatomie, de physiologie et d’acoustique », in Bulletin du Groupe d’Acoustique Musicale, no 59, février 1972, p. 3-12.

21Manifesto, op. cit.

22BEDROSSIAN Franck, Bossa Nova, op. cit.

Pour citer ce document

Jean-Étienne Sotty, «Bossa Nova de Franck Bedrossian, l’électronique comme modèle», La Revue du Conservatoire [En ligne], Sources – Traditions – Inspirations, Le septième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 10/05/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2334.

Quelques mots à propos de :  Jean-Étienne Sotty

C’est à l’école de musique de Saint-Vallier, dans sa Bourgogne natale, que Jean-Étienne Sotty découvre la musique, l’accordéon et les joies de la scène. Très vite la perspective d’une vie musicale s’impose à lui et il part alors se former auprès des professeurs les plus distingués : Olivier Urbano, Christophe Girard, Philippe Bourlois et enfin Teodoro Anzellotti, sous l’enseignement duquel il obtient son Master of Music Performance à la Haute école des arts de Berne. Son excellence lui ouvre les portes du Diplôme d’Artiste Interprète puis du Doctorat au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) ; ses lectures musicologiques et sa maîtrise de la théorie musicale lui valent d’être reçu au concours de l’agrégation de musique. Fort de ce parcours, Jean-Etienne Sotty ne donne aucune limite à ses envies musicales. Il peut ainsi donner un récital de musique classique, transcrite à l’accordéon et historiquement documentée, fréquenter le lendemain une scène de création contemporaine, et pour finir tenir la partie soliste d’un concerto avec grand orchestre. Insatiablement créatif il participe avec les compositeurs à l’élargissement du répertoire pour accordéon, et créée le premier accordéon microtonal en France avec Fanny Vicens, dans le cadre du duo XAMP.