Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Nicolas Mondon

Le gamelan javanais comme interlocuteur du compositeur : recherche et circonstance dans la composition de Herbes à peine / Semé d’un sinon

Article
  • Résumé
  • Abstract

Cet article se propose d’explorer le détail d’une démarche à l’œuvre dans mon actuel travail de thèse en composition en prenant pour exemple une pièce composée en 2017 dans le cadre du doctorat SACRe, pour le Musée d’arts de Nantes.

Herbes à peine / Semé d’un sinonest un sextuor (saxophone, harpe, piano, violon, violoncelle, contrebasse) augmenté de façons différentes par deux installations de la plasticienne Susanna Fritscher. Sont d’abords exposées les particularités de ce projet interdisciplinaire, puis les rouages de la composition musicale. Ceux-ci s’inscrivent dans l’exploration des procédés musicaux qui composent la musique de gamelan à Java Centre. L’article, reflétant ainsi ma recherche doctorale, met en regard certains de ces procédés javanais et comment leur emprunt, adaptation, métamorphose ou leur confrontation, selon les cas, avec mes habitudes de composition, m’a amené à concevoir de nouveaux outils et solutions d’écriture, particulièrement en ce qui concerne la forme, la notation et le travail de l’interprète. Cette seconde partie s’appuie sur des exemples extraits de la partition ou des esquisses du processus de composition, ainsi que sur des liens audio.

Texte intégral

Introduction

 

La composition d’une pièce se trouve à l’intersection de deux forces : d’une part ce que l’on pourrait appeler le tempérament musical du compositeur – une élaboration musicale au long cours, désirs, réflexions et outils évoluant petit à petit –, d’autre part, la circonstance qui lui permet de s’incarner en une œuvre et les contraintes qui lui sont associées (formation, contexte, durée…).


	Visuel 1 : Une hélice sonique de Flügel klingen schwingen tönen Kreis (Susanna Fritscher ; photo Julien Mondon).

Visuel 1 : Une hélice sonique de Flügel klingen schwingen tönen Kreis (Susanna Fritscher ; photo Julien Mondon).

En 2017, j’ai eu la chance d’écrire une pièce pour des circonstances d’exception : Herbes à peine / Semé d’un sinon1 a été composée pour se déployer au sein de deux œuvres de la plasticienne Susanna Fritscher2, à son invitation. Elle est un prolongement musical possible de sa pièce sonore Flügel klingen schwingen tönen Kreis, installation composée de quatre ensembles de tubes animés d’un mouvement de rotation, appelés hélices soniques. La pièce intègre ces hélices aux instruments de l’ensemble à l’image d’un dispositif électronique. Elle s’inscrit, en concert, dans l’espace de la deuxième installation, Für die Luft, labyrinthe de rideaux de fils de silicone quadrillant l’espace du patio du musée – un grand espace en forme de cloître surmonté d’une coupole et entouré d’une galerie – en soulignant l’espace tout en en faisant vibrer la lumière, en en troublant légèrement la perception. Les deux œuvres ont été présentées lors de l’exposition De l’air, de la lumière et du temps consacrée à la plasticienne pour la réouverture du Musée d’arts de Nantes, de juin à octobre 2017. Herbes à peine / Semé d’un sinon, pour saxophone, harpe et piano préparés, violon préparé, violoncelle, contrebasse et hélices soniques, a été créé dans ce patio par l’ensemble InSoliTus3 à la fin de l’exposition, le 24 septembre 2017. Ce cadre impressionnant imposait à la musique une certaine durée, une acoustique réverbérante ; un espace avec sa temporalité et sa vibration propres.


	Visuel 2 : Les musiciens de l’ensemble InSoliTus au milieu de Für die Luft (Susanna Fritscher) au Musée d’arts de Nantes ; une hélice sonique est partiellement visible au fond à droite (photo Julien Mondon).

Visuel 2 : Les musiciens de l’ensemble InSoliTus au milieu de Für die Luft (Susanna Fritscher) au Musée d’arts de Nantes ; une hélice sonique est partiellement visible au fond à droite (photo Julien Mondon).

L’objet de ce texte est de montrer comment ce cadre a façonné certains éléments concrets de la pièce, puis comment ces éléments ont rencontré ma réflexion au long cours sur la composition, générant parfois des tensions dynamiques ou apportant au contraire des solutions pratiques, réflexion qui se développe actuellement en confrontation avec la musique de gamelan, ces ensembles composés principalement d’instruments à percussion métallique en l’île de Java4.

 

 

Installations

 

Hélices soniques

Les quatre « hélices soniques » de l’installation sonore de Susanna Fritscher Flügel klingen schwingen tönen Kreis sont constituées chacune d’un ensemble de 2, 3, 5 et 6 tubes en plexiglas accrochés à un plateau tournant animé d’un mouvement de rotation (cf. exemple 1). Dans le patio du musée de Nantes, elles étaient accrochées au plafond de la galerie entourant le cloître, une hélice à chaque coin de la galerie.

Quand l’hélice et les tubes tournent doucement, aucun son n’est émis et les tubes sont quasiment verticaux. Au fur et à mesure que la vitesse augmente, les tubes se lèvent progressivement, atteignant presque l’horizontale, et émettent des sons de plus en plus aigus.

La série de sons émis par les tubes est constituée des harmoniques 2 à 8 (ou 10 selon les hélices) d’une fondamentale fa#115 qui, elle, n’est jamais entendue. Ces sons sont associés à une vitesse précise de rotation des hélices, exprimée en volts (de 0 à 50 V).


	Visuel 3 : Notes et vitesses des hélices soniques.

Visuel 3 : Notes et vitesses des hélices soniques.

Le moteur ne peut passer directement d’une vitesse à une autre, mais augmente ou diminue sa vitesse de façon continue, en une certaine durée qui peut elle aussi être programmée et qui est appelée « durée de rampe »6. Les moteurs des hélices ont la possibilité de mémoriser chacun six vitesses de rotation, et deux vitesses de rampe.

Des deux vitesses de rampe mémorisées, l’une est assez lente, l’autre est calculée pour être la vitesse de décélération la plus rapide possible pour aller de la vitesse indiquée en gras dans l’exemple 4 (A5, B6, C5, D5) à la rotation silencieuse des hélices (A1, B1, C1, D1), équivalente au fait de couper brusquement le moteur (ce qui n’est pas possible) et laisser l’énergie cinétique de la rotation diminuer naturellement.

Dans le cadre de l’installation de Susanna Fritscher, les hélices suivaient un programme unique en partie aléatoire : les hélices tournaient lentement sans émettre de son et, quatre fois par heure, chacune atteignait progressivement, et indépendamment des autres, la vitesse maximale en un peu moins de dix minutes, puis retombait brusquement à sa vitesse silencieuse. Avec Didier Warin, programmateur des hélices soniques, nous avons élaboré un boîtier de boutons commandant aux quatre hélices des vitesses différentes, afin de pouvoir au contraire piloter en direct ces hélices, et ainsi en faire un véritable instrument. Pendant le concert, ce boîtier est joué par le violoniste ; les commandes sont indiquées sur la partition, au-dessus des mesures concernées, par le numéro des boutons (par exemple : A5), le résultat sonore est noté traditionnellement, sur une petite portée indépendante.


	Visuel 4 : Boîtier de contrôle des vitesses de rotation des hélices soniques.

Visuel 4 : Boîtier de contrôle des vitesses de rotation des hélices soniques.

Le fait que le son soit émis par la rotation des tubes confère aux hélices une matière sonore qui s’approche d’un trémolo, ou plutôt, par les légères différences de hauteurs et la réverbération du lieu, d’un bisbigliando (trille de sonorités sur une même note) ; cette « vie tremblée » du son – qui floute légèrement le timbre, en prolonge l’énergie, dilue le son tout en en maintenant sa définition exacte – le rapproche de nombreux modes de jeux que j’utilise habituellement dans l’écriture instrumentale et crée naturellement des liens entre eux. Elle se veut être un équivalent sonore de la « vie tremblée » de l’air, et de la lumière, dans l’espace des rideaux de fils de Für die Luft7.

Tous les tubes des quatre hélices ont à peu près la même fondamentale et le même comportement harmonique ; leurs légères variations d’intonation participent plutôt d’un effet de spatialisation que d’une réelle différence de hauteur ou de note.

 

L’effet extraordinaire de ces hélices, tant visuel que sonore, dans l’espace de la salle, m’a immédiatement convaincu que l’intégration de cette installation sonore devenue instrument ne pouvait être la simple addition des hélices au sextuor d’instruments musicaux, mais devait être un des points de départ de la pièce. Leurs caractéristiques de son et de comportement ont donc eu des conséquences importantes sur l’instrumentation, l’utilisation des instruments, la forme et la dynamique de la pièce.

 

Conséquences pratiques sur la composition

Audiovisuel 1 : Captation vidéo de la création d’Herbes à peine / Semé d’un sinon.

 

Projections formelles

Dynamique formelle

L’impression physique des hélices sur l’auditeur/visiteur est si forte qu’il a été d’abord nécessaire d’imaginer comment les faire « entrer » dans le morceau, comme on le fait pour un personnage d’opéra, ou un soliste de concerto.

Herbes à peine / Semé d’un sinon est composée de cinq mouvements, mais que l’on peut regrouper en deux parties de durée similaire :

- la première, constituée des trois premiers mouvements, est jouée aux instruments seuls. Elle se termine dans un grand crescendo qui mène à l’entrée des hélices ;

- cette entrée marque le début de la deuxième partie. Ce second temps est formellement parallèle à la première partie, mais développé et centré sur les hélices (cf. exemple 6). Le mouvement d’arsis formelle de la première partie se terminant par un grand crescendo trouve aussi une résolution à la fin de la deuxième, là où l’entrée des hélices différait cette résolution tout en en accentuant la nécessité.

Tous les mouvements, ainsi que certaines sections de mouvements, portent un titre. Le dernier, en particulier, le plus long, est aussi divisé avec des lettres-repères.


	Visuel 5 : Forme de Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Visuel 5 : Forme de Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Modèle

Le parcours sonore des hélices soniques sous leur forme initiale d’installation, celle de Flügel klingen schwingen tönen Kreis de Susanna Fritscher, constitué d’une lente montée de plusieurs minutes des harmoniques 2 à 9 puis d’une brusque chute jusqu’au silence, n’est pas audible directement pendant le concert – les hélices étant alors considérées comme des instruments et libérées de leur programme d’exposition – mais avant et après. Pourtant, ce parcours sonore, avec sa lente arsis et une rapide thesis, a constitué un modèle pour moi, une sorte de référence du comportement de ces objets sonores. Il se trouve présent à différentes échelles temporelles et plus ou moins en surface ou en souterrain tout au long de la pièce.

Ursatz (structure fondamentale des hauteurs)

Cette montée le long du spectre de fa#1 se retrouve dans l’évolution des notes pôles à l’échelle de la pièce entière, soit environ une demi-heure :

-    même si le premier mouvement, solo de violoncelle, n’a pas de note pôle à proprement parler, le fait qu’il commence et finisse par un fa#2, note jouée le plus longtemps et en rapport harmonique avec toutes les autres, ainsi que la présence de la résonance fantomatique du fa#1, corde à vide jouée pendant tout le premier mouvement, ancre ce début dans les fa#1 et fa#2 ;

-    le mouvement II évolue autour d’un bourdon fa#3 tenu par l’ebow sur le piano ;

-    le troisième mouvement est la reprise de la partie du premier mouvement correspondant à la montée harmonique, qui reste suspendue dans l’aigu pour aboutir à un tutti subit sur des fa# échelonnés à toutes les octaves (gangsaran). Ainsi, ce qui donnait du poids au fa#2 – la clarté de la ligne et son rôle de note initiale et finale – étant supprimé, il n’y a pas de polarité registrée pour ce mouvement, simplement centré sur fa# ;

-    dans le quatrième mouvement, l’entrée des hélices ne se trouve pas vraiment polarisée, mais aboutit à un bourdon fa#2- do#3 qui reste stable pendant toute la densification progressive de la matière par les instruments, jusqu’à la lettre E8 ;

-    la suite du cinquième mouvement devient plus mobile :

Les hélices de l’Élaboration I (lettre E) sont écrites en bourdons doubles et mobiles formés de diverses combinaisons de l’étage supérieur du spectre : fa#3, la#3, do#4, et mi 4 ; le bourdon de la partie suivante (lettre F), souvenir du premier mouvement, se rétracte sur le fa#3.

Par la suite, les hélices ont tendance à être beaucoup plus mobiles, sur l’ensemble du spectre, il est donc plus difficile de faire émerger une note polaire. Néanmoins, les extrémités étant plus prégnantes, particulièrement dans l’aigu, les notes les plus importantes et les plus présentes, à partir de la lettre I, sont le mi 4, fa#4 et sol#4.

Ces trois notes tiennent ensuite jusqu’à la toute fin (lettre K), jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule hélice sur le sol# qui, dernière séquence de l’œuvre, atteint alors le la# (mesure 234), note la plus haute jamais jouée par les hélices. Cette note seule reste suspendue, point d’orgue, avant l’ultime chute, brusque et rapide, vers le grave et le silence (mesure 235). C’est dans ce dernier geste que vient se résoudre toute la lente montée souterraine des notes pôles, comme si la structure avait finalement réussi à émerger de toute la musique entendue jusqu’alors, constituant désormais dans l’inconscient de l’auditeur une simple ornementation de la lente montée le long du spectre de fa#.

Imitation et initiation du mouvement et de la musique

Ce parcours sonore est effectivement beaucoup plus audible quand il est entendu dans une temporalité plus courte, formant une phrase ou une petite partie.

Peu avant le début du concert, l’installation est coupée, et donc silencieuse9. C’est au sein de ce silence que débute la pièce, par un solo de violoncelle qui constitue dans sa totalité une imitation de ce parcours sonore (à partir de la mesure 6) très légèrement raccourci (le mouvement ne dure que 3 minutes), contrepointé au milieu de quelques pizzicati proposant des fondamentales alternatives au fa#1 (mesures 10, 14-17), à peine varié (le parcours « patine » mesure 12, voir exemple 7) et orné (microtonalement et par des variations de pression d’archet). Quand la troisième corde, désaccordée au fa#, colonne vertébrale de tout le solo, est jouée à vide, l’archet alto sul ponticello évite de faire entendre, autrement qu’à l’état de trace, la fondamentale. Ce parcours imité est précédé d’une introduction qui en présente une sorte de compression temporelle et timbrique, annonce et signal du commencement de la musique (mesures 1-5) :


	Visuel 6 : Mouvement I, mesures 1-5, 1’30 (selon le minutage de la captation vidéo ci-dessus), violoncelle.

Visuel 6 : Mouvement I, mesures 1-5, 1’30 (selon le minutage de la captation vidéo ci-dessus), violoncelle.

Les pizzicati, présents au milieu du mouvement, sonorité complètement étrangère aux hélices-modèles mais possible parce qu’appartenant à leur instrument-double, le violoncelle, introduisent cette altérité qui va permettre à la musique de virer dans une toute autre direction. Cet autre pôle d’inspiration purement instrumentale va éclore brusquement en donnant naissance au deuxième mouvement et va se développer pendant le cinquième mouvement. Les fondamentales alternatives présentées par ces pizzicati constitueront les fondamentales réelles du cycle d’accords sur lesquels sont construits ces moments.


	Visuel 7 : Mouvement I, mesures 8-15, violoncelle.

Visuel 7 : Mouvement I, mesures 8-15, violoncelle.

Autres exemples

Le troisième mouvement, reprenant le premier, constitue également une redite de ce parcours, jusqu’à la lettre A.

Le quatrième mouvement, où seules jouent les hélices soniques, suit à son tour ce dessin, mais un peu plus en souterrain : deux des hélices parcourent un seul aller-retour, légèrement décalées, reproduisant et élargissant ainsi la version canonique et instrumentale du troisième mouvement, pendant que les deux autres ont un parcours librement contrôlé par le violoniste, improvisé pourrait- on dire, mais dont les points de départ et d’arrivée doivent être leur note la plus grave, assurant que leur dessin sera donc un aller-retour un peu plus agité et zigzagant.

Si l’on réduit ce parcours à une pure gestalt, il est possible de le retrouver à de très nombreux endroits et à des carrures diverses lors des différentes élaborations qui constituent le cinquième mouvement, par exemple mesures 41-46 (cf. exemple 14), 98, 161 au piano, ou 167-168 à la harpe.

Si la lente montée n’est pas un objet perceptivement très prégnant, la descente rapide, quant à elle, constitue un motif qui va prendre petit à petit de l’importance (saxophone mesures 153-154, ou piano mesures 69-70). Il va, en particulier, articuler la fin de la section jusqu’à constituer le geste sur lequel se termine la pièce, amenant le son au silence, se superposant à la dernière « chute » d’hélice (dernière mesure) quand la lente montée, structurelle, à l’échelle de la pièce, se résout en mouvement descendant identifiable comme motif) :


	Visuel 8 : Mouvement V, mesures 233-235, piano.

Visuel 8 : Mouvement V, mesures 233-235, piano.

Sur l’écriture des hélices

Hauteurs

Le fait que le passage d’une vitesse à une autre se fasse nécessairement de manière continue a une implication musicale très importante pour l’écriture des hélices en tant qu’instruments : les sons ne peuvent être émis que dans l’ordre des harmoniques, par mouvement conjoint dans la série, en commençant et finissant forcément par l’harmonique 2.

Fonctions

La vitesse de rampe, pour des raisons techniques liées au moteur des hélices, est assez modérée. Cela a pour conséquence de ne pas permettre le changement rapide d’une note à une autre, et donc, par exemple, d’empêcher de les utiliser comme un instrument mélodique un peu virtuose. J’ai constitué cinq types d’utilisations possibles de ces hélices soniques, qui se retrouvent dans le plan de la pièce (exemple 24) :

-    le profil motivique : les allers-retours le long du spectre sont sans doute l’utilisation la plus évidente. Ils sont très présents à l’écoute, par exemple, dans le cinquième mouvement, lettre E.

-     le bourdon : fonction la plus statique possible, sans changement de vitesse. Du fait de l’éloignement des hélices et de l’encerclement des instruments, l’effet est davantage celui d’une polarisation de l’espace que celui d’une tonique ou d’une pédale classique. On trouve cet effet dans le cinquième mouvement jusqu’à la lettre D, et lettre F.

-    le bourdon mobile : si le bourdon était étale, changer lentement et conjointement de note de bourdon ne fait pas changer de fonction et ne fait pas basculer vers une écoute motivique, mais le bourdon n’est plus tout à fait cet ancrage immuable qui se faisait oublier. Cette écriture caractérise le comportement des hélices à la lettre E du cinquième mouvement.

-    la combinaison du bourdon et du motif en allers-retours : le point d’orgue écrit qui se constitue en haut du motif de « l’aller » lettre J (fin du mouvement V) et le début des descentes successives des quatre hélices lettre K aboutit à la superposition des deux fonctions à la fin du mouvement.

-    la masse mouvante : parcourant toute la tessiture des hélices, elle est constituée par la multiplication et l’indépendance des allers-retours, sur les mêmes notes, des quatre hélices simultanées. Les « motifs » ne sont plus audibles pour eux-mêmes, l’effet est plutôt celui d’un anneau acoustique nimbant l’ensemble instrumental, comme une réverbération musicale, un bain sonore. C’est ainsi que sont écrits les passages correspondant aux lettres H et I du cinquième mouvement, variation et reprise de l’Élaboration II dont la perception est ainsi transformée.

Conséquences harmoniques

Les hélices soniques servant de modèle, entendu ou suggéré, pendant toute la pièce, la suite de notes des harmoniques de fa#1 revêt une grande importance, formant une famille de matériau à elles seules, un pôle harmonique et pas seulement timbrique ou spatial.

Nous avons ainsi vu que le spectre harmonique, de fa#2 jusqu’au sol#4, uniquement agrémenté de quelques ornements microtonaux, constitue le matériau du premier mouvement de l’œuvre, le Solo de troisième corde, constitué dans sa quasi-entièreté d’harmoniques naturelles en trémolo sur la troisième corde du violoncelle.

Le troisième mouvement, Solo/Double, reprise de ce même mouvement mais épaissi de la contrebasse, un quart de ton plus bas, sur le modèle de l’écart qu’il peut y avoir entre certaines hélices, est donc également formé des mêmes notes (jusqu’à la lettre A).

La préparation et la scordatura du violon – qui jouera ses cordes à vide quasiment en solo pendant tout le début du mouvement V – sont prévues pour s’intégrer également à ce même spectre de fa# :


	Visuel 9 : Scordaturadu violon (I : harmonique 7 ; II : harmoniques 3 et 5 ; III : harmonique 3 ; IV : harmonique 2).

Visuel 9 : Scordaturadu violon (I : harmonique 7 ; II : harmoniques 3 et 5 ; III : harmonique 3 ; IV : harmonique 2).

Les cordes préparées, jouées sul tasto, c’est-à-dire lorsque l’archet se trouve entre la main gauche et la pince, font entendre principalement les deux notes indiquées dans l’exemple ; elles émettent une note très aiguë et bruitée lorsque l’archet est entre la pince et le chevalet.

Cependant, la manière de travailler les timbres de tous ces instruments, rattachés d’une manière ou d’une autre aux harmoniques de fa#, les éloigne de sons purs et parfaitement justes qui pourraient les faire fusionner. Tous ces timbres sont au contraire transformés pour être plus inharmoniques, plus bruités, plus instables, ce qui crée un paradoxe sonore dynamique, point de départ à une élaboration harmonique et rythmique plutôt que point d’aboutissement ou de stabilité retrouvée.

Correspondances de timbre

La rencontre avec la plasticienne Susanna Fritscher, initiatrice et dédicataire de l’œuvre, s’est faite entre nos tempéraments artistiques, par le fait que nous travaillons, avec nos médias respectifs, des éléments communs, en particulier l’espace et une certaine façon de l’habiter, que l’on pourrait appeler la vibration.

Pour moi, la première partie du titre de la pièce, Herbes à peine, fait référence au point de contact entre nos univers artistiques, à ce tremblement de l’espace qui me guide dans mon travail des sonorités et des modes de jeux, et qui se retrouve dans le travail quasiment organologique des instruments que j’effectue toujours préalablement à la composition proprement dite : préparation du piano, de la harpe et du violon ; scordatura des cordes permettant de créer des échelles à partir des harmoniques naturelles ; multiphoniques de saxophone baryton. Les hélices elles-mêmes, avec ce trémolo lié à leur rotation (battements d’amplitude), le bruit du déplacement d’air, et leur très léger décalage des hauteurs des fondamentales de chaque tube, créant des battements en fréquence, invitent donc à un travail du timbre instrumental, dans le sens d’un estompage bruité de la hauteur. Les changements de timbres relevés précédemment pourraient ainsi s’entendre comme une contamination idiomatique du modèle sur les instruments, c’est-à-dire une contamination adaptée à leur constitution organologique, plus que mimant exactement le son d’origine.

Les harmoniques naturelles de violoncelle et contrebasse reproduisent cette vibration de la rotation par un jeu en trémolo constant entre harmoniques et cordes à vide dans les mouvements I et III.

Mais, dans le mouvement III, la contrebasse, qui joue également un quart de ton plus bas que le violoncelle, est décalée dans le temps : les deux instruments, violoncelle et contrebasse, sont écrits en canon, très légèrement varié, à la mesure.

Les deux instruments se trouvent aussi diamétralement opposés dans le cercle formé par les instruments, pour que ce léger désaccord soit perçu, à l’image du décalage de fréquence et de l’espacement des hélices, comme un effet d’espace, de texture et de couleur, plutôt que comme une simple transposition.

Piano et harpe, dont les fonctions au sein de l’ensemble peuvent se rapprocher, à l’instar du violoncelle et de la contrebasse, se trouvent également opposés dans le cercle que forme l’ensemble.

Ce traitement des instruments vise à fusionner couleur du timbre et modes de jeu, qui relèvent de l’orchestration, et écriture de l’espace. J’ai toujours considéré l’orchestration, au sens de la création de timbres et de textures, comme relevant plus de l’espace que de la polyphonie, et la nature intimement spatiale, plastique, de ce projet m’a donné une occasion d’aller plus loin dans ce sens.

Afin de reproduire le bourdon assumé par les hélices soniques lettre G du cinquième mouvement, j’ai ajouté un ebow10 au piano dans le mouvement II. Il fait émerger, de la dernière note du solo de violoncelle qui le précède, un fa# mystérieux, difficile à identifier et à localiser, autour duquel s’organise la danse suspendue que constitue le mouvement.

L’écriture en trémolos généralisés du début des lettres A et J (codas des deux parties de l’œuvre) et sa déclinaison rythmique quelques mesures plus loin s’inspire aussi des mouvements de « masses mobiles » de toutes les hélices ensemble ; elle pourrait également s’entendre comme une sorte de synthèse instrumentale du tutti d’hélices à venir. Mais cette partie est aussi un écho à une pratique de gamelan ; les deux axiomes de travail, javanais et plastiques, se rejoignent maintenant.

 

 

Java, coïncidences et extrapolations

 

La musique javanaise est d’essence mélodique, pentatonique, cyclique, de rythmique binaire, caractérisée par une dense superposition de lignes hétérophoniques et d’instruments, principalement des percussions métalliques, gongs et lames de toutes tailles, disposés en clavier quand leur taille le permet. On trouve aussi d’autres instruments, appelés instruments « doux », par opposition à ceux précédemment cités (appelés instruments « forts ») : percussions-clavier en bois (gambang), viole rebab, flûte suling, voix solistes et en petits chœurs, cithares, qui ont une fonction et une utilisation un peu différente et complémentaire. L’ensemble est appelé gamelan.

La présentation qui suit ne se veut pas exhaustive ; elle n’est pas même un survol des pratiques musicales à Java11, mais une liste de caractéristiques, de paramètres, qui ont trouvé une application dans l’élaboration et la composition de Herbes à peine / Semé d’un sinon, en montrant comment s’est faite la transformation, et comment ces éléments, au centre de ma réflexion actuelle sur le matériau musical, ont rencontré, prolongé, ou se sont parfois opposés au matériau constitué par les hélices soniques présenté précédemment.

 

Audiovisuel 2 : Captation télévisuelle de gamelan javanais : Ladrang Ayun-ayun.

 

Disposition des instruments

Dans Herbes à peine / Semé d’un sinon, la disposition des instruments et son rapport au public, s’ils ne reproduisent pas des pratiques musicales indonésiennes, s’en rapprochent ou s’en inspirent tout de même par le fait de placer musiciens et auditeurs au même niveau, dans le même espace, les musiciens formant un amas – circulaire dans notre cas, plutôt rectangulaire à Java – adossé, dans le cas des représentations de théâtre de marionnettes wayang kulit, à un dispositif visuel vertical formant écran. Un écran véritable à Java, qui sert de support pour la projection des ombres des marionnettes ; un écran ajouré, quasi transparent, vibratile et accrochant la lumière, à l’intérieur de Für die Luft, et dont les musiciens forment les personnages temporaires.

Le « flou » visuel dans lequel se trouvent les interprètes renforçant le mystère sonore, cette disposition particulière a donc une influence sur la perception auditive du public. Elle a également profondément changé l’écriture des équilibres polyphoniques, en les détaillant : l’équilibre de l’image sonore se trouve en effet modifié par la plus ou moins grande proximité de l’auditeur avec l’un des instruments. Ce paramètre, s’ajoutant à la résonance de l’ensemble dans la pièce, formait une sorte d’espace acoustique à deux dimensions très dynamique. Le public pouvait se déplacer discrètement au cours de la pièce, et ainsi changer son angle d’écoute.


	Visuel 10 : Disposition des instruments au milieu des rideaux de fils de Für die Luft (Susanna Fritscher).

Visuel 10 : Disposition des instruments au milieu des rideaux de fils de Für die Luft (Susanna Fritscher).

 

Temps

La référence à la vibration, dans le travail des sonorités et l’écriture d’Herbes à peine / Semé d’un sinon, pourrait également s’étendre à la dimension temporelle. J’ai en effet cherché dans cette pièce un temps qui vibre plutôt qu’il ne s’écoule, un matériau musical irradiant plutôt que narrant ou discourant. Cela se rapporte à ce que j’appelle le « surplace temporel » que l’on trouve dans la musique javanaise, musique qui ne va nulle part, sans pour autant être jamais statique. J’ai précisément cherché à provoquer une impression similaire, une perception de la durée qui se rapporte, dans le contexte d’Herbes à peine / Semé d’un sinon, à l’espace plus qu’à une histoire. Si la forme n’est pas exempte d’une certaine dramaturgie ni d’une architecture, elle est en revanche éloignée de la volonté de l’exprimer dans un temps proche de celui de la rhétorique ou de l’action. C’est ce paradoxe d’une musique « de situation » que je recherche, architecturée, presque contemplative, dynamique mais sans le vouloir, et qui me paraît pouvoir à la fois trouver un modèle auditif partiel à Java et se prêter à une situation où le rituel du concert est remplacé par celui d’un événement musical au sein d’un espace d’exposition.

 

Formes (benthuk), ponctuation du cyclique

Je pense que cette expression particulière du temps à Java, vibrante, mobile mais restant sur place, est hautement liée à la structuration par cycle de toute cette musique, expression d’un temps cosmique et mythique. Ce temps cosmique se superpose à des types d’expressions plus mélodiques et liées à des questions poétiques, narratives, ou sociétales12.

Le cycle, dans la musique de gamelan javanais, consiste en un cadre temporel articulé, sorte de carrure dont la ponctuation par certains instruments forme une séquence de timbres appelée colotomie. Cette séquence commence et finit toujours par le grand gong, d’où part et où revient toute musique13. Un cycle est ainsi appelé un gongan, le temps entre deux frappes de gong. Les instruments de ponctuation sont d’abord caractérisés par des timbres plutôt que par des notes, même si, sur les plus grands gamelans, certains instruments se trouvent en plusieurs exemplaires pour pouvoir s’accorder aux notes jouées en même temps aux autres instruments du gamelan.

Les différents types de cadres temporels et la colotomie associée constituent ce qu’on appelle la forme14 d’un morceau, et leur classement constitue l’une des modalités de classification du répertoire traditionnel javanais.

On trouve divers familles de formes :

-    des formes fixes, équilibrées et symétriques, comme les lancaran, ketawang (16 temps) ou ladrang (32 temps) ;

-    les gendhing (« compositions »), de forme plus libre et beaucoup plus longs, de 64 à 512 temps ;

-    des formes irrégulières (ayak-ayakan, srepegan, gangsaran…), qui ne sont pas vraiment cycliques en ce qu’elle peuvent se terminer à la fin de n’importe quelle phrase constituant le cadre, en fonction du contexte ou des besoins, alors que les formes précédentes commencent et se terminent nécessairement au point de départ/arrivée marqué par le gong ; ce sont en principe des formes utilisées dans le cadre d’une représentation théâtrale ou un ballet, où les musiciens doivent pouvoir s’adapter au contenu et à la durée de la chorégraphie par exemple.

La structure et l’articulation de ces formes se fait par le biais de syllabes représentant les instruments assurant la colotomie. Voici, par exemple, le cycle ladrang, à 32 temps :


	Visuel 11 : Structure colotomique du ladrang.

Visuel 11 : Structure colotomique du ladrang.

Les différences de graisse de la police et les majuscules indiquent le poids hiérarchique des instruments et des temps correspondants. Les temps forts se trouvent en fin des groupes de 4 notes (gatra). La colotomie est donc indissociable et caractéristique de la forme (elle sert par exemple à distinguer différentes formes composées du même nombre de temps).

Dans les sections intitulées Herbes à peine (mouvement II et lettre F du mouvement V) et Élaborations (lettres E et G-I), j’ai opposé aux hélices, leur structure harmonique et leur temps lisse, une construction cyclique associée à l’ensemble instrumental. Chaque période d’un cycle est ponctuée par des timbres. Par exemple, dans le deuxième mouvement (cf. exemple 12), la basse de harpe mesure 55 indique le début d’une période, tandis que les percussions de contrebasse rythment le mitan (mesure 57) et annoncent la fin (mesure 60, qui aboutira à une nouvelle période et une nouvelle basse de harpe, etc.). Ces modes de jeu percussifs de contrebasse produisant des hauteurs indéterminées, ce sont de pures sonorités qui assurent, en très légère anticipation, cette ponctuation interne.


	Visuel 12 : Mouvement II, mesures 49-60, contrebasse et harpe (basse et gong).

Visuel 12 : Mouvement II, mesures 49-60, contrebasse et harpe (basse et gong).

La colotomie est différente à chaque nouveau développement du cycle, aussi bien en ce qui concerne les points de ponctuation internes au cycle que concernant les timbres utilisés ou l’accord de ces timbres avec les hauteurs jouées par ailleurs. Par exemple, la colotomie peut être beaucoup moins aérée que dans l’exemple précédent et participer activement à la scansion du passage : dans l’Élaboration I (cf. exemple 13), ce sont la harpe, le violon, et la première basse de piano (et son relais au saxophone baryton) qui assurent la colotomie. Seul l’équivalent du grand gong (cluster de harpe dans l’extrême grave), séparant les parties, a toujours la même fonction.


	Visuel 13 : Mouvement V, mesures 41-48, début de l’Élaboration I, instruments sans les hélices.

Visuel 13 : Mouvement V, mesures 41-48, début de l’Élaboration I, instruments sans les hélices.

 

Durée

D’après Catherine Basset15, il n’y a pas de mot en indonésien pour exprimer la durée. Il n’y a pas eu de nécessité de penser la durée en tant que telle dans cette culture, les Javanais se repèrent dans le temps en mettant en rapport plusieurs calendriers, en navigant donc entre des dates, des moments qui, musicalement, se traduisent par des points temporels de rencontre des instruments de la colotomie : la forme (benthuk) constitue une sorte de calendrier. Un morceau peut donc théoriquement durer, selon le nombre de répétitions du cycle, cinq ou trente minutes selon les besoins ou désirs des musiciens, et le contexte musical.

Par rapport à la tradition narrative occidentale, ne pas identifier une œuvre à sa durée est un peu étrange, même si évidemment celle-ci dépend du tempo de l’interprète ou de certaines reprises (comme dans une forme sonate) – c’est en revanche le cas en jazz, où la durée d’un standard dépend de ses interprètes et non du compositeur. La conception par cycle m’a permis d’imaginer un grand nombre de séquences avec un nombre de reprises à décider (dans un intervalle, par exemple, entre 2 et 5) par les interprètes, ce qui fait qu’Herbes à peine / Semé d’un sinon peut durer entre vingt et quarante minutes. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une forme ouverte puisque ni le déroulement ni le nombre de parties (c’est-à-dire l’identité formelle de la pièce) ne sont affectés. Ce sont particulièrement les séquences « sensibles » à qui ont été attribuées ces variables : moments de développement ou de transition, crescendo menant au climax, climax lui-même. Cela, certes, pour donner de l’importance au procédé, pour le tester et l’éprouver, mais surtout pour des raisons pratiques liées au contexte : pouvoir ajuster ces moments délicats à l’acoustique de l’espace de représentation et aux conditions elles-mêmes, comme la disposition des instruments ou la coordination rythmique avec les hélices soniques. L’idée est aussi de laisser une part du façonnage de l’énergie de la pièce aux interprètes au-delà de l’investissement physique et émotionnel, sans pour autant qu’ils n’interviennent au niveau du discours, mais simplement au niveau de la clarté et de l’efficacité de sa perception. Ce sont en fait ces mêmes outils qui sont utilisés à Java lors des représentations théâtrales ou dansées. Le procédé a parfaitement permis de s’adapter rapidement au contexte, et je compte le conserver et le développer dans de prochaines pièces.

 

Squelette mélodique du cycle (balungan)

Un morceau de gamelan est principalement défini par une ligne mélodique construite sur une des formes mentionnées précédemment – c’est d’ailleurs sous cette forme « mélodie + nom de la structure colotomique » que se présentent les notations du répertoire traditionnel. Cette mélodie, appelée balungan (« squelette »), s’étend en principe sur plusieurs cycles (de deux jusqu’à quatre ou cinq pour les formes les plus courtes), et est le plus souvent constituée d’une note par pulsation16, avec parfois une subdivision (binaire) ou un temps laissé libre de résonner (noté par un point). Cette mélodie est composée dans une échelle pentatonique dont les notes sont indiquées par un numéro (exemple : 1, 2, 3, 5, 6). Pour rester dans l’exemple du ladrang, voici la partition complète du ladrang Eling Eling :


	Visuel 14 : Ladrang Eling Eling.

Visuel 14 : Ladrang Eling Eling.

Les différentes structures colotomiques d’Herbes à peine / Semé d’un sinon articulent différemment une « mélodie » unique de 9 couples de notes qui forment un cycle. Le modèle sous-jacent à la conception du balungan est, à Java, le système modal pentatonique appelé pathet. Dans ma pièce, le modèle se trouve être les hauteurs générées par la préparation du piano. Les notes sont présentées par couples, car la diphonie se trouve être au fondement de ma technique de développement de l’harmonie depuis que je travaille avec le piano préparé17. La préparation rend audible une harmonique de la corde préparée, sans pour autant masquer la fondamentale mais en la baissant légèrement. D’autres conséquences de cette altération du timbre, de l’accord du piano et donc des échelles, ainsi qu’une redéfinition de la consonance harmonique par le timbre seront exposées à la fin de l’article.


	Visuel 15 : Table de préparation du piano.

Visuel 15 : Table de préparation du piano.

L’enchaînement d’un couple de notes fonctionne toujours sur le même principe : l’harmonique entendue devient, à l’octave près, la fondamentale du couple de notes suivant, fondamentale qui est elle-même entendue avec une nouvelle harmonique, etc. Le cycle est en fait constitué de deux séquences : les quatre premiers couples de notes se bouclent sur eux-mêmes (si => fa# => la => do# => si), ce qui aboutit à une reprise du cycle. À la fin de cette reprise des quatre intervalles, le dernier ne mène pas à nouveau à la reprise du début, mais à une altération de la fondamentale de celui-ci (sib) surmontée d’un harmonique de rang plus élevé que ceux des précédents accords (11e harmonique, au lieu de 3, 9, 5 et 7) et donc d’émission moins claire. Cette altération est résolue, lorsque le cycle d’accords est répété, par un glissement chromatique qui accentue l’impression de retour. Le premier couple de note (si-fa#) a, de fait, un statut de pôle principal du cycle, renforcé par la cohérence et la simplicité de l’intervalle harmonique qui le compose, et qui vient s’opposer au spectre de fa#1 des hélices soniques.


	Visuel 16 : Parcours harmonique de Herbes à peine / Semé d’un sinon, numéros des mouvements en chiffres romains, numéros de mesures en chiffres arabes.

Visuel 16 : Parcours harmonique de Herbes à peine / Semé d’un sinon, numéros des mouvements en chiffres romains, numéros de mesures en chiffres arabes.

L’altération du si en sib (la#) lors du dernier accord est aussi une manière de ramener les accords du cycle vers les séquences sur fa#, le si bémol pouvant s’entendre comme un la dièse, appartenant au spectre. L’enchaînement la#-fa# est d’ailleurs l’enchaînement final, qui résume et résout l’opposition entre les deux univers de la pièce.

Utiliser le piano comme référence pour la construction de l’équivalent du balungan me permet d’essayer de trouver une raison, interne au matériau sonore lui-même, de fonder la structure de ces passages sur un cycle, et corrélativement la logique temporelle – l’effet du temps – sur le timbre et les hauteurs des instruments.

 

Élaborations


	Visuel 17 : Ladrang Eling Eling, première phrase, gamelan partiel (transcription personnelle d’une version possible), le balungan est marqué en chiffres arabes, les chiffres romains indiquent les octaves.

Visuel 17 : Ladrang Eling Eling, première phrase, gamelan partiel (transcription personnelle d’une version possible), le balungan est marqué en chiffres arabes, les chiffres romains indiquent les octaves.

Si, à Java, le balungan est le squelette du morceau, celui-ci n’est en fait jamais joué ni entendu tel quel. Chaque instrument l’interprète à sa manière, en fonction du contexte de la représentation, du style du morceau, de sa forme et du type de développement choisi, ou de la partie du morceau en cours. Ces différentes interprétations possibles – ce qui est effectivement joué –, appelées garap (« façonner »), peuvent être considérées comme l’incarnation instrumentale, l’expression idiomatique de la mélodie. Ses grands principes sont précisément codifiés et, globalement, souffrent peu d’exceptions liées au morceau lui-même. Certains instruments restent très proches du balungan (compression dans une octave de la mélodie, monnayage), voire le simplifient si l’on considère la colotomie comme une émanation de ce même balungan et non comme une structure parallèle qui s’y adapte – ce qui est une interprétation un peu extrême et absolument contraire à la tradition javanaise. D’autres instruments, appelés instruments « d’élaboration » et qui sont principalement les instruments « doux », en donnent des versions très complexes et très ornées, parfois très éloignées du balungan. Les ethnomusicologues ont recours au concept d’élaboration pour éviter le terme de développement, même si l’on peut dire qu’il s’agit d’une sorte de développement ornemental ou formulaire.

Ces différentes versions simultanées d’une même structure mélodique sont représentatives de ce qu’on appelle l’écriture en hétérophonie. Parfois divergentes pendant la phrase elle-même, ces versions se retrouvent sur les points d’appui mélodiques et structurels (notes seleh), le plus souvent à l’octave ou à l’unisson, parfois avec un très léger décalage dans le temps. La multiplicité des voix et des traitements instrumentaux créent une dense texture stratifiée caractéristique de cette musique.

Les deux principaux facteurs qui déterminent le choix d’un garap sont l’instrument joué, chaque instrument répondant à une fonction musicale précise à Java, et l’échelle temporelle dans laquelle est interprétée le balungan.

 

Instruments et fonctions instrumentales dans le gamelan

Il ressort de cette structuration en différentes voix une association fixe entre instrument et fonction musicale. Un instrument a un type de fonction, un rôle dans l’ensemble, qu’il assume, sans déborder sur d’autres fonctions. Ces fonctions sont donc nécessairement attachées de manière immuable à un timbre et un registre. On peut présenter les différents instruments du gamelan en les classant selon quatre fonctions :

- la colotomie : celle-ci correspond, on l’a vu, à l’expression de la forme par des ponctuations jouées par des instruments de la famille des gongs, verticaux et horizontaux :

·On distingue le grand gong18 (gong ageng) des gongs verticaux et suspendus (gong suwukan) qui servent à marquer les passages de cycles, et donc le début et la fin du morceau ; s’il y a des gong suwukan pour chaque note de l’échelle, ce qui permet de choisir le gong correspondant à la note jouée par les autres instruments sur cette frappe, ce n’est pas le cas du gong ageng19, le plus grave (octave -1), au timbre très riche, et donc rarement accordé avec la « tonique » du morceau ;

·Kenong20 : grands gongs horizontaux, de registre médium (octave 2), qui délimitent les grandes sections du cycle (syllabe mnémotechnique associée à l’instrument21) ;

·Kempul22 : gongs verticaux légèrement plus aigus que les grands gongs (octaves 0 et 1), généralement frappés entre les sections délimitées par les kenong ; par leur registre grave et leur intensité, on pourrait dire qu’ils jouent un rôle d’anacrouse au niveau de la carrure (syllabe mnémotechnique : pul) ;

·Kethuk : si tous les autres instruments de la colotomie résonnent, ce petit gong horizontal medium (octave 2) est joué étouffé, et marque des divisions plus petites (syllabe mnémotechnique : tuk).

·Kempyang23 : petit gong horizontal aigu (octave 3), associé au kethuk (syllabe mnémotechnique : pyang) ;

- le plan rythmique joué par des tambours horizontaux à 2 peaux, avec les mains24 ; les deux tambours grave et aigu sont joués ensemble par un seul percussionniste pendant les passages doux ou sobres, le tambour médium, plus virtuose, est réservé aux passages animés et légers ; le tambour a aussi un rôle qui se rapproche d’un chef d’orchestre, il est celui qui dirige les ralentis et accélérés liés au changements d’irama (cf. ci-après), et certaines de ses cellules rythmiques ont valeur de signal pour les autres musiciens, indiquant les moments de changements de partie, de morceau, le départ, la fin…

- les instruments qui décrivent le balungan sont des instruments à lames25 et jouent la mélodie sur 4 octaves (octave 1 à 4) ; le plus grave, slenthem, s’en tient généralement au squelette simple, les saron médium s’en détachent parfois pour jouer des formules répétitives ou ornementales, le plus aigu (pekin ou saron panerus, cf. exemple 17) joue continuellement, sans silence, à peu près le même nombre de notes par seconde, et doit donc pour cela ornementer plus ou moins en fonction de l’irama (voir les exemples de la section irama). Bien qu’il n’y ait qu’un seul pekin dans un gamelan, il est très bien perçu car très aigu ; les saron sont en revanche les seuls instruments à être présents en plusieurs exemplaires identiques ;

- les instruments « décoratifs » ou « d’élaboration » :

·les bonang, claviers de gong horizontaux, sont présents en deux versions, un grave et un aigu (octaves 2 à 4), et appartiennent, comme tous les instruments précédents, au groupe des instruments « forts » ; ils ne jouent jamais le balungan tel quel mais en présentent toujours une élaboration (cf. exemple 17) dont quelques points méritent d’être relevés :

- les parties de bonang sont toujours connectées, en relation entre elles, voire entrelacées (chacun joue alternativement une note d’une formule rapide) : c’est le jeu en imbal, couramment décrit comme une sorte de hoquet très rapide que Catherine Basset appelle très justement un contrepoint par emboîtement26 ;

- dans les moments où les bonang jouent justement ensembles en imbal, ils décrivent à eux deux une boucle répétitive autour de la note principale du gatra, mais ils retrouvent leur autonomie à la fin de la phrase, jouant chacun une formule cadentielle différente vers cette note, formule qui leur est propre et est appelée sekaran (« fleur ») ; les formules sekaran des bonang constituent un répertoire à l’intérieur duquel le musicien choisit en fonction du mode, de la note pôle à atteindre (note seleh), du contexte de la représentation, de ce que jouent les autres musiciens, de sa compétence ou de son humeur ; cette combinaison imbal/sekaran est une manière typique de développer et souligner les phrases d’un morceau ;

- le bonang aigu (panerus) est considéré comme moins important que son frère grave, qui joue deux fois plus lentement ; son rôle n’est pas le même, sa virtuosité n’est pas démonstrative mais sert de « liant » à la texture, doit donner de la fluidité à l’ensemble ; un musicien moins expérimenté que les autres peut très bien tenir ce rôle car les fausses notes sont considérées comme moins importantes à cet instrument qu’à un des instruments doux ou jouant la colotomie par exemple ;

·les autres instruments « décoratifs » appartiennent tous au groupe des instruments doux, et jouent tous selon le même principe : du balungan sont principalement retenues les notes de fin de phrase (notes polaires dites « seleh ») et les musiciens choisissent, un peu comme les joueurs de bonang dans le cas des sekaran, une formule (« cèngkok ») correspondant au contexte. Le répertoire de ces instruments est ainsi constitué d’un stock de formules pour tous les contextes et durées possibles – dont le nombre varie avec la compétence de l’interprète – à l’intérieur duquel ce dernier peut choisir, et qu’il peut légèrement varier ou nourrir de son invention s’il est parmi les musiciens les plus créatifs. Dans ce monde des intruments doux où la personnalité du musicien a un peu plus d’importance que pour les instruments forts, sans pour autant qu’elle soit réellement mise en avant, il y a des différences de caractères, de rôles entre ces instruments :

- le gambang, sorte de xylophone, joue toujours en octaves un ruban de notes régulières et rapides ;

- le gendèr (qui se décline, comme les bonang, en deux instruments aux fonctions différentes, l’un grave et l’autre aigu) est le seul instrument polyphonique, à deux voix, et l’instrument grave est considéré comme le cœur du gamelan, l’instrument peut-être le plus à même d’exprimer les subtilités d’une composition (cf. exemple 17) ;

- le siter, sorte de cithare, joue également à deux voix et de façon continue, mais en imbal alternativement, entre les deux mains ; il n’y a donc qu’une note jouée à chaque fois ; si l’instrument est assez sonore, il est pourtant considéré comme de peu d’importance ;

- la flûte suling a la particularité de suivre la carrure du morceau pour joindre, légèrement en retard, les notes de fin de phrase (seleh), mais ses formules sont interprétées dans un rythme libre, hors pulsation ou « jouant » avec elle (cf. exemple 17) ; elle n’est pas non plus présente de façon continue, mais reste silencieuse sur certaines phrases, et entre les phrases ;

- le rebab joue en continu, ses cèngkok s’inspirent du parcours du balungan mais avec de nombreux ornements très rapides ;

- la chanteuse soliste (pesindhèn) chante aussi des formules qui se trouvent donc interchangeables d’un morceau à l’autre, sur des paroles non spécifiques, même si certains morceaux peuvent comporter des phrases avec des paroles qui leur sont propres. Ces phrases peuvent correspondre au découpage de la structure du balungan ou le chevaucher, le déborder un peu. Le timbre de la chanteuse, comme celui du rebab, est assez nasillard, sans doute pour pouvoir être audible plus facilement au sein de cet ensemble fourni et sonore, mais celle-ci n’est théoriquement pas considérée comme soliste ;

- le chœur formé de quelques hommes (gérongan) chante des phrases qui coïncident avec la structure, le balungan, et souvent en suivent les contours mélodiques ; ces chants sont donc, contrairement à ceux des chanteuses solistes, spécifiques aux morceaux. Il en existe d’ailleurs des notations qui sont données avec les balungan.

 

Tout ce répertoire, particulièrement celui qui se présente sous forme de formules aux instruments doux et d’élaboration, est appris par tradition orale. La notation joue un rôle très secondaire, d’aide-mémoire ou de support pédagogique. Et seules sont notées les mélodies squelette (balungan) avec parfois des indications de colotomie, et les chants des chœurs d’hommes. Il ne s’agit donc pas de musique écrite, et l’écriture n’entre pas dans la conception et l’invention musicale ; la musique n’est pas non plus improvisée même si sa réalisation est toujours différente puisqu’elle dépend de multiples facteurs de circonstances, mais ces différences font l’identité de chaque morceau. C’est ainsi que ces choix musicaux affectent la durée, le nombre de parties et les types de développements, qui sont indiqués et déclenchés pendant le jeu par le tambour par des signaux reconnus par les autres musiciens même s’il peuvent faire l’objet d’une concertation préalable des musiciens. Logiquement, ces signaux, tout comme la forme d’un morceau, ne sont jamais notés.

 

Emprunts à ces techniques « d’écriture »27dans Herbes à peine / Semé d’un sinon

De cette manière de lier instrument et figuration du matériau, j’ai retenu plusieurs principes que j’ai appliqués à l’écriture de la partition :

- le contrepoint par emboîtement consistant à confier une ligne à deux instruments jouant alternativement une note chacun. Si une des raisons musicales de cette division des tâches à Java est l’impossibilité gestuelle d’étouffer chaque note juste après avoir joué la suivante au-delà d’une certaine vitesse, ce qui est nécessaire pour faire entendre une ligne mélodique sur des instruments résonants, j’y ai plutôt recours, à l’inverse, pour créer de la résonance à l’intérieur d’une ligne mélodique jouée par des instruments monodiques. Par exemple, dans l’Élaboration I, la partie d’harmoniques de cordes, ligne mélodique descendante, est tenue par les violoncelle et contrebasse en tuilage (cf. exemple 13).

Dans le second mouvement (cf. exemple 12), tous les sons percussifs, constituant le flux de la musique, forment une seule ligne partagée entre les touches « bloquées » du piano préparé (portée du haut), le jeu avec la mailloche de vibraphone sur le cordier de la contrebasse, les percussions sur la table du violoncelle, les slaps de multiphoniques de saxophone baryton.

Relire du point de vue de la division d’une ligne un procédé que j’avais, jusqu’à présent, souvent utilisé mais pensé comme de la fusion instrumentale en a changé l’organisation et donne un résultat encore plus fusionnel et, à mon sens, plus lisible.

- Des fonctions musicales associées aux modes de jeux, et non pas aux instruments, du fait de mon instrumentarium réduit. Par exemple :             

·le grand gong, qui sépare les mouvements ou les cycles, est un cluster dans le grave de la harpe ; les basses des accords, que l’on peut assimiler à des gongs secondaires, sont tenues successivement par la harpe, le piano, la contrebasse en pizzicati, et souvent prolongées dans la deuxième partie par les balayages d’harmoniques du saxophone baryton ;

·les cordes préparées de la harpe, qui sonnent un peu comme des cloches « pincées » jouent, en combinaison avec les pizzicati de violoncelle et contrebasse, un rôle dans la colotomie, à l’image des kenong et kempul ;

·dans l’Élaboration I (cf. exemple 13), le violon joue un motif qui est une combinaison du timbre aigu du kempyang avec le rythme du kethuk.

·dans le mouvement II, le continuum de sons percussifs en doubles-croches se souvient des moments où intervient le tambour medium plus virtuose (ciblon) ;

·le piano a un rôle d’élaboration harmonique principalement sous forme de « rubans » de notes, s’inspirant de l’esprit du gènder ; il est parfois complété, en hétérophonie, par la harpe en jeu ordinaire ou en harmoniques ;

·le jeu en harmoniques du violoncelle et de la contrebasse correspond toujours à une ligne mélodique, jouant un rôle équivalent au rebab ou à la chanteuse ;

·le saxophone en deuxième partie est souvent écrit comme une voix qui lie les autres instruments entre eux en proposant une doublure mélodique des élaborations de harpe et de piano qui alterne avec des éléments de colotomie (par exemple lettre E).

- L’ornementation et la variation d’une formule : sur le modèle des cèngkok, qui sont souvent sujets à des variations personnelles ou contextuelles, je n’ai écrit de la partie soliste de violon du début du mouvement V qu’une base mélodique, une formule cyclique, laissant le soin de sa variation à l’interprète en indiquant en notice les principes de variations. Ce début de mouvement correspond à la constitution progressive d’une texture de plus en plus dense, par strates, accumulant de l’énergie mais harmoniquement et rythmiquement stable. Pour constituer cette matière, tous les instruments suivent une version à 4 temps, assez rapide et réduite, du cycle que l’on trouve dans toute la pièce, sauf le violon qui lui superpose son propre cycle, harmonique et rythmique, à 3 temps, propre à ce passage. Ce cycle de violon est un intermédiaire entre le parcours sonore des hélices soniques, dont le solo vient alors de se finir, et le cycle harmonique qui va se déployer dans toute la suite du morceau. Cette séquence ayant une durée variable, il m’a semblé inadéquat d’écrire strictement la partie de violon et ses variations. Je me suis contenté d’indiquer une liste de possibilités à certains moments, guidant l’interprète mais le laissant réagir à la réalité sonore de la texture en train de naître.


	Visuel 18 : Notice et extrait de la partie de violon, mouvement V, mesures 10-14.

Visuel 18 : Notice et extrait de la partie de violon, mouvement V, mesures 10-14.


	Visuel 18b : Notice et extrait de la partie de violon, mouvement V, mesures 10-14.

Visuel 18b : Notice et extrait de la partie de violon, mouvement V, mesures 10-14.

- Réservoirs : certaines séquences ne sont écrites que partiellement dans leur réalisation, puisque le rythme est noté, mais associé à un réservoir de notes plutôt qu’à une hauteur déterminée. Ces réservoirs sont le plus souvent assez limités, et particulièrement présents au piano, qui est l’instrument le plus en charge du développement ornemental. Ils correspondent toujours à une section plus ou moins importante d’un des champs harmoniques développé selon des techniques propres à l’instrument qui seront détaillées dans la partie consacrée aux hauteurs.


	Visuel 19 : Mouvement V, mesures 105-108, piano.

Visuel 19 : Mouvement V, mesures 105-108, piano.

- Formules de cadences : moins spectaculairement que dans les enchaînements imbal/sekaran mais sur la même idée, j’ai souvent varié les figurations harmoniques à la fin des périodes ou des cycles, les rendant plus fluides, plus dessinées, plus dirigées, pour marquer ce moment d’articulation d’un accord à l’autre et pour assurer la transition de l’un à l’autre. Il suffit de comparer l’exemple précédent, dans le flux du cycle, aux mesures 108-111 qui sont les dernières d’un cycle :


	Visuel 20 : Mouvement V, mesures 109-111, piano.

Visuel 20 : Mouvement V, mesures 109-111, piano.

- La superposition de temps lisse et de temps strié : dans le deuxième mouvement, la partie harmonique de la texture est partagée entre piano et harpe, écrits sous forme de répertoire de notes. Mais, là où le piano doit jouer métriquement, variant ses rythmes sur un débit à la double-croche, la harpe doit placer tout ou partie de son répertoire hors tempo, dans une durée de 3 mesures (cf. exemple 12).

Une utilisation plus restreinte se fait aussi plus tard, à partir de la lettre G à la partie de contrebasse. Au lieu de devoir attaquer sa note à un moment précis, elle dispose d’un court laps de temps (3 pulsations) pour la jouer. Cette écriture demande de varier le placement rythmique à chaque fois : soit la note est jouée métriquement, sur un temps fort ou une partie faible du temps, soit elle est jouée avec une impression de « hors tempo », en essayant de se placer indépendamment de la pulsation.


	Visuel 21 : Mouvement V, Mesures 185-188, contrebasse.

Visuel 21 : Mouvement V, Mesures 185-188, contrebasse.

Ces deux cas de non détermination des notes ou des rythmes, de même que toutes les écritures sous forme de réservoir de notes, se trouvent dans les sections répétées un nombre variable de fois. Ainsi, ces passages ne sont en fait jamais joués à l’identique ; ils peuvent au contraire présenter des différences de réalisation assez importantes, même si l’esprit de la texture reste similaire. C’est en fait, comme à Java, dans la répétition de la structure que ces procédés de variation prennent leur sens, et trouvent sans doute également leur origine. Ils deviennent ainsi des outils pour étirer un matériau, pour lui faire habiter une durée qui peut s’adapter aux circonstances. Ce sont à ces procédés de variations de la durée et de la réalisation des parties aux instruments que fait référence la deuxième partie du titre de la pièce : Semé d’un sinon.

 

Rythme

À Java, toutes les opérations rythmiques se font par divisions ou multiplications par deux. On trouve très peu de morceaux à trois temps, qui sont tous de composition récente, mais on trouve parfois des figures en triolets. On trouve aussi beaucoup de rythmes, particulièrement au tambour, qui ont un placement sur la pulsation irrationnel et très difficile à définir, impossible à noter, ou des formules qui doivent être jouées avec un micro-rubato, un très léger mouvement agogique, mais qui ne perturbe en rien la régularité du groupe.

Dans Herbes à peine / Semé d’un sinon, je ne me suis pas limité à cette découpe par deux, même si les parties pulsées sont plutôt binaires. J’ai en revanche fait usage de procédés s’inspirant du micro-rubato figurant à un seul instrument, pour enrichir certaines textures.


	Visuel 22 : Mouvement V, mesures 121-124, violon.

Visuel 22 : Mouvement V, mesures 121-124, violon.

 

Échelles temporelles (irama)

La variation (changement de figuration d’un même matériau), le plurithématisme et le développement (la transformation progressive ou violente de ce matériau) plus ou moins dialectique, qui ont eu une telle importance en Occident, sont trois solutions à l’amplification temporelle d’une proposition musicale qui ont été écartées par les musiciens javanais. Pourtant, l’association mélodie/colotomie répétée en boucle, même enrichie de multiples élaborations superposées et subtilement variées à certains instruments, risque de devenir ennuyeuse… En Indonésie, la manière de faire exister un matériau, de le « creuser » pour en faire entendre les subtilités et potentialités, est d’en changer l’échelle temporelle, et parallèlement, d’en augmenter et d’en modifier, créant ainsi une nouvelle texture, l’ornementation. Le « tempo » de la mélodie peut être divisé par 2, 4, ou même 8, faisant maintenant entendre ce qui était précédemment perçu mélodiquement comme de simples ponctuations, pendant que les instruments d’élaboration se mettent à ornementer en multipliant par 2, 4 ou 8, le principe étant que le nombre de notes jouées par seconde aux instruments élaborant la partie mélodique la plus rapide, reste en fait à peu près le même. Ces modifications dans l’échelle temporelle sont appelées des changements d’irama.

À chaque irama est donc associée une manière particulière « d’élaborer » le balungan pour chaque instrument ou famille d’instruments, en fonction de la forme du morceau, permettant de maintenir la densité mélodique constante. L’irama n’est donc pas simplement une variation temporelle de la structure, mais une modalité déterminée de développement du matériau, et cela indépendamment du morceau lui-même, de sa mélodie, mais en fonction de son style, de son mode, et du contexte.

Le passage d’une irama à une autre se fait par un ralenti ou un accéléré (selon le sens du changement) sur la fin du cycle, très progressif mais important, puisqu’il aboutit à une division ou multiplication au moins par deux, et spectaculaire puisqu’il est associé à un changement de texture dû à la modification des élaborations, et parfois, à l’ajout ou à la suppression de certains instruments. La nouvelle irama commence souvent un peu après un nouveau cycle, vers la fin de la première phrase.

Il existe cinq irama, présentées ici accompagnées d’un exemple mettant en parallèle, sur un groupe de 4 notes, le balungan (en gras) et, au-dessus, l’instrument pekin dont le style d’élaboration est un des plus simples et des plus exemplaires. En effet, sa vitesse de jeu est, quelle que soit l’irama, à peu près constante, c’est l’ornementation qui évolue. Il faut donc, dans les exemples suivants, lire la partie du haut toujours au même tempo28 :

- tanggung (irama I, « mi-cuit ») : cette vitesse est considérée comme ne permettant pas d’interpréter finement le morceau, mais convenant à un style direct, énergique, spectaculaire :


	Visuel 23 : Carrures et durées des différentes présentations du cycle dans Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Visuel 23 : Carrures et durées des différentes présentations du cycle dans Herbes à peine / Semé d’un sinon.

- dados (irama II, « abouti, mûr ») : vitesse considérée comme permettant la pleine expression de la mélodie et de ses subtilités. Elle espace suffisamment les frappes des instruments forts pour permettre de ne pas couvrir les instruments doux. Ces derniers ne jouent donc qu’à partir de cette irama II. À partir de ce moment également, les instruments de la colotomie jouent légèrement en retard pour les mettre en valeur dans le flux des sons et fluidifier le discours :


	Visuel 23b

Visuel 23b

- wilet (irama III), deux fois plus lente que le dados :


	Visuel 23t

Visuel 23t

- rangkep (irama IV), un peu plus rapide que l’exacte division par 2 du wilet (irama III). Le tempo du pekin n’était en fait précédemment pas tout à fait exact, mais très légèrement détendu lors du passage aux iramas II et III :


	Visuel 23q

Visuel 23q

- il existe aussi une irama deux fois plus rapide que le tanggung, le lancar, ne permettant pas de détailler la mélodie, et où au contraire tous les instruments jouent, rapidement, à la même vitesse qu’elle :


	Visuel 23qq

Visuel 23qq

Dans Herbes à peine / Semé d’un sinon, les différentes sections cycliques sont chacune dans une irama différente et, de même, la figuration, les formules, les instruments meneurs, sont différents :


	Visuel 23s : Carrures et durées des différentes présentations du cycle dans Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Visuel 23s : Carrures et durées des différentes présentations du cycle dans Herbes à peine / Semé d’un sinon.

 

Déroulement

Typiquement, un morceau de gamelan commence par un fragment soliste (au bonang barung ou au rebab), court prélude-appel auquel se joint le tambour qui donne le départ du cycle pour l’ensemble des instruments, en tutti, et généralement en irama I. Le balungan est alors répété plusieurs fois, en changeant d’irama de temps en temps et provoquant les changements de textures correspondants. La fréquence de ces changements, leur ordre, et le nombre de répétitions à chaque fois dépend du morceau, du contexte, et de la décision du musicien qui dirige le groupe. Le dernier cycle donne souvent lieu à un grand ralenti qui aboutit au dernier coup de gong.

Un morceau n’est en principe pas joué seul, mais est pris dans une suite, une sorte de medley, couramment de trois morceaux, de même mode, en commençant par les formes les plus longues, pour terminer par les formes les plus courtes. Le choix des morceaux est dicté par le musicien meneur ou par l’habitude, la circonstance. La suite elle-même peut être précédée et suivie d’un prélude quasi improvisé, non mesuré et non thématique, à tous les instruments doux ensembles, dont le but est simplement de faire « entendre le mode » (pathetan), un peu comme l’alap en Inde. Entre ce prélude et le premier morceau peut aussi s’intercaler un chant soliste (bawa), chanté par un homme ou une femme, simplement soutenu par le gendèr.

Une forme particulière de suites se trouve dans certaines séquences de théâtre de marionnettes, liée à des moments animés, comme des combats : au dernier morceau s’enchaîne une ou plusieurs formes irrégulières (non cycliques), courtes et allant encore en s’écourtant (srepegan, sampak…) jusqu’à ne plus marteler, dans une énergie explosive, que la note principale (gangsaran).

 

Forme d’Herbes à peine / Semé d’un sinon

La pièce dure environ une demi-heure, et est formée de plusieurs mouvements enchaînés, à l’image des suites présentées ci-dessus, précédées d’un chant soliste (bawa). Ici, le rôle du chanteur est assuré par le violoncelle (voir exemple 7) ; l’équivalent de la ligne vocale, narrative, prétexte de la pièce, étant le spectre harmonique de fa# des hélices soniques. À la fin de ce « chant », les sons percussifs de piano, à l’instar du tambour du gamelan, donnent le départ du tutti.

Cette partie « vocale » initiée par le violoncelle trouve une amplification, qui n’existe pas dans le gamelan, dans la reprise du solo en duo avec la contrebasse, puis par les quatre hélices soniques, puis par le tutti progressif de Strates, début du cinquième mouvement. Cette matière dense explose ensuite dans une réalisation plus « motivique » et polyphonique du cycle qui se déploie alors à différentes échelles temporelles (à partir de E).

On retrouve, en revanche, dans la progression des parties cycliques (deuxième mouvement puis à partir de la lettre E), le raccourcissement des cycles et la simplification progressive du matériau caractéristique des suites de gamelan, jusqu’à la répétition d’une note en ostinato rythmique, degré ultime de simplification mais aussi accroissement, densification et explosion de l’énergie (gangsaran). Cette direction se retrouve dans chacune des deux parties d’Herbes à peine / Semé d’un sinon, mais aussi à l’échelle de la pièce entière, le deuxième gangsaran (lettres J et K) étant plus étendu que le premier et résolvant toutes les tensions précédentes ainsi que l’inaboutissement du premier gangsaran.


	Visuel 24 : Forme de Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Visuel 24 : Forme de Herbes à peine / Semé d’un sinon.

 

Hauteurs

Le système de hauteurs à Java, où les notes sont appelées par des numéros (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7), se divise en deux échelles très différentes : le slendro composé de cinq notes (1, 2, 3, 5, 6) séparées d’intervalles quasi égaux, et le pelog composé de sept notes (de 1 à 7) séparées par des intervalles fortement inégaux. Chaque échelle se décline en trois modes, appelés pathet, correspondant grossièrement à des hiérarchies différentes de ces hauteurs et à des formules mélodiques types, caractéristiques de chaque mode – en pelog, échelle heptatonique, un pathet est également une collection particulière de cinq de ces notes. Ces modes, tous pentatoniques, sont utilisées uniquement mélodiquement, il n’y a pas d’harmonie au sens d’accords, seulement quelques relations intervalliques privilégiées à la fin de certaines phrases ; il n’est pas nécessaire de détailler plus avant ce système de pathet assez complexe et donnant lieu à de nombreux débats entre spécialistes et musiciens.

Le tempérament de ces échelles donne lieu à plusieurs particularités d’accord : tous les instruments d’un même gamelan ne sont pas nécessairement accordés de façon absolument identique29, sans pour autant chercher à créer des battements comme à Bali ; les octaves sont aussi accordées généralement plus grandes30, comme au piano, mais l’écart, pouvant aller jusqu’à un quart de ton par octave, est bien plus important.

De plus, chaque gamelan a son propre accord, nécessairement différent d’un autre, variation d’un tempérament idéal qui est censé être celui des chanteurs, et c’est cet écart avec la référence qui forge la personnalité, l’individualité de chaque gamelan construit31. La personnalisation du tempérament est particulièrement audible en slendro ; dans cette échelle, les intervalles entre deux notes varient approximativement entre 220 et 270 cents32, même la place des plus grands intervalles dans l’échelle n’est pas vraiment stable d’un instrument à l’autre, pouvant vraiment faire sonner les pathet (modes) et les morceaux de façon très différente d’un gamelan à l’autre.

Outre ces différences d’un gamelan à l’autre, le tempérament d’un gamelan est composé de différences internes assez importantes : différences entre les instruments, tempérament des chanteurs qui sont censés chanter dans leur tempérament idéal et non dans son incarnation instrumentale, le flûtiste venant avec ses flûtes suling qui ont leur propre accord, forcément un peu différent également33… On peut donc dire qu’il y a un complexe de tempéraments qui compose le tempérament d’un gamelan, et qui correspond à des caractéristiques ou des fonctions instrumentales.

Dans certains morceaux en slendro, il peut également être fait usage de notes en dehors de l’échelle slendro, par les instruments qui ne sont pas à sons fixes (voix, rebab, suling), ce qu’on appelle jouer en miring (en « déviation »). Cette déviation du slendro (1, 2, 3, 5, 6) est produite en coupant un intervalle de 3 notes (par exemple 2 – 5) exceptionnellement en 4 notes : 2 – 3 – 5 – 5, 2 et 5 étant communes avec l’échelle slendro d’origine (le chiffre barré indique que cette note est baissée). Les intervalles entre ces quatre nouvelles notes sont inspirés des intervalles de l’autre échelle, le pelog, et fortement différenciés.

Les autres instruments à sons fixes ne pouvant pas altérer leurs notes, ils jouent les notes « naturelles » juste au-dessus des notes altérées : aux superpositions de tempéraments peut donc s’ajouter une véritable superposition d’échelles.

 

Accord du sextuor : slendro et dérivations

Depuis quelques pièces, j’explore des sonorités construites à partir du slendro. D’abord par goût pour ses intervalles constitutifs compris entre la seconde majeure et la tierce mineure, et ensuite pour le caractère harmoniquement très paisible qu’offre cette base pentatonique régulière. Herbes à peine / Semé d’un sinon prolonge cette exploration de l’échelle slendro, qui vient s’ajouter comme référence harmonique au spectre de fa# des hélices soniques. À l’image des instruments du gamelan qui enrichissent l’échelle de référence ou s’en écartent, plusieurs stratégies sont ici à l’œuvre pour conférer à chaque instrument sa propre échelle, construite par rapport à ses propriétés, mais se rapportant toujours au slendro centralisateur. J’ai d’abord cherché une version du slendro qui présente un maximum de notes communes avec le spectre de fa# et qui soit le plus praticable avec les instruments dont je disposais. J’ai légèrement exagéré l’élargissement des octaves :


	Visuel 25 : Échelle slendro de référence pour Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Visuel 25 : Échelle slendro de référence pour Herbes à peine / Semé d’un sinon.

Les violoncelle et contrebasse sont réaccordés pour pouvoir jouer ces notes en harmoniques naturelles, mais il y en a évidemment certaines qui n’appartiennent pas à l’échelle slendro. Elles viennent donc enrichir la palette de hauteurs propres aux instruments.


	Visuel 26 : Ensemble des harmoniques naturelles des cordes dans la scordatura choisie, et correspondances avec l’échelles slendro.

Visuel 26 : Ensemble des harmoniques naturelles des cordes dans la scordatura choisie, et correspondances avec l’échelles slendro.

 Certaines cordes de harpe sont également réaccordées un peu plus bas pour la même raison, et d’autres se trouvent préparées avec une petite pince à linge qui, placée à une certaine section de corde, fait entendre un accord de deux notes avec un timbre apparenté à celui d’une cloche.


	Visuel 27 : Table de préparation de la harpe.

Visuel 27 : Table de préparation de la harpe.

Le piano est préparé en plaçant de petites boules de pâte adhésive sur les cordes. Cela a pour conséquence non seulement d’arrondir légèrement le son mais aussi de baisser la hauteur de la fondamentale. Cette baisse est fonction de la quantité de pâte adhésive, ce qui permet d’accorder le piano assez précisément : par exemple, pour cette pièce, sur l’échelle slendro souhaitée.

De plus, en les plaçant à des sections harmoniques des cordes (1/2, 1/3, 1/4…), cela fait également entendre l’harmonique correspondante. La touche préparée fait maintenant entendre deux sons ; une harmonique et la fondamentale baissée. C’est sur cette diphonie que s’est fondée la logique cyclique du « balungan » de la pièce (cf. exemple 16). Celui-ci se boucle assez rapidement sur lui-même car le nombre de possibilités d’enchaînements devait demeurer assez réduit si je voulais que toutes ces notes de charpente appartiennent à l’échelle slendro. Seul le sib/la# de la fin du cycle s’y ajoute, c’est aussi la seule note du spectre de fa# qui ne se trouve pas en slendro. C’est d’ailleurs la note qui rompt en partie le cycle d’engendrement des notes du cycle. Elle permet ainsi de faire entendre la boucle en créant une surprise à l’extrême fin du cycle, et génère une tension temporaire qui projette la musique vers la suite et une résolution du matériau qui arrivera à la toute fin (à partir de la mesure 233). Il s’agit là d’un schéma très classique, très européen, ces pointes de tension directionnelle absorbant finalement la suspension harmonique cyclique.

Par le jeu des unissons et des octaviations entre harmoniques et fondamentales, il est possible de générer un champ harmonique à partir d’une unique note préparée.


	Visuel 28 : Génération d’un champ harmonique par la préparation du piano.

Visuel 28 : Génération d’un champ harmonique par la préparation du piano.

Ces champs fondent l’élaboration harmonique de chaque note du cycle et permettent l’expression, le développement, du potentiel harmonique du cycle, en accord avec le timbre de l’instrument, un peu comme l’hétérophonie formulaire révèle le potentiel du balungan dans le gamelan. Le champ harmonique dont vient d’être présentée la génération se retrouve par exemple à la fin du mouvement II, comme le montre l’exemple 12.

Les multiphoniques de saxophone baryton ont ensuite été choisis pour s’intégrer à ces champs harmoniques, les enrichissant de leurs propres interférences.

En regroupant l’ensemble des notes générées, pour un instrument, par l’ensemble des pôles, il est possible de créer une nouvelle échelle, sorte de miring du slendro, ensemble des altérations possibles, à cet instrument, des notes principales du cycle. Ces échelles serviront comme notes de passage et pour l’ornementation en général.

En tutti, chaque instrument déploie donc son propre développement de la diphonie pôle, simultanément et parallèlement. Il y a ainsi un grand potentiel harmonique, jouant à la fois sur la fusion instrumentale presque spectrale, et sur les frottements générés par les développements indépendants de chacun des instruments. L’importance de cet écart par rapport aux pôles communs peut être facilement variée et permet un discours avec tensions et détentes, qui ne se réfère qu’à lui-même. La couleur du slendro infuse l’ensemble des parties cycliques sans pour autant jamais apparaître directement comme une référence à l’audition.

La superposition de ces échelles auparavant présentées séparément avec le spectre de fa# au début du cinquième mouvement est à l’origine de la texture dense et bouillonnante de ce moment (la partie intitulée Strates), mitan de la pièce. Ce qui précède peut être considéré comme une sorte d’exposition des matériaux, et ce qui débouche de ce magma comme un développement harmonique qui finit par se résorber dans la chute des hélices soniques.

 

 

Conclusion

 

Dans le gamelan, l’assemblage de toutes ces voix qui se réfèrent, de près ou de loin, à une mélodie de base sur une structure marquée par de la percussion met en place – quasiment comme un programme, un algorithme à l’intérieur duquel se glisse une part de choix individuel et une certaine plasticité formelle – une écriture hétérophonique à partir de moyens relativement simples au niveau individuel (même si les instruments doux demandent une virtuosité certaine). Cette plasticité, ce jeu entre le mécanique et le libre, entre les temps strié et lisse simultanés, en se référant aux mêmes points d’appuis temporels et mélodiques, crée une texture complexe et riche, qui à l’audition hésite entre hétérophonie et polyphonie. Cette texture d’ensemble a un son, un timbre construit absolument particulier, qui est en soi une caractéristique de cette musique34. Sans pour autant reproduire exactement dans Herbes à peine / Semé d’un sinon la luxuriance de ces ensembles, j’ai aussi tenté de construire une texture qui en partage certaines qualités, qui puisse se déduire autant que possible tout en créant des espaces de liberté visant à rendre l’interprétation plus sensible et précise, et qui lie le son d’ensemble aux techniques d’écriture.

Le jeu en hoquets (imbal), ligne mélodique partagée note à note entre deux instruments, est moins pratiqué à Java qu’à Bali, mais est quand même révélateur d’une certaine idée du collectif, qui fait partie de la culture indonésienne, dans le partage des tâches plutôt que dans la mise en avant individuelle, et du travail du collectif. Cette idée ne me semble pas absente, à un autre niveau, dans cette façon de stratifier et superposer toutes ces lignes pour constituer une hétérophonie complexe et mouvante. J’ai aussi trouvé dans cette idée une adéquation parfaite avec ma façon d’orchestrer et de concevoir la place des instruments dans un ensemble.

La densité stable de la texture instrumentale dans le gamelan malgré les changements d’élaboration, le jeu continuel, mais changeant par larges blocs, entre fusion et contraste des timbres, ainsi que la stabilité structurelle du morceau due à la construction cyclique, créent ensemble une façon unique d’habiter le temps, une surcharge libre, hiérarchisée et orientée, dont la conséquence est une musique qui ne va nulle part – pas de climax ou de processus dramatiques – mais se révèle pourtant tout sauf immobile. Curieusement, alors que cette musique est souvent associée, à Java, au théâtre et à la danse, elle s’entend plus pour moi comme un espace, une situation, une géographie, que comme le soutien d’une narration. Et c’est justement ce paradoxe de mouvement et de centrage, de mobilité et d’architecture, que je recherche pour ma musique depuis quelques années, et dont j’ai tenté une approche plus radicale dans ce projet au Musée de Nantes.

Tous les exemples précédents ont tenté de montrer comment, concrètement, le gamelan est actuellement pour moi une sorte d’interlocuteur intérieur, qui me fait m’interroger sur mes pratiques et me propose des outils lorsque nous poursuivons les mêmes buts. En considérant le magnifique et expressif espace que me proposait Susanna Fritscher comme un spectacle qui impose sa forme et son temps, j’ai pu m’inspirer des techniques utilisées par les musiciens javanais dans des situations théâtrales ou rituelles, m’approchant d’une expression musicale du temps que je poursuis depuis plusieurs pièces. Cette tension entre la circonstance et la recherche a pu être paralysante au début du projet, mais a finalement généré des solutions et des sonorités que je n’avais pas imaginées auparavant.

Herbes à peine /Semé d’un sinon a donné lieu à une réécriture complète dans une version sans les hélices soniques, nécessitant donc de réinterroger, comme le présent article peut le laisser penser, toute la logique formelle et une partie de la construction harmonique. J’y ai aussi exploré les procédés de variantes dans le cadre d’un concert traditionnel. Ce nouveau possible, intitulé Semé d’un sinon I, pour saxophone, harpe et piano préparé, percussion, violon préparé, violoncelle et contrebasse, a été créé à l’Opéra de Cologne en mai 2018 par l’ensemble Cutpoints Köln sous la direction de Robert HP Platz.

Notes

1Cette pièce a bénéficié d’une aide à l’écriture d’une œuvre musicale nouvelle par l’État.

3Saxophones : Alexandre Souillart ; piano préparé : Matthieu Acar ; harpe préparée : Delphine Latil ; violon : Simon Milone ; violoncelle : Myrtille Hetzel ; contrebasse : Chloé Paté ; direction : Javier González Novales.

4Cette confrontation fait actuellement l’objet d’une recherche doctorale dans le cadre du programme SACRe, au CNSMDP et à l’Université PSL.

5Avec pour référence le do « moyen » du piano comme do3.

6Cette durée indique le temps nécessaire pour passer d’une vitesse de 0 V à une vitesse de 50 V. Par exemple une vitesse de rampe de 144 s (hélice à 2 tubes) indique que le moteur va accélérer de 0 V à 50 V en 144 secondes. Pour connaître la durée réelle d’un changement entre deux vitesses, il faudra donc calculer une proportion : atteindre une vitesse de 32 V (A5) en partant d’une vitesse de 20 V (A1) se fera en (144 x (32-20)) /50 = 34,56 s.

7« Pour l’air ».

8Pour le minutage des lettres repère de la partition, toujours se reporter aux exemples 5 ou 24.

9Ou bien, dans l’idéal, la pièce constituerait l’ouverture de l’exposition, la « mise à feu » de l’installation sonore sous forme de musique avant qu’elle ne vive sa vie d’installation. C’est ainsi que j’ai pensé la pièce, sa fonction, espérant que l’occasion puisse se présenter à l’avenir, même si cela ne correspond pas du tout aux conditions de création, Herbes à peine / Semé d’un sinon ayant été créée une semaine avant la fermeture de l’exposition.

10Appareil électronique qui émet un champ magnétique, initialement conçu pour la guitare. Placé sur une corde métallique, il la fait vibrer ; le son résultant ressemble à celui que produit un archet (bow en anglais) infini.

11Pour un exposé complet et détaillé de tous les aspects du gamelan javanais, lire PICKVANCE Richard, A Gamelan Manual: a Player’s Guide to the Central Javanese, Londres, Jaman Mas Books, 2005.

12Voir BASSET Catherine, « Images du monde et traitement du temps dans le gamelan », in Les Écritures du temps, Les Cahiers de l’IRCAM, p. 93-140, 2001.

13Pour des détails sur la symbolique du gong dans la culture indonésienne, lire BASSET Catherine, Musiques de Bali à Java, l’ordre et la fête, Cité de la musique, Paris, 1995.

14Qui, dans notre terminologie, correspondrait plutôt à un des aspects de la structure, au sens que lui donne John Cage par exemple (cf. « Silence » in Silence : discours et écrits, Denoël, Paris, 2004, 181 p.), même si ces formes sont aussi associées, à Java, à des caractères et des modes de développement.

15BASSET Catherine, art. cit., voir p. 111-112.

16Je mets volontairement de côté dans cet article le cas des balungan nibani et rangkep, que je considère, à la suite de Chris Miller (« As time is streched », Theoretical and Compositional Investigations of Rhythm and Form in Javanese Gamelan Music, master soutenu à l’université de Wesleyan, Middletown, Connecticut, 2001), comme un cas particulier de changement d’échelle temporelle. La présentation infra des plus exemplaires irama est suffisante sur cette question par rapport aux réalisations de Herbes à peine / Semé d’un sinon.

17Cf. MONDON Nicolas, Construction du son instrumental et matériau compositionnel : l’exemple du piano préparé, travail d’étude personnel sous la direction de Yan Maresz, CNSMDP, 2011.

18Documentation iconographique et audio sur l’instrument, consultée le 14 octobre 2018 :

http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/gongs/gong_ageng.htm

19Ageng : grand.

20Documentation iconographique et audio sur l’instrument, consultée le 14 octobre 2018 : http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/gongs/kenong.htm

21Les noms des instruments de la colotomie sont tous fabriqués à partir d’onomatopées décrivant le timbre de l’instrument (tuk, nong…)

22Documentation iconographique et audio sur l’instrument, consultée le 14 octobre 2018 : http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/gongs/kempul.htm

23Documentation iconographique et audio sur l’instrument, consultée le 14 octobre 2018 : http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/gongs/Ketuk-Kempyang.htm

24Documentation iconographique et audio sur l’instrument, consultée le 14 octobre 2018 : http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/drums/kendang.htm

25La documentation et l’iconographie des saron et gendèr se trouvent mélangées sur le site de seasite, il n’y a pas d’adresse propre à la page. Toutes les références mènent au menu : http://www.seasite.niu.edu/indonesian/Budaya_Bangsa/Gamelan/Javanese_Gamelan/instruments/FSinstrument.htm

26BASSET Catherine, op. cit.

27« Écriture » étant ici entendu comme agencement et déroulement des voix aboutissant à la constitution d’une matière musicale, la musique de gamelan n’étant pas écrite et la notion, ou la pratique, de l’écriture ne façonnant que peu la matière musicale et son évolution. Pour un exposé détaillé et un avis nuancé sur le lien entre écriture et musique à Java, voir SUMARSAM, Cultural Interaction and Musical Development in Central Java, University of Chicago, Chicago Studies in Ethnomusicology Series, 1995.

28Les numéros indiquent les notes ; voir le paragraphe sur les hauteurs ci-après.

29Par exemple, le rebab, viole à deux cordes, accorde sa corde aiguë 6 un peu plus haut que celui des instruments métalliques, et sa corde grave 2 une quinte juste en-dessous de ce 6, soit plus bas que le reste du gamelan. C’est ainsi le seul intervalle pur du gamelan.

30Bien que sur certains gamelans elles soient justes ou plus courtes.

31Tous les instruments d’un gamelan sont construits – et donc accordés – ensemble par un forgeron-facteur-accordeur, comme un tout, ou plus exactement comme les différentes parties d’un seul instrument. Si, après un certain temps (plusieurs années), l’accord du gamelan a bougé et nécessite un réaccord, c’est également l’ensemble des instruments qui est corrigé.

321200 cents correspondent à une octave juste ; 200 cents correspond donc à une seconde majeure et 300 cents à une tierce mineure en tempérament égal.

33De façon plus anecdotique, au rebab, les notes ornementales très rapides sont en principe jouées plus proches de la note principale que la hauteur réelle de la note. Par exemple, dans un mordant rapide 1 – 2 – 1, le 2 est nettement plus bas que dans un mouvement mélodique où le 2 est note réelle. Néanmoins, il s’agit plus d’une illusion acoustique, comme les doigtés de trilles à la flûte, que d’une réelle altération des échelles.

34En ne retenant que cette architecture hétérophique/polyphonique pour ma pièce Étude-tutti (2016, https://www.youtube.com/watch?v=Zrt6cZktK64&index=2&list=PLZ-V07umm2iuQVCJApMrZu7a2Rkb89XnH et https://soundcloud.com/nicolas-mondon/etude-tutti), tous les autres matériaux musicaux étant différents, j’ai pu me rendre compte de son importance dans la fabrication du son d’un ensemble, et dans sa façon de faire entendre le temps.

Pour citer ce document

Nicolas Mondon, «Le gamelan javanais comme interlocuteur du compositeur : recherche et circonstance dans la composition de Herbes à peine / Semé d’un sinon», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le septième numéro, Sources – Traditions – Inspirations, mis à jour le : 03/06/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2307.

Quelques mots à propos de :  Nicolas Mondon

Titulaire d’un Master de composition (2012) au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) dans la classe de Gérard Pesson, Nicolas Mondon a pu auparavant travailler avec Horatiu Radulescu et Philippe Leroux, et a suivi les enseignements en informatique musicale des Cursus I et II de l’IRCAM. Résident à Gargonza Arts (Italie/Cologne), à l’Akademie Schloss Solitude (Stuttgart), et compositeur en recherche à l’IRCAM (2016), il a notamment reçu les prix d’encouragement de l’Académie des beaux-arts et la Fondation Chevillion-Bonnaud pour sa Sonate III, et plusieurs aides à l’écriture d’une œuvre musicale par l’État. Nicolas Mondon a été également professeur assistant de Michael Lévinas (analyse) au CNSMDP. Il est actuellement professeur aux conservatoires de Vitry-sur-Seine et du Xe arrondissement de Paris (formation musicale, composition, improvisation, initiation à l’électronique et aux nouveaux langages), et directeur artistique de l’ensemble InSoliTus. Il s’intéresse aux musiques traditionnelles d’Orient, est nourri du jazz parallèlement à sa culture occidentale classique, et poursuit un doctorat de création en composition en relation avec le gamelan javanais (Paris-Sciences-et-Lettres/CNSMDP) sous la direction de Martin Kaltenecker et Gérard Pesson.