L’orgue et les signes
Quelques notations sur Organum II de Xavier Darasse (1934-1992)
- Résumé
- Abstract
Il y a vingt ans disparaissait l’organiste et compositeur Xavier Darasse (1934-1992), au terme de sa première année à la direction du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Si son souvenir reste vivace chez ceux qui l’ont côtoyé, son œuvre de compositeur est aujourd’hui quelque peu délaissée. Cet article se propose d’étudier quelques aspects d’Organum II, pièce écrite pour le concours du prix d’orgue 1978 du Conservatoire, à partir du dossier De genèse conservé dans l’important fonds d’archives déposé après la mort du compositeur à la Médiathèque Hector Berlioz.
Circonstances sinueuses de la commande, emprunts à des projets de composition préexistants, artisanat de la combinatoire pré-compositionnelle, confrontation aux réalités de l’instrument-orgue, autoanalyse a posteriori : la diversité des documents en présence permettra d’aborder le fait compositionnel sous des angles multiples, comme autant de vecteurs d’une démarche étudiée ici à la lumière de ses traces. Ainsi, cette étude proposera in fine d’envisager le statut particulièrement ambigu du signe dans l’œuvre achevée : support d’une combinatoire ? signe d’un son ? signe d’un geste ? L’orgue, dans ses singularités, était peut-être le mieux à même de faire affleurer ces questions fondamentales et les tensions qui peuvent en résulter.
Plan
Texte intégral
Le 5 janvier 2012, le Conservatoire de Paris rendait hommage à son ancien directeur Xavier Darasse, ouvrant ainsi l’année qui marque le 20e anniversaire de sa disparition, le 24 novembre 1992. Un concert réunissant des étudiants des trois cycles supérieurs permettait d’entendre plusieurs de ses œuvres : Organum V, pour orgue, Masques II pour clavecin amplifié, Actions, pour quintette de cuivres et Antagonisme I, pour ensemble et récitant, sur des textes d’Alain Badiou. Dans une note introductive au concert, le directeur du Conservatoire, Bruno Mantovani, distinguait en Xavier Darasse « [un] interprète original et [un] créateur inclassable, dont l’honnêteté et l’intégrité doivent être une source perpétuelle d’inspiration pour les élèves de notre maison. »
Xavier Darasse, musicien aux multiples facettes
Né le 3 septembre 1934 à Toulouse, ville à laquelle il restera profondément attaché, Xavier Darasse acheva ses études au Conservatoire par les premiers prix d’analyse et de composition en 1965, après notamment celui d’orgue et d’improvisation en 1959. Nommé dès 1964 professeur d’orgue au Conservatoire de sa ville natale, il mena dès lors de front de multiples activités : pédagogue, concertiste, compositeur, producteur d’émissions radiophoniques, directeur musical du Centre culturel de Toulouse. Cependant, un événement dramatique influera sur le cours de cette carrière multiforme : en octobre 1976, après un concert à la cathédrale de Condom, il s’endort au volant de sa voiture. Son bras droit est sectionné dans l’accident. Malgré une greffe menée avec succès, il doit interrompre sa carrière d’organiste. Pédagogie et composition prennent alors le dessus : nommé professeur d’orgue au Conservatoire national supérieur de musique de Lyon en 1985 (classe « décentralisée » à Toulouse, mettant à profit le riche patrimoine instrumental de la ville), son catalogue s’enrichit parallèlement dans de nombreux genres, de l’orgue à l’orchestre1. En 1991, Xavier Darasse est nommé directeur du Conservatoire de Paris à la suite d’Alain Louvier. Il ne le restera que quelques mois, emporté par un cancer à l’automne de l’année suivante.
Que nous reste-t-il de Xavier Darasse aujourd’hui ? Pour qui ne l’a pas connu, il est frappant de constater à quel point son souvenir demeure vivace chez ceux qui l’ont côtoyé, témoignant d’un charisme et de qualités humaines certaines, associées à une forme de jovialité que trahissait un accent aux intonations chantantes2… Mais il serait trompeur de se contenter d’une mémoire faite d’anecdotes et de bons mots. Darasse laisse une empreinte profonde en premier lieu sur le monde de l’orgue français d’aujourd’hui, sans peut-être que les premiers concernés en aient pleinement conscience. Sa position au sein des grands débats esthétiques qui agitèrent ce milieu dans la seconde moitié du XXe siècle est singulière. Profondément attaché à la figure tutélaire de Marcel Dupré qui fut un ami de sa famille, il fut pourtant acteur de deux courants remettant parfois violemment en cause son héritage : celui du renouveau de la facture et des répertoires anciens dans leurs singularités multiples, mais aussi celui cherchant à associer l’instrument aux avant-gardes musicales à partir des années 1960, passant donc avec aisance du Festival de musique contemporaine de Royan à l’Académie de musique ancienne de Saint-Maximin. Le paradoxe n’est qu’apparent : face au mythe de « l’orgue de synthèse », Xavier Darasse n’eut de cesse de défendre une identité plurielle et évolutive de l’instrument et la recherche pour chaque répertoire de l’orgue approprié, conduisant l’organiste à devenir en quelque sorte un polyinstrumentiste embrassant six siècles de musique. C’est bien dans cette optique que sont aujourd’hui formés les jeunes organistes dans les conservatoires nationaux supérieurs, sous la conduite de ses anciens élèves Michel Bouvard (Paris), Jean Boyer puis François Espinasse (Lyon), mais aussi Bernard Foccroulle au Conservatoire Royal de Bruxelles. Toulouse, la ville aux dix orgues aux esthétiques contrastées et complémentaires, lui servit de laboratoire, et le festival et le concours qu’il y a fondés firent et font encore beaucoup pour la propagation de ses conceptions. À la tête du Conservatoire de Paris, son mandat, bien que très bref, ne fut pourtant pas sans conséquences. Pour n’en retenir que deux, il impulsa tout à la fois, dans la droite ligne de son action pour l’orgue, la création de la première classe de piano-forte en Europe, prenant acte de l’élargissement des démarches d’interprétations historiques par-delà les « musiques anciennes », mais aussi la création de la classe d’écriture-XXe siècle appliquant la rigueur de l’étude stylistique pratiquée au Conservatoire dans cette discipline aux compositeurs les plus marquants du siècle dernier.
Le compositeur Xavier Darasse, quant à lui, est aujourd’hui largement délaissé. Faut-il y voir une conséquence de sa disparition prématurée, associée à son peu d’intérêt pour l’auto-promotion ? Force est de constater que son nom a aujourd’hui quasiment disparu des programmes de concert. Seules demeurent très occasionnellement accessibles à l’auditeur certaines de ses pages pour orgue (il est dans ce domaine l’auteur de neuf Organum, pour orgue ou avec orgue, composés entre 1970 et 1991), défendues principalement par ses anciens élèves, et en premier lieu les professeurs nommés plus haut. Pourtant, aucune de ces pièces n’est véritablement entrée au répertoire de l’instrument, ce qui peut étonner pour un organiste-compositeur de son influence. Certaines raisons pragmatiques pourront être invoquées : difficulté technique, nécessité de disposer d’un instrument le plus souvent de taille importante, caractère prescriptif des registrations requises, etc. Mais avant tout cette musique a probablement dérouté plus d’un interprète et d’un auditeur familiers de l’orgue, dont le compositeur utilisait les ressources en parfait connaisseur, mais dans un constant et foisonnant souci d’expérimentation rare chez les organistes-compositeurs, tout en étant privé par le sort de la possibilité de défendre lui-même ses œuvres. Tous ces facteurs réunis font-ils une « réception manquée » ? Toujours est-il que même sa production pour orgue reste aujourd’hui une terra incognita qu’à défaut de pouvoir juger il nous faudrait pouvoir commencer par connaître.
Le Conservatoire de Paris dispose pour cela d’un outil de haute valeur : la Médiathèque Hector Berlioz est en effet dépositaire de l’ensemble de ses archives personnelles concernant son œuvre de compositeur3. Si une première mise en valeur de ce fonds eut lieu lors des Journées de l’orgue contemporain organisées par le Conservatoire en janvier 2005, son classement se poursuit encore aujourd’hui, en premier lieu grâce à l’action de Mme Dominique Hausfater, Conservateur général de la Médiathèque. Dans ce vaste domaine encore inexploré, nous nous sommes dirigés vers le dossier Concernant Organum II, œuvre composée pour le concours du prix d’orgue du Conservatoire de Paris du 19 mai 1978, et qui est assurément l’une des pièces les plus immédiatement séduisantes du compositeur, tout en faisant montre d’un traitement de l’instrument résolument singulier4. La logique compositionnelle de l’œuvre, pourtant, au-delà d’une compartimentation en sections clairement perceptible, ne se laisse pas aisément aborder.
On verra peut-être un paradoxe à étudier la genèse d’une œuvre quasi inconnue. Jusqu’à présent, l’abord génétique a été réservé à des corpus largement consacrés, dont il a souvent pu enrichir voire subvertir le discours auctorial ou l’analyse de « niveau neutre »5. Le fonds détenu par la Médiathèque du Conservatoire nous offre pourtant la possibilité d’imaginer l’étude de ces documents comme premier abord musicologique de l’œuvre, permettant d’aborder de multiples aspects d’un fait compositionnel considéré comme complexe par nature, et appréhendé ici à la lumière de ses traces.
Un dossier de genèse
L’ouverture de ce dossier De genèse révèle en effet que, bien loin d’être unifié, il se compose en réalité de documents de nature fort diverse, ce qui en rehausse assurément l’intérêt mais complique la tâche du chercheur. Ils peuvent être ordonnés en quatre grands groupes, que nous nommerons par des lettres capitales :
- A : deux dossiers (contenus dans deux bi-feuillets intitulés « Esquisse/Pièce clavecin-positif/Organum II ») contenant les brouillons issus des phases pré-rédactionnelles et rédactionnelles6 d’un premier projet abandonné en cours d’écriture ;
- B : un ensemble de documents relatifs à la commande de l’œuvre, au jury du concours d’orgue du Conservatoire, au dépôt SACEM ;
- C : un ensemble de brouillons manuscrits issus des phases pré-rédactionnelles et rédactionnelles, conformes à l’œuvre éditée que nous connaissons ;
- D : une liasse de cinq folios manuscrits présentant une autoanalyse succinte principalement consacrée à la combinatoire des hauteurs et des durées pour différentes séquences de l’œuvre.
Les groupes A et B permettent de reconstituer partiellement une genèse particulièrement complexe, avant même les premiers travaux préparatoires relatifs à l’œuvre elle-même telle que nous la connaissons dans sa version éditée.
L’existence du dossier A est une surprise : il présente un stade relativement avancé de la rédaction d’une pièce pour clavecin et orgue, dont l’écriture manuscrite est datable avec certitude d’avant l’accident qui contraignit Xavier Darasse à écrire de sa main gauche. Il est probablement lacunaire, car, outre des pages entières consacrées à l’exploration combinatoire des hauteurs, il contient un folio rédigé paginé 1 et deux autres paginés 4 et 5. Dans les années 1970, Darasse se produisit régulièrement en duo avec la claveciniste Élisabeth Chojnacka, suscitant plusieurs créations pour cet alliage instrumental inédit7. Une note marginale sur le manuscrit nous apprend que cette œuvre était bel et bien destinée à ce duo : entre autres indications scéniques (« bruit de pas », « tête vers partenaire »), on lit :« Élisabeth vient me dire quelque chose à l’oreille ». Aucune trace d’une telle œuvre ne subsiste dans le catalogue du compositeur, et même si aucun titre n’est indiqué sur le manuscrit, il semble bien que d’après l’intitulé des deux bi-feuillets qui entourent les manuscrits (intitulé écrit de la main gauche, après l’accident), cette pièce était destinée à être un Organum II. Aucune datation de ce projet ne semble possible en l’état, et il n’est pas plus possible de savoir s’il a été abandonné à cause de l’accident ou pour une autre raison. Si ce dossier A a été conservé avec les esquisses de l’Organum II que nous connaissons, c’est qu’il partage avec lui plus que son titre : nous aurons l’occasion d’y revenir.
Le dossier B, quant à lui, permet de retracer quelques étapes de la commande de l’œuvre. À l’origine, Darasse pensait regrouper deux commandes distinctes : la première émanait du Conservatoire (le dossier Contient une brève missive non datée d’Alain Weber, à l’époque directeur des études, confirmant la nécessaire sortie de la partition éditée le 15 mars 1978), la seconde de la directrice de la maison de disques Arion, Ariane Segal, qui dans une lettre du 16 novembre 1977 sollicite le compositeur à propos d’une pièce pour deux orgues qui serait destinée à un disque enregistré à Masevaux par Georges Delvallée et Marie-Louise Jacquet. Darasse note sur cette lettre « oui, début mai ». Il pense donc pouvoir croiser ces deux demandes en écrivant une œuvre modulable, tel qu’il le note sur un feuillet donnant la composition des deux instruments de Masevaux, une pièce pour « Orgue/Orgues, Conservatoire/Masevaux ». Ariane Segal répond dans une nouvelle lettre datée du 9 décembre 1977 : « Je vois donc mes souhaits se réaliser, et en plus sans vous donner de travail supplémentaire. » Si le disque Arion, enregistré en 1978, existe bel et bien, il ne contient aucune œuvre de Darasse : le projet a donc été abandonné, sans que le dossier B n’en garde aucune trace, ni aucune esquisse. Là encore, il se révèle donc lacunaire, d’autant plus qu’il ne conserve par exemple aucune correspondance avec l’éditeur de l’œuvre, Salabert, si ce n’est l’accusé de réception d’un envoi daté du 15 avril 1978. Il ne faudrait pas voir dans ces péripéties de simples anecdotes, car l’abandon d’un projet pensé pour plusieurs orgues différents va conduire le compositeur vers l’extrême inverse : inclure les caractéristiques propres de l’instrument du Conservatoire au sein même de la combinatoire compositionnelle.
Si le groupe A peut être qualifié de « faux départ », pour emprunter une expression au spécialiste de génétique littéraire Pierre-Marc de Biasi, le groupe C constitue bien le cœur de ce dossier De genèse. Il mélange phase pré-rédactionnelle (témoignant d’un travail combinatoire préparatoire issu de techniques sérielles appliquées aux hauteurs, aux durées et parfois aux timbres), phase rédactionnelle (pour certaines séquences seulement) et phase pré-éditoriale (un brouillon complet, entièrement registré, présentant cependant quelques divergences avec la partition éditée). On ne peut qu’être étonné par l’absence totale de traces d’un travail formel : les cinq sections qui composent l’œuvre achevée sont rédigées sur des supports distincts, en l’absence de plan ou de mentions relatives aux enchaînements.
Enfin, le groupe D est le témoin principal d’une pratique particulière : celle du retour du compositeur sur son propre travail par la rédaction d’une autoanalyse8. Par leur écriture soignée, ces folios se distinguent nettement des brouillons. Chacun est consacré à une séquence précise de l’œuvre, laquelle est désignée par un titre (« Klangfarben », « Toccata », « Quatuor », etc.). Les renseignements donnés sont succincts (se limitant parfois à quelques mots), occasionnellement énigmatiques, permettant cependant de dégager certains apparentements du matériau de hauteurs entre les sections. La destination d’un tel document pose question : a-t-il donné lieu à diffusion ? est-il à l’usage personnel de l’auteur ? destiné à l’interprète ? ou même au lecteur des esquisses ? Cette dernière éventualité est moins incongrue qu’il n’y paraît : en effet, l’ensemble des dossiers A, C et D porte la trace d’un second retour autoanalytique, ultérieur mais non datable, matérialisé par des notes au feutre rouge indiquant la page de la partition éditée à laquelle telle ou telle esquisse fait référence. Ces indications, notamment celles portée dans le dossier A, nous ont été d’une aide précieuse pour clarifier le devenir des stades pré-rédactionnels les plus anciens.
Note, geste, son : questions de signes en trois moments
La suite de cet article se propose de tirer parti de ce dossier De genèse pour l’étude de trois des cinq séquences de l’œuvre : la première (pages 1 et 2 de la partition éditée), la troisième (pages 6 et 7) et la dernière (pages 10 et 11). L’enjeu premier ne sera pas d’identifier les procédures combinatoires à l’origine des matériaux, mais plus souvent d’interroger leur utilisation au sein de l’œuvre. Chacun de ces trois moments en effet permettra de s’interroger sur le statut ambigu du signe écrit et sur sa relation à la réalité sonore.
La première séquence (nommée « Klangfarben » dans le dossier D) est la plus anticonformiste du point de vue du traitement de l’instrument. Le dossier B en contient déjà une description verbale (la seule de cette nature dans l’ensemble du dossier De genèse). Son classement parmi les courriers relatifs à la commande incite à voir là l’une des toutes premières idées notées.
Certaines touches étant bloquées par des poids sur chacun des claviers, c’est l’alternance des jeux selon un rythme très précisément écrit qui entraînera une complexe interaction de timbres. C’est pour ces derniers que l’opération sera la plus étonnante. À partir de la composition précise de l’orgue du Conservatoire de la rue de Madrid, laquelle composition est conservée dans le dossier B, Darasse procède, pour chaque clavier, à un classement en sous-groupes des différents jeux, sur la base de leurs caractéristiques acoustiques (anches, fonds plus ou moins chargés en harmoniques) et de leur hauteur (du 16 au 2 pieds, mutations et mixtures).
L’instrument du Conservatoire devient donc en quelque sorte le mètre étalon de cette première section, Darasse prenant le contrepied total du premier projet envisageant une œuvre modulable pour un ou deux orgues et deux lieux différents. L’ordonnancement des registrations sera déterminé par un système de permutations d’inspiration sérielle appliquée aux durées et aux timbres, sans qu’aucune trace de travail ne subsiste quant aux lois régissant ces permutations. Les chiffres indiqués correspondent aux durées en doubles-croches dans la partition. Aux trois plans sonores manuels se superpose un récitatif souple confié au clairon du pédalier, lequel ne manque pas d’évoquer plusieurs pages de la Messe de la Pentecôte d’Olivier Messiaen. Une telle technique, sorte de cartographie du total timbrique en guise de point de départ, met en lumière l’utilisation très particulière de l’instrument tout au long de l’œuvre : le compositeur travaillera presque uniquement à partir de couleurs pures, de jeux seuls, donnant à l’œuvre une qualité sonore quasi chambriste. Nous sommes à mille lieues d’un traitement symphonique de l’instrument, par masses ou grands plans sonores. Nous sommes également loin de Messiaen qui conçoit ses registrations les plus exploratoires d’abord comme des mélanges inédits de plusieurs jeux. Il faut assurément voir là l’aboutissement d’une réflexion qui amenait Xavier Darasse à enregistrer en 1970 l’œuvre pour orgue de Liszt en y faisant entendre le Cavaillé-Coll de Saint-Sernin de Toulouse sous un jour fort peu orthodoxe, isolant groupes ou solos de gambes, de principaux, de flûtes, d’anches plus ou moins prononcées, sans les mélanger. Cet enregistrement a dû passer à l’époque pour une extravagance (lui-même a ensuite évolué quant à sa conception des Cavaillé-Coll), mais il y avait là plus qu’un choix de registration : l’incarnation d’une certaine vision de l’orgue.
Ce serait cependant une erreur de perspective de s’intéresser à la registration de cette première section sans envisager le matériau de hauteurs qui la porte : la registration ici transfigure, recompose un matériau de hauteurs fixe. La mise en valeur de ce dernier dans les dossiers C et D pousse à penser que son rôle est central dans l’œuvre. La clé de lecture, même si elle est incomplète, se situe dans le dossier A : à l’intérieur d’un des deux bi-feuillets servant de couverture on trouve quatre séries de huit ou neuf sons (que nous nommerons SA1, SA2, SB1 et SB2).
SA2, divisé en trois champs harmoniques de densité inégale, constitue le matériau de hauteurs des touches bloquées. SB2 est énoncé au pédalier dès la première mesure de l’œuvre, avant de servir de support à des permutations. Malheureusement, le mode de génération de ces quatre séries est obscur : le tableau qui les précède nous est resté indéchiffrable. Le type de numérotation des notes retiendra cependant toute notre attention dans la troisième séquence. Cette esquisse préparatoire est la seule écrite dans la graphie d’après l’accident de 1976 à figurer dans le dossier A : serait-elle contemporaine d’une relecture des esquisses antérieures en vue d’un nouveau projet ? Son rôle fondamental dans l’élaboration des séquences 1, 3 et 5 permet en tous cas d’y voir, conjointement avec la note verbale reproduite plus haut, un pan de l’idée musicale à l’origine de l’œuvre.
Dans ce premier moment de l’œuvre, l’essentiel des événements sonores demeure donc indéchiffrable à la lecture de la partition, car confié à un système de notation « annexe ». De plus, les relations sonores mises en œuvre seront recomposées dans leur détail par chaque orgue, si bien qu’un tel type de registration travaille autant sur l’identité des timbres que sur l’écoute de leur différence. Pourtant, ces relations sont traitées ici d’abord et avant tout en termes statistiques : à défaut de composer leur relation, Darasse compose leur mise en ordre. Comment en effet composer des événements sonores instranscriptibles par le signe ? La technique compositionnelle de son temps semble ne pas lui offrir de prise sur cette réalité.
La composition de la séquence 3 (pages 6 et 7 de la partition éditée) sera faite d’un ensemble de déductions à partir du matériau reproduit figure 3. Sa colonne vertébrale sera constituée par un duo superposant d’une part SA1 puis SA2, et d’autre part SB1 et SB2. Chaque hauteur est affectée d’une durée correspondant à sa numérotation dans l’esquisse de la figure 3. Elle correspond au rang de cette hauteur dans la gamme chromatique, partant de do (SA2), de mi (SB2) ou de la (SA1 et SB1). Chaque hauteur est précédée d’un groupe ornemental, ajouté par le compositeur a posteriori (une esquisse séparée pour ces groupes basés sur des permutations des quatre figures de base se trouve dans le dossier C). Le nombre de notes de chaque groupe correspond à la durée en doubles-croches de la note suivante. Le pédalier énonce une ligne double dont le rythme correspond à la surimposition des deux lignes du duo ; une nouvelle tenue de deux notes au pédalier marque l’arrivée de chaque note au manuel. Seule la ligne inférieure du pédalier est notée sur l’esquisse issue du dossier C.
Si aucune mention de registration n’est notée sur l’esquisse, à part l’indication « 16 pieds » pour les claviers manuels, la registration va en réalité entièrement redistribuer les rapports de hauteurs et révéler une étape supplémentaire de l’ambiguïté du signe. Comme Darasse le note dans l’autoanalyse du dossier D, « la pédale ne sonne pas comme elle est écrite ». En effet, registrée avec les jeux de nazard et de tierce, elle donne uniquement les sons harmoniques 3 et 5 des sons écrits. Si le signe a servi ici de support à la combinatoire musicale, il n’est plus signe d’un son mais uniquement signe d’un geste à accomplir pour l’interprète, geste auquel l’orgue donne sa signification acoustique. De plus, la conjonction des attaques du manuel (registré avec un jeu d’anche de 16 pieds) et du pédalier va faire entendre une interaction entre les deux, probablement sans équivalent dans l’écriture pour orgue à cette époque : la conjonction des hauteurs non tempérées des harmoniques naturels du pédalier et de l’anche de 16 révèle le spectre complexe de cette dernière, ce qui détruit toute possibilité d’identification claire de la hauteur. Le compositeur agit ici de l’intérieur sur le son d’un instrument réputé le plus fixe qui soit pour nous le faire entendre de manière profondément renouvelée. Cependant, ces phénomènes acoustiques doivent être ici considérés comme résultant, par le prisme de l’instrument, de procédés d’écriture pensés sans eux.
La séquence 5 est quant à elle constituée de bribes disposées de manière énigmatique : si les derniers gestes jouent clairement le rôle de rappel de la séquence 1, les autres ne peuvent se révéler qu’à la lecture des esquisses. En effet, cinq d’entre eux proviennent du dossier A, et notamment quatre de la toute première page rédigée de l’ancien projet pour orgue et clavecin.
Sur l’autoanalyse de D, Darasse, sibyllin, note seulement : « page 10, citation œuvre antérieure ». Mais les annotations postérieures au feutre rouge clarifient cette allusion en identifiant les fragments dans le dossier A, directement sur le brouillon rédigé (folio paginé 1). Un fragment (page 10 mes. 1 de la partition éditée) manque dans ce brouillon, mais nous pouvons le retrouver sur un folio pré-rédactionnel issu du dossier A. Il pourrait symboliser à lui seul la question que nous posons à l’œuvre.
Pensé ici dans une grammaire abstraite du signe écrit, saisi comme un objet entièrement constitué, il va être complètement réinventé a posteriori par la registration. Le do # 4 tenu est supprimé. La main gauche (portée du bas + fa # 3) est confiée à un jeu de tierce seul (son 5, sonnant deux octaves et une tierce au-dessus) et la main droite à un jeu de hautbois (anche douce de 8 pieds), si bien que les hauteurs notées sol # 2-fa # 3 de la main gauche sonneront comme une version légèrement détempérée du si b 4-do 4 de la main droite. Ce qui n’était dans la notation qu’un rapport structurel d’intervalle devient, dans une sorte de seconde genèse, un rapport acoustique d’écho déformé illisible en tant que tel sur la partition, mais essentiel à intégrer par l’interprète pour donner toute la valeur à cette figure sonore. Nous ne pouvons nous empêcher de voir dans cette expérimentation de registration comme prisme déformant d’une matière notée le point de départ d’autres gestes similaires dans la suite de cette séquence 5, et notamment de la mesure suivante, ainsi qu’au début du troisième système de la page 10 (non issus d’esquisses antérieures), où la tierce fait cette fois écho aux sons tempérés d’un jeu de prestant de 4 pieds. Darasse confirme, dans l’autoanalyse du dossier D : « Registration pensée avec la transposition / Nazard / Tierce / Confrontation hauteurs réelles et battements. »
Écrire pour l’orgue
Une contradiction semble donc se révéler dans l’autoanalyse du dossier D, entre la séquence 3 où « la pédale ne sonne pas comme elle est écrite » et la 5 dont la « registration est pensée avec la transposition ». Nous sommes là au cœur du problème de l’écriture pour orgue. Son champ immense de possibilités acoustiques semble ne pas pouvoir se limiter à une grammaire de l’écriture fondée uniquement sur une combinatoire du signe. La notation pour orgue, plus que pour tout autre instrument en effet, se rapproche davantage de la tablature que de la transcription d’une réalité sonore : elle est en premier lieu signe d’une action à accomplir par l’interprète, anticipant ainsi les questions les plus actuelles quant à la notation musicale. L’orgue est en quelque sorte condamné à une permanente scordature. Sauf à limiter la registration à un vêtement surajouté et à faire fi de la réalité sonore (ou à considérer qu’elle ne peut avoir d’action formatrice, et ainsi à enfermer le signe sur lui-même), une tension se fait jour, confrontant l’imposante et exaltante réalité de l’instrument à une grammaire qui l’ignore largement. Contenue jusqu’à Olivier Messiaen par la codification des registrations en mélanges préformés (les modalités du timbre étant connues par avance : écrire un récit de trompette, c’est travailler sur des contraintes fixes de registres, de types d’attaques, de rapports entre les plans sonores) et via les modélisations symphoniques faisant office de crible d’écoute (considérer les fonds de 8 pieds comme l’ensemble des cordes, c’est éliminer volontairement de sa perception les différences acoustiques essentielles entre ces deux entités sonores comme autant de scories), elle est avivée depuis lors pour ceux qui ne séparent pas la registration – et sa possible invention – de l’acte de composition. Face à cette question, ces pages d’Organum II, à la lumière des esquisses, montrent chez Xavier Darasse un questionnement en marche, quoique non dénué d’ambiguïtés, comme on l’aura constaté. Probablement en tirent-elles conjointement leur force et leur fragilité, inhérentes à la démarche d’un créateur qui a cherché à faire de son instrument non pas un simple vecteur mais un véritable interlocuteur.
Il ne pouvait assurément pas en être autrement pour un musicien qui sut se mettre à l’écoute de ses visages les plus divers, cherchant à comprendre leur identité propre ou œuvrant pour qu’ils retrouvent leur voix originelle.
Écrire pour l’orgue : face à ce défi toujours à relever, Darasse osa tenter l’organum, fût-ce au péril du signe. Faire de l’orgue l’instrument par excellence, et par l’exploration de ses ressources propres, ne pas craindre d’ébranler certains fondements de la création musicale, du primat de l’écriture aux conditions de reproductibilité et de transmissibilité de l’œuvre. Autant de questions que l’orgue continue à nous poser : derrière le trop respectable, rigide et imposant colosse, Darasse a peut-être pointé une exigeante force de renouvellement et de subversion encore à penser.
Notes
1 Un catalogue des œuvres du compositeur a été établi par l’éditeur Salabert. Il est téléchargeable ici
2 Entre autres exemples, un enregistrement non daté de la cérémonie de passation de pouvoirs entre Alain Louvier et Xavier Darasse est accessible en ligne sur le site de la Médiathèque Hector Berlioz.
3 La Médiathèque Nadia Boulanger du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon a reçu don d’un fonds équivalent concernant ses activités d’interprète, constitué principalement de ses partitions personnelles.
4 Il existe deux versions discographiques de l’œuvre : la première par Bernard Foccroulle, enregistrée à l’orgue de la cathédrale de Toulouse en 1989 (disque Ricercar 072051), la seconde par Ghislain Leroy en 2007 sur l’orgue du Kitara Concert Hall de Sapporo (Japon). Tous deux sont désormais indisponibles, mais le premier a été réédité dans la revue Orgues nouvelles no 16 (printemps 2012), associé à un bref commentaire dans lequel nous synthétisons quelques aspects de cet article. Un enregistrement en concert par François Espinasse (1993, sur l’orgue Rieger du Conservatoire actuel) est accessible en ligne sur le site de la Médiathèque Hector Berlioz. La partition est éditée par Salabert (EAS17334).
5 Citons, pour les plus récents dans notre pays, les travaux d’Yves Balmer sur les Visions de l’Amen d’Olivier Messiaen ou ceux de François-Xavier Féron sur les Espaces acoustiques de Gérard Grisey.
6 Nous emprunterons à la critique génétique dans le domaine littéraire ces termes qui font également sens dans le domaine musical : la phase pré-rédactionnelle concernera l’établissement de plans, la production de matériaux de différents paramètres en vue d’une utilisation ultérieure, la phase rédactionnelle étant celle de la mise en place et la mise en temps de ces matériaux dans le déroulement chronologique de l’oeuvre.
7 Citons Jeux pour deux, de Franco Donatoni, ou bien encore Solstice de François-Bernard Mâche, œuvres crées au Festival de Royan le 28 mars 1975, et enregistrées par Élisabeth Chojnacka et l’organiste Jean-Louis Gil en 1979 sur un disque Erato Japon WPCS 5785/6.
8 Un document de nature similaire se trouve dans le dossier De genèse d’Organum III (1979). Il avait été exposé lors des Journées de l’orgue contemporain déjà évoquées.