Que nous apprennent les guitares anciennes ? Une rencontre avec le guitariste et collectionneur Bruno Marlat
- Résumé
- Abstract
Le guitariste français Bruno Marlat collectionne une riche documentation sur la lutherie de guitare depuis plus de quarante ans. Connaisseur estimé de l’histoire de la guitare, il témoigne de ses observations et de sa connaissance précise et comparative de cet instrument.
Plan
Texte intégral
Propos recueillis par Caroline Delume en juin 2018
Introduction
Le guitariste français Bruno Marlat collectionne une riche documentation sur la lutherie de la guitare depuis plus de quarante ans. Connaisseur estimé de son histoire, il témoigne de ses observations et de sa connaissance précise et comparative de cet instrument.
Né en 1950, Bruno Marlat a commencé la guitare avec José de Castro e Silva Bacelar, arrivé à Paris au début des années 1960 pour étudier l’esthétique à la Sorbonne. José de Castro avait été l’élève d’Emilio Pujol à Lisbonne, puis avait pris des cours avec Alirio Diaz et Andrés Segovia1. Il jouait aussi de la guitare populaire, apprise auprès d’un musicien aveugle au Portugal. José de Castro l’a incité à rencontrer des artistes et écouter d’autres guitaristes.
Bruno Marlat a une approche encyclopédique de la guitare qu’il partage, en collaboration avec sa femme Catherine Marlat, en publiant des articles, en participant à des conférences, en organisant des concerts sur instruments anciens ou encore dans les relations qu’il entretient avec des interprètes et des luthiers. Il a constitué une collection d’instruments et focalise ses recherches sur l’évolution de la lutherie de la guitare du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle en Europe.
Une collection d’instruments est une précieuse source documentaire. Elle invite à étudier l’origine et les transformations des instruments, les matériaux et techniques de fabrication, le contexte social, artisanal et musical de leur évolution. Les instruments anciens sont rarement en état de jeu sans restauration et cette démarche n’est pas neutre. Rendre un instrument historique jouable aujourd’hui est une responsabilité. Il peut y avoir un conflit entre exigence d’authenticité et adaptation de l’instrument à l’usage du commanditaire. Les instruments ouvrent ainsi un champ d’expériences et posent des questions concrètes, à la fois sur le plan de leur mise en état de jeu et sur le plan du geste instrumental. Les matériaux et calibres choisis pour les cordes sont des variables importantes, tant ils induisent des résultats sonores différents en fonction du type d’attaque. Les relations entre le corps de l’instrument et celui du musicien sont mises en mouvement dans toutes les dimensions de la sensibilité : vue, ouïe, perception haptique (sens qui associe toucher et proprioception). Cette expérience modifie les sensations de l’instrumentiste et son interprétation des répertoires joués. Elle modifie aussi l’instrument, qui intègre dans son histoire l’usage contemporain qui en est fait. Muséifier une guitare tend à la figer en objet muet tandis que la jouer la rend vivante tout en la menaçant d’usure.
Àla fois collectionneur et pédagogue, Bruno Marlat fait le choix d’adapter les restaurations de ses guitares afin d’associer conservation et transmission. Il m’a permis d’essayer des guitares romantiques à la fin des années 1980. Apprécier le son des guitares anciennes demande un apprentissage, combinant contact physique et écoute, tout en cherchant à élaborer une gamme de vocabulaire pour nommer des différences. De nombreux guitaristes font cette expérience, les portes de la maison Marlat étant ouvertes aux curieux autant qu’aux voyageurs venant présenter leurs propres instruments.
Un entretien avec Bruno Marlat dont suivent ici quelques extraits révèle une mémoire exceptionnelle de l’histoire de la guitare. Ses connaissances et souvenirs précis sont associés à une mémoire des sons, gestes, sensations et émotions musicales qu’il a vécus. Par-delà son érudition, c’est son désir d’en être le passeur qui fait la singularité de sa démarche. Ses propos transmettent aussi sa conviction selon laquelle la curiosité et le goût doivent être constamment enrichis, et c’est peut-être son plus précieux enseignement.
La collection d’instruments, une mine d’informations
Pourquoi as-tu constitué une collection ?
Bruno Marlat : Je ne suis pas un collectionneur de guitares. En réalité c’est une bibliothèque de sons, qui correspond à mon goût, à ma personnalité et à mon parcours.
Mon plaisir est celui du chasseur de trésor, que ce soit dans les archives ou dans la quête d’instruments. Chaque découverte m’enrichit et apporte une couleur, une personnalité à ma connaissance. Il faut une cohérence dans une collection, une logique. C’est la même chose dans les musées où les conservateurs cherchent à compléter les collections en identifiant les manques.
Jeune guitariste, lorsque j’ai voulu changer d’instrument, j’ai rencontré Antonio Ruiz Lopez : il était le neveu de Manuel de la Chica dont le modèle de guitare était une Santos Hernandez2. Au début des années 1970, Ruiz Lopez avait son atelier rue Sainte-Marthe, à Paris où il s’était installé à la fin des années 1950, comme d’autres luthiers espagnols ayant traversé la guerre. Je le regardais travailler. Il y avait dans son atelier l’odeur extraordinaire d’un cedra centenaire.
Avant de devenir professeur de guitare, je jouais aussi du luth sur un instrument prêté par mon maître. J’ai rencontré un grand nombre de luthiers comme Mathias Durvie, dont j’ai toujours un luth, et Pierre Abondance au Musée instrumental du Conservatoire de Paris (situé alors rue de Madrid et dont les collections furent à l’origine du Musée de la musique de la Philharmonie de Paris d’aujourd’hui), qui m’a permis d’essayer les guitares conservées (la Grobert, la Torres, etc.), puis beaucoup d’autres, dont un certain nombre étaient actifs à Paris dans le XIe arrondissement, alors encore très artisanal, comme Thomas Norwood après 1980.
À la fin des années 1970, j’ai rencontré Alain Vian, le frère de Boris, qui vendait des instruments anciens vers l’Odéon. J’ai essayé des guitares romantiques et compris la cohérence de ces outils pour jouer les pièces de Aguado ou de Tarrega. Ces instruments étaient des originaux, alors que les luths que nous jouions étaient des reconstitutions.
La première guitare ancienne que j’ai achetée était une Laprévotte, très moderne de conception, puis j’ai eu une Lacote de 1834. La troisième a été une guitare espagnole : une Manuel Muñoa. J’avais alors les meilleurs instruments de l’époque de Fernando Sor. C’est la même démarche qui m’a incité à connaître les instruments réputés joués par les guitaristes du XXe siècle.
En 1978 ou 1979, j’ai acheté une Fleta, puis une Friederich, et une Torres qui est aujourd’hui au musée de Nice3.
Je n’ai jamais eu envie de faire de la lutherie. Par contre, j’aime le contact sensuel, le contact physique avec la matière, les critères d’élasticité au toucher. Et je suis présent à toutes les étapes lorsque je fais construire ou restaurer une guitare. Pour ma dernière guitare de Daniel Friederich, il avait sorti ses bois et nous les avions choisis ensemble.
Mes instruments sont spécifiques parce que je prends soin de chaque détail. Je ne fais restaurer une guitare qu’en ayant étudié la cohérence de tous ses éléments. Par exemple, on observe sur les guitares françaises des différences de chevalets entre 1810 et 1850 qui ont une incidence sur le son. Lorsque je fais faire une réplique d’un de mes instruments, j’y passe beaucoup de temps. L’analyse la plus exacte possible de l’original me le fait connaître dans tous ses détails. C’est alors qu’avec le travail méticuleux du luthier, nous pouvons mieux comprendre comment une guitare fonctionne.
La recherche du son
Comment définir le son ?
Bruno Marlat :Je m’intéresse à la qualité du son. J’écoute beaucoup les enregistrements de musiciens comme Pierre Fournier, Jean-Pierre Rampal, Roger Bourdin, les pianistes Horowitz, Lipati, et les voix en général. Ce qui est obsédant pour moi, c’est le son bien défini, riche en harmoniques, et la portée de l’instrument. La relation entre un artiste, un instrument et un répertoire peut être une rencontre magique. Cette relation m’intéresse dans des répertoires différents. Par exemple, j’écoute tous les enregistrements des suites et partitas de Jean-Sébastien Bach. Je serais enclin à vouloir les entendre sur les instruments anciens mais la magie du jeu des artistes est plus importante que le choix des instruments.
En ce qui concerne la guitare, j’ai fait des rencontres grâce à Robert Vidal4 au début des années 1970. J’ai assisté au dernier concours Segovia à Grenade et à un certain nombre de stages qui avaient lieu à Saint-Jacques-de-Compostelle, à Arles, à Castres, avec des guitaristes comme Leo Brouwer, Abel Carlevaro, Antonio Lauro (d’une gentillesse et d’une élégance, cet homme !), Alirio Díaz, Eduardo Falú, John Williams5.
Dans les années 1970, Andrés Segovia a donné à Paris 5 ou 6 jours de suite le même programme au Théâtre de la Ville. J’ai assisté à tous les concerts, assis au premier rang. Je me souviens de mon émotion au premier accord de La cancíon del emperador de Narváez. Il a joué le même programme tous les soirs, toujours expressif, toujours avec la même force, toujours la même capacité poétique et pourtant, tous les soirs, c’était un nouveau concert.
Un jour à l’auditorium de Radio France, John Williams jouait sa Fleta. J’avais pu l’écouter de très près et m’éloigner dans l’auditorium. Il avait un son riche, laser, sans aspérité, qui prenait de l’ampleur avec la distance. John Williams a une oreille et un sens de l’instrument. Il a une vision verticale.
Je me souviens aussi de Julian Bream au Théâtre des Champs-Élysées qui avait joué les Quatre pièces brèves de Frank Martin. Chez Bream comme chez Segovia, il y a cette capacité à créer les timbres de la guitare.
Pour exprimer et partager l’analyse d’un son et ses caractéristiques, il est difficile de trouver des mots précis. Je me demande toujours ce qu’entend la personne face à moi. Il faut prendre conscience de l’élément premier qu’est le silence. Jouer un son sur une guitare combine le geste, l’attaque, le contrôle de la durée et de la fin du son. Les enfants sont disponibles à l’éveil de cette écoute.
Je peux revoir des images de la main de mon professeur et des guitaristes que j’ai vus jouer. La façon dont un geste provoque le son, je l’ai aussi observé chez Abel Carlevaro qui avait beaucoup travaillé avec Segovia à Montevideo et disait : « La guitare, c’est comme l’eau, ça prend la forme qu’on lui donne. » Le son et le geste de la main sont reliés pour tout instrumentiste.
La recherche d’un son est quelque chose de concret, matérialisé. Lorsqu’un luth est monté de cordes en boyaux, il y a un côté papier froissé, un léger crépitement. Avec les cordes en carbone utilisées maintenant, c’est un autre instrument. Cela donne une autre couleur qui peut aussi capter l’attention. Le son d’un luth d’époque n’est certainement pas celui d’un luth d’aujourd’hui.
Lorsque j’ai vendu ma guitare Friederich de 1983, j’ai pris le temps de tester une par une des cordes pour voir comment elles la faisaient sonner. Cela partait d’une intuition et la guitare n’avait jamais si bien sonné : elle était aboutie, je ne regrette pas de ne plus l’avoir.
Recherche et transmission
Que nous apprennent les guitares anciennes ?
Bruno Marlat : Une guitare ancienne fait rêver. Le contact physique avec un instrument historique peut être ludique et a des conséquences sur la façon de jouer la musique de l’époque où il a été construit. Il met en cause des habitudes de jeu. L’instrument est plus petit, ce qui pose des problèmes de posture au guitariste moderne. Il est difficile de retrouver le geste initial, de faire sonner une corde de guitare du XIXe siècle indépendamment des acquis d’un guitariste ayant étudié la technique moderne. Il faudrait avoir l’approche d’un enfant découvrant l’instrument.
Une guitare de Giovanni Battista Fabricatore de 1810 pèse 622 grammes, une guitare Manuel Ramirez de 1892, 900 grammes. Ce sont des guitares qui pèsent beaucoup moins que des guitares actuelles. Une guitare du luthier australien Greg Smallman construite en 2010 pèse par exemple 3,2 kilos.
Lorsqu’on joue une guitare aussi légère avec trop de puissance, elle est forcée et bloquée. C’est un indice intéressant sur la façon dont les guitaristes devaient les jouer à l’origine. La conception du son et du phrasé est nécessairement différente. Sur ces guitares, il est impossible de faire des notes abstraites. Elles incitent à modeler le son. Comprendre à quel point le son est fabriqué par les deux mains est une jubilation : le son est comme de l’argile qu’il faut pétrir avec les deux mains, et c’est un son habité.
La guitare du XIXe siècle est un outil qui permet de se rapprocher d’un répertoire. C’est plus immédiat qu’avec un instrument moderne. Le toucher est différent. Je ressens l’instrument au niveau des doigtés, des articulations, de la respiration. C’est l’outil qui s’oublie dans les mains, le contact physique qui laisse parler et s’exprimer, qui stimule l’imaginaire en quelque sorte. Il est plus difficile de faire des contresens. Il est évident que prendre une Fabricatore ou une Guadagnini pour jouer la musique de Giuliani peut donner des idées et peut-être aider à trouver des nuances dans la musique, des contrastes. Cela donne confiance en l’instrument que d’imaginer ces guitares jouées par des virtuoses comme Giuliani, Sor, Paganini, Berlioz, Weber, Mertz, Coste, Zani de Ferranti.
Entendre mes guitares dans d’autres mains m’intéresse. J’aime voir comment le guitariste réagit. La façon dont fonctionne un instrument ancien oblige à se poser des questions. C’est vrai aussi avec les instruments modernes, mais les musiciens ont une attitude différente, plus disponible, avec les instruments anciens.
Il y a « des » guitares. Même les violons modernes n’ont plus le même son qu’il y a 20 ans. Le goût change. L’étude d’un grand nombre de guitares permet de comprendre des évolutions, des choix successifs, même chez un seul luthier. Je compare les sonorités des guitares en fonction des bois utilisés. Par exemple le luthier René Lacote a changé de bois pour ses guitares, testé des bois massifs, des placages. C’était un homme de son époque qui faisait des innovations, répondait aux demandes de Ferdinando Carulli, de Fernando Sor et de tous les guitaristes qui lui commandaient des instruments. En fonction des bois utilisés, la rigidité des manches de guitare a des conséquences sur la facilité de jeu et la résonance de l’instrument. Les luthiers expérimentent aussi les différents barrages de la table d’harmonie. L’interaction entre guitaristes et luthiers fait constamment évoluer les instruments.
Il est possible d’observer des moments de bifurcation. Andrés Segovia a joué sur une guitare de Hermann Hauser à partir de 1937 et commencé dans les années quarante à utiliser des cordes en nylon, qui était un nouveau matériau. José Ramírez III a fabriqué ses tables d’harmonie en Red Cedar après 1964, alors que l’épicéa avait toujours été utilisé auparavant. Il s’agit à chaque fois d’un changement qui affecte le son et change l’équilibre recherché.
Chaque instrument a sa logique, c’est la faiblesse et la force des instruments. Est-ce que l’instrument guitare est abouti ? Qu’est-ce que la guitare, et en particulier la guitare classique ? C’est une question que peuvent se poser les guitaristes actuels. Il y a une inquiétude viscérale, un manque de confiance du guitariste en l’instrument. Il a peur de ne pas se faire entendre et perd la notion de dynamique. Il y a une quête d’instruments pour jouer fort sans effort.
Aujourd’hui, des luthiers font des innovations technologiques avec de nouveaux matériaux, des tables d’harmonie composites. Charles Besnainou fabrique des guitares en carbone par exemple. A mon avis, les guitares de Matthias Dammann6 sont les plus intéressantes. Elles sont jouées par Manuel Barrueco, Tilman Hoppstock, David Russell.
Les guitares nous transmettent beaucoup de connaissances si on les aborde avec de l’imagination. J’ai particulièrement travaillé sur les guitares de Lacote et, en ce moment, je travaille sur les guitares du XVIIIe siècle de la famille Voboam. Je fais des courbes d’épaisseurs sur des gabarits de tables d’harmonie, prends des mesures, étudie le passage de la guitare baroque à 5 chœurs à la guitare à 6 cordes simples ou plus du XIXe siècle.
C’est un travail paisible. On trouve les choses naturellement.
Bibliographie
MARLAT Bruno et Catherine
2003, « Fernando Sor et la lutherie de guitare de son temps : une étude organologique », dans Estudios sobre Fernando Sor, Madrid, Ediciones del ICCMU, p. 531 à 552.
2007, « Robert Bouchet : « j’ai imaginé une Torres » », dans Actes de la journée d’étude « Les guitares Bouchet », Paris, Cité de la musique.http://www.citedelamusique.fr/pdf/insti/recherche/guitares/marlat.pdf
2008, « Pierre Bruno Petitjean » dans Les Guitares romantiques, Nancy, Éditions Antara.
2012, « Trois générations de fabricants de guitares à Mirecourt au XIXe siècle », dans Luthiers de la main à la main, Actes Sud/Musée de Mirecourt, p. 36 à 65.
Notes
1 Emilio Pujol (Espagne, 1886-1980), Alirio Díaz (Venezuela, 1923-2016), Andrés Segovia (Espagne, 1893-1987).
2 Santos Hernandez (1873-1943) travaillait au début du XXe siècle à Madrid dans l’atelier de Manuel Ramirez (1864-1916). De 1912 à 1937, Andrés Segovia a joué sur une guitare signée Manuel Ramirez qu’avait fabriquée Santos Hernandez.
3 Ignacio Fleta (1897-1977), Daniel Friederich (né à Paris en 1932), Antonio de Torres (1817-1892).
4 Robert Jean Vidal (1925-2002), producteur radiophonique, a commencé à animer l’émission « Des notes sur la guitare » en 1952. Il invitait de nombreux guitaristes internationaux.
5 Leo Brouwer (né à La Havane en 1939), Abel Carlevaro (Uruguay, 1916-2001), Eduardo Falú (Argentine, 1923-2013), Antonio Lauro (Vénézuéla, 1917-1986), John Williams (né à Melbourne en 1941).
6 Matthias Dammann, luthier allemand né en 1957, a commencé à construire des guitares à double table à la fin des années 1980.