L’intérêt pour les productions musicales populaires à l’époque romantique en France : les chansons populaires de Gérard de Nerval et George Sand
- Résumé
- Abstract
L’urbanisation grandissante après la révolution industrielle et la notion de progrès mise en avant par les Lumières au XVIIIe siècle entraînent dans leur sillage un recul des pratiques populaires campagnardes ; de là la volonté des intellectuels de fixer par la plume puis tardivement par les enregistrements phonographiques ce patrimoine pour le préserver de l’oubli. À ceci s’ajoutent une curiosité des érudits pour ce que Luc Charles-Dominique, aujourd’hui professeur d’ethnomusicologie à l’Université Nice-Sophia-Antipolis, nomme un « exotisme de l’intérieur » et la remise en question de l’identité culturelle française et de ses racines profondes, corrélée parfois à des revendications régionalistes. Des entreprises de collectage des chants populaires se multiplient, impulsées par les sociétés savantes, l’État, mais aussi des collecteurs individuels et les écrivains romantiques. Ces derniers décrivent avec nostalgie et intimisme la paysannerie et les chansons de tradition orale qu’ils inscrivent dans le même temps dans une mémoire historique et légendaire. L’ambivalence de la démarche des romantiques, entre recherche d’authenticité et idéalisation voire falsification, reconstruira durablement la chanson populaire et le lien que tisseront avec elle les générations suivantes.
Plan
Texte intégral
Introduction
La circulation des chansons populaires dans les milieux lettrés est attestée dès le XVe siècle. Certaines ont été transcrites dans des chansonniers parmi des chansons savantes, ou réutilisées par les polyphonistes. Montaigne vante « les naïvetés et les grâces » des villanelles de Gascogne, égales en beauté à « la poésie parfaite selon l’art1. ». Perrault a rédigé ses contes en s’inspirant de la tradition orale. La Fontaine, Molière ou Jean-Jacques Rousseau ont cité ou fait des allusions à des chansons populaires. Le XIXe siècle fait naître le folklorisme. Dans ce siècle de révolutions tant politiques qu’artistiques, les écrivains romantiques prennent tous activement part aux combats de leur époque. À leur engagement dans la vie citoyenne s’associe une prise de conscience des changements entraînés par les révolutions industrielles et l’urbanisation galopante.
L’Europe entière s’était déjà mise à collecter chansons et légendes populaires ; Walter Scott, Brentano et les frères Grimm en sont les plus fameux exemples. Bien que plus tardive, cette volonté d’œuvrer pour la sauvegarde du patrimoine et de sauver de l’oubli le répertoire traditionnel rural, délaissé par les paysans eux-mêmes, déclencha en France un important travail de collecte effectué par des folkloristes, à l’initiative des écrivains romantiques. La tâche n’est pas simple pour décrire une tradition si éloignée des habitudes des scripteurs. Qui alors pour mieux parler de ces chants que les grands écrivains, particulièrement Gérard de Nerval et George Sand, qui transmettent autrement avec leurs mots et leur sensibilité l’émotion procurée par ces chants et tout ce que ne peut dire une partition ? Leur intérêt pour le folklore et leur compréhension des traditions populaires apporte une dimension nouvelle, permettant leur diffusion, leur revalorisation, et le tissage d’un lien intime entre œuvres dites savantes et répertoire de tradition orale. Les romantiques partout en Europe désirent fonder une littérature nationale, qui se mêle chez Nerval et Sand à l’expression d’un lyrisme personnel. Leurs œuvres oscillent entre littérature et historiographie, magnifiant leurs découvertes musicologiques et poétiques d’une aura mythologique ; les légendes populaires et leurs origines insondables entraînent bien des fantasmes. Le XIXe sera pourtant en quête de vérité et d’une plus grande précision scientifique, exigée autant par les écrivains et les folkloristes que par l’État qui s’intéresse de plus en plus près aux productions et aux coutumes de sa population.
Collecter le répertoire populaire, un mouvement général au XIXe siècle
Les prémices du collectage. La perception de la culture populaire du XVIe au XVIIIe siècle : entre intérêt et méfiance
Les prémices des investigations sur les productions populaires commencent dès le XVIe siècle. Des lettrés observent et notent leurs impressions sur les traditions populaires, principalement rurales, à travers des récits de voyage (notamment ceux de Félix et surtout Thomas Platter en 1595-1599, puis Arthur Young ou Charles Burney au XVIIIe siècle) ou des écrits autobiographiques comme celui de Rétif de la Bretonne2 (Le Paysan perverti, 1775, L’École des pères, 1776, La Vie de mon père, 1778, Monsieur Nicolas, 1794-1797) en Basse-Bourgogne.
Des ouvrages religieux répertoriant les pratiques populaires pour les dénoncer sont également une bonne source d’information : on citera le Traité des superstitions selon l’Écriture sainte de l’abbé J.-B. Thiers (1679).
Quant à l’abbé Grégoire, il s’inquiète du manque d’unité langagière de la France et lance une grande enquête de sociolinguistique en 1790, dans le but de présenter, devant la Convention nationale en 1794, un Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française3 :« Ainsi, avec trente patois différens, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l’avant-garde des nations. » Derrière cette diatribe se cache la volonté de faire table rase de toute survivance de l’Ancien Régime : « La féodalité qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneusement cette disparité d’idiômes comme un moyen de reconnoître, de ressaisir les serfs fugitifs & de river leurs chaînes4. » Le fédéralisme est perçu comme une menace pour l’unité nationale après la Révolution, ce contre quoi Barère met en garde le 27 février 1794 devant la Convention nationale : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque… Laisser les citoyens dans l’ignorance de la langue nationale, c’est trahir la patrie5. »
L’éveil des aspirations régionalistes au XIXe
Au XIXe siècle émerge une vision toute différente. L’influence de l’Allemagne et notamment celle du poète philosophe Johann Gottfried von Herder n’y est pas étrangère. Herder s’intéresse aux formes anciennes de la langue et à la poésie populaire dont il encense la créativité ; il y voit pour les peuples un moyen de conquête d’une conscience nationale. Des revendications régionalistes émergent, au même moment où la France s’interroge sur son identité profonde et brandit les chansons populaires comme des trésors nationaux.
Le Félibrige, association fondée en 1854 par de jeunes poètes provençaux, a pour visée de restaurer la langue provençale et d’en codifier l’orthographe. Cette mission s’élargit ensuite à tous les parlers occitans, du Béarn au Limousin avec l’aide d’écrivains ralliés à la cause. La vocation linguistique du Félibrige s’accompagne de revendications régionalistes fortes allant jusqu’à la demande d’autonomie de la région en réaction au centralisme parisien. Les mouvements régionalistes, dont le Félibrige, sont à cette époque souvent soutenus par la frange réactionnaire et les royalistes, en opposition aux idéaux unificateurs d’après la Révolution. On réactive ou on fabrique de nouvelles mythologies régionales ou nationales6. Déjà à la Renaissance, on opposait dans la culture française les héritages gallo-romains dits nobles aux héritages francs, origines supposées des couches populaires ; puis, à partir de la Révolution se forge le celtisme ; dans la seconde moitié du XIXe siècle vient le tour de la « latinité » – méditerranéenne, gréco-romaine – comme facteur de démarcation, pour le Félibrige mistralien7, des cultures méridionales françaises en regard de celles du Nord de la France, autant de mythologies qui réactualisent le mythe du « caractère national » (peuple français ou ses composantes)8.
Dans le sillage du Félibrige apparaît la Ligue occitane qui se transformera ensuite en 1900 en Fédération régionaliste française, avec à sa tête le poète membre du Félibrige Jean-Charles Brun et dans laquelle on retrouvera notamment les compositeurs Vincent d’Indy ou Déodat de Séverac. Ceci nous permet également de souligner l’importance que prendre la Schola Cantorum dans la redécouverte du répertoire populaire9.
Sociétés savantes, initiatives individuelles et entreprises étatiques
Des intellectuels à la recherche d’une France originelle : l’Académie celtique
Le folklore comme discipline est né à l’aube du XIXe siècle. La pensée folklorique germe avec la fondation en 1804 d’une société savante, l’Académie celtique, qui se donne pour projet de recueillir les usages, les traditions, les dialectes populaires, les patois et les monuments. En Angleterre, une société néo-druidique, The Ancient Order of Druids, avait déjà été fondée en 178110.
Créée à Paris à l’initiative de Jacques Cambry (1749-1807) alors préfet de l’Oise, Jacques Le Brigand (1720-1804), avocat au Parlement de Bretagne et Jacques Antoine Dulaure (1755-1835), archéologue et historien, l’Académie celtique se donne pour mission de retrouver les traces d’un héritage que nous auraient légué les Celtes, les Gaulois et les Francs. L’Académie met en avant les racines de la France populaire, alors délaissée par la France des lettrés, qui revendiquait jusque-là l’héritage gréco-romain pour seul légitime. La société paysanne, protégée par une autarcie relative, permettrait de révéler dans ses us et coutumes les vestiges d’un passé reculé, ciment de la culture française. Cette quête identitaire dépasse même nos frontières et permet de dessiner une nouvelle aire culturelle plus ou moins fantaisiste, le celtisme, recouvrant également le pays de Galles, l’Irlande ou encore l’Écosse.
L’Académie met en place un réseau de correspondants provinciaux dans tout le pays et à l’étranger, qui réaliseront les enquêtes de terrain et distribueront des questionnaires. La musique n’est donc qu’un pan de ces vastes recherches ethnographiques qui conduiront à la publication de six volumes.
L’Académie celtique a aussi d’autres terrains extérieurs à la Bretagne. Le ministre de l’Intérieur, Crétet, écrit à Legonidec, membre de l’Académie celtique, pour lui signaler son intérêt pour le collectage de chansons en bas-breton. Les lettrés s’y intéressent en tant que témoignages d’anciennes coutumes plus que pour leurs qualités littéraires.
L’Académie celtique et autres sociétés savantes agissent comme relais entre le collecteur et l’État. On note que George Sand sera aussi en relation avec l’Académie celtique.
Initiatives de l’Etat. Pour une meilleure connaissance du territoire
L’essor de la statistique départementale au début XIXe siècle est un levier formidable pour les collectes de chants populaires11.
Le développement de la statistique départementale à la fin du XVIIIe siècle et son élargissement à des données qualitatives, nécessitant des enquêtes de terrain et un travail descriptif plus poussé, avait permis une meilleure connaissance du territoire à administrer. Le ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau, rédige en avril 1799 (le 26 germinal an VII) une circulaire selon laquelle sont pris en compte les « mœurs et usages des habitants ». Son successeur Chaptal ira également dans ce sens. Il demande aux préfets une description complète des populations (occupations, jeux, habits, logements, coutumes, pratiques, rites…). Parmi les données collectées, on trouve des descriptions musicales, souvent liées à des pratiques rituelles, mais ces données sont de nature très différentes selon les endroits, les préfets et leurs collaborateurs ; des sociétés savantes communiquent aussi leurs données (comme l’Académie celtique dont un tiers des correspondants sont des préfets ou occupent une fonction dans l’administration préfectorale) ; les enseignants ou les « clercs » (juges, magistrats, bibliothécaires, fonctionnaires, érudits, curés) sont aussi de précieux informateurs. En France, ce recueil de statistiques est malgré tout en lien beaucoup plus étroit avec la bureaucratie et les institutions d’État qu’en Angleterre ou en Allemagne12. La France, vieux pays, est en avance de ce point de vue. Il existait déjà des registres paroissiaux, permettant la constitution d’un état civil.
L’enquête Fortoul est à considérer comme l’apogée de ce siècle de statistiques, marqué encore par un manque d’harmonisation des données relevées et de leur traitement. Dans les années 1850, Hippolyte Fortoul, alors ministre de l’Instruction publique et des Cultes sous Louis-Napoléon Bonaparte, rédige un rapport qui s’alarme de la disparition des chants populaires et propose la constitution du Recueil des poésies populaires de la France. Le 13 septembre 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, ordonne par décret la publication de ce recueil. Les recherches de la Commission Fortoul comprennent trois sections : philologie (dont fait partie le Recueil des poésies populaires de la France), histoire et archéologie.
Des correspondants volontaires reçoivent des Instructions de la part du ministère et auront pour mission de rechercher la poésie populaire à la fois dans les ouvrages déjà édités, dans les manuscrits conservés en bibliothèque et enfin, dans la tradition orale.
Les correspondants devront écrire à la dictée les mélodies, au plus près de la version orale. Conscientes de l’habitude courante à l’époque d’écrire des accompagnements à ces mélodies « rustiques », généralement monodiques, les Instructions insistent sur la transcription des musiques dans leur simplicité originelle. La quête des origines n’a pas de fin et les commentateurs de l’époque tentent de rapprocher ces mélodies du plain-chant par leur modalité et leur rythmique souple.
Les collectes doivent aboutir à la publication d’un Recueil général des poésies populaires de la France. Pour organiser le recueil à venir, des regroupements thématiques sont proposés. De nombreux systèmes de classification seront imaginés pour ces chants populaires. Les chansons ouvrières sont écartées, car trop chargées de revendications politiques.
Les écrivains romantiques sont assez peu sollicités pour cette entreprise. Nerval est méfiant : « Je crains encore que le travail qui se prépare ne soit fait purement au point de vue historique et scientifique. Nous aurons des ballades franques, normandes, des chants de guerre, des lais et des virelais, des guerz bretons, des noëls bourguignons et picards… Mais songera-t-on à recueillir ces chants de la vieille France dont je cite des fragments épars et qui n’ont jamais été complétés et réunis ? », écrit-il dans la revue L’Artiste en 1852. Nerval critique l’érudition médiévalisante en tant qu’elle entrave et fausse le contact avec le folklore poétique actuel. La recherche folklorique est souvent associée aux études des philologues et, dit-il, « antiquaires » de la tradition vivante.
La commission Fortoul, malgré son excellent travail, très différent des collectes précédentes, reste une commission de savants, avec comme visée la science plus que l’esthétique, l’essor de la statistique étant corrélé à l’apparition de la sociologie, terme inventé par le philosophe Auguste Comte en 1838, et à ses préoccupations : « ils entreprenaient des archives folkloriques, tandis que Nerval souhaitait une remise en honneur de la tradition orale parmi les amateurs de poésie13 », complète l’historien Paul Bénichou.
Des initiatives individuelles
À cela s’ajoute le désir de retrouver des origines perdues, de conserver un patrimoine et de refonder l’histoire de France.
La circulation des productions populaires dans les milieux lettrés n’advient pas ex nihilo, on s’en doute. Au XVIIIe siècle apparaissent les premiers recueils composés exclusivement de chansons populaires, par l’éditeur Christophe Ballard, qui publie deux volumes de Rondes en 1724. Des couplets folkloriques sont pastichés dans des opéras-comiques comme ceux du dramaturge Charles-Simon Favart. Les auteurs de théâtre utilisent fréquemment des airs traditionnels, depuis le Moyen Âge, comme le Jeu de Robin et de Marion. La communication entre les milieux se fait aussi par la danse dans les campagnes.
Des collecteurs, de plus en plus nombreux, se passionnent pour les coutumes et productions des sociétés rurales, développent des théories pour les expliquer et les situer dans une histoire, tissant des liens ou s’opposant à la culture savante. Luc Charles-Dominique nomme « exotisme de l’intérieur » ce goût pour le pittoresque et la considération des productions populaires comme primitives, ce qui souligne l’écart entre les savants et leur objet d’étude14.
Parmi les recueils d’importance, on citera le Barzaz Breiz qui eut un fort retentissement sur les cercles littéraires. Le Barzaz Breiz15, chants populaires de Bretagne, paraît en 1839. C’est un recueil de chants populaires en langue bretonne dont le philosophe La Villemarqué a transcrit le texte et la musique dans des carnets de collecte. Ces chants sont lyriques, historiques et religieux, et traduits en français, avec leurs mélodies. Chaque chant est précédé et suivi de commentaires sur la langue, les usages, les croyances. Malgré les suspicions de falsification portées à l’encontre de La Villemarqué, les recherches de Donatien Laurent16 du CNRS prouvent que tous les chants qui sont notés proviennent d’une rencontre avec un paysan-chanteur. Laurent constate cependant les libertés prises par le vicomte en publiant les chansons, enlevant les mots de français, arrangeant les mélodies. Soulignons que ces collectes sont réalisées avant l’apparition du phonographe en 1877 qui affinera la qualité des transcriptions…
Bien que la Bretagne soit particulièrement représentée, d’autres initiatives de collectage régional voient le jour. Des linguistes comme Ferdinand Brunot s’intéressent aux chants populaires (3 missions en 1913 et 1914) ainsi que des folkloristes : le compositeur Sylvain Trébucq (en Vendée), le poète Achille Millien, l’écrivain Champfleury, le compositeur Weckerlin, nous ne citerons pas tous ceux qui ont contribué à la découverte de ce répertoire, publiant toujours plus de recueils dans la seconde moitié du XIXe siècle17.
On remarque des caractéristiques communes dans toutes ces démarches : une nouvelle scientificité – encore balbutiante – dans les méthodes de collectage systématique ; un collectage lui-même guidé par une idéologie toute romantique dans son désir de retrouver un âge d’or perdu, observable grâce à l’immobilisme de la société paysanne – le répertoire populaire des ouvriers intéressera finalement peu le XIXe siècle. La notion de patrimoine apparaît au XVIIIe siècle, en réaction aux destructions de la Révolution dans une logique de faire table rase de l’héritage laissé par l’Ancien Régime. Encore faut-il avoir les moyens de conserver ce patrimoine. C’est tout le problème de la transcription de ces chants populaires.
Collecter : approches et méthodes des collecteurs
Transcrire, interpréter, intégrer les matériaux collectés dans une histoire, que collecter et comment (outils, démarches) ?
La majorité des collecteurs se penchent sur les paroles, beaucoup plus simples à transcrire. La transcription musicale pose de multiples problèmes. Dans un article qui traite spécifiquement de la question, Charles-Dominique met bien en lumière « la nature pluridimensionnelle de l’expérience orale et la nature unidimensionnelle de l’écrit » : fixer, c’est appauvrir ou faire des choix au minimum qui orientent la compréhension, d’où la question de la « notation-trahison » (« Notations-trahisons ? » est le titre général de la première partie du colloque dans lequel est intervenu Charles-Dominique) :
Cette inaptitude de la notation écrite solfégique occidentale à transcrire un certain nombre de paramètres musicaux liés à la subtilité de l’ornementation, au timbre, c’est-à-dire à ce qui définit le « style » musical, à l’inégalité du tempérament, à l’hétérochronicité de la pulsation rythmique ou son insaisissabilité dans les « rythmes libres », sans parler des délicates questions du rubato ou de l’agogie, est connue depuis longtemps et a d’ailleurs été soulevée par les collecteurs eux-mêmes dans la plupart des préfaces de leurs anthologies18.
L’ethnologue et musicien folk Yvon Guilcher souligne de manière positive que les choix de transcriptions sont guidés par la « sensibilité » du collecteur : « Les collecteurs ont observé et entendu sans mettre de côté leur sensibilité, et c’est ce qui ferait leur « supériorité » sur les collecteurs comme Davenson au XXe siècle19. »
Guilcher relève d’autres problématiques : l’universalité de certaines mélodies, qui se retrouvent en Allemagne ou ailleurs, pose problème à la définition d’une musique nationale – d’où certainement la manipulation des sources ; l’identification pose problème car les chansons sont comme on l’a vu plurielles par les variantes, et indatables. Mais aussi, de par des tournures qui marquent de nombreuses chansons, leur conférant un caractère quelque peu impersonnel, ce que Guilcher appelle le « prêt-à-porter langagier » avec des formules qu’on retrouve partout (Brunette…), classer ces chansons dans des ensembles cohérents est un défi.
Enfin, les problématiques rencontrées entre l’écrit et l’oral viennent également de la « fracture » sociale entre collecteurs et leurs sources. S’amorcent les fondations de l’ethnographie empirique, pour une plus grande scientificité du collecteur : « L’idée que la leçon entendue doit être scrupuleusement notée telle quelle s’affirme de plus en plus à partir du milieu du XIXe siècle, et beaucoup semblent l’avoir respectée20 », avance Yvon Guilcher. Le choix de la version à transcrire et comment rendre compte des multiples visages de la chanson populaire est une autre problématique. L’écrit fige une tradition dont l’essence même est la métamorphose. La mue incessante de la chanson populaire dont les origines sont insondables est ce qui fascine le plus les écrivains romantiques.
La culture populaire dans la littérature romantique. Un rapport ambivalent à la culture populaire : incursion dans un monde paysan proche et lointain
Voyage dans un temps historique et légendaire
La confusion avec le Moyen Âge
Cherchant les origines de la chanson populaire, les romantiques lui inventent une généalogie. La confusion n’est alors pas rare avec les poésies lettrées médiévales. Cette confusion date même d’avant la seconde moitié du XVIIIe siècle où de nombreuses romances troubadours, à thèmes inspirés du Moyen Âge, pastichent la langue d’autrefois. Les Constantes Amours d’Alix et Alexis de Moncrif fondent le genre en 1738. Les auteurs de romances prétendent imiter et faire revivre en adaptant au goût moderne cette littérature et se considèrent ainsi comme des rénovateurs de la poésie ancienne. Des romances troubadouresques continuent d’être produites au XIXe siècle.
Les pastiches, les vrais-faux et faux-vrais populaires sont légion à l’époque – dès le XVIIIe siècle à l’étranger, la publication d’Ossian dont Chateaubriand traduira quelques fragments en est le plus fameux exemple21. On citera parmi les recueils de rondes et chansonniers publiés tout au long du XIXe siècle l’ouvrage édité par François Louis, sous le titre de Rondes à danser anciennes et nouvelles (Paris, 1820), où les imitations se mêlent au vrai répertoire traditionnel.
Chateaubriand cite de nombreuses chansons folkloriques mais fait autant la confusion que les autres entre chanson populaire et chanson médiévale en faisant allusion à la Chanson de Roland. Nous nous appuierons beaucoup pour cette section sur le merveilleux ouvrage Nerval et la chanson folklorique (1970) de Paul Bénichou. Celui-ci rapporte les sources de Chateaubriand, démêle ce qui est populaire ou lettré, ou bien composé par Chateaubriand lui-même. « Il semble résulter de tout ce qui précède que Chateaubriand, comme la plupart de ses contemporains, était plus amateur de pastiches et de transpositions lettrées de textes traditionnels, français ou étrangers, que de ces textes eux-mêmes22. » La connaissance qu’a Chateaubriand des répertoires de tradition orale n’est cependant pas totalement superficielle puisqu’il traduit aussi de l’anglais entre autres la ballade Childe Waters et note des chants traditionnels dans ses œuvres.
L’amalgame avec le Moyen Âge en produit un autre selon nous : le rapprochement entre l’obscurantisme moyenâgeux et la superstition des paysans. Bénichou relève d’ailleurs l’importance des sujets légendaires et fantastiques dans la production de poésie populaire romantique, bien supérieure à leur apparition dans la tradition orale française. Il se réfère surtout à l’écrivain Charles Nodier et ses Essais d’un jeune barde, écrit en l’« an XII » (1804). Nodier cite rarement des chansons et en expose le contenu de manière vague et apparemment erronée : « Ce que Nodier dit ensuite des lutins et des fantômes, que la poésie populaire française ignore à peu près, ne semble reposer sur rien. » Bénichou explique : « La difficulté était alors de trouver un terrain de passage et d’entente entre le folklore poétique réel de la France et la haute poésie : l’insistance mise à évoquer la « mythologie » populaire et les croyances surnaturelles, tout comme la prédilection pour les sujets « historiques » ou prétendus tels, rend l’accord malaisé entre les vœux du romantisme et la réalité folklorique française23. » La synthèse de travaux folkloriques et ethnomusicologiques réalisée plus récemment par Yvon Guilcher va dans le même sens24 : les collecteurs réécrivent les textes « pour des soucis de bienséance ou de conviction » ou en surreprésentant certains types de chansons. Guilcher tempère cependant l’idée d’une falsification systématique des sources et souligne la scientificité croissante des collecteurs, particulièrement dans la deuxième partie du XIXe siècle.
Le vocabulaire usité pour les productions romantiques a changé depuis les années 1820. Au genre de la romance troubadour s’est substitué peu à peu la « ballade » romantique, empruntée à la littérature anglo-saxonne. Ferdinand Flocon écrit dans la préface de ses Ballades allemandes (1827) : il s’agit de « s’emparer d’une tradition locale, d’une aventure connue dans le pays, […] au lieu d’un merveilleux absurde puisqu’il ne touche à aucune religion vivante, réveiller dans le cœur du lecteur les croyances nationales, avec le charme des souvenirs et la puissance magique des premières terreurs ». Ces ballades qui mêlent le réel à l’imaginaire et au fantastique reposent de fait assez peu sur la tradition orale. Il n’empêche que la publication de nombreuses traductions de recueils de chansons populaires d’Angleterre ou d’Allemagne, voire d’Espagne, influence grandement les Français et ce qu’ils désirent trouver dans leur tradition orale. Chez Hugo, outre des emprunts à la mythologie européenne25, le passé chrétien, féodal et chevaleresque se lit dans La Fiancée du timbalier, Écoute-moi Madeleine, La Chasse du burgrave, ou encore Le Pas d’arme du roi Jean. La démarche d’Hugo s’inspire davantage du fond que de la forme en puisant dans des sources globalement anciennes et étrangères.
Les sources étrangères ne sont d’ailleurs pas toujours authentiquement traditionnelles, et la traduction de lieder traditionnels allemands reste finalement assez anecdotique jusqu’en 1841. Heine26 ne fait que citer et commenter des chansons issues du travail d’Arnim et Brentano, dans une série d’articles sur l’état actuel de la littérature allemande, sous une forme qui annonce les Chansons et légendes de Nerval27. « Ce qui distingue Nerval des ses prédécesseurs, c’est […] un sentiment plus immédiat, plus authentique, de la poésie populaire, et qui parfois entre en conflit avec les prédilections romantiques. Ainsi la transfiguration historico-légendaire du folklore vivant, à laquelle son exposé semble souscrire, le heurte dès qu’elle lui apparaît dans un cas concret : à propos de La Belle qui fait la morte, publiée en gravure romantique, il rejette « toute cette couleur chevaleresque et locale »28. » Nerval fera un premier pas pour dépoussiérer la chanson populaire du pittoresque et de l’aura idéalisée dont l’ont enrobée ses prédécesseurs29. Bénichou commentera : « Le choix de Nerval, qui exclut les compositions de carrière folklorique douteuse, est significatif. » Cela n’empêchera pas Nerval de voir tout ce que la chanson populaire peut offrir dans sa part de fantaisie et de fantastique.
Le pouvoir de la musique : le mythe et le merveilleux nuancés par le maniement de l’ironie chez Sand et Nerval
« Révolution, re-fondation culturelle, le romantisme en France devait-il être ipso facto une révolution mythologique ? » interroge Claude Millet30, professeure de littérature à l’Université Paris-Diderot, qui rappelle que Napoléon a ôté sa couronne des mains du pape pour s’introniser lui-même. La destruction du lien entre le politique et le religieux, la laïcisation, invitent à refonder une histoire. Les légendes du Moyen Âge chrétien se mêlent aux superstitions, au merveilleux, et au langage poétique, voire aux mythes gréco-romains, notamment chez Nerval.
Selon la philosophe des religions Françoise Bonardel, le mot superstition vient de superstitiare : s’élever, se tenir au-dessus. « Mode de pensée et d’appréhension instinctif, irrationnel, du monde et de ses mystères, qui nie le hasard et la coïncidence et suppose l’existence d’une force magique régissant la Nature, la superstition est attestée universellement, tant géographiquement que temporellement, que la religion dominante dans les sociétés soit polythéiste ou monothéiste31. » Ces croyances n’étaient selon les lettrés que le reflet de l’ignorance paysanne et du désarroi face aux caprices de la nature, face aux mauvaises récoltes, à la maladie et à la mort. Au désir de trouver une explication à l’inexpliqué et l’inexplicable, répond la pensée symbolique qui entoure pudiquement la réalité de son voile mystérieux et voit dans le Diable un coupable tout désigné, le grand responsable de nos maux terrestres.
Ces superstitions sont un formidable ressort dramatique pour George Sand dans Les Maîtres sonneurs. Joseph entend pour la première fois une cornemuse bourbonnaise : « J’allais tirer de ce côté-là, pensant que j’y trouverais la sente qui coupait le bois en droite ligne, lorsque j’entendis le son d’une musique, qui était approchant celui d’une cornemuse, mais qui menait si grand bruit, qu’on eût dit d’un tonnerre. […] La nuit, la brume d’hiver, un tas de bruits qu’on entend dans les bois et qui sont autres que ceux de la plaine, un tas de folles histoires qu’on a entendu raconter, et qui vous reviennent dans la tête, enfin, l’idée qu’on est esseulé loin de son endroit…32 »
Les histoires racontées lors des veillées nocturnes donnent une explication au monde de la nuit et à nos peurs infantiles. Les protagonistes perçoivent la musique issue d’une origine surnaturelle, assourdissante, elle désarçonne, charme, crée une atmosphère de confusion pour ceux qui l’écoutent : « Moquez-vous de moi si vous voulez. Cette musique, dans un lieu si peu fréquenté, me parut endiablée. Elle chantait trop fort pour être naturelle, et surtout elle chantait un air si triste et si singulier, que ça ne ressemblait à aucun air connu sur la terre chrétienne33. »
La musique peut aussi se doter d’un pouvoir sur le monde animal déjà décrit par Ovide dans Les Métamorphoses34, et comme toute force incontrôlable, elle effraie les non initiés, d’où l’exagération d’Étienne qui possède néanmoins la capacité, en tant que narrateur, de rationaliser ses angoisses. « Tout aussitôt, de tous les points de la fougeraie, sautèrent, coururent, trépignèrent une quantité d’animaux pareils, qui me parurent gagner tous vers la clochette et vers la musique, lesquelles s’entendaient alors comme proches l’une de l’autre. Il y avait peut-être bien deux cents de ces bêtes, mais j’en vis au moins trente mille, car la peur me galopait rude, et je commençais à avoir des étincelles et des taches blanches dans la vue, comme la frayeur en donne à ceux qui ne s’en défendent point35. » La musique est un langage compris par tous les êtres vivants : « Le chien Parpluche était à côté d’eux et paraissait écouter aussi, comme eût fait une personne douée de connaissance36. »
Le son de la cornemuse agit comme un mirage et même un « miracle »37 dont on ignore l’origine. Le ménétrier possède en lui cette part de mystère : « Quand on eut fini la prière, on chercha [Huriel] ; il avait disparu, et si bien, qu’il y eut des gens qui se frottèrent les yeux, pensant qu’ils avaient rêvé cette nuit de liesse et de folie38. » À l’atmosphère fantastique s’associe un caractère diabolique. Sand fait œuvre de pédagogie en demandant au lecteur de mettre à distance leurs superstitions, bien qu’elles paraissent si touchantes dans la bouche des paysans. Il ne faut pas oublier que Sand est une fervente catholique, ce qui ne l’empêche pas d’avoir été elle-même soupçonnée de sorcellerie par des villageois comme elle le raconte dans Histoire de ma vie. Rappelons avec Bonardel que « les superstitions ont été assimilées par les Pères de l’Église au paganisme – bon nombre d’entre elles viennent des païens – et combattues par elle. Parallèlement aux collectes des légendes et du folklore, les érudits et hommes d’église tentèrent toujours de lutter contre la superstition, lutte qui s’affermit avec l’avancée du scepticisme, des progrès techniques et de la pensée rationaliste39. »
Sand annonce même à la fin du roman le subterfuge savamment orchestré par les ménétriers pour asseoir leur supériorité sur la communauté paysanne. Les ménétriers ont des secrets de par leur rassemblement en compagnonnage ; à l’orée de l’épreuve ultime, Joseph se voit prévenu : « – Vous n’êtes pas sans savoir, jeune homme, qu’il ne s’agit pas seulement de sonner d’un instrument pour être reçu en notre compagnie, mais qu’il y a un catéchisme de musique qu’il faut connaître et sur lequel vous serez questionné, si toutefois vous vous sentez l’instruction et la hardiesse pour y répondre. Il y a encore des engagements à prendre. […] – Je vous entends, dit Joseph ; il y a les secrets du métier, les conditions et les épreuves40. » Lors de l’épreuve finale, les compagnons se tiennent cachés, masqués, dans un lieu dont « ils savaient qu’un écho singulier trentuplait la résonance41 ».
Le décalage toujours rappelé en parallèle entre les perceptions d’Étienne et l’amusement ou la froideur de Joseph et des initiés s’arrête aux derniers chapitres pour laisser place à la violence des ménétriers qui agissent masqués et battent Joseph pratiquement à mort. La naïveté des gens du peuple, Joseph l’a perdue en s’éduquant ; il en est devenu condescendant et présomptueux, jusqu’à la déraison et au suicide. La musique est un art subtil qui ne serait pas à la portée de tous selon Sand, qui décrit dans sa propre correspondance le suicide comme déraison et lâcheté. Sand termine Les Maîtres sonneurs avec cette mise en garde du grand Bûcheux : « [La musique] est une trop rude maîtresse pour des gens comme nous autres. Nous n’avons point la tête assez forte pour ne point prendre le vertige sur les hauteurs où elle nous mène42 ! » Tel Icare, Joseph s’est laissé emporter dans sa folie de posséder un art qu’il ne pouvait pleinement maîtriser43.
À l’opposé, la poésie d’Hugo développe l’idée que sous l’œil du poète, le paysan est à même de relier le ciel et la terre, la matière et l’esprit, la nature et la culture… On en lit un parfait exemple dans Saison des semailles. Le Soir44, qui décrit une scène d’ensemencement d’un champ. En voici les derniers quatrains :
Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main, et recommence,
Et je médite, obscur témoin,
Pendant que, déployant ses voiles,
L’ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur.
La symbolique du poème fait écho au symbolisme de la pensée populaire, qui a le pouvoir d’unifier les trois plans : inférieur, terrestre et céleste.
Nerval expose quant à lui un autre aspect du lien entre poésie et monde religieux dans son texte Introduction aux « Poésies allemandes »45 : il s’agit de la censure de la chanson populaire par les autorités religieuses et impériales, cause de la relative pauvreté du répertoire de chansons trouvées en France à son époque, le chant ayant le pouvoir de véhiculer une langue et des idées46 contraires à la religion dominante47. Il explique ainsi que la littérature allemande est relativement jeune du fait des tentatives de Charlemagne pour l’étouffer48. Charlemagne tente de moderniser et imposer la langue franque pour s’opposer à la floraison de chants en saxon et bas-germain : « Ces chants, tous emprunts du patriotisme et de la mythologie des Saxons, étaient un des plus grands obstacles au progrès de sa domination et de la religion chrétienne qu’il voulait leur imposer49. »
Cette proscription perdure du fait de l’église qui les considère comme « poésies diaboliques » et encourage les poésies latines. Au temps des croisades, les chevaliers allemands traversent la Provence et l’Orient et composent de nouveaux chants dont Nerval dit avoir retrouvé les sources. La poésie troubadour est selon lui bien plus fournie et de meilleure qualité, exception faite des Nibelungen. Nerval adopte un regard comparatif, comme peut le faire un ethnomusicologue ou un historien en littérature comparée. Il a connaissance de la littérature des Meistersänger (maîtres chanteurs) qui fait florès « jusqu’au temps de la Réforme, qui pensa tuer à jamais la poésie en Allemagne et qui ne la trouvait bonne qu’à rimer des cantiques sacrés50. »
Nerval a une connaissance profonde de la littérature allemande. Il traduit le premier Faust de Goethe, un recueil de Poésies allemandes, l’Intermezzo (1827) et la Mer du Nord (1827) d’Heinrich Heine, les Contes des frères Sérapion d’Hoffmann. Ses traductions lui donnent une vision particulière de la littérature populaire.
Nerval manie l’ironie comme Heine, ce qui implique une distance face au légendaire moyenâgeux et à la nostalgie des temps perdus : « temps de la crédulité, de l’obscurantisme, de l’aliénation » opposés à l’idéal démocratique de Sand, Nerval, Hugo, Michelet, Quinet, sensibles à cette ambivalence ; « il faut à la religion nouvelle des mythes, mais des mythes libérateurs51 », martèle Claude Millet ; Hugo, Nerval, Michelet pensent que la fonction du poète prophète est de fonder une religion nouvelle autour d’un mythe collectif contre les dérives individualistes du déisme de Rousseau ou après lui, de Lamartine qui « détruit les temples pour unir l’âme à Dieu ». La nation a besoin d’ « un poète qui saura incarner l’âme du peuple, dit Nerval, un « moi collectif », dit Hugo, un vates communiant avec les vivants et les morts, dit Michelet : un génie52 ».
Nerval invite pourtant parfois à se méfier des mythes ou au moins en démonte la construction. Dans Angélique, il s’attarde sur la formation des légendes53 en s’amusant au sujet des histoires bourrées d’anachronisme des paysans. Jean-Jacques Rousseau qui aurait chanté l’aubade à Gabrielle aurait ensuite été assassiné par le jaloux Henri IV : « Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d’années, on croira cela54. »
Il incite souvent le lecteur à prendre de la distance par rapport aux faits rapportés, par son air amusé. Dans Les Filles du feu, Nerval présente deux chansons pour mieux nous donner à voir le caractère des habitants de la région de Senlis, « un mélange de rudesse et de bonhomie toute patriarcale55 »: c’est un euphémisme quand on saisit le caractère effroyable d’une première chanson où le Roy Loys56, pour détourner sa fille de son cher cavalier, l’enferme sept ans dans une tour où elle est rongée par la vermine. Dans une deuxième chanson, Dessous le rosier blanc57, une jeune fille simule la mort et se laisse enterrer vivante pour échapper au viol et garder son honneur ; sa résurrection burlesque au bout de trois jours lui permet de retrouver ses chers parents le plus tranquillement du monde – on note aussi la symbolique de pureté du rosier blanc au pied duquel elle est enterrée. Loin de commenter le viol et la difficile condition féminine, Nerval termine ainsi son récit : « On accueille avec joie la jeune fille dont l’absence avait beaucoup inquiété ses parents depuis trois jours, et il est probable qu’elle se mariera plus tard fort honorablement58. »
Nerval bat en brèche l’atmosphère béate des contes de fées avec cette continuation possible de la fille du roi Louis – après qu’on la porte en terre et qu’elle ressuscite également – donnée dans Les Chansons et Légendes du Valois : « Vous croyez qu’ils vécurent heureux et que tout se termina là ; mais une fois plongé dans les douceurs de la vie conjugale, le beau Lautrec59 n’est plus qu’un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher au bord de son lac, si bien qu’un jour sa fière épouse vient doucement derrière lui et le pousse résolument dans l’eau noire, en lui criant : Va-t’en, vilain pêche-poissons ! - Quand ils seront bons, Nous en mangerons60. »
On peut ajouter que Nerval ne manque pas d’humour dans la vie de tous les jours. Lors de son séjour à Senlis rapporté dans Angélique, des militaires veulent vérifier son passeport et celui de son « ami breton » ; cet événement lui rappelle une chanson qu’il fait l’affront d’entonner :
On lui a demandé :
Où est votre congé ?
- Le congé que j’ai pris,
il est sous mes souliers !
La réponse est jolie mais le refrain est terrible :
Spiritus sanctus,
Quoniam bonus !
Ce qui indique suffisamment que le soldat n’a pas bien fini… Notre affaire a eu un dénouement moins grave61.
Nerval parle sur un ton badin de l’exécution du soldat « car Dieu est bon » en latin de cuisine, inspiré d’une formule tirée des Psaumes (105, 106, 135, 146). Il met à distance tout le tragique des chansons folkloriques pour jeter sur elle un regard tendre et profondément nostalgique.
Mémoire et narration
N’oublions pas le profond attachement de Nerval et Sand pour la culture populaire.
Dans Angélique, Nerval prend la posture d’un historien : lors d’un séjour à Francfort62, il flâne au milieu des étals des marchands et bouquinistes sur la place de Roemer, partageant avec le lecteur son attirance pour les vieux livres, pour les Volkskalender (almanachs du peuple) avec ses gravures sur bois (chansons politiques, lithographies). Un livre en particulier attire son attention: « Événement des plus rares, ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du Fort-l’Évêque et de la Bastille » en 171963. Nerval est à la recherche de l’antiquité, la perle rare. Il tente de retrouver en France ce livre qui attise son intérêt pour cette histoire autant que pour l’époque du règne de Louis XIV64. Il fouille les archives (Bibliothèque nationale, Bibliothèque de l’Arsenal, Archives de France, Bibliothèque de Compiègne…) à la recherche de l’histoire d’Angélique de Longueval. Le récit, très érudit, est truffé d’allusions historiques, d’anecdotes… Nerval s’intéresse également dans son voyage aux coutumes régionales et aux différentes peuplades de la Gaule antique.
Àla recherche historique se mêle une quête de vérité : « Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j’indiquai celui-ci : l’Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverai les documents nécessaires pour parler de ce personnage d’une façon historique et non romanesque, car il faut s’entendre sur les mots65. » Nerval tente de prouver l’authenticité de cette histoire. Il insiste sur la vérité des faits qu’il rapporte – « Moi-même qui ne suis pas un romancier66 », « Ce n’est pas un roman67 » – ; un travail de reconstitution et la formulation d’hypothèses s’amorce. Dans sa dédicace, Nerval avoue ces procédés : « Inventer, au fond, c’est se ressouvenir, a dit un moraliste68. »
Sa passion pour le passé proche comme lointain engendre un récit aux allures décousues, émaillé de ses souvenirs et de commentaires historiques au sujet des différents sites où il établit ses recherches. En cela, Nerval nous rappelle que la mémoire est une pure construction. Les intrications de différentes strates historiques69 et narratives, les digressions, les allers-retours entre le récit fictif et la réalité, entre les lettres d’Angélique retranscrites et les reconstitutions historiques, rendent la séparation difficile entre l’imaginaire et le réel, le souvenir et le présent, le passé lointain et très lointain. Il mêle l’histoire au mythe, dans une atmosphère profondément nostalgique : « Religion ou philosophie, tout indique à l’homme ce culte éternel des souvenirs70. » Est-ce une fuite parce que le présent est insupportable ? La dédicace à Dumas peut le laisser penser : « Il y a quelques jours, on m’a cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l’épitaphe de mon esprit71. »
Le récit prend alors la dimension d’une quête identitaire. On connait la vie douloureuse de Nerval et ses internements réguliers à la clinique du docteur Blanche72. L’intérêt qu’il a à retrouver le fil conducteur de l’histoire d’Angélique et de sa généalogie grâce à la rencontre d’un paléographe qui commente l’origine des patronymes73, des bibliophiles, des libraires, la trahison de la famille d’Angélique qui efface son nom de l’arbre généalogique une fois l’opprobre jeté sur elle, font écho à la propre histoire de Nerval. Des événements historiques et fictifs sont aussi mêlés au récit de la biographie de Nerval lui-même. On retrouve en filigrane ce principe dans Aurélia, sous-titrée « Le Rêve et la vie »74.
Parallèlement aux recherches généalogiques de Nerval, le récit dévoile sa passion pour l’architecture, les ruines et les vieilles pierres, pour le gothique et l’époque médiévale. Nerval s’improvise guide touristique avec des détails parfois cocasses – on pense à la scène à l’abbaye de Chaalis à Ermenonville près de Senlis, dont les saintes sur les peintures style Médicis de la chapelle sont jugées trop dénudées par les religieux, ce qui amuse beaucoup Nerval qui compare ces saintes à des nymphes antiques75. Nerval avait quitté Senlis à regrets : « Je me plaisais tant dans cette ville, où la Renaissance, le Moyen Âge et l’époque romaine se retrouvent ça et là, au détour d’une rue, dans une écurie, dans une cave76. »
Tout en parcourant les villes et les chemins de campagne, Nerval et son ami Sylvain chantent pour aider à la marche77. Les chansons populaires agissent comme un refrain qui rythme tout le recueil, se retrouvant d’une nouvelle à l’autre, toujours retravaillé mais identifiable, tel un leitmotiv wagnérien.
Ces « chansons du pays » qui l’ont « bercé »78 toute son enfance agissent comme des réminiscences. L’une est déclenchée à la vue d’un groupe de jeunes filles chantant des chansons dont il a connaissance, croisé à Senlis.
Une petite fille entonne « Trois filles dedans un pré » et « Les Canards dans la rivière », éveillant la nostalgie chez Nerval. « Je n’étais pas un étranger, mais j’étais ému jusqu’aux larmes en reconnaissant dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d’accent, autrefois entendues, et qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes… La musique, dans cette contrée, n’a pas été gâtée par l’imitation des opéras parisiens, des romances de salons ou des mélodies exécutées par des orgues. […] Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes d’un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d’opéra, du XVIe siècle, peut-être, ou d’oratorio du XVIIe siècle79. » Nerval cherche un passé conservé presque intact, à la fois historique et personnel. Dans Sylvie, sous-titrée « Souvenirs du Valois », on retrouve le même type de scènes que dans Angélique : le chœur de jeunes filles qui chantent des chansons transmises par leur mère « d’un français si naturellement pur80 » ; l’allusion à la chanson du Roi Loys81; celle de la fille au rosier blanc82.
Bénichou a d’ailleurs fait un tableau synoptique de ces chansons qui se retrouvent dans de nombreux autres écrits (voir ci-après). Un travail sur les sources des chansons citées par Sand avait déjà été effectué par le compositeur romantique et folkloriste Julien Tiersot, aidé de Pauline Viardot, amie cantatrice de Sand. Pour Nerval, Tiersot s’était appuyé sur le témoignage du peintre François-Louis Français. Le travail de Tiersot, qui porte sur les écrivains romantiques tels que Sand, Nerval, Chateaubriand et Hugo, est approfondi par Bénichou pour identifier les chansons citées par Nerval et illustrer l’idée de variante. C’est de fait la multiplicité des sources qui rend le travail d’identification si complexe. La force de Bénichou est de présenter toutes les sources possibles des chansons de Nerval en comparant ces dernières aux recueils de chansons antérieurs et postérieurs aux publications de Nerval – Villemarqué, Jal, Dumersan, Champfleury et Weckerlin et bien d’autres collecteurs –, sans chercher à formuler autre chose que des hypothèses. Car c’est le propre de la mémoire dans la tradition orale d’être indatable et non localisable, insaisissable car en perpétuelle mutation83.
Nerval entreprend des rééditions et remaniements permanents de ses textes entre 1842 et 1854. Certains épisodes sont malgré tout singuliers à chaque texte et presque toujours reliés aux chansons. Dans Sylvie, les souvenirs de la grand-mère de Sylvie s’éveillent à la vue de sa propre robe nuptiale enfilée par sa petite-fille. La scène est un prétexte à l’évocation de chansons à répons84 : « Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondent d’un bout à l’autre de la table nuptiale et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse85. » Le souvenir de la grand-mère permet de se projeter dans la possibilité d’un futur mariage avec Sylvie. On note aussi que Nerval est sensible au chant de la langue avant tout. Ce qui ne l’empêche pas de décrire le style de chant des campagnardes : « La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les jeunes voix, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules86. »
Quand Sylvie devient ouvrière et travaille à la ville, elle se met à chanter de la musique savante et citadine. Nerval, foncièrement nostalgique, déplore qu’elle délaisse les chansons de son enfance et jusqu’à sa manière de chanter qui a changé :
« –Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d’opéra !
–Pourquoi vous plaindre ?
–Parce que j’aimais les vieux airs, et que vous ne saurez plus les chanter. » Sylvie modula quelques sons d’un grand air d’opéra moderne… Elle phrasait87 !
Les Filles du feu exposent différents visages de la femme dans l’œuvre de Nerval. Adrienne représente la femme idéalisée et inaccessible. Elle est sacralisée par sa stature, déjà un « ange », une « apparition » de son vivant, puis dans la mort, son fantôme reste en surplomb du récit ; Adrienne se dérobe par son éloignement lorsqu’elle rentre au couvent, puis par son décès ; c’est ensuite au tour d’Aurélie en qui Nerval voit le double d’Adrienne. Il transfère sans mal son admiration pour l’une vers l’autre : Adrienne et Aurélie ne sont finalement que des symboles désincarnés et interchangeables, et c’est d’ailleurs par le biais de la représentation théâtrale qu’il tombe sous leur charme88 ; l’amour de Nerval ne semble être qu’une mise en scène, déconnecté de la réalité. Une troisième femme, Delphine, prend la place d’Aurélie lorsqu’elle chante la descente du Christ dans les enfers lors d’une représentation d’un mystère à la façon médiévale. Sylvie quant à elle représente l’autre pendant féminin auquel Nerval voue un amour tendre, relié aux chansons de son enfance dont il se met en quête.
Sand témoigne de la même soif que Nerval pour la culture populaire. Dans une lettre à Alexandre Dumas fils89, elle écrit : « Nous refaisons à nos moments perdus une comédie jouée ici jadis et qui nous fait rire comme des bossus, elle n’est peut-être pas drôle, mais c’est des paysans pris sur nature et ça nous rappelle un tas de choses que nous avons vues et entendues, du temps qu’il y avait encore de vrais paysans. Ça se perd même ici. »
Dans Les Maîtres sonneurs, Sand décrit la capacité de la musique à provoquer des réminiscences partagées par toute l’assistance.
– Je n’ai pensé à rien, dit Brulette ; mais j’ai eu mille ressouvenances du temps passé. […]
– C’est bien ! dit Joset. Ce que j’ai songé, ce que j’ai vu en flûtant, tu l’as vu aussi ! […] ça parle, ce méchant bout de roseau ; ça dit ce qu’on pense ; ça montre comme avec les yeux ; ça raconte comme avec les mots ; ça aime comme avec le cœur ; ça vit, ça existe90 !
Les attaches de George Sand à la culture berrichonne : entre réalisme et idéalisation
Dans ses « romans champêtres », George Sand dépeint le milieu dans lequel elle a grandi et sa « fascination » (La Petite Fadette, 1849) pour les chants populaires et la langue berrichonne.
Élevée par sa grand-mère à Nohant dans l’Indre, elle y apprend le dialecte local et y côtoie la paysannerie. De 1846 à 1853, elle publie ses romans champêtres91 dans lesquels elle fait s’exprimer les paysans avec leurs propres mots92 pour en donner une représentation plus juste et réaliste. Sand s’inspire aussi de ce qu’elle peut voir et entendre dans les lieux qu’elle visite. Sand s’est déplacée en Normandie, en Auvergne et dans les Pyrénées. Elle collecte des légendes dont elle rend compte dans Les Légendes rustiques (1858). Ses Contes d’une grand-mère (1873) seront inspirés de la tradition orale sans être des citations exactes. Elle témoigne néanmoins de la traduction imparfaite qu’elle offre au lecteur : « les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante93. » Ses récits, riches en description de sa terre natale, mettent en scène presque exclusivement des paysans dont elle montre la noblesse de cœur et même la grandeur. La Petite Fadette en sera un exemple tout à fait parlant : loin du déterminisme social dans lequel Zola plongera ses personnages, Sand conte à travers ce récit exemplaire et même édifiant l’histoire de Fadette qui, malgré sa pauvreté, les maltraitances qu’elle subit et l’opprobre jeté sur elle après l’abandon par sa mère, se révèle être à la fois d’une grande sagesse et d’une nature généreuse et charitable. Sand insistera sur l’intelligence de Fadette et sa nature réfléchie. Sans l’opposer, elle mettra en avant la « naïveté » et la « simplicité » des personnages principaux, valorisées comme signes de l’innocence et de la pureté d’esprit de ces paysans proches de la nature et peut-être de l’état de nature rousseauiste, épargnés par les artifices de la civilisation94. On lira paradoxalement une identification de Sand à certains de ses personnages, notamment Fadette, et Brulette dans les Maîtres sonneurs qui veille patiemment sur le chétif Joseph comme Sand a pu le faire pour Chopin. Dans une lettre adressée à Henry Harrisse (Nohant, le 9 avril 1867), Sand témoigne de cette ambivalence, de son rapport de proximité avec les paysans qui n’empêche pas une certaine condescendance teintée des préjugés primitivistes de l’époque :
Je suis paysan au physique et au moral. Élevée aux champs, je n’ai pas pu changer, et quand j’étais plus jeune, le monde littéraire m’était impossible. Je m’y voyais comme dans une mer, j’y perdais toute personnalité, et j’avais aussi un immense besoin de me retrouver seule ou avec des êtres primitifs. Nos paysans d’alors ressemblaient encore pas mal à des Indiens. À présent ils sont plus civilisés et je suis moins sauvage. N’importe, j’ai encore plaisir à recevoir des gens sans esprit, que l’on comprend sans effort et que l’on écoute sans étonnement.
L’univers des romans « champêtres » n’est d’ailleurs pas totalement binaire et Sand nous invite souvent à nous méfier des faux-semblants, les personnages présentés à première vue comme méchants ou stupides ayant souvent un talent caché. En témoignent le personnage de Fadette et celui du simplet et taciturne Joseph devenu cornemuseux de grand talent dans les Maîtres sonneurs.
Il en est de même dans la correspondance de Sand, où les Berrichons sont tour à tour « des animaux insupportables » (lettre à Émilie de Wismes, Paris, 28 avril 1824), de « bonnes gens un peu bêtes, un peu lourds, grands argumenteurs et pitoyables raisonneurs, du reste les meilleurs animaux du monde » (lettre à Aimée Bazouin, Nohant, 27 avril 1827), qui peuvent malgré tout avoir une valeur de rédemption : « Le Berrichon simple dans ses manières, calme dans son langage, mais d’humeur indépendante et narquoise apporterait, dans la circulation des idées, cet admirable bon sens qui caractérise le cœur de la France. » (lettre à Charles Duvernet, Nohant, 29 novembre 1843). Le paysan agit comme un garde-fou de l’ordre du monde grâce à la permanence de son environnement lorsque tout se transforme dans une société qui commence à s’industrialiser : c’est la supériorité du paysan qui nourrit la France. Sand écrira dans une lettre à Solange Sand, sa fille (Nohant, 22 septembre 1871) :
Toute la révolution de 89 se résume en ceci, acquérir les biens nationaux, ne pas les rendre. Tout s’efface, se transforme ou se restaure, monarchie, clergé, spéculation. Je l’ai dit, je le dis encore, [le paysan,] c’est le sauveur inconscient, borné, têtu ; mais je n’en vois pas d’autre.
L’engagement politique et social de George Sand
Sand écrit une deuxième préface à La Petite Fadette en 1851. Suite aux journées de juin 1848, Sand crie son désespoir et écrit néanmoins le « besoin impérieux de détourner la vue et distraire l’imagination » comme ses contemporains, « en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie95. » Elle puise dans le monde paysan ce que la ville a perdu. « Dans le temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l’artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l’amitié96 », et la musique paysanne adoucit les mœurs.
Tiersot évoque la place faite aux couches populaires dans la littérature romantique après les révolutions : « Le peuple réclamait ses droits : il fallait lui faire une place. Cela ayant été admis, on s’efforça de le comprendre97. »La diffusion de la littérature populaire se fait grâce aux écrivains : « Quelques-uns introduisirent dans leurs poèmes, dans leurs drames, dans leurs romans, les chansons qu’ils avaient recueillies sur leur chemin. C’est ainsi que le public en eut pour la première fois connaissance, et cette communication fut pour lui une véritable révélation98. » Il insiste : « c’est aux écrivains de la génération de 1830 que nous avons dû cette connaissance et cette révélation99. »
George Sand milite pour trouver les antidotes contre l’oubli dans un temps qui s’accélère. Les bouleversements qu’entraînent les révolutions politiques100 et industrielles avec le développement des moyens de communication et de diffusion des informations (train à vapeur, télégraphe, développement de la presse et de l’alphabétisation…) font prendre conscience aux écrivains romantiques de la fragilité de la mémoire collective et des dangers d’en faire table rase. La volonté de patrimonialisation de la culture populaire est partagée par tous les romantiques. Sand réaménage sa maison comme un musée, essaye de reconstituer un Berry imaginaire ; la maison de Victor Hugo à Guernesey avec ses faux meubles médiévaux en est un autre exemple.
Chambre de Aurore de Saxe à Nohant
Source : http://www.gerardtindillierephotos.fr/maison-de-george-sand-a-nohant-vic/
Maison de George Sand : piano de Chopin
Source : http://micdiap.canalblog.com/archives/2017/12/13/35954547.html
George Sand ne cesse de prôner la conservation et la reconnaissance du génie du peuple-poète. Ses accents nostalgiques se retrouvent dans toute sa correspondance : « Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd’hui une langue morte. La bourrée, cette danse si jolie, est remplacée par de stupides contredanses, nos chants du terroir, admirables autrefois, et qui faisaient l’admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cèdent le pas à la femme à barbe101. » Elle oppose ici plusieurs formes de cultures populaires, la tradition orale des ménétriers et des veillées, et celle des fêtes foraines et du cabaret qu’elle décrit dans Les Maîtres sonneurs comme un lieu de mauvaises fréquentations où la musique est de piètre qualité. Le grand-père de Brulette craint que La Mariton ne s’expose à l’opprobre lorsqu’elle devient servante à l’auberge Le Bœuf couronné. Sand oppose également culture berrichonne et bourbonnaise. Le verdict d’Hurel, le cornemuseux bourbonnais, est sans appel :
Je ne prétends rien, Tiennet ; mais je te dis que la chanson, la liberté, les beaux pays sauvages, la vivacité des esprits, et, si tu veux aussi, l’art de faire fortune sans devenir bête, tout ça se tient comme les doigts de la main ; je te dis que crier n’est pas chanter, et que vous avez beau beugler comme des sourds dans vos champs et dans vos cabarets, ça ne fait pas de la musique102.
Cette opinion n’est évidemment pas totalement partagée par Sand qui met ici en scène la rivalité entre communautés du Berry et du Bourbonnais.
Les espaces et temps de socialisation berrichons mis en valeurs chez Sand seront en particulier ceux des fêtes de village reliées au calendrier (Saint-Jean, Saint-Sylvestre…). Dans La Petite Fadette, on soulignera l’importance de la danse et de la fête de village dans la trame du récit103 : mettant en scène le statut social de chacun, la danse permettra de redistribuer les rôles et pour la Fadette d’accéder à une forme de reconnaissance sociale ainsi qu’à un premier pas dans la séduction de Landry, le jeune besson tant convoité. Tiersot104 fait d’ailleurs le parallèle entre récit autobiographique (Histoire de ma vie) et la Petite Fadette :
C’est que la bourrée, au temps de George Sand, avait dans le Berry une importance qui la haussait au niveau d’une institution sociale. Aux jours de fêtes, toutes les classes s’y confondaient ; les demoiselles venues de la ville ne dédaignaient pas de se mêler aux villageois dans les mêmes évolutions, ni les bourgeois de danser avec les paysannes. George Sand, à quinze ans, prenait part à ces plaisirs avec son ardeur native.
Pour cela, des bourgeois la dédaignent et d’autres la « vengent » en s’empressant de danser avec elle. La similitude avec la revanche de la petite Fadette est évidente (chapitre XVI).
Les Maîtres sonneurs illustre bien le prestige social des invités à la danse mais aussi celui des musiciens acclamés pour leur talent. Le récit permet d’exposer le statut social des cornemuseux, leurs conditions de travail et le fonctionnement du compagnonnage, les jalousies aussi des musiciens qui comptent bien garder leurs secrets et leurs privilèges. La compétition entre cornemuseux du Berry et cornemuseux du Bourbonnais au XVIIIe siècle est aussi un prétexte pour démonter les préjugés des uns et des autres, prônant les rencontres et dénonçant les méfaits de l’ignorance. Mais sous le masque du candide Étienne, ce sont avant tout les bourgeois qu’elle vise en montrant Huriel, muletier, qui apparaît comme « le diable » avec sa tête noire de charbon et se révèle être un jeune homme habile musicien et fin d’esprit. Sand dénonce l’association du mal à la saleté du peuple qui travaille dur. Elle décrie notamment les romans-feuilletons d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris) où le peuple est présenté comme une masse anonyme, traitée avec peu d’humanité. On se souviendra des Misérables de Hugo : « On comprendra sans peine que Javert était l’effroi de toute cette classe que la statistique annuelle du ministère de la Justice désigne sous la rubrique : Gens sans aveu », c’est-à-dire sans nom, sans moi, et dont l’existence n’est reconnue que par la Loi, juridique et statistique105.
Sand est aussi sensible à la misère sociale, elle a ses pauvres à qui elle donne la charité et pour qui elle dit se priver, exhortant même ses amies à suivre son exemple106 pour que chacun contribue à distribuer à ceux qui ont faim. Son paternalisme n’enlève rien à son mérite d’avoir rendu aux paysans leur individualité et leur profondeur d’âme. Les questionnements intérieurs du très sensible besson Sylvinet qui résiste à sa mélancolie et son amour pour Fadette en sont le meilleur exemple.
Nous l’avons vu, Sand nous fait régulièrement réfléchir sur le lien entre situation sociale et psychologie des personnages, et son caractère non inéluctable. Dans Les Maîtres sonneurs, le métier de ménétrier est perçu comme un moyen d’ascension sociale. Joseph, ouvrier peu endurant au travail, veut devenir ménétrier parce qu’« on y gagne gros107. » Brulette tente tout de même de le dissuader, jugeant les cornemuseux « rudes et méchants, et toujours des premiers exposés dans les querelles et batteries. L’habitude d’être en fête et chômage les rend ivrognes et dépensiers. » Brulette prévient Joseph : « Enfin, c’est du monde qui ne te ressemble point, et où tu te gâterais, selon [la Mariton]108. » Joseph poursuit son rêve et loin de devenir ivrogne, il accède grâce aux ménétriers bourbonnais à une meilleure éducation. Il se « fait enseigner l’instruction109 », c’est-à-dire l’écriture, ce qui pousse Brulette à en faire de même.
Contrairement aux autres écrivains évoqués, Sand s’intéressa à la musique plus qu’aux paroles, pour tenter d’en décrypter toute la subtilité. Elle n’a pas recueilli elle-même les airs, ni les paroles, mais incitait les musiciens en séjour à Nohant à le faire et nous lui devons en cela beaucoup en matière de sources écrites. Elle écrit dans Jeanne au chapitre II : « Elle se mit à chanter d’une voix chevrotante, en mineur, sur une mélodie très remarquable, une de ces chansons bourbonnaises dont la mélodie mériterait bien d’être recueillie, s’il était possible de le faire sans en altérer la grâce et l’originalité110. »
Quant au texte, Tiersot décrit les « impuretés et incorrections » de la poésie populaire. « Mais le romantisme était prêt à toutes les révoltes. Il avait mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire111 ! » Les « patois » intéressent les écrivains.
Enjeux esthétiques : régénérer la musique et la littérature
Gérard de Nerval : une refondation poétique
La tradition orale française semble pauvre aux romantiques, contrairement à d’autres nations, comme l’Angleterre ou l’Espagne qui, moins touchées par les principes esthétiques de la Renaissance, ont mieux su préserver leur tradition autochtone. En France, les écrivains romantiques exhortent à recueillir ces chansons (le romancier et poète Ernest Fouinet, l’écrivain et historien Hippolyte Lucas, Edmond Géraud, journaliste légitimiste et poète…). « Tout le monde veut croire ou croit, par principe, que la poésie orale aidera à régénérer la poésie tout court ; et tout le monde, plus ou moins, se demande jusqu’à quel point cela est possible en France112 », affirme Bénichou. Nerval s’inscrit donc dans un mouvement général mais son recueil de 1842, avec ses 17 chansons dont 7 seulement avaient été citées avant lui, n’en reste pas moins le « premier ensemble vraiment important de poésie orale française qui ait été porté à la connaissance du public littéraire113. » À ceci s’ajoutent 13 nouvelles chansons après 1842. Nerval effectue des promenades à pied à travers les campagnes pour recueillir les chansons populaires.
Dans Chansons et Légendes du Valois, Nerval défend la poésie populaire en français, sur le plan esthétique :
On publie aujourd’hui les chansons patoises de Bretagne et d’Aquitaine, mais aucun chant des vieilles provinces où s’est toujours parlée la vraie langue française ne nous sera conservé. C’est qu’on n’a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un cachet d’ignorance qui révolte l’homme du monde, bien plus que ne fait le patois. Pourtant ce langage a ses règles, ou du moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des couplets tels que ceux de la célèbre romance Si j’étais hirondelle soient abandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrement placées, au répertoire chantant des concierges et des cuisinières. Quoi de plus gracieux et de plus poétique pourtant :
Si j’étais hirondelle ! –Que je puisse voler, –Sur votre sein, la belle, –J’irais me reposer !
Il faut continuer, il est vrai, par : J’ai z’un coquin de frère…, ou risquer un hiatus terrible ; mais pourquoi aussi la langue a-t-elle repoussé ce z si commode, si liant, si séduisant qui faisait tout le charme du langage de l’ancien Arlequin, et que la jeunesse dorée du Directoire a tenté en vain de faire passer dans le langage des salons ?
Ce ne serait rien encore, et de légères corrections rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée, ces charmantes et naïves productions de poëtes modeste[s] ; mais la rime, cette sévère rime française, comment s’arrangerait-elle du couplet suivant :
La fleur de l’olivier –Que vous avez aimé[e] –Charmante beauté ! –Et vos beaux yeux charmants, –Que mon cœur aime tant, –Les faudra-t-il quitter ?
Vers non rimés, vers blancs, vers assonancés, la poésie populaire offre des possibilités nouvelles et libératrices au poète lettré. Elle est inspirante pour la « grande poésie ». « Nerval, ici, est en avance de deux ou trois générations : ce sont les poètes de la fin du siècle qui songeront à transporter dans leurs vers les procédés populaires que Nerval, timidement et sans conseiller encore de les imiter, essaie de défendre en 1842114. » Dans L’Artiste, Nerval écrit au sujet de la commission Fortoul :
On parle en ce moment d’une collection de chants nationaux recueillis et publiés à grands frais. Là, sans doute, nous pourrons étudier les rythmes anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être en sortira-t-il quelque moyen d’assouplir et de varier ces coupes belles mais monotones que nous devons à la réforme classique. La rime riche est une grâce, sans doute, mais elle ramène trop souvent les mêmes formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus souvent, et est un grand obstacle à la popularité des poèmes115.
Nerval composera ses Odelettes selon des modèles anciens.
Précisons cependant qu’il y a populaire et populaire… Nerval paraît parfois peu enclin à écouter les productions littéraires des gens de la campagne lorsqu’il les rencontre. Dans Angélique, il rapporte son entrevue avec un commissaire à Chantilly :
« Ah ! Vous vous occupez de littérature ? Et moi aussi, monsieur ! J’ai fait des vers dans ma jeunesse… une tragédie. » Un péril succédait à un autre ; le commissaire paraissait disposé à nous inviter à dîner pour nous lire sa tragédie116.
De même, les romans de colportage au format de poche, la littérature populaire légère – romans gothiques, fantastiques, policiers – ou les reproductions d’art lettré pour le petit peuple sont loin des préoccupations de Nerval.
Par ailleurs, les Français seraient un « peuple railleur et naturellement peu poétique » où la « poésie sérieuse »117 a peu de place. Peu de poésie historique, beaucoup de poésie satirique : le Roi Dagobert n’est qu’une caricature. Pour s’opposer à cette idée, Nerval cite à la suite de l’extrait que l’on a donné plus haut des Légendes du Valois une version du Roi Renaud qui prouve que la France peut rivaliser avec le folklore allemand118.Il cite en deuxième exemple La Complainte de saint Nicolas119, suivi de La Reine des poissons.
Nerval affirme même la suprématie de la poésie primitive, dont la poésie lettrée continue d’être tributaire : « Avant d’écrire, chaque peuple a chanté ; toute poésie s’inspire à ces sources naïves. » Il dresse un plaidoyer contre les préjugés des poètes académiques des XVIIe et XVIIIe siècles et leur poésie légère, « si pauvre, si peu inspirée », tantôt « gravelures », tantôt compositions sans vie, « si incolores, si gourmées », qui ont accaparé l’opinion et le goût, et maintiennent la séparation du public cultivé et du peuple120.
Nerval ne cesse pourtant de voir dans la poésie populaire de grandes références littéraires, voire des textes sacrés : dans Chansons et Légendes, il décèle dans les trois premières chansons citées le « parfum de la Bible » ; l’Orient, évoquée à propos des Filles de la Rochelle et plus particulièrement Chiraz, patrie de Hafez et Saadi, à propos de La belle qui fait la morte (chanson Dessous le rosier blanc) ; les plus prestigieuses ballades littéraires allemandes : la Léonore du poète Gottfried August Bürger, Le Roi des aulnes de Johann Wolfgang von Goethe, les ballades de l’écrivain Ludwig Uhland auxquelles La Complainte de saint Nicolas est comparée ; enfin « la poésie romantique et chevaleresque », associée au commentaire de la Fille du roi Louis, comparant Lautrec à Perceval. Nerval fait aussi un parallèle avec la poésie allemande non versifiée et l’usage des rythmes de la prosodie antique – longues et brèves.
Nerval n’est pas le premier à s’intéresser de près à la poésie populaire. Il fait d’ailleurs référence au recueil de Rousseau, Anciennes chansons sur de nouveaux airs composés par Rousseau lui-même : il cite « la première [chanson] dans le style marotique121 ». Nerval voit en Rousseau un modèle sur bien des points : son opposition entre ville et campagne, nature et culture, airs d’opéras et anciennes chansons populaires, il les tient de lui. Il fait même lire La Nouvelle Héloïse à Sylvie. Mais Nerval ira beaucoup plus loin dans son travail de collectage comme dans sa réflexion esthétique, cherchant de plus en plus à inclure dans son écriture des éléments du style populaire.
Nerval annoncera le premier vrai contact en France, et depuis le Moyen Âge peut-être, entre la haute poésie et la chanson populaire. Il comprendra mieux que ses prédécesseurs les processus de fabrication de cette dernière et notamment le principe de variante. Voici comment Bénichou parle de ce phénomène propre à la chanson populaire et de ses répercussions sur le style populaire :
Peu importe à partir de quelle forme originelle s’est transmise oralement [la chanson populaire], en se façonnant par la variante… Tous les caractères qui distinguent un poème populaire d’un poème lettré s’expliquent par là : la simplicité impersonnelle et transparente du style, que l’usure des transmissions répétées et le peu de littérature des transmetteurs ont dépouillé de tous les ornements inutiles ; l’emploi fréquent de formules et schémas tout faits ; la rapidité expressive et pour ainsi dire mnémotechnique du récit ; l’allure naïve des sentiments et des idées, qui s’établissent au niveau commun, très en-deçà des raffinements contemporains en milieu cultivé ; la variété des leçons pour chaque poème, et parfois même l’hésitation entre des affabulations différentes ; la coexistence du délabrement et de l’incohérence avec les réussites les plus surprenantes, suite du progrès hasardeux et semi-conscient des textes122.
Primitivité, création collective, réalisation par une multitude d’individus dans des milieux peu cultivés, voici les grands principes de la chanson populaire selon Bénichou, et avant lui, Patrice Coirault. La question des origines est très présente à l’époque romantique, question qu’on sait insoluble mais qui laisse une part de mystère attrayante. Bien que l’on puisse supposer le caractère collectif de la création populaire, Bénichou postule que les cas d’additions successives sont rares et qu’il existe en général un auteur à chaque chanson populaire. Les variantes et les interpolations sont cependant fréquentes dans ces chansons, chaque province possédant sa version, refaçonnée par des individus au gré de leurs trous de mémoire ou de leur fantaisie.
La revalorisation de la musique populaire : les théories musicales de George Sand dans la bouche des paysans
L’historienne Sophie-Anne Leterrier commente : « Les collecteurs du milieu du [XIXe] siècle soulignaient le peu de souci des paysans eux-mêmes pour les « chansons naïves », leur façon de se faire prier pour en exécuter123. » Ce à quoi répond le folkloriste Julien Tiersot : « Tandis que le peuple, d’où elle est issue, l’oublie ou la renie, elle a pris sa place légitime dans le domaine de l’art, de la poésie, de la science124. »
Bien que l’apport de George Sand soit postérieur à celui de Nerval – Jeanne date de 1845, La Mare au Diable de 1846 –, il n’en reste pas moins essentiel. On a déjà rendu compte de l’intérêt que portait Sand à la langue125 et aux coutumes berrichonnes. Pour ce qui est des chansons, Sand a pour grande qualité de s’intéresser de près à la musique et pas seulement aux paroles. Bien qu’elle ne puisse pas transcrire, elle en fait de magnifiques descriptions qui donnent leur sens aux portées musicales des recueils, souvent très éloignées de la réalité de la musique de tradition orale.
Dans la préface de 1848 de La Petite Fadette, elle écrit : « J’écoutai le récitatif du laboureur, entrecoupé de longs silences, j’admirai la variété infinie que le grave caprice de son improvisation imposait au vieux thème sacramentel. C’était comme une rêverie de la nature elle-même, ou comme une mystérieuse formule par laquelle la terre proclamait chaque phase de l’union de sa force avec le travail de l’homme126. » La description fait écho au briolage, chant de labour, décrit au Chapitre II de La Mare au Diable :
Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses intonations fausses selon les règles de l’art musical le rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, et tellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne, à l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail de la terre ne l’eût inventé, et qu’aucun chanteur autre qu’un fin laboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques de l’année où il n’y a pas d’autre travail et d’autre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussant systématiquement127.
Soulignons trois aspects dans ces citations : le premier est le caractère « intraduisible » dû aux subtilités de la modalité et à la liberté du chant qui s’épanouit hors du cadre de la mesure. Le deuxième est la capacité du « peuple-poète » à exceller dans le domaine de l’improvisation. De nombreux passages de La Petite Fadette en témoignent, celle-ci poussant régulièrement quelques chansonnettes de son cru :
Fadet, Fadet, petit fadet,
Prends ta chandelle et ton cornet ;
J’ai pris ma cape et mon capet ;
Toute follette a son follet128.
Ou encore :
Prends ta leçon et ton paquet,
Landry Barbeau le bessonnet129.
Le troisième aspect est l’adéquation totale du chant populaire à son environnement : Sand tisse un lien étroit entre la musique et la nature, la première n’étant que le reflet de l’autre. Dans Les Maîtres sonneurs, le grand bûcheux qui fait figure de maître à penser pour Joseph l’exprime parfaitement :
S’étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention, [il] poursuivit ainsi son discours :
– La musique a deux modes que les savants, comme j’ai ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j’appelle, moi, mode clair et mode trouble ; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris […]. La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, tu verras le parti qu’un esprit comme le tien peut tirer de ce mode ; car l’un n’est ni plus ni moins que l’autre.130
Jouer bien du mode mineur requiert des qualités spécifiques au ménétrier qui pourra les développer par son contact avec la nature.
En outre, la musique exprime tous les sentiments humains dans une infinie subtilité de nuances, et la musique populaire d’autant plus que la variation en est l’essence :
[Huriel] joua l’air des Trois Fendeux, du père Bastien. Il le joua d’abord tel que nous le connaissions, et ensuite un peu différemment, d’une façon plus douce et plus triste, et enfin le changea du tout au tout, variant les modes et y mêlant du sien, qui n’était pas pire, et qui même semblait soupirer et prier d’une manière si tendre qu’on ne se pouvait tenir d’en être touché de compassion. Ensuite, il le prit sur un ton plus fort et plus vif, comme si c’était une chanson de reproche et de commandement, et Brulette, qui s’était avancée et arrêtée au bord du fossé, prête à y jeter le mai, mais ne s’y pouvant décider, recula comme effrayée de la colère qui était marquée dans cette musique131.
La musique de Joseph acquiert une dimension sacrée, elle appelle au recueillement et à l’intériorité. « Joseph s’éloigna avec lui dans le parc, et nous l’entendîmes sonner des airs si tristes et si plaintifs, qu’il semblait d’une âme prosternée dans le repentir et la contrition. » Elle est porteuse d’un message : « – L’entends-tu ? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de se confesser, sans doute, et si le chagrin est une réparation, il te la donne de son mieux. »132
Joseph, personnage mélancolique et de constitution fragile, à la sensibilité exacerbée, est la figure de l’artiste romantique, inspirée de Chopin. Sand met ainsi sur le même plan créateur lettré et populaire. Comme pour la musique savante, chaque cornemuseux a son propre style qu’une oreille experte peut reconnaître :
Joseph répondit d’un air assuré : – C’est la musette à Carnat, mais ce n’est point lui qui en joue… C’est quelqu’un qui est encore plus maladroit que lui ! […]
– Comment peux-tu connaître que cette musette-là est celle à Carnat ? Il me semble, à moi, que musette pour musette, ça braille toujours de la même mode133.
Le roman culminera vers la grandejoute musicale destinée à révéler les talents de la région, Joseph sortant grand gagnant. La musique populaire est définitivement un art d’excellence.
Conclusion
Les écrivains romantiques ont œuvré dans un sentiment d’urgence à la découverte et la diffusion du répertoire des campagnes françaises, impulsant et se nourrissant d’un mouvement d’idées français et européen au XIXe siècle. Les réalistes134 et les symbolistes en seront les premiers héritiers. À cette même période et dans les générations suivantes, des compositeurs s’intéresseront aussi à la musique traditionnelle de leur région et voudront autant la sauver de l’oubli qu’y puiser leur inspiration pour créer à partir d’elle ; on peut citer Jean-Baptiste Weckerlin, Félix Arnaudin, Julien Tiersot, Jean Poueigh, Joseph Canteloube135, ou encore Charles Bordes, Vincent d’Indy et leur Schola Cantorum, allant de pair avec l’apparition du phonographe en Europe et les collectes de Patrice Coirault, une des plus précieuses sources sur le sujet.
Mais l’influence des romantiques ne s’arrête pas là puisque nombre de personnalités du mouvement folk des années 1960 à 1980 revendiqueront l’impact qu’ont eu sur eux ces écrivains, Malicorne mettant en musique La Fiancée du timbalier de Victor Hugo et les néo-routiniers voyant dans le grand bûcheux des Maîtres sonneurs leur modèle de la transmission maître-élève en musique traditionnelle. Les années 1960 marqueront aussi une résurgence du compagnonnage. Les recueils publiés à cette époque seront pour les compagnons une grande source d’inspiration.
La vision des écrivains romantiques comme des collecteurs montre malgré tout une volonté de marquer une distance, un rapport d’ambivalence qui n’échappe pas aux préjugés de l’époque, et qui persistera dans une certaine mesure chez les collecteurs du XXe siècle à la recherche d’une authenticité musicale et de valeurs rurales idéalisées loin des artifices de la civilisation, avec un écart cette fois-ci entre citadins et ruraux.
Le témoignage des romantiques révèle aussi ce qu’ils recherchaient dans ces chants, autant voire plus que les chants pour eux-mêmes : nostalgie, légendes et fantastique, falsifications ou arrangements des chants, reconstruction de l’histoire de France ou de leur mémoire personnelle.
Cette quête est aussi liée à un engagement politique et social, repris après 1968 par les mouvements régionalistes et dans les revendications pour faire davantage de place à la voix du peuple. En cela, l’héritage des écrivains romantiques est décisif dans la portée qu’il a donnée à la musique et la culture populaires.
Le lien affectif aux chansons populaires qui transparaît chez Sand et Nerval restera le moteur principal des collecteurs, que ce lien soit réel ou réinventé. Coirault, chercheur autodidacte, dans la filiation de Nerval dont il recense les œuvres136 dans sa bibliographie d’ouvrages folkloriques (La Bohême galante, Les Filles du feu et Les Vieilles Ballades françaises publié dans La Sylphide), l’exprimera parfaitement : « En art (populaire ou non), pour comprendre, la première démarche est d’amour137. » Rentrer au cœur des processus d’enchevêtrement des mémoires individuelles et collectives dans la tradition orale et dans ses relectures au XIXe siècle permet de comprendre l’évolution de la place de ces chansons traditionnelles françaises et de la créativité qu’elles ont suscitée.
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1MONTAIGNE, chapitre « Des vaines subtilités », Essais, livre I.
2CHARLES-DOMINIQUE Luc, L’Apport de l’Histoire à l’ethnomusicologie de la France, PDF, p. 10-11. http://jalonedit.unice.fr/ethnomusicologie/cours/fichiers/apporthistoireethnomusifrance.pdf
3Des premières observations (XVIe s) à l’esprit d’inventaire (XVIIIe s), p. 128.
4GRÉGOIRE Henri, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, Convention nationale, 1794 (p. 1-19).
5BOURSIERJean-Yves, 2005, chapitre « Temps politiques, revivalisme, patrimoine », p. 91-102, in CHARLES-DOMINIQUE Luc et DEFRANCE Yves (dir.), L’Ethnomusicologie de la France : de « l’ancienne civilisation paysanne » à la globalisation, Paris, L’Harmattan, p. 94.
6Les régionalismes ont aussi inventé de nouvelles traditions (implantation de la cornemuse écossaise en Bretagne) ou en ont emblématisé d’autres (galoubet-tambourin en Provence félibréenne).
7Qui est l’association pour la sauvegarde de la langue, de la culture et de l’identité des pays de langue d’oc.
8CHARLES-DOMINIQUE Luc, art. cit., p. 25.
9Cette école de musique a été fondée en 1894 entre autres par Vincent d’Indy et Charles Bordes, tous deux férus de musique du terroir.
10De Walter Scott à Winston Churchill, de nombreuses grandes figures de l’Angleterre seront d’ailleurs membres d’ordres druidiques. De même, les communautés expatriées aux États-Unis tentent de retrouver leurs origines. En témoigne la communauté irlandaise de Chicago où fut écrite la « bible de la musique irlandaise » (1850), O’Neill’s Music of Ireland. Aux États-Unis, cette communauté irlandaise nourrit aussi le désir de retrouver des racines celtiques imaginaires.
11Voir en particulier CHARLES-DOMINIQUE Luc, L’Ethnomusicologie de la France, de l’ « ancienne civilisation paysanne » à la globalisation, op. cit., p. 129-139.
12Ibid., p. 133.
13BÉNICHOU Paul,Nerval et la chanson folklorique, p. 333.
14Charles-Dominique fait aussi un parallèle intéressant avec le débat sur l’altérité culturelle dans les colonies, le colonialisme signifiant pour lui « singulariser les différents peuples et penser la différence sur le mode du retard », op. cit., p. 147.
15Littéralement : recueil de poèmes de Bretagne.
16Donatien Laurent (1935), linguiste, musicologue, ethnologue français.
17La quasi-totalité des anthologies de chants populaires français datent des dernières décennies du XIXe siècle.
18CHARLES-DOMINIQUE Luc, « De l’écriture d’une tradition orale à la pratique orale d’une écriture », actes du colloque de Clamecy (58) les 26 et 27 octobre 2000. Premières Rencontres autour d’Achille Millien. Saint-Jouin-de-Milly, Modal, 2001, 256 pages, ill. mus.
19GUILCHER Yvon, 1991, « Les Collecteurs du XIXe siècle ont-ils inventé la chanson folklorique ? » (p. 20-31) in LE QUELLEC Jean-Loïc (dir.), Collecter la mémoire de l’autre, Niort, Gestes Éditions, coll. Modal.
20Art. cit. Au-delà de la transcription musicale, le choix du répertoire révèle ce qu’on veut lui faire dire : « En ce qui concerne les paroles, il y a eu éventuellement tri arbitraire du scripteur, pour des raisons de bienséance ou de conviction, ou au contraire par souci d’offrir un éventail exhaustif. »
21« Fingal, an Ancient Epic Poem in six books composed by Ossian, the son of Fingal translated from the gaelic language by James Macpherson », Ossian étant un pseudo poète épique de la Calédonie, redécouvert par l’Écosse. « Recherche des origines de la nation et de ses épopées fondatrices, fascination pour le primitif, la sauvagerie, l’archaïque, enfin le goût du naïf, de l’obscur et du rugueux » (MILLET Claude, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire, Paris, Le livre de poche (LGF), 2007, p. 36) : la remise en cause du classicisme français s’amorce.
22BÉNICHOU Paul, 1970,Nerval et la chanson folklorique, Corti, p. 69.
23Ibid., p. 95.
24Art. cit.
25BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 108 : « Le Sylphe, À Trilby, Les Deux Archers, À un passant, La Ronde du sabbat, datés de 1823-1825, évoquent une matière légendaire et démoniaque non localisée (la Légende de la nonne, qui appartient au même genre, est franchement espagnole). »
26Juif allemand, le poète Heinrich Heine se réfugie à Paris sous la monarchie de Juillet et fréquenta Gérard de Nerval.
27BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 106.
28Op. cit., p. 327.
29Prédécesseurs dont il est cependant redevable. Bénichou et Richer rapprochent Thérèse Aubert (1819), de Nodier, de Sylvie lorsque Nerval relate l’apparition de rondes de jeunes filles qui chantent des airs populaires (op. cit., p. 96).
30MILLET Claude, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire, Le livre de poche, 2007, Paris (LGF).
31BONARDEL Françoise, op. cit. P ?
32SAND George, Les Maîtres sonneurs, p. 71.
33Ibid., p. 72.
34Mythe d’Orphée.
35Ibid., p. 73.
36Ibid., p. 248.
37Ibid., p. 180.
38Ibid., p. 178.
39BONARDEL Françoise, op. cit., p. 24.
40SAND George, op. cit., p. 640.
41Ibid., p. 663.
42Ibid., p. 698.
43On peut voir dans Les Maîtres sonneurs de George Sand une parabole qui sera une référence constante du mouvement folk français.
44HUGO Victor, 1982 (1865), Les Chansons des rues et des bois, Paris, Gallimard, p. 247.
45NERVAL Gérard de, Œuvres complètes vol. 1, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade.
46NERVALGérard de, ibid., p. 270-271.
47En Allemagne, l’impact de la Renaissance a aussi été moins grand ce qui a favorisé le répertoire populaire.
48Nerval commente : « les premiers ouvrages ont été composés en gothique, puis en langue franque après l’invasion de la Gaule par les Francs sous les Mérovingiens ».
49NERVAL Gérard de, op. cit., p. 270.
50NERVALGérard de, op. cit., p. 272.
51MILLET Claude, op. cit., p. 59.
52Ibid., p. 61.
53Du latin legenda, « vie de saint » : « 3) : récit populaire traditionnel, plus ou moins mythique, qui a souvent un fondement historique. 4) représentation amplifiée ou partiale », Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française ?, p. 2385-2386.
54Angélique, in NERVAL Gérard de, 1972 (1854, 1855), Les Filles du feu suivi de Aurélia, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 115-116.
55Ibid., p. 78.
56« Le Roy Loys est sur son pont ».
57Ou La belle qui fait la morte pour son honneur garder : une version, La Jolie Fille de la Garde, chant populaire bourbonnais, a été éditée en 1836 chez Desrosiers à Moulins, avant Nerval. Ce dernier la connaissait. Voir BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 280.
58Op. cit., p. 80.
59Nerval appelle le héros de la chanson « le beau Lautrec » et cela pose question… y a-t-il confusion avec d’autres sources ? Bénichou commente : « Un Thomas de Lautrec historique, de l’illustre famille de Foix, qui vécut sous François Ier, figure dans le Dernier Abencérage de Chateaubriand. […] Mais qu’auraient à faire la Palestine et les croisades au XVIe siècle ? Les commentaires de Nerval sont parfois beaucoup plus fantaisistes que ses citations. » (NERVAL Gérard de, Œuvres complètes vol. 1, op. cit., p. 271)
60NERVAL Gérard de, Les Filles du feu, op. cit., p.171.
61NERVAL Gérard de, Les Filles du feu, Angélique, op. cit., p. 69.
62Ne pas oublier que Nerval est traducteur du Faust de Goethe et d’autres textes en allemand.
63Angélique, op. cit., p. 40.
64Ibid., p. 43.
65Ibid.,p. 41.
66Ibid.
67Ibid.,p. 51.
68Ibid.,p. 29.
69Différentes strates temporelles sont abordées de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’au XIXe siècle : l’héritage intellectuel que nous avons reçu des arabes (p. 45-46), la bibliothèque brûlée de Constantinople, les Gaulois, les Francs, Jean-Jacques Rousseau…
70Ibid.,p. 72, sixième lettre.
71Ibid.,p. 27.
72Dans Aurélia, Nerval raconte ses troubles sur le conseil de son médecin. Nerval est vraisemblablement maniaco-dépressif ou bipolaire. Il décrit ses crises de délire : « il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies », dans un état de « surexcitation fiévreuse ». Voir la thèse de Roman Bernar Freiman, La Psychose maniaco-dépressive de Gérard de Nerval (1851-1855), soutenue en 1995.
73NERVAL Gérard de, Angélique, op. cit., p. 46.
74Nerval connaît certainement la pièce de Calderón La vie est un songe, et son texte La Fille de l’air, texte auquel peut renvoyer Les filles du feu.
75NERVAL Gérard de, Angélique, op. cit., p. 110.
76Ibid., p. 105.
77Air de marche « Courage ! mon ami, courage ! Nous voici près du village », ibid., p. 106.
78Ibid., p. 69.
79Ibid., p. 74.
80NERVAL Gérard de, Sylvie, in Les Filles du Feu, p. 133.
81Ibid., p. 134.
82Ibid., p. 156.
83Nerval ne peut pourtant pas s’empêcher de mettre souvent en lien les chansons qu’il cite avec son Valois natal – il dit avoir connu souvent ces chansons dans son enfance. Le titre Chansons et légendes du Valois est explicite. Dans ses premiers articles, il ne fait pas allusion au Valois, ce rattachement est progressif, ce qui prouve la modification de sa propre mémoire, de plus en plus teintée d’un sentiment nostalgique.
84On appelle ce phénomène de réminiscence « amorçage » en sciences cognitives.
85NERVAL Gérard de, Sylvie, op. cit., p. 146.
86Ibid., p. 134.
87Ibid., p. 156.
88Cf. la première scène de Sylvie.
89Nohant, 14 janvier 1866.
90SAND George, Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 99-101.
91La Mare au Diable (1846), François le Champi (1850) et Les Maîtres sonneurs (1853).
92Bien que le langage soit souvent retravaillé afin d’être compréhensible aux lecteurs parisiens.
93SAND George, Les Maîtres sonneurs, p. 5-6.
94« L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes », fera dire Nerval au père Dodu (Les Filles du Feu, Sylvie, op. cit., p. 159).
95SAND George, 1999 (1849), La Petite Fadette, Le Livre de Poche, p. 28.
96Ibid.
97TIERSOT Julien, 1931,La Chanson populaire française et les écrivains romantiques, Paris, Plon, p. 5.
98Ibid.
99Ibid., p. 9.
1001789, 1793, 1830, 1848, 1871 : la fin du XVIIIe et le XIXe siècle ont été une période de grande instabilité politique.
101Lettre à Henry Harrisse, Nohant, 19 janvier 1867, in SAND Georges 1883, Correspondance, 1812-1876, tome 5 1864-1870, Calmann-Lévy, Paris, p. 171-173.
102Ibid., p. 137.
103Notamment au chapitre XIV lors de la fête de la Saint-Andoche.
104TIERSOT Julien, op. cit., p. 145.
105MILLET Claude, op. cit., p. 106.
106Voir sa Correspondance : lettres à Caroline Cazamajou ou Eugénie Duvernet.
107SAND George, Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 89.
108Ibid., p. 93.
109Ibid., p. 184.
110SAND George, Jeanne, La Bibliothèque électronique du Québec, Collection À tous les vents disponible, téléchargé le 5 mars 2018, url : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/sand.htm, p.60-61.
111TIERSOT Julien, op. cit., p. 4.
112BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 93.
113BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 272.
114BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 330.
115L’Artiste, feuilleton du 1er octobre 1852.
116NERVAL Gérard de, Angélique in Les Filles du feu, op. cit., p. 71.
117BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 88.
118Le Roi Renaud : Avant Nerval, Hersart de la Villemarqué n’en avait donné qu’un fragment dans le Barzar-Breiz. Nerval publie la première version complète du Roi Renaud, « sans doute une des plus anciennes chansons de la tradition française, bien qu’on ne la retrouve dans aucun recueil antérieur à la collecte du XIXe siècle » (Bénichou, op. cit., p. 252). Dans ce drame mythique, la mort du héros peut être naturelle ou surnaturelle selon les versions.
119BÉNICHOU Paul, op. cit. : « La version qu’en donne Nerval est la première qui ait paru de cette chanson, aujourd’hui très répandue. « Mais le point de départ de cette diffusion est la version même de Nerval » malgré son authenticité « discutable », « gâtée par l’exagération du ton « populaire » » selon Coirault (Recherches, III, p. 208-233). Nerval a-t-il retouché une version préexistante ? Dans la version de Sadoul, ce sont trois jeunes théologiens élèves de saint Nicolas, docteur et patron des étudiants. Chez Nerval, les protagonistes sont trois enfants, ce qui transforme le récit en conte pour enfants » (p. 255). La localisation à Clermont-sur-Oise est douteuse (p. 258).
120BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 326.
121NERVAL Gérard de, Angélique, op. cit., p. 61. Marotique : qui se rapporte au poète Marot.
122BÉNICHOU Paul, op. cit., p. 14.
123LETERRIERSophie-Anne, « Musique populaire et musique savante au XIXe siècle. Du « peuple »au « public » », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 19 | 1999, mis en ligne le 26 août 2008, consulté le 27 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/rh19/157 ; DOI : 10.4000/rh19.157.
124TIERSOT Julien, op. cit., p. 325.
125Elle ira jusqu’à dire : « J’ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l’estime plus correct », lettre à Giuseppe Mazzini, Nohant, 28 juillet 1847.
126SAND George, La Petite Fadette, op. cit., p. 22.
127SAND George, La Mare au Diable, op. cit., p. 36-38.
128SAND George, La Petite Fadette, op. cit., p. 109.
129Ibid., p. 114.
130SAND George,Les Maîtres sonneurs,op. cit.,p. 379-380.
131Ibid., p. 570-571.
132Ibid., p. 582-583.
133Ibid., p. 82-83.
134Sand n’apprécie pas forcément la nouvelle génération : elle dira de Gustave Courbet (1819-1877) : « J’ai vu enfin les tableaux du fameux Courbet. Ce n’est ni si drôle, ni si excentrique qu’on le disait. C’est nul et c’est bête, rien de plus. » (Lettre à Maurice Sand, Paris, 23 mai 1855, in GREILSAMER Claire et Laurent, Dictionnaire George Sand, éd. Perrin, Paris, 2014, p. 289)
135C’est sa fameuse Anthologie des Chants Populaires Français, en 4 volumes, qui deviendra une sorte de bible des interprètes pour ce genre de répertoire, y compris pendant la période du mouvement folk.
136Patrice Coirault rapporte les versions des chansons citées par Nerval, par exemple la version de Si j’étais hirondelle au no 1515 du Répertoire des chansons françaises de tradition orale.
137COIRAULT Patrice, 1942, Notre chanson folklorique, Paris, A. Picard, préface.