Olivier Messiaen à la guerre et en captivité au Stalag VIII A de Görlitz dans l’optique des recherches polonaises. Rectifications et compléments
- Résumé
- Abstract
Le service militaire et la captivité d’Olivier Messiaen (1908-1992) sont l’objet de recherches de R. Rischin, P. Hill et N. Simeone, Ch. B. Murray et d’autres musicologues. Dans le contexte de nouvelles découvertes, leurs conclusions devraient aujourd’hui être mises à jour. Il faut y inclure la rencontre de Messiaen avec le compositeur français Maurice Jaubert à Bissert, ou encore reconnaître que Messiaen fait la connaissance d’Étienne Pasquier, Henri Akoka et René Charle au Centre théâtral et musical de Verdun où ils se réfugient tous les quatre. Ils sont faits prisonniers ensemble à Germiny. L’orthographe correcte de cette localité n’apparaît pas jusqu’ici dans la littérature. Les circonstances du transport de Brabois-Villers au Stalag VIII A à Görlitz sont opaques : est-ce que Messiaen est parti avec eux, comme l’affirment ses compagnons (É. Pasquier, P. Dorne et autres), est-ce que le transport de Messiaen partait de Sarrebourg ? La littérature française et étrangère se tait sur le rôle des prisonniers polonais dans le camp de Görlitz, situé aujourd’hui sur le territoire polonais. La contribution de Polonais fut de grande importance. Ils ont évité à Messiaen d’être affecté aux travaux forcés en l’employant dans la bibliothèque polonaise comme « aide bibliothécaire ». La première composition de Messiaen pour clarinette et accordéon (égarée) est née dans le camp et y fut exécutée. Un fait d’une importance capitale fut la Soirée polonaise de poésie et de musique en décembre 1940, à laquelle les prisonniers polonais invitèrent les Français dont O. Messiaen. La preuve en est le programme manuscrit de cette soirée, document unique, publié ici, toujours trop peu connu des messiaenologues. Il est extrêmement important que Messiaen ait présenté alors cinq pièces composées dans le camp. Elles étaient entrelacées de la récitation en polonais de 13 poèmes de Zdzisław Nardelli. Une de ces poésies s’intitulait Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux], ce qui peut suggérer (les témoins le confirment) une certaine influence de Nardelli sur l’œuvre de Messiaen. L’exécution des cinq pièces de Messiaen en décembre 1940 permet d’établir une chronologie nouvelle des étapes de la composition des mouvements du quatuor. Cette première interprétation du quatuor, encore inachevé et non doté du titre d’ensemble, permit au commandant du camp d’organiser, le 15 janvier 1941, le célèbre concert de première du Quatuor pour la fin du Temps. Cette « décision d’officiers allemands » est pour la première fois révélée par Messiaen lui-même en 1988 dans une interview pour Radio-Canada. C’est ainsi que le projet, conçu initialement aux fins de propagande par le commandant du camp hitlérien de prisonniers de guerre à Görlitz, aboutit à un illustre événement musical qui fait histoire, un des plus grands et mémorables de la musique du XXe siècle.
Plan
Texte intégral
Un événement révélateur : la Soirée polono-française intitulée « Abîme des oiseaux » au Stalag VIII A à Görlitz
La période de captivité allemande d’Olivier Messiaen au camp principal Stalag VIII A à Görlitz1 sur la Neisse de Lusace, à la frontière entre la Saxonie et la Basse-Silésie, situé aujourd’hui sur le territoire polonais, éveille toujours le plus grand intérêt de la part de musicologues du monde entier. C’est aussi une des périodes les mieux étudiées de la biographie du compositeur. Cependant, à la question fondamentale du nombre d’exécutions du Quatuor pour la fin du Temps au Stalag VIII A de Görlitz, R. Rischin (Rischin 2005, 2006), P. Hill et N. Simeone (Hill, Simeone, 2005, 2008), ainsi que Ch. B. Murray (Murray, 2010)2 et quelques autres chercheurs répondent qu’il n’y en eu qu’une, soit la création de l’œuvre. Or, c’est contradictoire avec les événements réels qui se sont produits au Stalag VIII A de Görlitz (Stankiewicz, 2000, 2011, 2012, 2014, 2016).
Le programme de la soirée polono-française de poésie et musique en décembre 1940 au camp de Görlitz, conservé en France aux Archives nationales et en Pologne par les familles de trois prisonniers de ce camp (Z. Nardelli, Cz. Mętrak à Varsovie, A. Śliwiński à Cracovie), prouve qu’il en fut tout à fait différemment. Les prisonniers polonais prennent alors l’initiative d’une soirée de poésie et musique s’intitulant « Otchłań ptaków » [« Abîme des oiseaux »], invitant aussi les Français à y prendre part. Le programme prévoit que le littérateur polonais Z. Nardelli (1913-2006)3, initiateur de la soirée, lise ses poésies composées dans le camp. Mais le fait le plus surprenant est que Messiaen autorise l’exécution de sa musique, composée déjà en captivité, et ce pour accompagner la poésie de Nardelli.
C’est ainsi que Nardelli se souvient après des années : « On s’est tout simplement mis d’accord et on a organisé un concert. Nous nous sommes rendus dans la salle. Nous avons défini une date. Nous avons imprimé des invitations4 et nous avons déterminé à quoi tout cela ressemblerait. Le concert a eu lieu dans la salle de concert5, sur une estrade. Sur l’estrade, il y avait le piano droit. Au piano se tenait Messiaen. Les trois autres se tenaient debout, à part le violoncelliste, bien sûr, et Akoka de l’autre côté, comme soliste. C’est à peu près la disposition dont je me souviens, peut-être que je me trompe. Mais c’est ce qu’il me semble. Il y avait : Messiaen, Pasquier, entre eux le violoniste et Akoka de l’autre côté. » (Nardelli, 2007, film documentaire)
Pendant cette soirée, le poète Z. Nardelli et les prisonniers Cz. Mętrak et B. Samulski lisent treize poèmes en polonais. Cette récitation est entremêlée de cinq pièces de Messiaen, composées récemment, pour violon, clarinette, violoncelle et piano, dont les répétitions ont commencé dans la seconde moitié du mois de novembre 1940, seulement après qu’un piano droit avait été commandé par le commandant du camp Alois Bielas, et installé dans la Baraque théâtrale.
Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux], programme de la « Soirée polono-française », couverture. Exemplaire calligraphié par B. Samulski. Avec la signature du prisonnier : « Śliwiński Antoni, no 4962 », et la date notée par lui-même : « Görlitz, décembre 1940 », p. 1-4. Collection de J. Stankiewicz, Cracovie.
Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux], programme de la « Soirée polono-française » tamponné par la censure « Stalag VIII A geprüft », p. 2-3.
Il faut souligner que ce n’était pas le premier concert de musique classique dans le camp. Initialement, ce sont des productions solos qui dominaient : celles du clarinettiste Henri Akoka, qui joua seul, mais aussi (ce fait étant inconnu) avec l’accompagnement de l’accordéoniste Stanisław Tosio de Varsovie, du violoncelliste Étienne Pasquier ou du trompettiste Vergalen6. Ce n’est que l’arrivée du piano droit sur l’estrade de la Baraque théâtrale 27B, à la mi-novembre 1940, qui permit de commencer les répétitions et préparer les concerts. Le chanteur René Charle7 s’occupa notamment de l’organisation. Messiaen participa à ces concerts en qualité de pianiste. Parmi les concerts qui se sont particulièrement gravés dans la mémoire des prisonniers, il faut mentionner le Trio pour clarinette, violoncelle et piano de L. van Beethoven, interprété par Messiaen avec Akoka et Pasquier. Ce dernier se souvient de la date de ce concert : « Décembre 1940 » (Pasquier, 2008, p. 104).
Le programme manuscrit de la Soirée polono-française comporte à gauche les titres des treize poèmes de Nardelli et des cinq pièces de Messiaen qui commencent avec la minuscule, même le nom de Jésus : vocalise pour l’ange qui annonce la fin du temps, abîme des oiseaux, intermède, louange à l’éternité de jésus, fouillis d’arc-en-ciel pour l’ange qui annonce la fin du temps. À droite de la page, le programme contient les noms des interprètes dans l’ordre alphabétique, les quatre noms français étant entrelacés avec les noms polonais :Akoka Henri, Le Boulaire Eugène8, Cebrowski Konrad, Messiaen Oliver [sic], Mętrak Czesław, Nardelli Zdzisław, Pasquier Étienne, Samulski Bohdan.
Czesław Mętrak. Portrait au crayon par Bohdan Samulski. Görlitz, décembre 1940. Collection de famille de Piotr Mętrak, Varsovie.
Tous les participants ont confirmé leur présence à ce concert par leur signature : personne ne peut mettre en doute le fait que Messiaen et ses musiciens aient interprété cinq mouvements achevés du futur quatuor à la mi-décembre 1940 au Stalag VIII A de Görlitz, un mois avant la première officielle, ne serait-ce que par l’authenticité de la signature même de Messiaen qui confirme ce fait.
Nous ne connaissons pas les poèmes composés par Nardelli au camp, ils ont été égarés après son arrestation par la Gestapo et sa détention au camp de concentration de Buchenwald, à laquelle le Polonais a survécu9. Quant à Messiaen, cette soirée fut un concert d’essai pour les mouvements désormais achevés de l’œuvre projetée, qu’il avait jusque-là composés en cachette et sans aucun instrument dans un premier temps. Nous sommes surpris aujourd’hui que ces pièces soient dotées dès décembre 1940 de titres littéraires, précisément inscrits dans le programme. Ces titres n’ont jamais changé et ils figurent aujourd’hui à l’identique dans la partition imprimée10. À l’époque, personne hormis peut-être le compositeur ne savait encore qu’ils allaient devenir les mouvements d’un cycle ni quel serait le titre de l’œuvre tout entière.
La Soirée polono-française intitulée « Abîme des oiseaux », dont le déroulement documenté crée une perspective nouvelle quant aux événements musicaux organisés à Görlitz, se tint dans la Baraque théâtrale no 27B dans la seconde moitié du mois de décembre 1940. La note au crayon sur la couverture du programme confirme la date : « Antoni Śliwiński [1912-1995] – 4969 [numéro de prisonnier] – Görlitz VIII A – 1940 décembre » ; elle est faite par un prisonnier polonais qui a rapporté à Cracovie ce programme en souvenir de sa captivité. La soirée jouit d’un grand succès auprès d’un public qui fut, certes, restreint, composé de Polonais, de Français, de Belges et d’officiers allemands. Le plus intéressé parmi eux était Carl-Albert Brüll11 (Hensel, 2011, p. 237-254), qui avait reconnu l’individualité singulière de Messiaen et, accordant de la sympathie au compositeur, lui fournit papier à musique, plumes, encre, crayons et gommes, parfois également du pain.
Des années plus tard, devant la caméra, c’est ainsi que Nardelli commente son premier contact avec la musique de Messiaen : « Ce fut pour moi un véritable choc. J’avais une éducation musicale très classique, de l’opéra, par exemple. J’étais totalement surpris par la musique de Messiaen. Et la gamme de sentiments suggérés par la musique de Messiaen était très large, de la fascination à ce phénomène étrange, que sa musique me faisait… mal aux dents. » (Nardelli, 2007, film documentaire)
La Soirée polono-française fut un événement décisif, car elle fit prendre conscience aux autorités allemandes qu’il était possible d’organiser un concert de propagande avec la première création officielle de l’œuvre de Messiaen composée au camp. Le commandant du camp A. Bielas prit cette résolution et choisit une date un mois plus tard. La forme graphique du programme, réalisé à la main par le prisonnier polonais Bohdan Samulski, devint aussi le modèle des programmes-invitations, exécutés dans un format similaire (mais seulement au recto), à la première officielle du 15 janvier 1941. J’ai publié ce programme de la Soirée polono-française « Abîme des oiseaux » pour la première fois dans les Actes de la conférence scientifique internationale La Réception de l’œuvre d’Olivier Messiaen à Wrocław (Stankiewicz, 1998, p. 85-110) ainsi que dans l’article qui a paru dans la Revue musicale de Suisse romande (Stankiewicz, 2012, p. 14-16). J’ai également présenté des communiqués à ce sujet en 2008, à savoir au Congrès du centenaire de Messiaen à Birmingham et lors du colloque « Messiaen, un géant de la musique » à La Grave.
Jusqu’à aujourd’hui, aucun chercheur qui s’est intéressé de près à la biographie de Messiaen ne s’est prononcé sur ces faits. Ch. B. Murray, P. Hill et N. Simeone ne mentionnent pas ce concert d’avant-première de Görlitz dans leurs travaux. Seule R. Rischin a pris connaissance du programme de la Soirée polono-française, probablement par l’intermédiaire d’Y. Loriod qui gérait les archives de Messiaen. C’est encore Rischin seule qui parle du programme de la soirée. Elle cite aussi un autre nom de prisonnier polonais, à savoir l’architecte Aleksander Łyczewski (1916-1999), qui a envoyé de Varsovie une copie de ce programme avec une lettre à Messiaen en 1984. Cependant, la conclusion définitive de Rischin est erronée. Voyant dans ce programme les titres et les noms de famille polonais et ignorant en même temps les noms des interprètes français et de Messiaen lui-même, Rischin en conclut qu’un tel concert dut avoir lieu… en Pologne12 [sic], constatation qui touche à l’absurde.
L’analyse de cet événement musical dans le camp de Görlitz, appartenant indéniablement aux plus importants avant la première création du quatuor, montre combien divers auteurs ont interprété différemment les faits liés à la captivité de Messiaen au camp de la Wehrmacht, et combien les malentendus qui en découlent peuvent être multiples.
La rencontre de Messiaen avec Maurice Jaubert à Bissert
Des rectifications et des compléments essentiels sont à mon avis nécessaires à l’étude des questions qui nous intéressent dans l’article fondamental de Ch. B. Murray, « Nouveaux regards sur le soldat Messiaen » (Murray, 2010). Pour devenir prisonnier de guerre français au Stalag VIII A à Görlitz, Messiaen dut faire son service militaire. Il reçut l’ordre de mobilisation fin août 1939, lors de son séjour estival à Petichet, d’où il se rendit sans tarder à son unité parisienne, le 620e régiment d’infanterie. Comme nous le savons, il fut affecté d’abord à l’infanterie à Sarreguemines13, à la dure corvée de transport, puis comme infirmier à l’hôpital de Sarralbe14 qui existe encore aujourd’hui. Non loin de là, Messiaen rencontra le compositeur français Maurice Jaubert dans le village de Bissert le 29 octobre 1939.
Le 1er novembre, pendant la messe de la Toussaint, Messiaen joue de l’orgue : l’instrument de cette petite église n’existe plus de nos jours. Le 5 novembre, il assiste à la messe une dernière fois pour déjeuner ensuite en compagnie de Jaubert. Aucun auteur ne tient compte de ces faits et dates peu connus et rarement relatés, de même que de la présence de Messiaen dans ces localités, confirmée par les notes prises par Jaubert et citées par F. Porcile (Porcile, 1971, p. 82).
C’est la troisième étape de son service qui fut la plus importante15. Messiaen est affecté alors, grâce entre autres aux soins de son professeur Marcel Dupré (comme l’a vérifié Murray), au Centre théâtral et musical de la 2e armée à Verdun, en avril 1940. C’est un centre mis en place par le général Charles Huntziger à l’activité duquel on a encore attaché peu d’importance aujourd’hui. Non seulement Messiaen peut reprendre ses activités musicales, mais il y rencontre aussi d’autres musiciens qui joueront à l’avenir un rôle capital dans sa vie. Ce sont le violoncelliste caporal Étienne Pasquier, son aîné de trois ans, et le clarinettiste Henri Akoka, son cadet de quatre ans, futurs compagnons fidèles de Messiaen en captivité. L’affirmation de P. Hill et N. Simeone que Messiaen fit connaissance de ces musiciens au camp de Toul est contraire à la réalité des faits (Hill, Simeone, 2005, p. 122).C’est déjà à Verdun que Messiaen se rapprocha particulièrement de Pasquier qui ne le connaissait pas personnellement auparavant, ayant seulement entendu parler de ce compositeur, organiste et improvisateur déjà renommé. Dans ces circonstances de guerre, Pasquier entoura Messiaen d’une sollicitude et d’une amitié particulières qui devaient durer jusqu’à la fin de sa captivité.
L’invasion de l’armée hitlérienne en France aboutit à la dernière grande bataille de Verdun ; le 15 juin, la citadelle historique fut définitivement vaincue. Messiaen relate lui-même le retrait du Centre à Verdun : « Au moment de la débâcle, nous sommes partis quatre musiciens ensemble, à pied de Verdun à Nancy. » (Goléa, 1984, p. 59) Pasquier le confirme : « Puis ce fut la débâcle. Nous avons été faits prisonniers ensemble, puis envoyés au stalag en Silésie. » (Pasquier, 2008, p. 104) Dans le chaos de la bataille, Messiaen et ses trois compagnons (Pasquier, Akoka et Charle) s’évadent vers le sud. Ils fuient à travers les forêts, Messiaen conduit une bicyclette à laquelle sont accrochées deux valises remplies de partitions et manuscrits16.
Après une marche éreintante, Messiaen et les autres évadés tombent dans le tourbillon d’une autre bataille dans les environs de Baccarat. Il y rencontre à nouveau Jaubert qui le note encore dans son carnet à la date du 18 juin. C’est un fait surprenant, également en termes géographiques, parce que Baccarat est situé beaucoup plus à l’ouest de l’endroit où Messiaen est arrêté quatre jours plus tard. Au lendemain de cette rencontre, Jaubert, qui conduit sa compagnie et lutte héroïquement dans la forêt d’Azerailles, est atteint par une mitrailleuse et décède à l’hôpital de Nancy.
Le lieu d’emprisonnement de Messiaen avec ses trois compagnons. Les doutes résolus
Ayant traversé, en marchant depuis Verdun, les bois de l’actuel parc naturel régional de Lorraine, au-dessous de la ligne reliant Toul et Nancy, les fugitifs tombent entre les mains d’une patrouille allemande. Messiaen raconte à maintes reprises les circonstances insolites de leur emprisonnement. « Et au terme de ce voyage, nous avons été faits prisonniers dans une forêt, au moyen de chœurs parlés. » (Goléa, 1984, p. 59) Selon Messiaen, ils furent entourés par les soldats allemands qui s’entr’appelaient aux quatre points cardinaux en créant l’illusion de troupes nombreuses qui encerclaient les prisonniers toujours de plus près.
C’est donc de cette manière insolite que Messiaen et ses camarades deviennent prisonniers de guerre le 22 juin 1940, près du village de Germiny. Le nom de cette localité est inexistant dans la littérature consacrée à Messiaen (même chez Rischin). C’est Murray qui l’évoque pour la première fois en 2010. Le nom du village est orthographié dans les documents allemands de manières différentes et incorrectes : Germigny ou Jermigny. Il faut considérer qu’il fut mal noté sur les listes allemandes : ce n’est donc pas Germigny, l’erreur étant réitérée dans plusieurs documents allemands. Si l’erreur est humaine, elle peut être allemande également !
L’une de ces orthographes erronées est particulièrement trompeuse, elle indique une localisation géographique éloignée, ce qui a leurré Murray qui renvoie Messiaen et ses compagnons jusqu’en Bourgogne :
Germingy, Yonne (Murray, 2010, p. 244, note 4) [sic]
Germigny, Bourgogne (Murray, 2010, p. 250) [sic]
L’orthographe correcte du nom de cette localité est différente : Germiny (sans « g »). Le village de Germiny (Meurthe-et-Moselle) n’est pas situé dans la Bourgogne lointaine, mais sur le trajet de fuite des soldats français où Messiaen fut emprisonné avec ses compagnons. Ce village n’est éloigné que de 30 km de Toul et de Nancy, et du futur camp de recensement au Brabois-Villers. Les prisonniers durent parcourir cette distance à pied, escortés par les Allemands.
Pour écarter tout doute, je me suis rendu en juin 2017 en Lorraine avec Iradj Sahbai17. Nous avons retrouvé cette localité au sud de Toul et Nancy. En y entrant, nous avons obtenu la réponse au doute qui nous rongeait et la confirmation de l’erreur de Murray : à Germiny, la route au nord, au départ du village, porte le nom de « rue de Toul » ! Faut-il une autre preuve ?
C’est de Germiny que les prisonniers français partirent à pied sous la garde allemande, armée de fusils prêts à tirer, conduits dans la direction de Nancy. Après des années, Pasquier évaluait cette distance à près de 70 km. À bout de forces, il ne l’a parcourue que grâce à Akoka qui lui donnait le bras. Il avouera plus tard : « Je ne doute pas que je lui dois la vie. » (Rischin, 2006, p. 30) Les captifs atteignirent le point de rassemblement où les Allemands réunissaient pour la première fois des milliers de prisonniers de guerre français dans le camp de transition installé dans les prairies aux environs de Toul.
La période de « captivité » de soldats français en France comportait deux étapes : ce fait constaté par Pierre Messiaen, d’après son fils Olivier, semble le plus probable. Ils passèrent les 10 premiers jours dans les prairies près de Toul, dans un primitif camp transitoire à la belle étoile, non adapté pour accueillir des milliers de prisonniers (d’après Pasquier, cela dura trois semaines), et les autres 10 jours dans un autre camp, sur un aérodrome plus proche de Nancy. Ensuite, ce fut le départ d’un transport de prisonniers français du lieu de concentration du Brabois-Villers de Nancy vers un camp fixe de prisonniers de guerre, établi à Görlitz par les autorités nazies.
Le premier camp : Frontstalag 162 à Toul
Les doutes que soulève Murray (Murray 2010, p. 250, note 34) quant à l’existence de deux camps de transition différents sont dépourvus de fondement. Les deux camps étaient situés non loin l’un de l’autre, près de Nancy, on disait même « à Nancy », d’où l’on peut conclure à tort qu’il s’agissait d’un seul camp. Cependant, il est facile de les distinguer : le premier camp était situé à Dommartin-lès-Toul, l’autre au Champ-le-Bœuf à Nancy. Le fait que la commune de Toul soit divisée en deux cantons résulte de l’ancienne division administrative : la commune Dommartin-lès-Toul se trouve dans le canton de Toul-Nord où se situait le premier camp : Frontstalag 162 de Toul, devenu aujourd’hui un quartier de la ville (la commune de Toul compte près de 17 000 habitants). Le camp destiné aux prisonniers de guerre français fut mis en place en hâte par les occupants en juillet 1940. Les données officielles laissent croire qu’il fonctionnait dès le mois de juillet, mais Messiaen et ses compagnons y furent conduits plus tôt, vers la fin du mois de juin de cette même année. Le terrain était déjà tracé, mais rien n’était prêt pour recevoir les prisonniers. Le camp fut dissous en mars 1941, probablement après que tous les prisonniers de guerre eurent été envoyés dans les camps situés sur le territoire du Reich. Aujourd’hui, l’existence d’un camp à Toul est parfaitement oubliée. C’est pourtant sur ce camp que nous possédons le plus d’informations détaillées, informations que Murray ne semble pas prendre en considération. Quant à Rischin, elle ne cite pas le nom du camp de Toul dans son ouvrage et se contente de constater que « [l]es prisonniers sont parqués en plein air près de Nancy avant d’être envoyées en Allemagne. » (Rischin, 2006, p. 30)
C’est à Toul qu’a lieu la rencontre mémorable et que se noue l’amitié de Messiaen avec Guy Bernard [Delapierre], penchés tous deux sur la partition des Noces de Stravinsky (Goléa, 1984, p. 60). Inconnu jusque-là, Guy Bernard (1907-1979), qui allait jouer un rôle d’importance dans la vie de Messiaen, était un homme universel ; il s’intéressait à l’égyptologie et au cinéma pour lequel il composait de la musique. Il fut extrêmement impressionné par la personnalité de Messiaen, ce dont il se souvient en détail dans un vaste article publié après la guerre18. Bernard décrit les conditions difficiles du séjour des prisonniers à la belle étoile et parle d’un énorme « hangar en forme d’église bourrée de sommeil douloureux » (Bernard, 1945, texte sans pagination) ; Messiaen et Bernard ont préféré passer les nuits dehors. Il énumère beaucoup d’autres embarras quotidiens, entre autres l’eau qui manquait et que les amis de Messiaen s’efforçaient de lui apporter.
Les esquisses d’une œuvre pour clarinette solo et les hypothèses qui s’y attachent
Pasquier répète à plusieurs reprises dans des interviews et écrit (Pasquier, 1995, p. 91) que, dans le camp près de Nancy, Messiaen était en train d’écrire les esquisses d’une œuvre pour clarinette solo19, profitant de la présence du clarinettiste Akoka qui possédait un instrument, à qui Messiaen demandait d’interpréter les fragments ébauchés. Akoka se défendait en alléguant que c’était inexécutable. Pasquier raconte en rigolant qu’au milieu d’un pré, il tenait la partition devant le clarinettiste, « en qualité de pupitre ». Que Messiaen se soit mis à composer une pièce pour clarinette, Pasquier nous en informe dans ses souvenirs (Pasquier, 2008, p. 104). La pièce fut achevée et exécutée pour la première fois au camp de Görlitz dans le cadre du programme de la Soirée polono-française mentionnée précédemment. Messiaen l’a dotée de ce titre singulier, porteur de plusieurs sens : Abîme des oiseaux.
Świętosław Krawczyński. Portrait à l’huile, par Jan Świderski, peint à Görlitz 1940. Collection de famille des Krawczyński, Kielce.
Nardelli a également intitulé toute la Soirée polono-française « Abîme des oiseaux »[« Otchłań ptaków »], le titre figurait en polonais sur la couverture du programme. En plus de cela, Nardelli récita son poème, indiqué dans le programme comme Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux]. Ce programme comporte aussi la pièce de Messiaen intitulée Abîme des oiseaux. Ainsi avons-nous affaire à ce titre deux fois : en français (Messiaen) et en polonais (Nardelli). Le prisonnier polonais Świętosław Krawczyński (1913-1977), connaisseur du monde de la musique, notait dans ses souvenirs : « Notre baraque s’est fort animée après que nous avions fait connaissance avec le compositeur français Olivier Messiaen, célèbre déjà et avec monsieur Akoka […] qui ne le quitte pas d’un pas. […] Une période de coproduction de Messiaen et Zdzisław Nardelli a suivi […]. Je me souviens que Zdzisław a écrit un poème s’intitulant Abîme des oiseauxet Messiaen a composé sous le titre Abîme des oiseaux une pièce solo dans une tonalité archaïque qui exploitait ingénieusement tous les registres de l’instrument. Akoka l’a beaucoup apprécié et nous, nous avons apprécié la virtuosité d’Akoka. Autant que je m’en souvienne, la conception artistique des esquisses de composition de Messiaen au sujet de la fin du monde étaient peut-être influencées quelque part par les vers de Zdzisław Nardelli. » (Krawczyński, 1999, p. 16) Krawczyński confirme qu’il est possible que ce soit sous l’influence de Nardelli que Messiaen ait conféré le titre Abîme des oiseaux à sa composition pour clarinette solo. À la fin, comme nous le savons, cette pièce est devenue le troisième mouvement du futur quatuor et l’un des titres les plus célèbres des œuvres de Messiaen. Il faut ajouter que c’est de Toul que Messiaen envoie à sa famille à Neussargues (Cantal) une lettre datée du 7 juillet 1940, la dernière qui ait été postée sur le territoire français20.
Le deuxième camp : Frontstalag 161 au Champ-le-Bœuf (Nancy)
Les prisonniers furent transférés de Dommartin-lès-Toulau deuxième camp de Champ-le-Bœuf, Frontstalag 161.C’était un « camp d’aviation » sur le terrain de l’ancien aérodrome près de Nancy, devenu aujourd’hui un parc dans le voisinage de l’actuel aéroport d’Essey-lès-Nancy. Nous pouvons en savoir davantage à propos de ce camp grâce au père Dom Grégoire Derkenne21, également prisonnier de ce camp, où il fait la connaissance de Messiaen avec lequel il est ensuite transporté à Görlitz (Derkenne, 1942, p. 104-105). Dom Derkenne remarque dans le « camp d’aviation » « un petit groupe distinct » : Messiaen avec Pasquier, Akoka et Charle, qui s’adonnent aux lectures de philosophes tels qu’Aristote ou La Bruyère. De plus, Messiaen sollicite Prima pars de la Somme théologique de saint Thomas au lieu de produits de première nécessité, ce qui devient un fait notoire.
L’affectation de prisonniers sur les listes de déportation. Le départ controversé de Messiaen de Sarrebourg
Tous les auteurs que je cite ne sont pas sûrs de l’identité des Français qui accompagnaient Messiaen dans les frontstalags. Quant à Messiaen, il dit : « … nous sommes partis quatre musiciens ensemble, à pied de Verdun à Nancy. Et […] nous avons été faits prisonniers… » (Goléa, 1984, p. 59). Ce fait est indubitable, puisqu’ils se retrouvent ensemble sur les listes allemandes de déportation vers le Troisième Reich :
- séparément H. Akoka, Liste 130 Görlitz, 1ère rédaction 11 avril 1941 ; zugang von Nancy 28.07.1940 ; nota bene, le nom de la localité où Akoka fut pris est orthographié avec erreur « Jermigny » !
- ensemble R. Charle et É. Pasquier, Liste 131 Görlitz, 1ère rédaction 11 avril 1941 ; zugang vom Nancy 25.07.1940 ; nota bene, le nom de la localité où les deux furent pris est orthographié « Germigny » !
Liste 130 (H. Akoka), 2e volet.Dans la rubrique 13, le lieu d’emprisonnement d’Akoka est orthographié avec erreur : « Jermigny ».
Il est cependant fort surprenant que le nom de Messiaen n’apparaisse pas sur ces listes, bien qu’il confirme lui-même le fait que les quatre musiciens aient été faits prisonniers ensemble. Bernard énumère également les quatre hommes toujours réunis dans les prés du camp de Toul, en disant du quatrième, le moins identifiable, qui était René Charle : « chanteur du music-hall dont j’ai oublié le nom » (Bernard, 1945, texte sans pagination). Que ces quatre hommes soient au « camp d’aviation » le groupe le plus marquant, c’est déjà Derkenne qui le constate (Derkenne, 1941, p. 104).
La présence de ces hommes est confirmée par la liste française de déportation, no 18850-18854 du camp Brabois-Villers22, datée du 14 juillet 1940, sur laquelle chaque prisonnier s’inscrivait à titre individuel. Messiaen s’est inscrit sous le numéro 18853 (on reconnaît son écriture), entre Pasquier (no 18852) et Charle René (no 18854)23. Toutes les données seraient conformes si le nom d’Akoka ne venait pas à manquer sur cette liste.
La liste de déportation de Bravois-Villers, 14 juillet 1940, qui comporte les trois noms de : Pasquier, Messiaen et Charle. Service historique de la Défense à Caen.
Nous lisons dans l’attestation du CICR24, établie sur ma demande à Genève le 21/03/2012 : « Messiaen, prisonnier de guerre en mains allemandes arrivé au Stalag VIII A le 28/07/1940, venant de Sarrebourg (selon une liste reçue le 17/10/1940) ».
La listede déportation 121allemande (en trois volets, 1er volet), constatant le départ controversé de Messiaen avec le transport de Sarrebourg. Archives du CICR à Genève. Copie dans la collection de J. Stankiewicz, Cracovie.
Cette confirmation du départ de Messiaen de Sarrebourg, établie par La Croix-Rouge et par la liste 121 allemande (FR83328-83358), remet en question l’information sur le transport commun. Cependant, c’est Pasquier qui relate : « Les Allemands nous ont fait prisonniers dans un village de Lorraine [Germiny], d’abord on nous a mis au frais, on peut dire, en plein air, pendant trois semaines dans un camp [Toul] à côté de Nancy, on avait été à pied de Toul à Nancy. Avec Messiaen, nous sommes toujours restés ensemble, je [ne] l’ai jamais quitté, il est parti en Silésie avec moi. » (Pasquier, 2007, film documentaire)
C’est une affirmation surprenante de Pasquier (inscrit sur la liste 131 allemande, départ du Brabois-Villers), qui confirme qu’il fut transféré à Görlitz avec Messiaen (qui figure sur une autre liste 121 allemande, départ de Sarrebourg). Les premiers prisonniers de la liste 131 (Charle et Pasquier) arrivèrent de Nancy à Görlitz le 25 juillet 1940. Puis Akoka de la liste 130 partit de Nancy le 28 juillet et Messiaen de la liste 121, départ de Sarrebourg, les rejoignit à Görlitz à la même date.
Concernant le départ de Messiaen de Sarrebourg, il faut citer le souvenir précieux d’un autre prisonnier français, Paul Dorne, qui confirme également : « Messiaen est parti en même temps que moi quand nous avons été prisonniers. Nous sommes partis ensemble du camp Brabois-Villers, c’est à côté de Nancy. » (Dorne, 2007, film documentaire)
Ces deux propos, de Pasquier et Dorne, confirment qu’ils furent transportés du Brabois-Villers près de Nancy à Görlitz ensemble avec Messiaen : ainsi les deux prisonniers nient-ils en même temps que Messiaen fût parti d’un autre endroit, donc de Sarrebourg. Cependant le départ de Messiaen de Sarrebourg est confirmé sans réserve par le CICR. Nous avons là deux faits contradictoires qu’il est pour le moment difficile d’expliquer. Il est intéressant aussi que la date d’arrivée d’Akoka et de Messiaen à Görlitz soit identique : le 28 juillet, malgré deux points de départ différents.
L’épisode d’hospitalisation à Görlitz. Les soins de sœurs polonaises
Il est intéressant se pencher sur la maladie de Messiaen après qu’il a été transporté à Görlitz. Dorne, qui est du même transport, raconte : « Nous avons été donc envoyés en wagons à bestiaux. Le trajet a duré trois jours, dans des conditions difficiles, c’est-à-dire que nous étions à plus de cinquante par wagon et sans eau, sans nourriture et finalement quand nous sommes arrivés à Görlitz, on a retiré des cadavres parmi nos camarades qui n’avaient pas survécu. » (Dorne, 2007, film documentaire) P. Messiaen, ayant reçu des nouvelles de son fils, parle aussi du transport cauchemardesque dans un wagon à bestiaux verrouillé, pendant quatre jours [sic], dans des conditions d’hygiène dramatiques. Arrivé à Görlitz (aucun d’entre eux ne sachant où ils avaient échoué), Messiaen « attrape la dysenterie, séjourne un mois dans un hôpital tenu par des sœurs polonaises » (P. Messiaen, 1944).
L’information concernant les « sœurs polonaises » nous intéresse tout particulièrement. Il n’y avait pas encore de lazaret dans le camp de Görlitz, lequel avait été construit sur l’ordre des Allemands par des prisonniers polonais dès l’automne 1939. Les malades présentant des symptômes aussi graves et infectieux que ceux de la dysenterie sont envoyés à l’hôpital municipal de Görlitz. Cet établissement, l’unique où aient pu travailler des religieuses polonaises et où Messiaen a guéri grâce aux soins de « sœurs polonaises », existe encore aujourd’hui. C’est l’Hôpital maltais de Saint-Charles (Malteser Krankenhaus St. Carolus).Les sœurs étaient des Borroméennes de la Maison conventuelle de la Congrégation des sœurs de la miséricorde de Saint-Charles-Borromée qui était en action à Görlitz au début de la guerre. Messiaen a tenu à informer son père précisément que des « sœurs polonaises » prenaient soin de lui ! La présence de religieuses de nationalité polonaise dans un pays administré par les nazis était pourtant impensable. Winfried Töpler25 suggère qu’il peut s’agir de Silésiennes qui parlaient polonais entre elles, donc de femmes originaires de la Haute-Silésie (partie orientale de la Silésie, limitrophe de la Pologne avant la Seconde Guerre mondiale et habitée essentiellement par une population d’origine polonaise).
Étant donné le premier enregistrement au camp auquel Messiaen procède (remplissant le formulaire personnellement) le 15 août 1940, nous pouvons constater qu’à compter de la date de son arrivée, son hospitalisation n’a que de peu dépassé quinze jours. Pour cette raison, on peut supposer que la crise de dysenterie était sans gravité et que, grâce aux soins des religieuses polonaises dont le compositeur se souvient si bien, Messiaen guérit et retourne au camp. De nombreux prisonniers sont malades alors, même parmi ceux déjà dans le camp depuis un certain temps. Jan Świderski (1913-2004), peintre polonais qui habite dans un baraquement voisin et participe à une quinzaine de répétitions et concerts, contracte lui aussi la dysenterie et est hospitalisé. Quatre jours après son enregistrement, Messiaen envoie à Claire Delbos la première lettre de Görlitz, dans laquelle il ne parle pas du tout de son séjour à l’hôpital, probablement pour ne pas tourmenter sa femme.
Formulaire d’enregistrement du prisonnier Olivier Messiaen no 35333, rempli et signé par lui au Stalag VIII A, le 15 août 1940, Archives du CICR à Genève. Copie dans la collection de J. Stankiewicz, Cracovie.
Début de l’organisation de la vie en captivité. Les prisonniers polonais aident Messiaen
L’événement que je vais décrire n’occupe pas la place qu’il mérite dans l’histoire de la captivité de Messiaen et nous en savons peu de choses. Après l’enregistrement de prisonniers qui viennent d’arriver au camp de Görlitz, ceux-ci sont immédiatement affectés au travail forcé, les Français n’en étant pas exempts dans un premier temps. Pasquier, musicien violoncelliste, est envoyé par les Allemands dans la carrière de Striegau ! (Rischin, 2006, p. 55) Les prisonniers français, désorientés au début de leur séjour au camp, sont pris de panique. C’est aux prisonniers polonais, bienveillants à l’égard des Français, qu’ils demandent conseil pour tout ce qui est de l’organisation de la vie au camp et d’une éventuelle défense. La Pologne ayant été vaincue en septembre 1939, les prisonniers polonais sont initialement près de dix mille dans ce camp. Ce sont eux qui ont élevé les baraques sur ordre des Allemands et qui ont entouré le terrain d’une clôture de barbelés. Au printemps 1940, presque tous les Polonais sont déportés à l’intérieur du Reich, il n’en reste qu’une centaine, venus pour la plupart du Stalag VIII C de Sagan. Vidé, le camp de Görlitz attend, longtemps avant l’invasion nazie de la Belgique et de la France, les transports de milliers de prisonniers de ces pays.
Les Polonais, pour lesquels la guerre a commencé huit mois plus tôt que pour les Français et qui ont passé le premier hiver en captivité, sont désormais organisés pour résister à l’oppression de l’administration du camp. Ils ont même obtenu, en vertu des paragraphes fondamentaux de la Convention de Genève, la possibilité de mettre en place une bibliothèque polonaise de camp. Le commandant Alois Bielas a désigné à ces fins Zdzisław Nardelli, littérateur et organisateur de la Soirée polono-française que nous connaissons déjà. La bibliothèque est située dans un couloir étroit derrière la chapelle dans la Baraque théâtrale 27B. La suite des événements nous est relatée par Nardelli lui-même (Nardelli, 2007, film documentaire) :
Et, à cette époque-là, des copains français se sont adressés à nous pour une faveur. Il faut que je dise que les prisonniers français travaillaient physiquement. Ces prisonniers français se sont tournés vers nous pour cacher Messiaen, pour qu’il ne soit pas obligé d’aller travailler dans ce froid. Moi, j’ai été nommé bibliothécaire. Entre les baraquements, la salle de concert et la chapelle, se trouvait une petite pièce transformée par les Allemands en bibliothèque pour les prisonniers. J’ai été un peu surpris par la personnalité de Messiaen, car j’ai eu l’impression que sur un torse humain, on avait placé une tête de pierre. C’est la première impression que j’ai eue. La deuxième impression, c’était qu’il regarde avec l’oreille. C’était incroyable pour moi. Tout ce qu’il voit, il l’entend. Il entend avec son œil et regarde avec son oreille, c’était la première impression que j’ai eue.
Ainsi Messiaen fut-il sauvé du travail forcé et admis comme aide bibliothécaire, ce qui exigeait l’autorisation du commandant du camp et fut un grand succès obtenu par Nardelli. Messiaen n’aurait pas pu mieux tomber, parce qu’il se trouva dans un groupe d’artistes et d’intellectuels polonais jeunes et ambitieux qui se réunissaient dans le local de la bibliothèque (quelque douze personnes) afin de discuter et de prendre ensemble la traditionnelle tisane polonaise. Pour ce qui était de ranger les livres dans une langue qu’il ignorait, Messiaen n’était point trop chargé de travail. La petite société se composait de Jan Świderski et Tadeusz Łakomski, peintres de Cracovie, Świętosław Krawczyński, mélomane de Kielce qui jouait du piano, puis Jan Sokal26 qui habitait Genève avant la guerre et parlait un français impeccable, de même quelques autres personnes, désormais identifiées. Nardelli, qui gérait ces activités, trace après des années dans son roman cité Abîme des oiseaux un portrait de Messiaen, présent dans la bibliothèque du camp, comme quelqu’un de recueilli sur sa vie intérieure, peu loquace, souvent agenouillé devant l’autel de la chapelle (ce qu’on pouvait observer discrètement depuis la bibliothèque), compagnon d’infortune des captifs qui s’était acquis un crédit de confiance et la sympathie des Polonais (voir Nardelli, 1989, p. 35-36).
Portrait de mon mari [Jan Świderski à son retour de la captivité], 1945. Dessin de Janina Kraupe-Świderska. Collection de famille des Świderski, Cracovie.
Il y a encore un événement digne d’être raconté. Messiaen cherchait à se couper des réalités du camp, il recherchait le silence et la solitude, impossibles à atteindre au milieu de plusieurs dizaines de prisonniers accumulés dans le périmètre du camp. Il cherchait des endroits où il puisse travailler, par exemple dans le baraquement des prêtres ou dans les lavabos de son baraquement. Ayant noué un fil d’entente avec ses amis polonais qui le protégeaient, Messiaen reconnut que la bibliothèque était le meilleur endroit. Il sollicita la possibilité de cloisonner un petit espace derrière la chapelle, dans un coin de la bibliothèque, et d’y installer une espèce de cabine dans laquelle il pourrait demeurer seul. C’est donc ainsi que fut construite de planches de bois une cabine équipée d’un siège et d’une planche qui faisait office de table. De cette manière, les Polonais ont offert à Messiaen les conditions permettant de composer son œuvre nouvelle.
Pasquier se rappelle même combien Messiaen était satisfait : « Au stalag, Messiaen nous disait qu’il n’avait jamais été aussi heureux ; l’officier allemand qui dirigeait le camp lui avait trouvé une cabane pour travailler et défendait qu’on le dérange » (Lafon, 1997, p. 60). Il est probablement toujours question du Hauptmann Brüll qui tenait à protéger Messiaen et qui put obtenir du commandement l’autorisation d’installer la cabine que réalisèrent les prisonniers polonais sur « leur territoire », la bibliothèque.
La cabine appelée « la cellule de Messiaen » du Stalag VIII A à Görlitz ; objet reconstruit dans l’exposition « Présence de la musique d’Olivier Messiaen en Pologne », dans la salle d’exposition de la bibliothèque de l’Université Jagellone de Cracovie, 10 décembre 2018-25 janvier 2019. Photo M. Worgacz.
Voilà un autre propos important tenu par Pasquier à ce sujet : « Messiaen avait aidé à la construction du théâtre du camp et on lui avait laissé un petit coin pour composer dans la baraque qui tenait lieu d’église. » L’amour de Messiaen pour le théâtre est bien connu27 et c’est peut-être la raison pour laquelle il prit part à l’arrangement et la construction de l’estrade dans la baraque 27B appelée « Baraque théâtrale », avec une salle qui pouvait accueillir près de 400 prisonniers. Dans l’autre partie du baraquement, « derrière la scène », se trouvait la chapelle dont parle Pasquier et la bibliothèque tout au fond, avec la cabine construite pour Messiaen. Les Allemands avaient contribué à aménager la bibliothèque polonaise, en revanche la cabine pour Messiaen fut construite plus tard par les Polonais28.
Les étapes de la composition du quatuor
La chronologie de la vie et de l’activité de Messiaen dans le camp est étonnamment symétrique. Ses étapes débutent toujours au milieu du mois :
15/06/1940 : défaite de Verdun, fuite de Messiaen avec ses compagnons ;
15/07/1940 : enregistrement sur la liste des prisonniers du camp Brabois-Villers de Nancy ;
15/08/1940 : enregistrement au Stalag VIII A de Görlitz, après la maladie ;
après le 15 novembre 1940 : un piano est mis à la disposition du compositeur ;
après le 15 décembre 1940 : création de la musique composée par Messiaen avant cette date (cinq mouvements du futur quatuor) dans le cadre du programme de la Soirée polono-française ;
15 janvier 1941 : première création officielle du quatuor ;
16 février 1941 : départ du transport de rapatriement.
Durant les premières semaines de sa captivité à Görlitz, Messiaen composa une pièce, dont on ignore le titre, pour deux musiciens qui se distinguaient : le clarinettiste Henri Akoka et l’accordéoniste polonais Stanisław Tosio (1915-?). Le fait que l’œuvre nouvelle de Messiaen ait été jouée dans le camp a été noté par Świętosław Krawczyński, pianiste et compositeur de chansons en vogue et d’airs destinés aux pièces de théâtres et aux revues créées au théâtre du camp : « La première œuvre de Messiaen [composée dans le camp], une sorte d’air pour clarinette et accordéon, était destinée à Tosio et Akoka. Il y avait multitude d’octaves et de quintes parallèles, ce qui m’a bouleversé, vu qu’on m’avait enseigné l’harmonie selon Haydn et Mozart. Du point de vue acoustique, cette pièce exploitait d’intéressantes propriétés d’intonation de l’accordéon et elle était mélodieuse. » (Krawczyński, 1999, p. 16) Il est donc confirmé que les musiciens interprétèrent cette œuvre de Messiaen dans le camp, mais la partition a disparu sans laisser de trace. Cette composition ne figure dans aucun catalogue des œuvres de Messiaen.
Świętosław Krawczyński au piano. Photo au Stalag VI G de Hoffnungsthal, 1943. Collection de famille des Krawczyński, Kielce.
Le fait d’avoir retrouvé le programme de la Soirée polono-française nous autorise à établir une chronologie nouvelle du processus de composition du quatuor par Messiaen. D’une manière générale, elle comprend deux périodes : la première jusqu’au mois de décembre 1940 et la seconde jusqu’au 15 janvier 1941. Les cinq mouvements nés pendant la première période29 (2, 3, 4, 5 et 7) sont interprétés à la Soirée polono-française. Au début, cette étape se caractérise par l’absence d’instrument qu’on ne fait venir dans le camp qu’après la conférence que donne Messiaen pour un grand groupe de prêtres au sujet de la richesse de couleurs dans le texte de l’Apocalypse. Messiaen souligne : « je n’avais pas de piano et je n’ai entendu ce que j’avais écrit que beaucoup plus tard » (Goléa, 1984, p. 62), puis aussi : « je l’ai écrit absolument sans instrument, n’ayant absolument aucun moyen de vérification, uniquement par l’audition intérieure. Je suis très fier parce que je n’y ai rien changé et je crois que c’était bien puisque je n’ai rien eu à changer. » (Renaud, 2002, p. 42).
Les toutes premières esquisses naissent dans le camp de Toul (Condé, 1995, p. 22), esquisses sans titre de la future pièce 3 pour clarinette solo. Dans le camp de Görlitz, le premier à naître est le mouvement 4 pour clarinette, violon et violoncelle : « un petit trio sans prétention » selon le compositeur lui-même. L’œuvre est bien connue du fait que les musiciens l’ont répétée et interprétée pour Messiaen dans les lavabos du baraquement d’habitation. Il n’est cependant pas permis d’en généraliser le sens pour suggérer que Messiaen aurait composé dans les latrines du camp, ce que fait Rischin en remplaçant le terme de lavabos par « latrines » (Rischin, 2006, p. 69).
Le futur mouvement 5 a suscité les doutes de certains auteurs à cause de la transcription pour violoncelle et piano du thème puisé dans la Fête des belles eaux pour six ondes Martenot (1937). Mais le fait qu’il ait été exécuté antérieurement, soit à la Soirée polono-française dès la mi-décembre 1940, invalide la critique selon laquelle le compositeur aurait recouru à une œuvre existante pour terminer son quatuor le plus vite possible.
Il reste encore les pièces initiale et finale (no 2 et no 7) sur les cinq qui furent exécutées à la Soirée polono-française. Les deux prévoient l’arrangement orchestral complet et elles se rapprochent l’une de l’autre quant à la texture et la construction. Ainsi peut-on supposer qu’elles sont nées immédiatement l’une après l’autre. Il est cependant difficile d’expliquer pourquoi la pièce no 2 n’est pas inscrite par le compositeur comme deuxième dans le manuscrit autographe de la partition30 : elle est située (avec le numéro 2) entre les mouvements 7 et 8.Suite à la présentation de ces cinq œuvres, futurs mouvements du quatuor, à la Soirée polono-française, le projet naît d’organiser la première création officielle de l’œuvre entière au stalag et c’est probablement alors qu’est prévue la date du 15 janvier suivant, soit presque quatre semaines plus tard. Le compositeur reçoit des autorités allemandes une proposition à ne pas refuser, ayant cependant peu de temps pour terminer l’ensemble dont il est le seul à connaître le plan.
Ainsi peut-on avancer l’hypothèse selon laquelle Messiaen s’est chargé de composer, en moins de quatre semaines, les trois derniers mouvements du quatuor : 1, 6 et 8, et il dut de plus procéder avec ses collègues aux répétitions de l’œuvre dans son intégralité pour préparer le concert de première. C’est le mouvement 6 qui se réfère le plus sensiblement au thème de l’œuvre, pour quatre instruments à l’unisson ; le compositeur l’intitule Fanfare. Ce titre est changé ensuite pour devenir : Danse de la fureur, pour les sept trompettes, ce qui est plus proche de l’idée de l’œuvre. On voit nettement dans la partition manuscrite du quatuor, faite dans le camp, que les traces du premier titre sont effacées pour y inscrire le nouveau titre. C’est probablement à cause du titre modifié, annonçant la danse apocalyptique symbolique, que le compositeur a exceptionnellement augmenté le tempo, bien qu’il le baisse d’habitude, en écrivant : Décidé, vigoureux, granitique, un peu vif, croche = 176, et non 160, comme c’était prévu avant.
L’idée du mouvement 8, dans lequel le compositeur a encore adapté un thème puisé dans son œuvre antérieure, à savoir l’œuvre pour orgue Diptyque (1929), pouvait naître au moment de terminer l’œuvre entière pour les raisons évoquées ci-dessus, à savoir le peu de temps qui restait. Le fait que ce mouvement s’intitule dans le programme de la première : Seconde louange à l’éternité de Jésus, donc que Messiaen n’était pas sûr du titre de ce mouvement qui devait clore l’ensemble, en témoignerait également. De même que dans le cas précédent, le manuscrit de la partition porte les traces de la tentative d’effacer le mot « Seconde » et un nouveau titre : Louange à l’Immortalité de Jésus. Le tempo est baissé cette fois : de Extrêmement lent et tendre, extatique avec croche = 44 jusqu’à la croche = 36. Les deux titres et les tempos modifiés se trouvent précisément dans la version imprimée de la partition (Durand, Paris, 1942).
Il nous reste le premier mouvement du quatuor qui est le plus original et révélateur, sans lien avec aucun autre de ce cycle. Je partage l’avis d’A. Pople qui considère qu’il a été le dernier que Messiaen ait composé (Pople, 1998, p. 11), à l’opposé de Hill et Simeone qui disent que « [Messiaen] se plongea sérieusement dans la composition du reste du quatuor en commençant par le premier mouvement » (Hill, Simeone, 2008, p. 127). Nous ignorons dans quelle mesure cela est exact : si tous les chercheurs intéressés pouvaient accéder aux cartons des archives de Messiaen de la période du Centre théâtral et musical de Verdun et de la captivité à Görlitz qui se trouvent déjà à la BnF, il sera possible de résoudre ces mystères.
La première du Quatuor pour la fin du Temps sur ordre du commandant du camp
En préparant l’œuvre pour la première officielle, Messiaen a gardé sans modification tous les titres des cinq pièces figurant dans le programme et créées dans le camp en décembre 1940, puis il a ajouté trois titres nouveaux. Il a conféré à l’ensemble celui de Quatuor pour la fin du Temps, qui n’a vu le jour qu’alors, non sans quelque hésitation. Les affichettes du camp en donnaient deux versions dont la première : Quatuor de la fin du Temps31 était écrite sur les invitations par le prisonnier français Henri Breton32. Cependant, c’est la seconde version du titre qui est passé dans l’histoire de la musique : Quatuor pour la fin du Temps, calligraphiée alors par un soldat allemand à qui on avait confié cette tâche.
Du point de vue des recherches polonaises, il n’y a plus rien à ajouter à la description de la première, car les prisonniers polonais n’avaient fait aucune remarque personnelle. Le commandement du camp ne les laissa pas assister à ce concert. Leur contact avec les prisonniers français, qui leur étaient devenus si proches et amis, fut désormais limité. Et le 29 janvier 1941, on les déporta de Görlitz au Stalag VI B Neu Versen33. Les Polonais furent les premiers à quitter Görlitz pour l’intérieur du Reich où leur captivité se poursuivit, donc avant Messiaen qui obtint sa libération définitive quinze jours après leur déportation.
La différence entre la première exécution de cinq mouvements du Quatuor à la Soirée polono-française et la première officielle de l’œuvre tout entière était fondamentale. La soirée fut l’initiative des prisonniers polonais et français, le commandant ayant gracieusement autorisé son organisation et la censure entériné le programme. L’organisation de la première officielle se fit, en revanche, sur ordre du commandant allemand. Nous savons que Messiaen était discret pour commenter sa période de captivité et se taisait à ce sujet dans la mesure du possible, mais vers la fin de ses jours, il rompt lui-même ce silence. Invité en 1988 par la Radiodiffusion canadienne, il révèle à propos de la première création du Quatuor au Stalag VIII A : « les officiers allemands ont décidé, puisque j’avais fait cette œuvre en captivité, qu’on allait la donner pour les camarades de captivité. […] Ils ont été tout de même touchés parce qu’ils étaient malheureux et nous étions aussi malheureux et que c’était une œuvre faite par un compagnon de captivité, et ça a été, je crois, le plus beau concert de toute mon existence. »(Renaud, 2002, p. 42)
Paul Dorne34 prouve directement que ce sont les autorités allemandes qui ont ordonné l’organisation du concert et la présence obligatoire des prisonniers français : « L’homme de confiance du camp avait informé les prisonniers qu’Olivier Messiaen présenterait à ce concert une pièce qu’il venait de composer dans le camp. L’information était adressée à tous les camarades qui s’intéresseraient à cette première en quelque sorte35. Ils s’y rendirent malgré le couvre-feu puisqu’ils y étaient tous autorisés, la présence était obligatoire sur un ordre officiel. Ils allèrent donc à la chapelle du camp36 pour écouter Olivier Messiaen interpréter le « Quatuor pour la fin du Temps », pas pour la première fois, mais officiellement. Ils étaient une centaine. » (Dorne, 2005, télévision française)
Une autre voix, toujours inconnue, d’un prisonnier qui signait « V. M. » le premier compte-rendu de la première du quatuor dans la gazette du camp « Le Lumignon », proclamait au début : « Il nous a été accordé d’avoir vécu dans ce camp le miracle de la création d’un chef-d’œuvre » pour terminer avec ce constat, cité par les autres : « Ce qui est grave, après une telle musique, ce n’est pas retomber où l’on est, mais à ce que l’on est. » (V. M., 1941, p. 4)
Comme nous le savons, la première du Quatuor pour la fin du Temps, le 15 janvier 1941 dans le camp de Görlitz, continue d’être un événement des plus illustres de l’histoire de la musique du XXe siècle. Le compositeur lui-même a intensément veillé à cette légende qui fonctionne aujourd’hui dans de nombreuses versions variées, bien qu’elle soit aussi intensément vérifiée par divers auteurs, notamment la plus jeune génération, et ce de différentes manières. Mais elle est toujours bien vivace et ouvre à l’œuvre de Messiaen, composée en captivité, les estrades sur la planète tout entière, ces derniers temps aussi dans plusieurs universités américaines.
Le rapatriement de Messiaen en France avec Pasquier
La présentation officielle du Quatuor pour la fin du Temps le 15 janvier 1941 fut naturellement le point culminant de la captivité de Messiaen à Görlitz. Pendant les cinq mois qui précédèrent cet événement, il s’efforçait de survivre au stalag et l’intense travail de composition l’y aidait. L’autre occupation constructive consistait en répétitions avec les musiciens. Il put ainsi écrire les cinq pièces présentées à la Soirée polono-française de la mi-décembre 1940 et terminer le quatuor en y ajoutant trois mouvements pendant l’avant-dernier et sixième mois de sa captivité à Görlitz, jusqu’à mi-janvier 1941.
Après la première du quatuor, rien n’empêche plus le compositeur de penser à l’éventualité de quitter le camp, d’autant qu’on entend parler de l’action de rapatriement, lancée à grande échelle par le gouvernement de Vichy pour un groupe sélectionné de prisonniers français. Le Quatuor pour la fin du Temps achevé et présenté au public, Messiaen a clos une étape importante dont nous ne découvrirons la signification que grâce au développement futur de son langage musical et au dynamisme de son œuvre. Il pense maintenant et discute avec ses amis de l’avenir incertain dans le camp et de la captivité insensée, bien que les Allemands aient relâché la discipline et traitent mieux les Français en conséquence des démarches de Vichy, et traitent mieux Messiaen également grâce à l’autorité et la reconnaissance dont il jouit auprès de ses camarades et des autorités du camp du fait de son travail créateur.
La durée de la captivité de Messiaen est calculée de différentes manières. Sur le territoire français, elle dure du 22 juin (emprisonnement à Germiny) au 24-25 juillet (départ présumé du transport) : ainsi peut-on parler d’un grand mois. La captivité sur le Reich commence le 24 juillet 1940 pour prendre fin le 16 février 1941, soit sept mois moins huit jours. Ainsi l’ensemble de sa captivité s’étend à huit mois (moins huit jours).
Il existe plusieurs hypothèses relatives à la libération de Messiaen. C’est Murray qui présente les motifs les plus convaincants. Il analyse les raisons évoquées par Messiaen lui-même qui les expose dans la lettre à Mme Dupré (Murray, 2010, p. 253, note 50). Il fut libéré parce qu’il était musicien, qu’il avait travaillé comme infirmier, que le professeur Dupré était intervenu pour lui. Ce dernier argument n’est pas concluant pour Murray qui allègue qu’il n’est pas définitivement confirmé.
Une hypothèse des plus récentes concernant la libération de Messiaen se réfère au personnage du général Ch. Huntziger, l’organisateur du Centre théâtral et musical de la 2e armée à Verdun. C’est une supposition lancée par Balmer et Murray37, qui la motivent par le fait que le général Huntziger, qui avait confié l’activité musicale de Verdun à Messiaen et plusieurs autres musiciens qui comptaient, devint ensuite ministre de la guerre au gouvernement de Vichy, ce qui lui permit d’agir sur tous les plans (Balmer, Murray, 2013, p. 156-157).
Aussi pertinentes que soient les explications de Murray, je dois remettre en question quelques-unes de ses affirmations. Je suis entièrement d’accord pour la date de la libération de Messiaen et Pasquier le 10 février 1941, que Murray cite plusieurs fois dans son article (Murray, 2010, p. 244 ; p. 252, note 43 ; p. 253 ; p. 254), cependant un commentaire est indispensable. Ce jour-là, en effet, n’eut lieu que la libération formelle, c’est-à-dire que le tampon « Entlassen » [libéré] fut apposé sur les documents de ces prisonniers de guerre, alors qu’ils pouvaient l’ignorer parfaitement. La libération réelle ne se fit que huit jours plus tard, lorsque le transport de rapatriement partit, le 16 février, de Görlitz via Nüremberg jusqu’à Constance où se trouvait le Heilag V A38 à la frontière germano-suisse, puis pour la quarantaine dans le camp de Sathonay près de Lyon. Murray donne à tort la même date du 16 février comme celle de l’arrivée du transport à Sathonay (Murray, 2010, p. 253, note 56). La date du 16 février 1941, celle du départ du transport de Görlitz, est documentée par la liste 102848 française sur laquelle figure le nom de Messiaen et le nom de Pasquier à la page 9 de la même liste.
Liste avec le nom de Messiaen, la date de rapatriement : 16 février 1941, sa formation militaire EM 2e armée et son emploi à l’hôpital de Sarralbe. Service historique de la Défense à Caen.
Liste avec le nom de Pasquier, la date de rapatriement : 16 février 1941 et sa formation militaire E. M. 2e armée. Service historique de la Défense à Caen.
Il faut donc prendre en compte la durée du voyage en chemin de fer, pas si courte que cela, de Görlitz à Nüremberg, puis à Constance, enfin de Constance à Lyon. Il faut ensuite ajouter les trois semaines de quarantaine à Sathonay où Pasquier fut affecté à la cuisine, comme à Görlitz. Ce n’est qu’à l’issue de la quarantaine que Pasquier et Messiaen sont définitivement libres. Un fait incontestable est la date du 10 mars à laquelle Messiaen envoie une lettre à Claude Arrieu du château de famille de Neussargues que Messiaen a dû gagner un peu plus tôt. Il y exprime sa joie du retour et son orgueil pour avoir rapporté de la captivité « un Quatuor pour la fin du Temps en huit mouvements […] j’en suis très fier car il a été écrit dans des circonstances si difficiles ! » (Hill, Simeone, 2008, p. 136). Il faut donc admettre que si Messiaen est à la maison de Claire Delbos avant le 10 mars 1941, le voyage de Görlitz à Constance aura été rapide et la quarantaine à Sathonay n’aura pas duré les trois semaines qu’indique Rischin d’après l’information de Pasquier (Rischin, 2006, p. 147), puisque la période du 16 février au 10 mars représente précisément trois grandes semaines.
Akoka et Le Boulaire sont restés dans le camp de Görlitz. Akoka est retiré du transport que prennent Messiaen et Pasquier, parce que juste avant le départ, un officier allemand découvre qu’il est Juif. En mars 1941 Akoka, qui est né en Algérie, rejoint le transport de prisonniers algériens, transférés en vertu de la Convention de Genève à Dinan en Bretagne où le climat est plus doux. Mais bien qu’il se trouve en France, il continue d’être prisonnier. Le 13 mai 1941, il est envoyé au Stalag XVIII A Wolsberg et c’est probablement de ce transport qu’il s’est échappé avec son célèbre saut du train en marche près de la localité Saint-Julien-du Sault (Rischin, 2006, p. 150-154), parce qu’on a écrit dans sa carte d’enregistrement « sans autres renseignements »39. Il s’est donc sauvé avec sa clarinette, en se réfugiant dans la zone libre, où stationne à Marseille son Orchestre national de la radiodiffusion, transféré de Paris.
Liste avec le nom de Le Boulaire et la même date de rapatriement : le 16 février 1941. Service historique de la Défense à Caen.
Le sort de Le Boulaire fut surprenant. Même s’il fut inscrit comme Messiaen et Pasquier sur la liste 102848 relative au départ du 16 février 1941 et qu’il devait être transféré avec eux au Heilag V A à Constance40, il ne quitta pas le camp de Görlitz pour des raisons que nous ignorons. Aucun auteur n’a jusqu’ici remarqué ce fait. En octobre 1941, effondré à cause de la captivité prolongée, Le Boulaire tâche de fuir avec deux compagnons, mais ils sont rattrapés au bout de trois jours et ramenés au camp. Ce n’est qu’à la fin de l’année et encore avec l’aide du Hauptmann Brüll que Le Boulaire quitte Görlitz (Rischin, 2006, p. 166-169). Brüll recourt une nouvelle fois au stratagème « infirmier », de même que pour Messiaen, et pour cause. Le Boulaire était le dernier des quatre musiciens à arriver à Görlitz et pourtant c’est lui qui y resta le plus longtemps. Sur la liste d’arrivée du Frontstalag 101(à Cambrai), dont il ne vint à Görlitz que le 5 octobre 1940, figure cette note manuscrite : « Franzosen Sanitäter » [Français infirmiers]. Comme nous le savons, son vécu de guerre, de même que l’expérience musicale liée aux interprétations du quatuor (dont Messiaen était content), ont amené Le Boulaire à renoncer définitivement au violon. En revanche, il a fait une belle carrière d’acteur de théâtre et de cinéma. Les deux musiciens, Akoka et Le Boulaire, n’ont donc plus jamais joué leurs parties dans le quatuor de Messiaen41.
Laissons parler une dernière fois Pasquier, fidèle compagnon de Messiaen : « Un jour, des officiers supérieurs vinrent nous écouter pendant que nous répétions. Lorsqu’ils repartirent, l’un d’eux resta en arrière et dit à Messiaen en très bon français : Je vous signale qu’il va y avoir un rapatriement en France. Nous avons l’intention de vous renvoyer dans votre pays. Messiaen a demandé : Comment se fait-il que nous puissions rentrer ? L’officier a alors répondu : Eh bien, parce que vous êtes des soldats musiciens, vous ne portez donc pas d’armes. – Voilà qui était tout à fait faux. En ce qui me concerne par exemple, j’ai été fait prisonnier avec un fusil à la main. Pour les Allemands cependant, les musiciens n’étaient pas considérés comme guerriers, mais comme des artistes… » (Pasquier, 2007, film documentaire)
Cependant, pour ce qui était d’être libéré et quitter le camp, tout commence encore une fois avec l’intervention du Hauptmann Brüll qui veille jusqu’à la fin sur Messiaen et ses camarades. Brüll suggère une solution fondée sur le règlement en vertu duquel les soldats affectés au service de santé et les soldats musiciens jouissent de la priorité pour être inscrits sur la liste de rapatriement et il considère qu’il faut en profiter. Dans cette situation, c’est Pasquier qui fit preuve de la plus grande lucidité en demandant à Messiaen sa carte d’identité militaire pour y inscrire, avec l’aval de Brüll, le mot « infirmier », ce qu’il fit aussi pour sa propre carte d’identité militaire où il mit « soldat-infirmier » (Rischin, 2006, p. 144-145). Pasquier racontait après en riant que Brüll était devenu ainsi « co-coupable » de cette falsification innocente42. D’ailleurs, ce n’en était pas une dans le cas de Messiaen qui avait réellement rempli la fonction d’infirmier au début de son service à Sarralbe. Grâce aux documents « préparés » de la sorte, les deux musiciens furent inscrits sans problème sur la liste de transport pour le 16 février 1941, que le commandant Bielas signa sans objection. La même inscription figure sur la carte de rapatriement « R » de Messiaen, avec l’indication de son affectation : 2e cl. E.M. 2e armée [2e armée à Verdun], également Hal Sarralbe [hôpital de Sarralbe].
Carte de rapatriement « R » de Messiaen (première publication), recto. Service historique de la Défense à Caen. Copie dans la collection de J. Stankiewicz, Cracovie.
Carte de rapatriement « R » de Messiaen, verso. Avec la remarque : « Est passé au camp Brabois-Villers par Nancy. Liste no 18850 ».
Il se peut que le commandant Alois Bielas ressentît une espèce de regret, étant obligé de libérer prématurément ces excellents musiciens et de renoncer aux concerts qu’ils organisaient dans le camp. La conquête de l’Europe par les nazis n’avait pas encore atteint son apogée en 1941 et la captivité de milliers de prisonniers qui restaient dans les camps de Görlitz ou Sagan43, et de nombreux autres encore, devait durer jusqu’au mois de janvier 1945, aussi plus tard. En tous cas, Pasquier soulignait dans sa relation à l’usage de Rischin : « Le commandant du camp nous a autorisés à retourner en France parce que nous étions des musiciens et des musiciens connus […] C’est la musique qui, à plusieurs reprises, m’a sauvé. C’est la musique qui a été ma bonne fée. Sans elle, je serais sans doute resté au camp pendant cinq ans. […] Nous sommes partis grâce au commandant du camp [Bielas]. » (Rischin, 2006, p. 143-145)
Ce sont donc deux Allemands, le Hauptmann Karl-Albert Brüll et le Lagerkommandant Alois Bielas, qui rendent réellement possible la libération de Messiaen avec Pasquier du Stalag VIII A de Görlitz. Świętosław Krawczyński, à qui Messiaen serra la main en partant, est l’unique Polonais qui se souvienne de ces adieux avec précision (Stankiewicz, 2009, p. 43). Et ce geste fraternel, témoignage de l’amitié d’Olivier Messiaen avec les Polonais, est resté gravé dans la mémoire de Krawczyński jusqu’à la fin de ses jours.
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FILMOGRAPHIE
(Dorne, 2005, télévision française)
Essais et balbutiements autours du « Quatuor pour la fin du Temps », réalisation Nicolás Buenaventura Vidal,avec une participation de : Charles Bodman Rae (compositeur), Georges Germain, Paul Dorne, Arthur Louart (anciens prisonniers de guerre), Hannelore Lauerwald (historienne), Régis Pasquier (musicien) et Archives INA. Copyright : Gloria Films, INA, Les Films du Rat, 2005 – 15mn.
(Nardelli, Pasquier, Dorne, 2007, film documentaire)
Le Charme des impossibilités, scenario et réalisation Nicolás Buenaventura Vidal, coproduction : Les Films du Rat, Gloria Films, Institut national de l’audiovisuel, 2007 – 80mn ; avec la participation de Zdzisław Nardelli (ancien prisonnier de guerre polonais), Étienne Pasquier (violoncelliste), Paul Dorne (ancien prisonnier de guerre français) ; avec le concours de : François-René Duchâble, piano, Paul Meyer, clarinette, Régis Pasquier, violon, Roland Pidoux, violoncelle.
Notes
1Dans la littérature consacrée à Olivier Messiaen, on lit le plus souvent : « Stalag VIII A à Görlitz en Silésie » ou « Messiaen captif dans un camp en Silésie », ce que corrobore Messiaen lui-même en écrivant dans la partition du Quatuor pour la fin du Temps : « terminé au Stalag VIII A Görlitz, Silésie… ». Néanmoins, cette constatation est paradoxale dans la mesure où Görlitz n’est pas du tout une ville de Silésie, parce qu’elle est située sur la rive gauche, occidentale, de la Neisse de Lusace en Saxonie, et c’est une ville allemande. La Wehrmacht avait conçu et situé le camp « en banlieue » pour ainsi dire et de l’autre côté de la Neisse, sur un terrain aux confins de la Silésie, limitrophe de la Saxonie, soumis alors au Troisième Reich et appartenant après la guerre à la Pologne.
2Cf. aussi les informations de base contenues dans : Messiaen, 1941 ; Haedrich, 1942 ; Goléa, 1961, 1984 ; Zgłobicki, 1980 ; Massin, 1989, Massip, 1996 ; Samuel, 1999 ; Jourdanet, 2001 ; Lauerwald, 2002, 2008 ; Meyer, 2005 ; Cappelletto, 2007.
3Zdzisław Nardelli (1913-2006, no de prisonnier 4985), littérateur polonais et réalisateur d’auditions à la radio. Il débuta avec un recueil de poèmes s’intitulant Świt na nowo (1938). Il passa la guerre en captivité aux camps de Sagan et Görlitz, puis au camp de concentration de Buchenwald. Après la guerre, il mit en marche la radiodiffusion à Cracovie et Szczecin. Il fut pendant des années le directeur du Théâtre de la Radiodiffusion polonaise. Ses trois romans autobiographiques décrivent le sort dramatique des prisonniers de guerre et, dans le deuxième de ces romans (Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux], 1989), la captivité à Görlitz et la rencontre avec O. Messiaen.
4Les programmes manuscrits étaient calligraphiés par le prisonnier polonais Bohdan Samulski, mais une partie était même polycopiée grâce à la technique photographique, d’où probablement la référence à l’impression des programmes de Z. Nardelli.
5Baraque théâtrale 27B.
6Trompettiste de la Chapelle de la Reine.
7René Charle (1906- ?), acteur et chanteur d’opéra et d’opérette, organisateur de concerts de chambre et de revues au camp de Görlitz, se produisit en permanence aux côtés de Messiaen. Z. Nardelli se souvient de Charle dans son roman autobiographique Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux] (1989, p. 127), chantant dans le camp l’air célèbre de Nadir de l’opéra Les Pêcheurs de perles, cf. note 9.
8Dans les documents allemands, il est cité comme Eugène, Jean étant son deuxième prénom. D’après : Personalkarte Eugène Jean Le Boulaire, Service historique de la Défense à Caen.
9Z. Nardelli donne la description de cette importante Soirée polono-française dans l’ouvrage en polonais s’intitulant Otchłań ptaków [Abîme des oiseaux], 1989, p. 65-67.
10Gawann,Quatuor pour la fin du Temps, Paris, Durand, 1942, in Information musicale 1942, p. 1029.
11C.-A. Brüll, avocat de profession, mélomane et catholique, comme c’est le cas de Messiaen, n’était pas membre de la NSDAP. Délégué au service de la Wehrmacht, il travailla essentiellement en qualité de traducteur au Stalag VIII A de Görlitz de 1940 à 1943.
12« … En décembre 1984, Łyczewski envoie au compositeur une copie du programme d’une représentation en Pologne du Quatuor… Le programme est signé par Cz. Mętrak et trois autres prisonniers : K. Cebrowski, B. Samulski et Z. Nardelli… » (Rischin, 2006, p. 188-189). Le fait de citer ces noms des organisateurs polonais nous convainc que Rischin se réfère au même programme de la Soirée polono-française.
13Murray remet en question le séjour à Sarreguemines, qu’il considère plutôt comme transitoire, ce qu’il explique par les changements fréquents de terrain d’opération du régiment de Messiaen. Par contre le compositeur évoque plusieurs fois Sarreguemines (par exemple chez Goléa, 1961) comme lieu de stationnement et de travail de son détachement, ce que répète aussi P. Messiaen (P. Messiaen, 1944, p. 311).
14Confirmée par Ch. B. Murray en vertu de la lettre de C. Delbos à G. Martenot du 13 janvier 1940 (Murray, 2010, p. 244, note 5).
[15]Précisée par Ch. B. Murray en vertu de la deuxième lettre de C. Delbos à G. Martenot du 28 avril 1940 (Murray, 2010, p. 248, note 26).
16L’exposition d’acquis nouveaux de la BnF, ouverte en février 2017, découvre un état de conservation surprenant de certains documents musicaux de Messiaen qui datent d’avant la captivité de Görlitz. Delapierre et P. Messiaen disent que c’était une poussette d’enfant et non une bicyclette.
17Iradj Sahbai a été élève d’Olivier Messiaen au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et a obtenu son prix de composition en 1975. Il habite à Strasbourg et continue ses activités au niveaunational et international.
18Messiaen se souvient aussi de ce camp : « un camp, près de Nancy » (Goléa, 1984, p. 60), de même que Pasquier qui en parle à maintes reprises.
19Il n’y a pas d’éléments dont parle Rischin (Rischin, 2006, p. 28) qui confirmeraient que Messiaen avait trouvé plus tôt une inspiration pour composer une pièce pour clarinette et qu’il s’était mis à composer déjà à Verdun, en montant la garde avec Pasquier et écoutant les oiseaux chanter. En revanche, Pasquier parle à divers interlocuteurs, à plusieurs reprises, de Messiaen en train de composer et d’Akoka en train de lire ses esquisses dans le camp de Toul.
20À partir du résumé et de la rédaction des Agendas de Messiaen, conservés à la BnF, faits personnellement par Yvonne Loriod sur la base des notes manuscrites du compositeur, accessible en ligne sur le site de la BnF.
21L’auteur a dû rédiger ce souvenir de la première du Quatuor de Messiaen un an plus tard. Le texte du père Derkenne ne comporte plus les premiers titres (par exemple Fanfares ouSeconde Louange), affichés lors du concert-première ; le changement a eu lieu probablement grâce à la partition du quatuor, éditée en mai 1942.
22Il n’est pas confirmé que Le Brabois-Villers ait été un camp de transition, il ne figure sur aucune liste de frontstalags ni d’autres camps, c’était plutôt un point de recensement « de déportation ».
23Murray se réfère aussi à cette liste, en constatant que les noms de Pasquier, Messiaen et Charle y sont voisins (l’auteur trouve ici la confirmation du fait que Charle fut le quatrième compagnon de Messiaen pendant la fuite et l’emprisonnement, ce qui est étayé par le texte de Derkenne). Les trois hommes, comme le dit Murray, « ont rempli le formulaire de recensement au Brabois-Villers » (Murray, 2010, p. 250, note 37), soit la liste 18850 mentionnée ci-dessus. Cela résout aussi définitivement les doutes de différents auteurs (Rischin, Murray, Nardelli) concernant l’orthographe du nom qui n’est pas « Charles » mais « Charle », René Charle l’ayant écrit ainsi de sa propre main.
24L’original dans la collection de J. Stankiewicz, Cracovie.
25Dr Winfried Töpler, responsable des Archives diocésaines de Görlitz, à qui je dois ces informations.
26Jan Sokal (né en 1913 à Varsovie, no de prisonnier 35), fils de Franciszek Sokal, ministre délégué polonais près de la Société des Nations à Genève. Il y termina le droit à l’université. Il était l’interlocuteur principal de Messiaen parmi les prisonniers polonais, et lui a notamment traduit les poèmes de Nardelli. Il s’établit à Bruxelles après la guerre.
27Messiaen ne prit pas part à l’activité du théâtre dans le camp de Görlitz, car il consacrait à la composition le plus clair de son temps. Le théâtre du Stalag VIII A se développa dans les années qui suivirent le départ de Messiaen et fonctionna aussi comme troupe en tournées officielles, organisées par les Allemands, dans d’autres camps de prisonniers. Mais le mot de gratitude que Messiaen adressa à André Foulon, qui dirigeait le théâtre, témoigne de son engagement émotionnel.
28La reconstruction de la cabine, construite pour Olivier Messiaen par les prisonniers polonais en planches de bois au coin de la bibliothèque polonaise de la Baraque théâtrale 27B au Stalag VIII A à Görlitz, a été réalisée pour l’exposition « Présence de la musique d’Olivier Messiaen en Pologne » dans la salle d’exposition de la bibliothèque de l’Université Jagellone de Cracovie. Appelée « la cellule de Messiaen », la cabine a éveillé le plus vif intérêt des visiteurs le 10 décembre 2018, pendant l’inauguration de l’exposition, le soir du 110e anniversaire de la naissance du compositeur.
29Et non quatre mouvements comme constate Murray (Murray, 2010, p. 252). Sa conception de la symétrie (quatre mouvements puis quatre différents) n’est pas juste, parce que le mouvement n° 5 a été déjà présenté pendant la Soirée polono-française. Ainsi nous avons cinq mouvements et trois mouvements. Il ne manque que trois mouvements jusqu’à la forme achevée.
30BnF, Département musique.
31Les affichettes, appelées par certains auteurs « invitations au concert », ce qui semble peu pertinent dans la situation d’un camp de prisonniers de guerre, sont bien connues et publiées, voir notamment : Schlee, Kämper, 1998, p. 225.
32Information donnée le 07/10/2007 par la petite-fille Florence Ramette sur http:/trefaucube.free.fr/index.php?id=100 (lu le 16 avril 2015).
33Liste Abgänge no 1027 du 29/01/1941, Liste Zugänge no 388 du 03/02/1941. Archiwum Centralnego Muzeum Jeńców Wojennych à Łambinowice-Opole [Archives du Musée Central des Prisonniers de guerre à Łambinowice-Opole, Pologne].
34P. Dorne était un prisonnier qui arriva avec Messiaen à Görlitz. Il fut le président de l’Amicale Nationale des Anciens Prisonniers de Guerre des Oflags et Stalags VIII, mise en place en 1965. Ce propos précieux de lui a été enregistré par N. B. Vidal en 2005 et présenté par la télévision française dans le programme Essais et balbutiements – autour du « Quatuor pour la fin du Temps ».
35Dorne souligne que cette exécution était en quelque sorte la « première du Quatuor »,car, comme nous le savons, l’œuvre avait déjà été interprétée lors de la Soirée polono-française à laquelle il avait également assisté.
36Le concert de première eut lieu également dans la Baraque théâtrale derrière l’estrade duquel se trouvait aussi, comme nous le savons, la chapelle du camp, d’où vient probablement le raccourci mental de Dorne disant que le concert se tint « dans la chapelle du camp ».
37Que le général Huntziger ait contribué éventuellement à la libération de Messiaen, il en est question aussi dans l’article Olivier Messiaen que Jean-Marc Warszawski a rédigé pour les biographies du site musicologie.org. J.-M. Warszawski complète et corrige la date de l’emprisonnement de Messiaen et de son départ de Görlitz avec le transport de rapatriement sur la base des éléments que je lui ai envoyés dans le courriel du 30/09/2017.
38Un Heilag (Heimkehrerlager) représentait un genre moins connu de camp de la Wehrmacht : c’était un camp de rapatriement destiné aux prisonniers de guerre qui attendaient d’être libérés, mais ce n’était pas encore la liberté à part entière.
39Carte d’enregistrement Akoka H., Kartei-Karte Front Stalag no 133[à Rennes].Service historique de la Défense à Caen.
40Cf. Carte « R » Le Boulaire Eugène Jean. Service historique de la Défense à Caen.
41Il faut avouer cependant qu’Akoka prit part une seule fois à la création du quatuor à Londres (SIMC 1946) dans une situation de panne et à la demande particulière de Messiaen (Hill, Simeone, 2008, p. 223).
42Il faut rappeler entre parenthèses l’histoire de l’emprisonnement de Jean-Paul Sartre, qui fut d’abord météorologue dans l’armée française. Emprisonné comme Messiaen en juin 1940, il fut déporté dans un camp à l’intérieur du Reich. Libéré en 1941, en vertu d’un faux certificat de santé, il regagna Paris où il adhéra à la Résistance.
43Impossible de ne pas évoquer l’illustre dramaturge René de Obaldia (né en 1918) de l’Académie française, grand ami de Messiaen, qui ne fut libéré du Stalag VIII C Sagan qu’après cinq ans de captivité. Il s’en souvenait ainsi : « la guerre interrompit très vite nos relations. Tous deux vécûmes la captivité en Silésie, Messiaen au camp de Görlitz, moi à celui de Sagan, unis sans le savoir par le froid, la faim, les champs de neige à perte de vue, le poids d’un monde à feu et à sang » (Obaldia, 1992, p. 32).