Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
William Dongois

L’apport de la recherche pour un musicien instrumentiste : écho de la séance du 4 avril 2014 du séminaire du Conservatoire de Paris

Article
  • Résumé
  • Abstract

L’apport des diverses recherches mises en œuvre par un musicien instrumentiste, en l’occurrence cornettiste, pour interpréter le répertoire de cet instrument écrit entre 1450 et 1750 environ démontre que le musicien ne peut pas « ne pas chercher », que sa recherche soit d’ordre « historique » (basée sur des sources illustrant les pratiques historiques) ou, dans le cadre d’une tradition d’interprétation, qu’elle représente un travail sur les moyens divers d’atteindre une certaine idée de la qualité. Dans les deux cas, ces recherches touchent de nombreux domaines : la notation, le sens de la partition, la compréhension de l’œuvre, le rapport outil/idée (l’outil étant à la fois le corps de l’instrumentiste et son instrument). Le processus dynamique de la recherche et les transformations que cette dernière induit peu à peu amènent à penser, en conclusion, que la recherche est la phase inspiratoire de la pratique et la pratique la phase expiratoire de la recherche. Des citations du sinologue Jean-François Billeter sur l’apprentissage de la calligraphie chinoise illustrent le propos et élargissent aux arts en général ce que chaque musicien vit dans son travail.

Texte intégral

L’apport de la recherche pour un musicien instrumentiste : écho de la séance du 4 avril 2014 du séminaire du Conservatoire de Paris

 

 

Avant-propos

Ce texte est la rédaction remaniée et amplifiée de l’introduction d’un exposé concernant ce que m’avait apporté la recherche autour des pratiques des musiques de la Renaissance et du premier baroque. Dans le cadre de cet exposé, à la suite de l’introduction, des exemples musicaux (audio et « live ») ainsi que des citations diverses donnaient vie à ces descriptions de recherches, de découvertes, images de mon évolution. L’idée de ne reprendre que l’introduction dans le cadre d’une communication écrite a naturellement amené des transformations et des amplifications du propos. Malgré tout, la place manque pour mentionner les diverses descriptions des pratiques anciennes et leur possible mise en oeuvre aujourd’hui qui furent illustrées tant par des exemples sonores que par des sources visuelles diverses. Le but du propos qui suit est de cerner ce que le mot recherche peut impliquer pour le musicien. Quelques citations mettront, je l’espère, le lecteur en appétit d’en savoir plus sur les sujets évoqués.

 

Captatio benevolentiae :

Ce terme désigne dans la rhétorique la phase initiale d’un discours par lequel l’orateur essaie de s’attirer la sympathie de son auditoire. Le procédé consiste à se présenter de la manière la plus humble possible, à s’excuser de tout un tas de choses, notamment d’une relative incompétence à propos de son sujet. Je ne dérogerai pas à la règle, d’autant que j’ai découvert la rhétorique via mon itinéraire de musicien « baroqueux » et que les quelques notions de rhétorique (musicale et autre) que je connais sont issues de cette démarche de recherche qui m’a peu à peu métamorphosé.

Par ailleurs, dans le cadre de l’exorde, il convient également de se présenter afin que l’auditoire puisse comprendre le contexte dans lequel le propos a été conçu.

Ainsi je peux m’excuser vis-à-vis du lecteur, de n’être pas écrivain et de n’avoir reçu aucune formation universitaire ; et surtout d’avoir été tout d’abord trompettiste (!), d’être devenu cornettiste à bouquin et de ne pratiquer quasiment que la musique entre 1450 et 1700, de ne pas être musicologue, mais praticien et d’envisagerla recherche essentiellement sur le mode pratique. Sans formation académique, je demande aussi au lecteur son indulgence en ce qui concerne la forme littéraire de ce texte : qu’il s’attache simplement au contenu, dans la mesure de son possible…

 

La recherche en musique : essai de définition

Qu’est-ce qu’un musicien ?

La réponse n’allant pas de soi, poser la question inverse « y a-t-il un musicien [sérieux] qui ne cherche pas ? » permet de jalonner le cadre de ce propos et de limiter le champ des questions évoquées. Pour préciser aussi le terme musicien (et le terme musique pour une part), il faut mentionner qu’il est pris ici dans son sens moderne. Jusqu’au XVIIIe siècle, à une époque où nombre de personnes possèdent et entretiennent des talents multiples en musique, il est utile de rappeler ce que certains entendent par musicien1. L’ancienne distinction médiévale (issue de Boèce) entre le « musicien » et le « menestrel » ou le « cantor » a mis du temps à disparaître2. La permanence, dans la pensée occidentale, d’une conception qui attribue à l’intellect (esprit ou âme, c’est selon…) une supériorité sur la pratique a de multiples conséquences dans la société et le monde de la musique. Cet état de fait est encore théorisé au XVIIIe siècle par le chevalier de Meude-Monpas (Dictionnaire de musique, 1787) :

« Musicien, s.m Homme qui compose de la Musique. Par abus du mot, on donne ce nom à celui qui exécute la musique des autres ; mais c’est très improprement. Tout le monde sait que les anciens Musiciens étoient des Poëtes, des Philosophes, des Orateurs du premier ordre. Tels étaient Orphée, Terpandre, Stésichore, etc. Aussi, comme le dit Rousseau, Baëce ne veut-il pas honorer du nom de Musicien celui qui pratique seulement la musique par le ministère servil des doigts ou de la voix; mais celui qui possède cette science par le raisonnement et la spéculation. Comme le dit encore Rousseau, il semble que pour s’élever aux grandes expressions de la Musique oratoire et imitative, il faudrait avoir fait une étude particulière des passions humaines et du langage de la nature. Cependant les Musiciens de nos jours, bornés, pour la plupart, à la pratique des notes et de quelques tours de chant, ne seront guère offensés, je pense, quand on ne les tiendra pas pour de grands philosophes. A quoi j’ajouterai les réflexions suivantes, pour prouver que le nom de musicien n’appartient qu’aux compositeurs et non aux simples exécutants ; c’est ainsi que les Arts d’imagination, tels que la Poèsie, la Peinture et la Musique, en peuvent se restreindre à de froids récits. En effet, quel cas fait-on d’un copiste de Tableaux ainsi que d’un Traducteur de Poëmes ? La meilleure copie d’un Tableau de Raphaël vaut elle l’incorrection d’un tableau d’un auteur médiocre ? De même, une traduction littérale d’Homere, vaut-elle les égarements du génie et de l’originalité ? Encore une fois, le titre de Musicien ne doit appartenir qu’aux compositeurs, et non pas aux exécutants, qui ne font que répéter les idées des autres. Autant vaudroit-il donner le titre d’Auteur à quelqu’un qui ne fait que lire les œuvres d’autrui. Imitatores servum pecus. Ainsi, comme il est reconnu que la Musique n’est pas seulement une combinaison de sons, mais encore un langage ; pour être décidément Musicien, il faut parler d’après soi, et ne pas répéter servilement ce que les autres ont dit. »

 

On trouve une définition plus large du musicien chez Marin Mersenne (Harmonie universelle, 1636, Livre des instruments) :

« Et parce que cet instrument [Le cornet] doit sonner la Musique presque toute en diminution, il est nécessaire que celuy qui veut apprendre à en ioiier, sçache composer, & qu’il soit bon Musicien, afin qu’il fasse, les fredóns & les diminutions bien à propos. »

 

Je ne suis donc pas musicien selon la définition de Meude-Monpas, mais m’approche peu à peu de celle de Marin Mersenne !

 

Je voulais rappeler ce distinguo qui joue un rôle essentiel dans l’appréhension des questions concernant la recherche et la relation que « le musicien » entretient avec elle, à cause de la diversité des sens contenue dans les mots « musique » et « musiciens » tels qu’ils sont utilisés aujourd’hui. Historiquement, le musicien/praticien ne cherche pas3. Il exécute selon les « procédés d’exécution », un mode de jeu vocal ou instrumental et les usages de son époque. La recherche étant de nature intellectuelle, elle est donc (trop) vite rattachée essentiellement aux fonctions de compositeur/créateur. Aujourd’hui, le musicien/exécutant souvent cherche, doute. La musique a perdu son aspect fonctionnel et la tradition d’exécution est rompue pour le répertoire jusque 1850 environ. L’exécutant contemporain, toutes catégories confondues, cherche souvent avec un but très concret : donner des bases à sa quête de « qualité musicale », notion sur laquelle il convient de ne pas s’étendre ici, faute de se retrouver d’emblée hors sujet, ou à tout le moins de faire un détour conséquent.

 

Les axes de la recherche

Il y a deux axes de recherche pour le musicien praticien : un axe qui peut être qualifié d’historique et l’autre de non-historique. Qu’est-ce que la musique historique ? Et la question corollaire : qu’est-ce que la musique contemporaine ? À partir de quel type de changement de langage musical ou de société passe-t-on de la musique « actuelle » à la musique historique ? Pour les praticiens, un indice ressort du questionnement précédent : quand la « tradition » et les transmissions de mode de restitution des partitions sont rompues, ou se sont profondément altérées et quela pratique musicale peut prendre des formes diverses, on peut alors aller à la recherche des usages anciens : le musicien, les auditeurs, peuvent vouloir réentendre la musique « comme elle sonnait avant4 ». Nous pouvons aussi formuler ceci : l’usage moderne d’exécution sert-il correctement les musiques du passé ? Que leur apporte-t-il ? Que leur retire-t-il ? La réponse intellectuelle est vraisemblablement complexe et la prestation musicale vivante est une réponse à chaque fois différente. Mais dès que ces questions sont soulevées, certaines brumes se dissipent. Sans oublier qu’il y a des publics pour recevoir cela et non un public.

 

Les axes historiques

Ceci étant posé, voyons, de manière non exhaustive, quels sont les axes historiques de la recherche sur les pratiques historiques. Ces axes sont suivis par des musiciens/exécutants qui, pour une raison ou pour une autre, décident que la connaissance des modes de restitution d’une musique à l’époque où elle est conçue et créée mène à une exécution plus convaincante du point de vue de l’auditeur :

- la recherche de répertoire au-delà de ce qui est spontanément connu et très accessible ;

- la compréhension de la notation, de ce qu’elle mentionne, de ce qu’elle omet ;

- la recherche des pratiques générales : quels instruments et quelles voix, où et quand cette musique était produite, les « lieux » même de la musique, etc. ;

- la recherche des modes d’exécution des instrumentistes et chanteurs en particulier (improvisation, ornementation et diminution, diapasons, tempéraments, transpositions usuelles et relation générale à la partition) ;

- les connaissances organologiques. Aller au-devant de l’instrument comme « outil ».

 

Les axes non-historiques

Ils sont suivis par ceux qui, quoi qu’il arrive, restent dans ce qu’on peut néanmoins appeler « la tradition », la transmission des usages d’exécution, devenus depuis un siècle environ des modes d’interprétation, reliés à une analyse de la musique.

Ils mettent ainsi en œuvre :

- une certaine connaissance et approche de la musique telle qu’on l’écrit (analyse des partitions selon les concepts « contemporains ») ;

- la recherche de l’instrument idéal selon un concept sonore liéaux nécessités du moment ;

- la connaissance du corps et de son mode de fonctionnement indépendamment du « style » et de l’esthétique. Cette recherche concerne tout praticien ;

- une réflexion esthétique générale pouvant être connectéeà une réflexion philosophique ;

- une interrogation sur la notion de qualité, qui concerne elle aussitout praticien.

 

Ces deux types de recherche de nature différente se recoupent naturellement. Cela est magnifiquement illustré par les citations de Jean-François Billeter que l’on peut lireà la fin de ce texte.

Dans les deux cas, le musicien exécutant va peu à peu travailler à définir son « style ». Il ne faut pas oublier que le mot vient de l’outil qui permet d’écrire, stylet… L’idée musicale, le corps de l’instrumentiste, comme l’instrument de musique, sont les différents outils de production artistique. De plus, ils sont d’une certaine manière, indissociables.

 

L’interprète qui joue « du répertoire »

« Du répertoire », donc, quel que soit le sens, de la musique du passé, plus ou moins proche.

 

L’interprète dans le cadre de la musique historique

A – Il se situe dans une « tradition d’interprétation » (dit-on aujourd’hui) et ne se pose que peu les questions concernant l’exécution de l’époque. Il peut et doit ajouter à sa formation, à différents niveaux,une « touche personnelle ».

Le musicien qui officie dans le cadre d’une tradition de restitution de la musique utilise des modes d’exécution qui représentent le cadre où s’expriment ses choix et son talent.

 

B – Ou bien, il se pose d’abord la question de savoir comment était jouée ou chantée cette musique, afin de s’en inspirer. Il remet éventuellement en cause la manière dont ce répertoire est abordé aujourd’hui.

Celui qui aborde le répertoire hors « tradition d’interprétation » se doit donc d’interpréter les différentes données qui peuvent alors déterminer le cadre d’exécution. Il se sert de la musicologie et de sources diverses (autres traditions musicales mises en comparaison, sociologie des époques concernées, histoire de la société…).

Aux informations musicologiques s’ajoute pour lui, aujourd’hui, l’idée que l’interprétation est le fait obligé du musicien pratiquant : il n’est plus envisageable de penser seulement en termes de simple « exécution » de la musique, comme si à ce moment, il manquait une touche personnelle, qui « anime » la musique.

 

Sur quoi repose le courant de la musique jouée « selon les normes de l’époque » (un domaine où la recherche joue un rôle essentiel). Celui dont on a dit qu’il conduit à la restitution de « la musique authentique », selon les « normes historiques » ?

 

Quelques remarques :

- personne n’ose plus le mot authentique ;

- ce courant est installé et les polémiques se sont calmées ;

- l’instrumentiste « moderne » est, consciemment ou non, sous influence de ce courant, et, de part et d’autre, certains essaient de créer des esthétiques de compromis, sans changer d’instrument…

- ce retour sur le passé est un mouvement global de la société. En musique, il est né au XIXe siècle.

 

À ce stade, je me dois d’éclairer le lecteur de ce que je crois et qui motive ma démarche, où la recherche est une composante importante, touchant à de nombreux paramètres.

 

Jouer comme à l’époque, ce n’est pas retirer à l’exécutant ses prérogatives « d’interprète » ou quoi que ce soit de sa « personnalité »5. Il restera toujours des plages d’incertitude et les circonstances pour rejouer ce répertoire seront toujours sociologiquement, spatialement et psychologiquement différentes. À vouloir moins interpréter les partitions, nous n’en interprétons pas moins les sources auxquelles nous puisons à partir d’un socle idéologique qui est immanquablement contemporain, quelles que soient nos idées. Et in fine, je ne peux faire autrement qu’être « moi-même » devant le public en lui offrant une synthèse vivante de mon travail.

 

Le geste musical dans les partitions. Signes et absences de signes

L’écriture musicale (disons, l’édition de certains types de partitions) recèle des traces du geste historique, notamment les traités de pratique musicale qui existent dès la fin du XVsiècle et nous renseignent sur les usages des exécutants de l’époque ou les manuscrits et éditions de musiciens pratiquants (et notamment les tablatures d’orgue et de luth). Se « couler dans ce geste » consiste à s’attacher autant que possible à retrouver ce qui est derrière la notation, à ce moment bien plus précise que celle de la musique polyphonique écrite « telle qu’on écrit la musique » : en effet la musique polyphonique, de « style ancien », ne contient jamais, jusque très tard, de figures « virtuoses ». Celle-ci n’appartiennent pas au domaine de la composition, mais au domaine de la restitution. On retrouve ici une partie des définitions de Boèce.

« Les compositions ne cheminent pas toujours par degré conjoint, mais contiennent parfois des intervalles de tierce, de quarte, de quinte, d’octave, etc. Ainsi, il sera bien, pour se concilier des auditeurs bienveillants de s’efforcer à donner quelque accent délicat [vago accento] aux notes. En effet, le compositeur qui les écrit n’est attentif à rien d’autre qu’à ordonner ces notes selon la convenance des règles de l’harmonie [dell’harmonice dipositioni]. En revanche le chanteur, dans leur exécution, est obligé de les accompagner de la voix, et de les faire résonner selon la nature et la propriété des paroles. Il doit donc savoir que certaines notes s’accompagnent de quelques accents, causés par certains retards et soutiens de la voix [alcune rittardanze ; & sustentamenti di voce], qui se font en enlevant une petite partie d’une note et en l’attribuant à une autre. »6

On trouve également chez Titelouze cette remarque sur l’absence de notation des ornements :

« La mesure et les accents7 sont recommandables tant aux voix qu’aux instruments, la mesure reglant le mouvement, & les accents animans le chant des parties. Pour la mesure, le demy cercle sans barre que j’ay aposé, fait la loy d’alentir le temps & mesure comme de la moytié, qui est aussi un moyen de facilement toucher les choses les plus difficiles. Pour les accents, la difficulté d’aposer des caractères a tant de notes qu’il en faudroit m’en a fait raporter au jugement de celuy qui touchera, comme je sais des cadences qui sont communes ainsi que chacun scait. »8

On pourrait remplir un livre de ce genre de citations : jusqu’en 1600, mais encore bien après, la notation ne révèle qu’une partie des « notes » que le musicien doit jouer. La question, hier comme aujourd’hui, est celle-ci : combien de notes en plus selon le contexte ?9

À ce propos, je ne résiste pas à faire connaître au lecteur ce surprenant passage, extrait du récit d’une soirée d’humanistes italiens, qui se retrouvent après avoir dansé, pour parler art et philosophie et chanter des madrigaux. Le texte est illustré de vingt-neuf madrigaux de compositeurs illustres des années 1530-1540(Ruffo, Arcadelt, Parabosco, Buus,etc.) :

« Signor Giovaniacopo Buzzino jouait du violon soprano, comme il le faisait merveilleusement, lorsque quelqu’un l’interrompit et dit : « Osignore, bougez vos doigts un peu plus lentement ; c’est si laid de vous voir bouger vos doigts si vite sur le manche de votre instrument ». Buzzino, se pliant à cette demande insolente, commença à jouer sans les diminutions, ce sur quoi le pauvre idiot, entendant la mélodie si dépourvue de grâce, lui demanda plein de honte de bouger ses doigts rapidement à nouveau. »10

 

Les procédés d’exécution anciens pour faire parler la musique selon sa nature

Retrouver physiquement le geste de l’exécutant historique correspondant à l’instrument peut permettre de rendre plus rapidement/efficacement cette musique convaincante.

 

Je trouve passionnant de comprendre le langage d’une époque à partir des données de cette époque et de la mentalité. Beaucoup pensent que la musique est un langage universel indépendamment des différentes musiques et manières de faire : il y a, à terme, un cheminement personnel de connaissance de soi et de sa culture qui est nourri par la recherche musicale. Si nous ne sommes pas des hommes du XVIe siècle, nous n’en avons pas moins des points communs avec eux, nos possibilités corporelles sont proches : copier les modes d’apprentissage, les instruments, les modes d’articulation, les figures d’ornementation, d’improvisation, retrouver peu ou prou les tempi, etc., tout ceci installe un cadre propice à une restitution « logique » par rapport à la partition. On peut supposer aussi que le mode historique de restitution est le plus adéquat pour faire parler, faire agir au mieux ces musiques sur l’auditeur. Cela nous aide à ne pas nous écarter trop des critères de qualité d’une époque, de son esthétique, de son goût. Les restitutions ainsi faites peuvent cumuler les qualités « naturelles » du répertoire et la qualité d’investissement de l’exécutant moderne, qui restera quoi qu’il arrive, un homme du XXe siècle. Mais à l’inverse, l’absence de recherche de type musicologique au profit d’une recherche centrée sur le souci d’une expression forte issue de la partition peut tout aussi bien donner des exécutions extrêmement touchantes, parce qu’habitées. Car la démarche formelle issue de la musicologie prive quelque fois le praticien de cette introspection dans le répertoire qui est nécessaire11.

 

Comment fonctionne la recherche concernant la pratique de la « musique historique »

 

Elle agit en mode circulatoire. C’est un jeu de transformation de l’être (musicien). C’est ce qui la rend passionnante. Car au-delà de l’intérêt intellectuel des matières de recherche mentionnées plus haut (notamment pour le musicien qui lie sa pratique à un travail sur les usages anciens), cette démarche est un chemin assez long, fait de « dialogues » entre la « tête », le « corps » de l’exécutant et l’instrument.

Car le corps du musicien (mental inclus, disons, fonctions cognitives incluses) est un carrefour entre l’idée de la musique et l’instrument. Il faut remarquer que l’idée de la musique ne se conçoit pas sans la possibilité corporelle. Cette proposition est indémontrable : elle ressort de l’expérience et j’invite le lecteur à simplement s’interroger de cette manière sur sa pratique.

Comment cela fonctionne-t-il ? Prosaïquement, le dialogue entre corps et mental (pris là sous son aspect intellectus) est incontournable : la lecture des sources transforme l’idée intellectuelle, elle-même transforme la perception, cela induit une autre pratique qui transforme le corps et les habitudes et ce nouvel état permet lui-même une nouvelle lecture…

J’ai constaté qu’on ne comprend (avec la tête) que ce que le corps accepte… et connaît.

Du reste, le mental lui-même ne peut « créer » quelque chose qui ne lui soit propre. Le « nouveau » ressort de l’association faite par le cerveau d’éléments qui lui sont connus. Les pratiques et différentes pédagogies de l’improvisation (quelles que soient les musiques) mettent cela en évidence. Une belle improvisation ne recèle rien que le cerveau et le corps n’ait pas déjà produit. Il en est de même naturellement pour « jouer autrement », grâce à telle ou telle recherche, du répertoire ancien.

 

Conclusion

 

Ce que la recherche n’apporte pas

Elle n’apporte pas des recettes (ou seulement en mode illusoire et stérile) et elle ne transforme malgré tout pas le musicien en musicologue. Le musicologue est un autre type de chercheur. Le musicien qui cherche a autant besoin du musicologue que le musicologue a besoin de constater les cadres possibles de concrétisation de son travail.

 

Ce que la recherche apporte

De fait, la recherche est un labyrinthe, qui apparaît aussi comme un chemin.

Mais on met un doigt dedans et on est happé…La recherche me rapproche, illusion partielle (!), du sentiment d’être à l’aise avec le répertoire. Elle conforte ou détruit des idées et c’est alors un dynamisme de travail. Elle amène, voire oblige, à faire des choix sur le répertoire et à terme, à force de pratique, àse sentir « à la maison ». Elle produit uneconscientisation des choix musicaux. Elle permet peu à peu de considérer la musique comme une langue et d’apprendre à la parler de mieux en mieux. Elle accélère le premier travail sur les partitions, l’approche théorique des œuvres et crée des automatismes sur certains points formels qui permettent ensuite de raffiner le travail et d’aller plus loin…pour ceux qui se donnent la peine d’aller plus loin. La recherche amène à envisager d’autres critères « esthétiques » , d’autres critères de qualité, qui semblent plus en adéquation avec les éléments implicites et/ou contenus dans la partition et dans la connaissance des pratiques historiques. Mais, en aucun cas avec le sentiment de nécessairement « faire mieux » :on fait autrement…

 

Propos intempestifs et optimistes pour finir

Peu à peu, recherche après recherche, se met en place naturellement un questionnement par rapport à l’académisme. Surtout quand, comme c’est mon cas, on enseigne dans les institutions. L’académisme des « modernes » mais aussi, celui des « baroqueux » et de tous ceux qui s’arrêtent en chemin, créent des dogmes et des normes à partir de stades précis de la recherche. Ces normes, nécessaires, étouffent la capacité expressive voire créatrice. La recherche ne doit pas s’arrêter, sinon la pratique se fossilise. Car à chaque étape, on peut refuser d’aller plus loin… et se couler dans un sillon, une habitude.

Dans une société qui vit de marketing et d’économie, la question se pose pour chacun : à qui plaire et de quelle manière ? Nombre de recettes réellement efficaces pour le succès des interprètes se transforment en conceptsqui font vendre. L’effet de mode n’est alors pas loin. La recherche et le souci de qualité sont les antidotes à ce phénomène qui assèche le monde musical.

Pour mémoire, certains gauchistes (parmi mes amis) disaient et théorisaient dans les années qui ont suivi Mai 1968 : « je ne lis pas de livres pour ne pas être influencé ». Chacun appréciera cette formule à sa manière. Je pense au contraire qu’il faut se confronter au maximum d’informations et faire sa propre synthèse. L’art devient paradoxalement plus personnalisé quand il a reçu un maximum d’influences. La pratique est toujours un cocktail.

En guise de conclusion, je dirais que la recherche est la phase inspiratoire de la pratique et la pratique la phase expiratoire de la recherche.

 

Nota bene :

Je renvoie le lecteur qui veut approfondir l’aspect de la recherche non-historique, comprendre les limites de la recherche historique, approfondir les relations qu’elles entretiennent ou encore la relation à l’apprentissage aux ouvrages du sinologue suisse Jean-François Billeter. De fait, l’apprentissage de la calligraphie révèle la même problématique que celle de l’exécution musicale en général. Les quelques citations ci-dessous illustrent à merveille, parce que moins directement, des propos maladroits de votre humble serviteur !

 

Deux ouvrages (petits mais denses) à signaler sur l’apprentissage et les régimes de l’activité :

Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2002

Jean-François Billeter, Un paradigme, Paris, Allia, 2012 (cet ouvrage n’est pas un ouvrage de sinologie, mais traite uniquement des régimes de l’activité et des apprentissages).

 

Jean-François Billeter, L’Art chinois de l’écriture, Skira, Genève, 1989, ou Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Paris, Allia, 2010, qui est la refonte du premier ouvrage.

 

« Au moment d’écrire, le calligraphe interprète son texte comme l’instrumentiste sa partition. Il n’invente aucune forme, il n’ajoute ni ne retranche rien. Les cadences improvisées à part, le musicien et le calligraphe ont les deux pour tâche de prêter vie à des formes données d’avance et d’exprimer à travers elles quelque chose qui leur appartient en propre. La contrainte à laquelle ils se soumettent constitue paradoxalement la source de leur liberté : n’ayant pas à se soucier de l’invention des formes, ils peuvent se vouer entièrement à la réalisation de leurs virtualités expressives…. »

 

« Le calligraphe interprète son texte comme l’instrumentiste sa partition. Ils n’inventent pas des formes nouvelles, mais donnent vie à des formes définies d’avance. La contrainte à laquelle ils se soumettent rend possible la puissance de l’effet parce qu’ils consacrent toutes leurs ressources à la seule interprétation. »

 

« De même, quand je suis [lin] les œuvres des anciens calligraphes, je ne me soucie nullement d’imiter le détail des formes extérieures. Je recherche uniquement la forme structurante. Lorsque je l’ai saisie, les formes extérieures naissent d’elles-mêmes. Je réussis dans ce que j’entreprends parce que je me mets toujours, avant d’agir, dans l’état de préparation qui convient. » (l’empereur Taizong)

 

« Lorsqu’on suit, on manque souvent les proportions exactes des Anciens mais on saisit par contre plus facilement l’expression du pinceau. Lorsqu’on se contente de copier, en revanche, on saisit souvent les proportions exactes, mais on perd facilement l’expression. » (Jiang Kui)

 

« Le style [personnel] advient. Il est involontaire. »

 

« En calligraphie, ce n’est pas de plaire qui est difficile, mais de ne pas chercher à plaire. Le désir de plaire rend l’écriture convenue, son absence la rend ingénue et vraie. » (Liu Xizai)

Bibliographie

Ouvrages historiques :

MEUDE-MONPAS J. J. O. de

1787, Dictionnaire de musique. A Paris chez Knapen et Fils, Lib.-Imprimeurs de la Cour des Aides, au bas du Pont St-Michel [Minkoff Reprint, Genève, 1981].

 

DONI Anton Francesco

1544, Dialogo della musica di M. Antonfrancesco Doni Fiorentino, Venise, chez Girolamo Scotto. Lien

 

MERSENNE Marin

1636, Harmonie universelle, Paris, Sébastien Cramoisy. Lien

 

TITELOUZE Jehan

1624, Hymnes de l’Église pour toucher sur l’orgue, 2e édition, Paris, Ballard.

 

ZACCONI Lodovico 

1592, Prattica di musica, Venise.

 

Ouvrages récents :

BARTEL Dietrich

1997, Musica Poetica : Musical-Rhetorical Figures in German Baroque Music, Lincoln, University of Nebraska Press.

 

BILLETER Jean-François

1989, L’Artchinois de l’écriture, Skira, Genève.

2002, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia.

2010, Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Paris, Allia (refonte de L’Art chinois de l’écriture, 1989)

2012, Un paradigme, Paris, Allia.

 

CLERC Pierre-Alain

s. d., « Discours sur la rhétorique musicale », travail non publié. Lien

 

CLOUZOT Martine

2007, « Les figures du musicien au Moyen Âge. Figures, discours et images », in Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA, mis en ligne le 15 août 2007. Lien

 

DELEUZE Gérard

1969, La Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit.

Notes

1Lire à ce sujet l’article très intéressant de Martine Clouzot, « Les figures du musicien au Moyen Âge. Figures, discours et images », in Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], nov. 2007, mis en ligne le 15 août 2007, consulté le 08 avril 2014. Lien

2Du reste, elle n’a pas complètement disparu : dans des milieux « non musiciens », combien de fois ne m’a-t-on pas demandé « tu ne composes pas ? ». Les jeunes gens créant des groupes de rock et de musiques actuelles composent naturellement à l’inverse du « musicien » classique chez qui la composition est réservée à une élite, même si tout un chacun peut faire classes d’écriture et de composition.

3Mais très souvent il compose. Les « compositeurs » du passé sont tous aussi praticiens. Palestrina, comme nombre de polyphonistes, était chanteur et a gagné sa vie comme tel.J.-S. Bach, de son vivant, fut adulé plus comme organiste que comme compositeur.

4Illusion joyeuse et non funeste !

5Voir de nouveau ce qu’écrit J.-F. Billeter ci-dessous.

6Lodovico Zacconi, Prattica di musica, Venise, 1592, traduction Christian Pointet. C’est moi qui souligne.

7Le terme désigne en France comme en Italie, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, différents ornements mais est aussi un terme générique.

8Jehan Titelouze, Hymnes de l’Église pour toucher sur l’orgue, 2e édition, 1624, Ballard.

9Ce sujet mérite à lui seul un livre.

10Anton Francesco Doni, Dialogo della musica, in Venezia appresso Girolamo Scotto, 1544, traduction Christian Pointet.

11Je renvoie le lecteur aux citations de J.-F. Billeter.

Pour citer ce document

William Dongois, «L’apport de la recherche pour un musicien instrumentiste : écho de la séance du 4 avril 2014 du séminaire du Conservatoire de Paris», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le troisième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 03/07/2014, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=938.

Quelques mots à propos de :  William Dongois

Après des études de trompette au Conservatoire national de région de Reims et au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, William Dongois enseigne cet instrument parallèlement à une activité musicale soutenue. Il approfondit ses connaissances musicales en classe d’écriture et s’initie au cornet à bouquin auprès de Jean-Pierre Canihac. Il poursuit sa formation avec Bruce Dickey à la Schola Cantorum de Bâle. Soliste invité de nombreuses formations, il dirige Le Concert Brisé. La revue Diapason a décerné « cinq diapasons » à leur disque La barca d’amore (1997, Carpe Diem, rééd. Accent), saluant « un interprète hors norme » et « un guide précieux sur le chemin d’un style supposé d’époque ». Le Monde de la musique a attribué un « Choc » à L’Âge d’or du cornet à bouquin (2006, K617), reconnaissant « un chercheur-poète » à la « technique instrumentale infaillible » et saluant « l’intelligence du projet artistique du Concert Brisé ». Craig Zeichner dans Early Music America (été 2011) écrit au sujet de l’enregistrement live des sonates de Pandolfi Mealli (Carpe Diem 2010) : « Dongois est superbe et joue avec un timbre fluide et précis tout à fait irrésistible, un timbre qui peut être clair et brillant mais également moelleux comme celui de Miles » et Jacquet Viret (dans la Revue musicale suisse, mars 2011) en fait un « émule inattendu de John Coltrane ou Eric Dolphy ». Il enseigne le cornet à bouquin à la Haute École de Musique de Genève.