Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Philippe Roger

Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Le cinéaste-musicien et son réalisateur musical, un cas particulier des rapports musique-cinéma : l’équipe Grémillon/Roland-Manuel

Article
  • Résumé
  • Abstract

L’article tente de définir la relation musicale d’un genre très particulier unissant un cinéaste musicien et un compositeur réalisant les idées musicales du cinéaste. La précision des directives de Grémillon pour Roland-Manuel est inhabituelle dans le monde du cinéma. L’étude passe en revue les collaborations des deux hommes, de La Petite Lise au Ciel est à vous, en passant par L’Étrange monsieur Victor, Remorques et Lumière d’été. La période d’après-guerre est également abordée, avec notamment Le Six Juin à l’aube et Au cœur de l’Île-de-France.

Texte intégral

Parmi les compositions d’Alexis Roland-Manuel, on dénombre plusieurs musiques de film, dans des genres variés : fictions surtout, documentaires et même films publicitaires. De l’avènement du cinéma parlant jusqu’aux années cinquante, Roland-Manuel a été amené à travailler avec des cinéastes aussi différents que Jean Grémillon, Julien Duvivier, Henri Decoin, Jacques de Baroncelli, Claude Heymann, Léo Joannon, Alexandre Alexeieff ou Marco de Gastyne. Autant qu’on puisse en juger — tous les films n’étant pas accessibles —, il s’agit de musique néo-classique de bonne facture. Jean Grémillon, auquel nous nous intéressons, représente un cas très particulier, certes dans la filmographie de Roland-Manuel, aussi dans la longue histoire des rapports entre cinéaste et musicien. Non seulement il est le premier et le dernier cinéaste avec lequel le compositeur a eu l’occasion de travailler, de 1930 (La Petite Lise) à 1954 (Au cœur de l’Île-de-France), mais aussi la nature de leur collaboration a de quoi surprendre, dans le monde assez convenu du cinéma.

Pour comprendre leurs relations de travail, on peut se référer à une conversation publique entre le cinéaste et son compositeur, tenue au Conservatoire de Paris le 18 mars 1950, entretien dont il subsiste une retranscription. Alexis Roland-Manuel précise d’abord qu’il n’a écrit de musique de film qu’en raison de son amitié avec un cinéaste lui-même musicien, cas exceptionnel dans une profession fort peu portée sur la culture musicale :

 

Je ne pense pas que j’aurais jamais écrit une musique de film si je n’avais eu la chance d’avoir un ami qui est un musicien, qui est un compositeur de musique et qui, étant lui-même metteur en scène de cinéma, Jean Grémillon, m’a permis, avec sa merveilleuse intelligence des choses de la musique et sa connaissance d’une technique qui est pour moi très mystérieuse, de le faire, et est arrivé, en quelque sorte, à préparer mon travail de musicien1.

 

À quelle préparation fait-il allusion ? Voici en quels termes le musicien décrit le travail préliminaire opéré par le cinéaste :

 

Jean Grémillon n’a jamais préparé un film sans avoir au départ une vue extrêmement nette, non seulement des endroits — cela va de soi — où il estime que la musique est nécessaire, mais du caractère de cette musique, et [de] la forme que cette musique doit revêtir. Si bien que, chaque fois que j’ai écrit une partition de film pour Jean Grémillon, le travail a pu être préparé de la façon suivante : du papier réglé, des feuilles de papier d’orchestre, un certain nombre de mesures qui sont tracées à l’avance, le tempo connu, les modulations fixées avant qu’une seule note soit écrite, il ne reste plus qu’à écrire la musique, sa place est faite2.

 

Le grand chercheur du sonore qu’est Pierre Schaeffer, qui fréquentera Grémillon dès l’époque de Lumière d’été, publiera un document confirmant cette méthode unique, la « structure sonore d’une séquence du film Le ciel est à vous, telle que Grémillon l’établit dès la conception du scénario, préalablement au mixage3. » Schaeffer commente ainsi le graphique :

 

En fonction du minutage précis qui traduit, en secondes, le métrage de l’image, on peut observer l’articulation réciproque des trois éléments : bruit, parole, musique ; on voit en particulier en quoi les indications de la piste musicale constituent un « cahier des charges » pour Roland-Manuel. Non seulement l’entrée, la durée et la fin de la musique y sont prévues avec précision, mais les variations d’intensité, le tempo, les respirations et jusqu’à une modulation, dont l’effet est escompté à l’instant exact de la péripétie la plus importante4.

 

Roland-Manuel confirme la méthode Grémillon : « La place des modulations est déjà indiquée avant que la musique elle-même ait été commencée5. » L’emploi récurrent de cet « emplacement de modulation6 », comme dira Grémillon durant cette conférence à deux voix, est révélateur d’une idée de la musique de film que partagent le cinéaste et son compositeur : « S’il y a une chose qui s’impose à tout musicien qui compose de la musique de film, c’est une modulation sur un changement d’atmosphère ou un changement de séquence7. » Cette vision repose sur le lien établi entre rythme et tonalité. Roland-Manuel s’en explique, citant en modèle un exact contemporain de Maurice Ravel, Manuel de Falla :

 

Quels sont les éléments formels que, en dernière analyse, la musique de film doit retenir, et à mon avis les éléments essentiels ? Chose très curieuse, sans le vouloir et sans que le musicien auquel nous nous référons se soit jamais occupé de musique de film, nous8 avons rencontré dans la pratique de la musique de film le principe qui a guidé toute l’esthétique d’un grand musicien disparu9 : Manuel de Falla. Manuel de Falla était persuadé que les musiciens qu’il considérait comme les maîtres de la forme, avaient toujours lié, consciemment ou non, la tonalité au rythme, que le changement de tonalité, d’action, conduit au changement de rythme et inversement10.

 

Si l’on prête attention aux propos tenus par Grémillon lors de cette conférence à deux voix, on se rend compte qu’ils reflètent, dans tous les champs du sonore, un profond sentiment d’unité. Ainsi le lien établi entre rythme et tonalité s’accompagne chez le cinéaste d’une vision agrandie du phénomène sonore : bruits, voix, musiques forment pour lui un tout. Faisant ainsi allusion au passage esthétiquement risqué des retours en arrière sonores de Lumière d’été, Grémillon commente : « Seule la musique mélangée à des bruits évoque la réalité absolue de cette scène11. » Quant aux séquences du chantier du barrage, dans le même film, il précise : « La musique réduite à un état assez primitif, si je peux dire, s’accompagne de bruits et se mélange aux bruits12. » On comprend que le mixage est pour lui une opération essentielle : « L’opération technique des mélanges est passionnante13. » De la conception à l’achèvement du film, le sonore – dont le musical – est une dimension créatrice majeure pour le cinéaste, qui confie, toujours au sujet du même film : « Au moment même où j’ai pensé et où j’ai écrit Lumière d’été, j’étais très obsédé par une œuvre musicale qui a eu une influence sur moi très forte, qui est le Concerto pour la main gauche de Ravel14. » En face d’une telle nature musicienne, le compositeur Roland-Manuel fait preuve d’une modestie rare ; évoquant la partition la plus ambitieuse qu’il eut l’occasion d’écrire pour un film de Grémillon, l’oratorio conclusif de Remorques, Roland-Manuel se contente d’observer que ce final « est très émouvant simplement parce que je me suis contenté d’appliquer le plus simplement possible le point de vue de Jean Grémillon à la musique.15 » Le cinéaste est d’autant plus sensible à cette réserve qu’il la partage, dans la mesure où il se revendique d’un classicisme rigoureux où l’effacement est la condition même de l’expression. « Une musique peut être discrète tout en étant extrêmement véhémente16 », fait-il justement remarquer.

 

On l’aura compris, rien de plus éloigné du patient travail, dans l’ombre de l’atelier, de Roland-Manuel avec Jean Grémillon, que la mythologie cinématographique la plus répandue, dans ses clichés contrastés. Aussi fausses l’une que l’autre, les figures rebattues du compositeur prolifique fournissant de la musique au mètre à une industrie du cinéma inculte et celle du musicien visionnaire imposant ses créations inspirées à un cinéaste peu au fait de telles subtilités17 se situent aux antipodes de cette réalité atypique, où la profonde science musicale d’un cinéaste par ailleurs lui-même compositeur (fait unique, faut-il le rappeler), rejoint la finesse d’un musicien discret, conscient de ses qualités comme de ses limites, et s’épanouissant dans le travail en équipe. Il y a peu d’exemples, dans la déjà longue histoire du cinéma, d’une telle alliance féconde entre un compositeur de talent et un cinéaste de génie, le musicien se coulant dans la pensée musicale du cinéaste, et la réalisant, en précieux auxiliaire conscient. Plutôt que le terme générique de compositeur, qui ne s’applique qu’imparfaitement à ce cas ô combien particulier, il nous semble que celui de réalisateur musical s’impose pour caractériser le travail de Roland-Manuel avec Grémillon. Musicalement, il réalise, c’est-à-dire traduit en notes et en accords sur ses portées, les indications précises de ce cinéaste qui pense en musicien, en cinéaste-musicien faudrait-il dire, pour qui le monde sonore constitue une part déterminante de son travail. Grémillon estime en effet que ses images doivent, pour exister, être plongés dans le « bain d’un élément où ces réalités en continuel déplacement prennent leur sens profond. Cet élément, c’est le son18. » Le cinéaste n’hésite pas de parler de la « magie des sons19 », celle d’une « sorte d’alchimie20 » sonore s’appliquant au film, et surtout énonce le principe d’une « vertu agissante21 » du son au cinéma. Il élabore à ce sujet une classification, qu’on peut supposer transposable aux musiques comme aux voix, une tripartition de ces vertus agissantes ; Grémillon distingue trois dimensions de l’action des bruits : la définitoire (sens littéral), l’allusive (sens figuré) et l’envoûtante (sens initiatique relevant d’un charme, d’un enchantement). Il dénombre ainsi l’action sonore « par définition22 », littérale, puis « par allusion23 », figurée, enfin « par envoûtement24 », opération déterminante relevant du style, c’est-à-dire du sens qui révèle « les secrets d’un monde qui est à la fois celui des humains et celui des choses25. »

 

 

La Petite Lise

 

Pour sa première collaboration avec le cinéaste – une double première, s’agissant du premier long métrage parlant de Grémillon, La Petite Lise en 1930 –, il est révélateur d’observer que Roland-Manuel n’est pas crédité pour la musique, mais pour la direction musicale du film : travail expérimental d’assembleur, de coordinateur, de réalisateur musical en quelque sorte. Grémillon ose toutes les innovations dans sa première expérience de film parlant, et le paiera cher, de son exclusion temporaire du cinéma français. Si l’on s’en tient à la part sonore de La Petite Lise, les audaces abondent. Ainsi faut-il parler à son sujet d’un film sonore plutôt que parlant : les bruits ont une présence expressive aussi déterminante que les voix ou les musiques. Grémillon fait même en sorte qu’il ne soit plus possible de séparer les sources sonores : preuve en est la séquence inaugurale, emblématique, de la baraque des bagnards où bruit (la rumeur indistincte des prisonniers), voix (les dialogues immergés dans les bruits) et musique (le chant naissant de l’indistinction) sont bien une seule et même réalité sonore. Quant à l’atelier de menuiserie, il donne lieu à une véritable partition de musique concrète (un terme ultérieur qui devra beaucoup à Grémillon). Si la musique en situation est déterminante dans la scène finale, au bal antillais, la musique de film proprement dite est rare dans le film. Et sur ce plan, Grémillon entraîne son ami Roland-Manuel du côté de l’expérimentation la plus radicale, puisque La Petite Lise propose la première musique à l’envers du cinéma parlant. Si l’on excepte le générique, lente mélopée exotique aux accents fatalistes, la seule musique de film, entendue à deux reprises dans des situations différentes, liées au personnage féminin, est une pièce encore plus étrange, sorte de lent tournoiement obsessionnel (lentissimo, est-il porté sur la partition), d’inquiétante giration ralentie, de berceuse du malheur ; titrée Litanie nocturne26 (ce qui suggère une sacralité diffuse, confirmation d’un secret fatalisme), elle est écrite pour une formation chambriste fort inhabituelle, un quintette associant trois parties vocales (une voix de femme : contralto, et deux voix d’hommes : ténor et basse) et deux instrumentales (alto et violoncelle). L’étrangeté de cette litanie sans paroles, composée par Roland-Manuel sous le regard de Jean Grémillon, se trouve décuplée par le procédé dit de musique rétrogradée, ce subtil jeu de reflets appliqué au domaine sonore : la partition initiale est d’abord retranscrite en remontant de la fin au début, puis enregistrée sous cet état crypté ; l’enregistrement obtenu est enfin passé à l’envers, ce qui révèle la partition ainsi déchiffrée, sonnant de curieuse façon : l’impression produite, notamment par les timbres et les attaques, relève d’un inouï. C’est précisément ce sentiment d’inédit qui intéresse le cinéaste, afin de préparer par le son « le terrain à l’image que nous voulons faire surgir chez le spectateur-auditeur27 », « en convertissant la réalité extérieure en réalité profonde28 ». Il est à noter qu’une inversion sonore plus immédiate figure dans le même film, un cri de rue inversé encadrant la scène de l’usurier : « Voulant camper un brocanteur oriental, Roland-Manuel, dans La Petite Lise, s’était contenté de monter à rebours l’appel traditionnel : « marchand d’habit ! ». Les syllabes françaises se muaient en une sorte d’idiome exotique, du moins pour nos oreilles, ce qui était essentiel29. »

 

Ce premier exemple d’une composition musicale de Roland-Manuel pour un film de Grémillon est un beau cas de figure du musicien réalisant l’idée du cinéaste. Il ne fait aucun doute que l’idée d’une musique rétrogradée (avec ses trois phases : musique originale, enregistrement de son inversion écrite, apparition de la musique par inversion de la lecture optique) vienne de Grémillon, car elle est l’application, au domaine du sonore, d’une métamorphose visuelle qu’on pourrait nommer reflet redressé (ou rétrogradé), que le cinéaste applique en 1928 au dernier plan de son premier long métrage, Maldone. Il s’agit d’une vue du canal de Briare, prise par le jeune et déjà talentueux chef opérateur Christian Matras. Cette vue tremble légèrement car il s’agit du reflet du canal dans l’eau, reflet qui a été retourné pour procurer l’impression de la vue normale, en quelque sorte redressée. Ce tour de magie visuelle, majeur puisqu’il conclut son film par le sentiment d’un agrandissement du monde, Grémillon va le réitérer dans deux films après Maldone, d’abord de façon indirecte dans Daïnah la métisse en 1931 (avec la boule de cristal du magicien), puis de façon explicite dans La Dolorosa en 1934 (durant le duo d’amour mystique : en trois plans successifs, on passe d’un plan à son reflet, puis au reflet redressé). Quant à la musique rétrogradée, si Grémillon n’y a pas directement recours dans son film suivant La Petite Lise, Daïnah la métisse, il en reprend néanmoins la curieuse physionomie, les couleurs supranaturelles : le cinéaste pare la scène nocturne du meurtre, sur le pont du paquebot, d’échos assourdis de la musique de danse si étrangement ouatés qu’on y soupçonnerait presque une rétrogradation acoustique. Il semble s’agir en réalité de l’enregistrement d’un instrument procurant des sensations assez proches de la musique rétrogradée : l’harmonica de verre. Les vibrations du verre musical font penser aux manipulations des globes de verre par Smith, le mari de Daïnah, pendant son numéro de magicien. Le glassharmonica murmurant le motif de la musique de danse flotte dans l’air comme une menace imperceptible. Le tremblement des résonances, avec ses vibrations au bord de la suspension, fait référence au battement visuel du dernier plan magique de Maldone : même irréalisme apparent, signe d’une vérité intérieure soudain révélée. Bien que le générique de Daïnah la métisse ne mentionne aucun crédit musical, il est avéré que Roland-Manuel a été de la partie.

 

Au même carton du générique de La Petite Lise où Roland-Manuel se trouve crédité pour la direction musicale du film, à la ligne suivante on lit : Assistant technique : Jacques Brillouin. La présence de Brillouin, un proche de Grémillon dès les années vingt, est à signaler : fait rare, le cinéaste s’est adjoint un musicien comme premier assistant de son premier long métrage parlant ; le musicien Jacques Brillouin a d’ailleurs déjà travaillé pour Grémillon : c’est lui qui, avec Marcel Delannoy, a adapté la musique retenue par Grémillon pour accompagner Maldone (et c’est déjà Désormière qui la dirige) : des extraits d’œuvres de Debussy, Satie, Milhaud, Honegger, mais aussi Grémillon, Jaubert et Brillouin lui-même. L’année précédente, c’est Brillouin qui pilotait le piano automatique Pleyela lors de la projection du court métrage Tour au large (1927), Grémillon ayant composé une musique pour son film, Maurice Jaubert s’occupant de la confection des rouleaux. Il est important de rappeler tous ces noms. En effet, c’est Brillouin qui présenta Roland-Manuel à Grémillon. Quant à Brillouin, c’est Jaubert qui lui fit connaître Grémillon. Delannoy, Jaubert et Brillouin s’étaient pour leur part rencontrés en 1923 chez Honegger, qui dédiera ses trois Contrepoints aux trois jeunes compositeurs ; en 1925, Roland-Manuel commentera ces Contrepoints en caractérisant les trois musiciens. En 1924, c’est Jaubert qui avait dédié ses Quatre romances de Toulet à Roland-Manuel, Delannoy, Honegger et Brillouin. En 1930, sans être crédité au générique (toujours son élégante discrétion), Roland-Manuel fait le choix pour son ami Maurice Jaubert des sonates de Scarlatti que ce dernier va orchestrer (pour sept vents et quintette à cordes) pour le court métrage de Jean Painlevé Caprelles et pantopodes. Faut-il ajouter que Maurice Jaubert reprendra à Roland-Manuel le procédé de musique rétrogradée, pour ses collaborations avec Vigo en 1933 et Duvivier en 1937 ? Et que le même Jaubert, ayant rencontré René Clair par l’intermédiaire de Roland-Manuel, arrange en 1933 une valse de Grémillon pour le thème musical du film Quatorze juillet de René Clair ? On le comprend, le travail de Roland-Manuel avec Grémillon s’inscrit dans un réseau musical, où reviennent les noms de Brillouin, Désormière et Jaubert.

 

Ce n’est qu’en 1938, après sa traversée du désert qui le mène en Espagne puis en Allemagne, que Grémillon pourra retrouver Roland-Manuel sur la coproduction franco-allemande L’Étrange Monsieur Victor. Début d’une période faste, Roland-Manuel travaillant de 1938 à 1944 sur les quatre plus importants longs métrages de Jean Grémillon, jusqu’au Ciel est à vous. Une solide équipe musicale est formée par le cinéaste, avec Roland-Manuel à la composition et Roger Désormière à la direction orchestrale30. Grémillon tient à ce que ses deux amis proches soient présents désormais sur tous ses films, leurs conceptions musicales rejoignant les siennes, entre ouverture et culture, audace et sagesse ; outre leur sensibilité au bouillonnement créatif des années vingt qui les a d’abord réunis, ils partagent en effet le même goût pour un exigeant classicisme français. Roland-Manuel est fidèle aux rares cinéastes avec qui il travaille, puisqu’après La Petite Lise et l’éloignement de Grémillon de la scène française, le musicien va travailler sur quatre longs métrages de Jacques de Baroncelli, de 1931 à 1934, puis cinq courts métrages d’Alexandre Alexeieff, de 1936 à 1939. Les retrouvailles avec Grémillon correspondent à ses partitions pour le cinéma les plus ambitieuses.

 

 

L’Étrange Monsieur Victor

 

On retrouve dans L’Étrange Monsieur Victor des choix d’esthétique sonore actifs dans La Petite Lise : il en va ainsi du rôle des bruits et de leur interaction avec la musique ; la prédilection pour la musique vocale se confirme comme une caractéristique des films de Jean Grémillon. Cela dit, le travail de Roland-Manuel est sans commune mesure : la place de la musique proprement dite se trouve nettement développée dans le nouveau long métrage, un drame porté par un monstre sacré de l’époque, Raimu, qui campe pour une fois un personnage complexe. Pour autant, la part de musique qu’on peut qualifier de dramatique est très réduite, preuve d’un film inhabituel, personnel. Ne relèvent du registre dramatique que les premières mesures orchestrales du générique, reprises en toute fin, ainsi que trois brèves et sobres interventions juste avant le meurtre. Tout le reste, et c’est bien là l’essentiel, appartient à deux registres, le lyrique et le poétique, qui relèvent de ce qu’on pourrait appeler le tableau sonore. À ce titre, Roland-Manuel va composer deux types de musique, sur les indications du cinéaste. D’une part une partition qui s’intègre au récit, puisqu’il s’agit de pages pour orchestre d’harmonie, censées être jouées au kiosque par la musique de la flotte, et entendues depuis les fenêtres de l’appartement de monsieur Victor donnant sur la place. Trois scènes sont bâties sur ces musiques, la première exposant les rapports de Madeleine avec Victor, son mari, la deuxième centrée sur les liens entre Madeleine et Bastien, le fugitif recueilli par Victor. La première scène donne lieu à un enchaînement de quatre mouvements, vif-lent-vif-lent, à l’image de l’instabilité du personnage de Victor, et de l’éloignement progressif de son épouse ; la deuxième et la troisième interventions de l’harmonie obéissent à une autre logique : il s’agit d’un seul mouvement, le même pour les deux scènes d’amour ménagères (Madeleine fait la vaisselle avec Bastien, puis le repassage) ; musique doucement déchirante, à l’unisson de l’amour qui naît entre Madeleine et Bastien. Le choix de Grémillon de demander à Roland-Manuel d’écrire une suite de mouvements pour orchestre d’harmonie donne une cohérence à ces scènes liées entre elles par le portrait d’une femme. La reprise du même mouvement pour les deux scènes lyriques renforce leur caractère lyrique.

Le registre le plus ambitieux du film relève de la musique non directement justifiée par les situations. Comme pour la musique rétrogradée de La Petite Lise, Roland-Manuel écrit une partition instrumentale et vocale, aux effectifs cette fois un peu étoffés. Un chœur d’enfants vient enrichir la trame orchestrale, apportant une couleur ravélienne à ce portrait d’une ville, Toulon. Débutant bouche close, le chant se poursuit par des « lalala », avant qu’un soliste n’émerge, dans un style qui évoque le poignant Trois beaux oiseaux du paradis de Maurice Ravel. Registre poétique, exprimant l’âme du lieu. C’est une discrète cantate que Grémillon incorpore ainsi à son film. La musique de film voulue par le cinéaste a ainsi deux fonctions complémentaires : portraiturer un décor ou un personnage. Le film suivant va confirmer et amplifier cette ambition.

 

 

Remorques

 

Film alchimique, Remorques est une tragédie à la fois humaine et cosmique. La musique de Roland-Manuel va devoir répondre à ce double défi d’être en résonance avec le microcosme et le macrocosme. Sur un plan différent du film précédent, les registres musicaux du lyrique intime et du poétique cosmique vont cette fois se trouver associés ; au discret chambrisme des instruments à vents associés au premier malaise d’Yvonne dans sa chambre s’enchaîne la partition épique de la première tempête en mer, poème sonore où la musique des bruits rejoint celle d’un oratorio de la nature déchirée ; la douce cantate de L’Étrange Monsieur Victor prend les dimensions d’un vaste oratorio pour grand orchestre et chœur, culminant dans une séquence finale légendaire. Ce n’est plus Ravel mais Honegger et sa Danse des morts qui semble pour Roland-Manuel le modèle musical de ce final sans équivalent dans le cinéma français ; les deux œuvres d’Honegger et de Roland-Manuel sont d’ailleurs contemporaines. Grémillon a conçu ce final musical comme l’aboutissement de sa mise en scène, son point culminant ; il s’agit d’une révélation, d’un déchiffrement, d’un déchirement du voile des apparences, le langage de la Nature étant soudain compréhensible. C’est une nouvelle fois, après La Petite Lise et L’Étrange Monsieur Victor, des moyens vocaux que le cinéaste convoque à cette fin. Après les vocalises d’un chœur mêlées à une symphonie des bruits de tempête, les voix se mettent à chanter la prière des agonisants. Deux récitants, voix d’homme et de femme, un chœur partie parlant, partie vocalisant, un orchestre réduit à une scansion, le tout associé aux bruits du vent de façon essentielle.

De cette cantate révélant les liens unissant le visible et l’invisible, la vie et la mort, le microcosme et le macrocosme, on trouve déjà trace dans une pièce musicale plus modeste d’allure mais de facture aussi poétique, la Chanson d’Yvonne (absente dans le film, mais dont subsiste la partition). Comme il se doit, les paroles en sont de Jean Grémillon, la musique de Roland-Manuel. Une chanson oscillant entre merveilleux et fantastique : « Puisqu’il est en enfer / Celui qui me plaisait / Ce n’est pas mon affaire / À moi de le juger // Et quand je serai morte / Et couchée à mon tour / Couchée dessous la terre / Avec mes beaux atours // Sortant du cimetière / Une nuit je m’en irai / Oui, j’irai en enfer / J’irai le retrouver / Puisqu’il est en enfer31. » Roland-Manuel a composé sur ce poème une complainte tendre et austère, égrenée de façon rigoureuse, un air à la simplicité complexe, à la fois populaire archaïsant et secrètement savant ; tout le portrait de Grémillon, en somme. On peut regretter que la Chanson d’Yvonne ne figure pas dans Remorques ; les aléas du tournage (interrompu par la guerre) peuvent expliquer ce manque. Toujours est-il que quelques années plus tard, en 1946, le cinéaste va reprendre l’idée d’une chanson ancienne : ce sera, du trouvère du XIIIe siècle Moniot d’Arras, Ce fut en mai, qui occupe une place déterminante dans son essentiel documentaire sur la Normandie en ruines qu’est Le Six Juin à l’aube.

L’oratorio des Éléments qui couronne Remorques diffuse un sentiment presque surréel de grandeur. La musique se colore d’ailleurs parfois de teintes magiques. Ainsi en va-t-il des scènes de la plage et de la villa vide. La partition écrite pour ces deux scènes qui se suivent est caractéristique de ce que recherche Grémillon musicalement : soit du temps lisse contemplatif, une étendue sonore continue, d’ordre descriptif, pictural, soit le brusque relief actif d’un changement de rythme, d’ordre narratif, un événement – l’étoile de mer sur la plage, ou le plafond de la cuisine de la villa. Musiques-décor ou musiques-action alternent et parfois échangent leurs qualités. On se trouve en présence, soit de mouvement musicaux continus, presque immobiles, soit de mouvements dans la musique, discontinus, mobiles – avec toujours des ponts entre ces deux mondes. Lumière d’été, le film suivant de l’équipe Grémillon/Roland-Manuel, développera ces choix de composition.

Avec Remorques, jamais les bruits n’ont été aussi présents dans la texture sonore des films de Grémillon. Deux personnages arpentent-ils une rue, des tonneaux vides roulés sur les pavés forment aussitôt contrepoint, révélant la présence en résonance du lieu. C’est que, pour le cinéaste, le bruit est une forme primitive et primordiale de parole et de chant. Une sirène de détresse se fait hurlement animal ; organique, un moteur halète : les choses sont animées, pourvues d’âme. De façon novatrice dans le monde souvent conventionnel du cinéma, musiques et bruits se conjuguent au lieu de s’opposer ; les scènes de la salle des machines du remorqueur sont éloquentes à cet égard. Roland-Manuel est ainsi amené à concevoir une partition qui prend en compte tous les événements sonores du film. Musical, vocal et domaine du bruit s’unissent en une réalité sonore inédite. Roland-Manuel conçoit de façon très intéressante des ponts entre musiques justifiées ou non ; ainsi écrit-il un jazz pour le disque qu’écoute Catherine dans sa chambre d’hôtel, disque d’abord rayé puis interrompu par la foudre, puis reprend-il le même jazz en fin de scène, mais cette fois en musique de film. Si galvaudé, le réalisme poétique prend ici un sens. Il est vrai que le cinéaste regrettait que « le sens commun oppose généralement réel et poétique32. »

 

 

Lumière d’été

 

Lumière d’été ne se contente pas d’approfondir les pistes sonores des films précédents, il en crée de nouvelles. D’abord, sur le plan de l’organisation générale de l’œuvre : pour la première fois, Grémillon conçoit un film organisé en une série de mouvements – neuf en l’occurrence – qui l’apparentent à une suite orchestrale ; chaque segment se trouve séparé par un fondu au noir, figurant la pause de silence ménagée entre deux mouvements d’une composition musicale jouée en concert. Ensuite, sur le plan des fonctions de certaines articulations internes : le cinéaste met au point dans ce film le flash-back sonore, en une scène qui a dérouté le public par sa nouveauté33 ; au lieu de sages retours en arrière visuels, des souvenirs sonores. Pour condenser en quelques plans l’histoire trouble de Patrice et Cri-Cri, Grémillon a l’idée d’évocations sonores : partir de leurs premiers moments partagés dans une salle de cinéma, donc n’utiliser comme seul instrument du souvenir qu’un orgue de cinéma, cet orgue changeant de caractère pour les deux autres retours en arrière enchaînés, les curieuses vacances à trois et l’étrange accident de chasse. Le résultat est admirable de force et de concision, le son suffisant à diriger le sens. Si Roland-Manuel a bien écrit ce passage essentiel du film, il n’a en revanche pris aucune part à l’autre sommet musical qu’est la farandole du bal costumé ; cette orchestration de La danza de Rossini a été réalisée dans la clandestinité par l’un de ses collègues et amis alors persécutés : Manuel Rosenthal. L’intérêt de cette pièce musicale est la partie vocale de soliste que Rosenthal rajoute à l’orchestre, certainement à la demande du cinéaste. Une fois encore, la musique d’un film de Grémillon comporte une dimension vocale. C’est que le son parle, pour le cinéaste ; le monde parle à l’homme par sa dimension sonore. Lumière d’été s’aventurant sur des chemins périlleux, ses voix sont celles de sirènes dangereuses ; la farandole chantée exprime l’âme d’un lieu lui-même damné, le château de Patrice. Le registre magique de la musique que le cinéaste affectionne se voit lui aussi pourvu d’inquiétante étrangeté. Ainsi le tir de salon aux allures médiévales est aussi musical : chaque cible touchée déclenche une petite musique, entre enfance et sortilège. Exercice de style réussi pour un Roland-Manuel pourtant peu à l’aise dans le romantisme noir : « Je ne me sens pas du tout les qualités d’un musicien noir, si je puis m’exprimer ainsi34 », déclare-t-il avec modestie, ajoutant que Grémillon l’a mis en confiance.

L’aventure sonore la plus originale du film est celle du chantier du barrage, Roland-Manuel écrivant pour la circonstance la musique du chantier en fonction de la partition bruitiste conçue par le cinéaste, qui agence, orchestre même, nombre de bruits recueillis au préalable. Pierre Schaeffer sera fasciné par la préfiguration grémillonienne de la musique concrète : « Dans Lumière d’été, Grémillon va jusqu’à enregistrer deux cents bruits différents. Il les recompose pour donner une image sonore plus riche que le son brut35. » Le résultat est l’une des plus grandes réussites de l’équipe Grémillon/Roland-Manuel, la musique des scènes du barrage semblant naître littéralement des bruits vivants du chantier. C’est que, pour Grémillon, le sonore est un ; bruit, voix et musique participent d’une origine commune et échangent en permanence leurs qualités. On voit à quelle degré d’exigence Roland-Manuel est confronté : aussi se surpasse-t-il lorsqu’il œuvre pour son ami cinéaste.

 

 

Le ciel est à vous

 

Le dernier long métrage de fiction réunissant les noms de Grémillon et Roland-Manuel est aussi le chef-d’œuvre du cinéaste : Le ciel est à vous. Jamais les liens entre musique et film n’auront été aussi étroits. Pour la première fois, l’amour de la musique est l’un des motifs du récit, la jeune fille du couple de garagistes se destinant à une carrière pianistique. Occasion pour le cinéaste de citer certains de ses compositeurs favoris, auxquels on ne s’attendrait pas ; ainsi du répertoire germanique : Weber et Schubert36. Scarlatti et Chopin figurent également parmi les citations. Un portrait de Debussy se trouve en bonne place chez le professeur de piano, qui joue aussi du clavecin (l’une des passions de Grémillon, qui fut un proche de Wanda Landowska). Mais le cinéaste n’isole pas la musique du reste de la réalité sonore. Le bruit est traité à égalité avec la musique, et partage sa finesse. Le garagiste parle en musicien, lorsqu’il règle le moteur de la championne d’aviation : « C’est à l’oreille qu’un mécanicien doit repérer ce qui ne va pas. » Lorsque le réglage sera effectué, il s’exclamera : « Ah ça, c’est de la musique ! Pas une fausse note. » Liée à la présence des pianos, l’une des musiques les plus impressionnantes du film est un travail minimaliste demandé à Roland-Manuel : deux accords sinistres, en tant qu’épitaphe signant la disparition des deux pianos, d’abord l’instrument qui chute et s’écrase lors de son élévation ratée durant le déménagement, puis le piano douloureusement vendu pour payer l’entretien de l’avion. Une autre scène imprégnée de malheur, celle de la chambre d’hôtel, fonctionne par contraste : Roland-Manuel pastiche une musique de danse allègre, qui menace le couple et l’enserre dans le cauchemar. C’était déjà l’esprit du final de La Petite Lise. Pour l’attente angoissée à l’aérodrome, Roland-Manuel compose une musique orchestrale finement tissée de menaces : le rappel du chant des orphelins (la chanson Sur le pont du Nord) est présage funeste, qui s’achève par les deux accords de piano dont on sait le sens funèbre ; exemple emblématique d’une musique à la fois discrète et véhémente, pour reprendre les termes du cinéaste37. La présence des orphelins et de leur chanson est capitale, du premier au dernier plan de ce film cerné de menaces, de funestes pressentiments. Pierre Schaeffer remarque avec raison que c’est sur ce chant que le film est construit38. Non seulement le chant revient périodiquement, mais il s’insinue donc dans la musique de Roland-Manuel. Grémillon apprécie ces mélanges thématiques au sein de la même partition ; dans Lumière d’été déjà, le motif du chantier se glissait, masqué, au cœur de la musique de danse du bal costumé. Roland-Manuel procède de la sorte à de vrais mixages thématiques.

On rencontre le geste musical majeur du film lorsque l’angoisse est à son comble. Gauthier croit que la foule le conspue quand elle le célèbre, mais il ignore encore que sa femme a battu le record d’aviation. La musique très juste de Roland-Manuel épouse le sentiment du mari, sourdement et longuement tendu, puis subitement libéré. Le cinéaste indique sur son graphique à l’attention de Roland-Manuel : « Musique : naissant du bruit, s’organise insensiblement39 » ; et il note à la fin : « Brusque modulation ton lointain40. » Non sans raison, Grémillon avait choisi cette séquence si représentative de sa conception du cinéma pour évoquer son style, lorsqu’il fit pour l’Alliance française une tournée en 1957 en Extrême-Orient, sur le réalisme et l’expression poétique dans le cinéma français. La poétique sonore du cinéaste pense musicalement le monde, tout le monde des sons.

 

 

 

Le Six Juin à l’aube

 

Alexis Roland-Manuel va se trouver également associé au film suivant de Jean Grémillon, Lle Six Juin à l’aube (1944-1946). Le générique du documentaire est muet sur ce point, ne créditant que Grémillon pour la composition de la musique et Désormière pour la direction orchestrale (il dirige pour l’occasion l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire). Aussi sait-on peu que Roland-Manuel fut associé à ce qui constitue l’œuvre la plus riche de promesses, dans sa pensée musicale, de toute l’entreprise créatrice du cinéaste. Le Ssix Juin à l’aube propose, au cinéma, des voies nouvelles où la forme musicale devient le principe compositionnel du film. Grémillon a fait remarquer qu’à l’intérieur du genre documentaire seul, les grandes formes musicales peuvent trouver à se déployer. Pour son ode funèbre à la Normandie dévastée par la guerre, le cinéaste compose un requiem en forme de suite française où alternent chanson, marche, fugue, choral et autres pièces caractéristiques. C’est la première fois depuis Tour au large qu’il signe une partition marquante pour l’un de ses films. En vingt ans, son style musical s’est affermi ; il a conservé sa grandeur tout en gagnant en assises ; le bouillonnement se trouve désormais canalisé par un sens aigu de la concision. Un classicisme vivant irrigue son écriture musicale. Confier à Roland-Manuel le soin d’orchestrer sa création prouve l’entière confiance placée par le cinéaste dans son ami – son réalisateur musical, comme nous le dénommons. L’orchestration de ce poème de près d’une heure est d’une rare intelligence, jouant sur les alliances de timbres, les couleurs instrumentales, les éclairages sonores, selon les étapes rigoureuses fixées par Grémillon pour cette cantate tragique. C’est à François Porcile qu’on doit en 1969 la révélation de la participation de Roland-Manuel au film de Grémillon41. Louis Daquin, un proche du cinéaste, pour lequel il fut assistant à plusieurs reprises dans les années trente, confia à Porcile cette information42. Daquin était bien placé pour le savoir, puisqu’il produisit Le Six Juin à l’aube, au titre de la Coopérative générale du cinéma français.

 

Près d’une décennie plus tard, le cinéaste et son musicien attitré formeront équipe une dernière fois pour Au cœur de l’Île-de-France, l’un des admirables courts métrages d’art que compose en orfèvre Grémillon, en ces années cinquante où il s’éloigne des studios. Conjointement avec le cinéaste, Roland-Manuel est crédité pour le choix des musiques de ce film ; autrement dit, la fonction qu’il avait occupée sur l’essai poético-scientifique de Jean Painlevé Caprelles et Pantopodes, en 1930 : retour aux débuts de sa collaboration avec les cinéastes, par conséquent. Disposées chronologiquement du XIIe au XIXe siècle, les œuvres sélectionnées pour le film de Grémillon sont de Pérotin, Gilles Binchois, Roland de Lassus, Louis Couperin, Jean-Philippe Rameau et Emmanuel Chabrier. L’esprit musical français dans son plus grand accomplissement, selon le cinéaste.

Choix d’amitié, reflétant les goûts musicaux communs de Grémillon et Roland-Manuel. Au cœur de l’Île-de-France s’achève de façon emblématique sur la première pièce de la Suite pastorale de Chabrier43, cette Idylle voilée de mélancolie qui marqua tant Francis Poulenc, et qu’on peut considérer à juste titre comme la quintessence de la musique française. Au sujet de cette pièce de Chabrier, on rappellera une anecdote. Il est instructif de rapprocher le travail de Jean Grémillon sur ce court métrage, qui entend condenser en une vingtaine de minutes l’essentiel de l’histoire de l’art français, d’une conférence musicale que donna le cinéaste en ces mêmes années cinquante, sur proposition d’un jeune homme de radio, Georges Léon. Un demi-siècle plus tard, l’homme de radio se souvenait de Jean Grémillon, de sa science, de son exigence et de son refus des concessions. Georges Léon avait conçu le projet d’une manifestation publique où Jean Grémillon ferait part de ses goûts musicaux et les commenterait.

 

J’étais très jeune dans le métier, Jean Grémillon ne me connaissait pas. Et il mit une seule condition à son acceptation : c’est que je lui fournisse, sans aucune omission, tous les titres d’œuvres qu’il allait me donner – et la liste était impressionnante ; elle reconstituait l’histoire de la musique française, en partant de Léonin de Paris pour arriver à Satie. Et Jean Grémillon, péremptoirement, me dit : « Je vous préviens, jeune homme, que s’il manque un seul maillon dans ma chaîne, vous ne m’aurez pas le soir de votre manifestation. Je tiens essentiellement à l’organum de Léonin de Paris – vous comprendrez pourquoi le soir du concert, – je tiens au moins autant à Idylle de Chabrier, mais sous la seule réserve qu’elle soit interprétée, cette Idylle, par Marcelle Meyer. Si ce n’est pas le cas, vous n’aurez pas mon concours ». Ce n’était pas méchant, c’était la preuve absolue de ce que j’allais par la suite apprendre de lui, c’est-à-dire l’extraordinaire rigueur d’esprit qui le rapprochait des scientifiques – lesquels, on le sait bien, connaissent merveilleusement leurs limites, mais savent aussi imposer aux autres de connaître les leurs44.

 

Georges Léon voit juste sur la personnalité de Grémillon. Il rejoint le jugement de Roland-Manuel, rapporté par Brillouin : « Notre ami Roland-Manuel (chez qui je l’avais conduit dès les premiers temps de notre amitié) me disait naguère : le fond du caractère de Jean, c’est l’exigence.45 » Quant à l’Idylle de Chabrier, qui figure à la fois dans son court métrage et sa conférence, on mesure à quel point ce morceau revêt un caractère essentiel pour le cinéaste. Faut-il voir la suggestion de Roland-Manuel dans le choix pour le film de la version orchestrale de cette pièce que Grémillon tenait en haute estime sous les doigts de la pianiste Marcelle Meyer ? On aimera le penser.

Notes

1 « Sur la musique de film », entretien public entre Roland-Manuel et Jean Grémillon du 18 mars 1950 repris in Le cinéma ? Plus qu’un art !, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 78.

2 Ibid., p. 79.

3 SCHAEFFER Pierre, « L’élément non visuel au cinéma (1) », in La Revue du cinéma, nouvelle série, no 1, octobre 1946, p. 46.

4 Ibid.

5 « Sur la musique de film », op. cit., p. 85.

6 Ibid, p. 87.

7 Ibid, p. 85.

8 C’est-à dire Roland-Manuel et Grémillon.

9 Falla était mort quatre ans plus tôt, en 1946.

10 Ibid, p. 85.

11 Ibid, p. 86.

12 Ibid, p. 87.

13 Ibid.

14 Ibid, p. 88.

15 Ibid, p. 83.

16 Ibid, p. 84.

17 On peut penser en ce cas au tandem Herrmann/Hitchcock, par ailleurs admirable.

18 GRÉMILLON Jean, « Susciter le réel et le rendre présent », s.d., in Le cinéma ? Plus qu’un art !, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 100.

19 Ibid., p. 101.

20 Ibid., p. 102.

21 Ibid., p. 101.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 101-102.

24 Ibid., p. 102.

25 Ibid., p. 100.

26 Merci à Jérôme Rossi de m’avoir signalé cette partition autographe dans le fonds privé de la famille Roland-Manuel. Voir par ailleurs son intervention à la journée d’étude Roland-Manuel du 17 novembre 2016, au CNSMDP.

27 GRÉMILLON Jean, « Susciter le réel et le rendre présent », op. cit., p. 102.

28 Ibid., p. 101.

29 HOÉRÉE Arthur, « Le travail du film sonore », in La revue musicale (Le film sonore, l’écran et la musique en 1935), numéro spécial de décembre 1934, Paris, p. 72.

30 Après avoir travaillé comme monteur avec Jacques Feyder jusqu’en 1935, Jacques Brillouin s’est alors éloigné des milieux du cinéma pour une carrière scientifique d’acousticien à partir de 1937. Le générique de L’Étrange Monsieur Victor, du moins tel que nous le connaissons, ne mentionnant pas l’équipe technique, on ne sait si Roger Désormière y est déjà présent. Qui dirige la musique de Roland-Manuel pour ce film ? La beauté, la clarté et la rigueur de la direction laissent à penser qu’il pourrait s’agir de Désormière, mais ce n’est donc pas certain.

31 Nous avons publié en 1998 le texte de la Chanson d’Yvonne dans notre étude de Remorques intitulée Le Mystère de l’œuvre (Lyon, éditions du Cosmogone, p. 89). Récemment, Jérôme Rossi a mis au net la partition de cette chanson.

32 GRÉMILLON Jean, « Susciter le réel et le rendre présent », op. cit., p. 100.

33 Roland-Manuel et Grémillon s’en expliquent publiquement durant leur conférence de 1950. Voir « Sur la musique de film », op. cit., p. 77-88.

34 Ibid., p. 85.

35 SCHAEFFER Pierre, « L’élément non visuel au cinéma (1) », op. cit., p. 47.

36 Au micro de Georges Léon, la cantatrice Irène Joachim confirmera ces goûts du cinéaste lors de l’émission de France Culture « Musique de notre temps » du 15 décembre 1981 : « Évidemment, dans ses films on entend surtout la musique française, depuis les temps les plus reculés, le Moyen Âge, mais il me parlait aussi, à certains moments, de la musique romantique allemande, et ses préférences allaient vers Weber et Schubert ».

37 « Une musique peut être discrète tout en étant extrêmement véhémente », in « Sur la musique de film », propos de Jean Grémillon du 18 mars 1950 repris in Le Cinéma ? Plus qu’un art !, op. cit., p. 84.

38 Voir SCHAEFFER Pierre, « L’élément non visuel au cinéma (2) », in La Revue du cinéma, nouvelle série, no 2, novembre 1946, p. 64-65.

39 Voir le document reproduit in SCHAEFFER Pierre, « L’élément non visuel au cinéma (1) », La Revue du cinéma, op. cit., p. 46.

40 Ibid.

41 PORCILE François, Présence de la musique à l’écran, Paris, Éditions du Cerf, 1969, p. 115 et 253.

42 « C’est Louis Daquin, producteur du Six Juin au titre de la CGCF, qui m’avait confirmé que Jean Grémillon avait confié à son fidèle collaborateur Roland-Manuel le soin d’orchestrer sa partition. » (François Porcile, courriel du 6 mars 2016 à Philippe Roger)

43 Il s’agit de l’orchestration par Chabrier de quatre de ses dix Pièces pittoresques pour piano.

44 Georges Léon, émission « Musique de notre temps » du 15 décembre 1981 sur France Culture.

45 Lettre de Jacques Brillouin à Henri Agel, juin 1969.

Pour citer ce document

Philippe Roger, «Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Le cinéaste-musicien et son réalisateur musical, un cas particulier des rapports musique-cinéma : l’équipe Grémillon/Roland-Manuel», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le septième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 24/05/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2129.

Quelques mots à propos de :  Philippe Roger

Philippe Roger est maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Lumière Lyon 2. Il est l’auteur d’ouvrages d’analyse filmique, consacrés notamment à des œuvres de Max Ophuls (Lettre d’une inconnue), Jean-Claude Guiguet (Les Passagers), Gérard Blain et Edmond T. Gréville. Il vient de publier en 2019 L’Attrait du piano, ouvrage consacré à la figure du pianiste à l’écran, aux éditions Yellow Now. Critique à la revue Jeune cinéma où il tient une chronique régulière, il réalise des films documentaires tournant autour des motifs de la trace et de la mémoire (Le Pays des ombres (1996) à propos de Lyon au cinéma, Le Récital de Besançon (2010) en souvenir de Dinu Lipatti), ainsi que des filmanalyses, dont quatre sur des films de Jean Grémillon édités en DVD : Lumière d’été pour SNC en 2013, Daïnah la métisse et L’Amour d’une femme pour Gaumont en 2018, L’Étrange Monsieur Victor pour Pathé en 2019. Il a publié deux ouvrages consacrés à Grémillon : Le Mystère de l’œuvre, Remorques de Jean Grémillon, Cosmogone, 1998, et Lumière d’été de Jean Grémillon (présences en résonance), Yellow Now, 2015. Il est à l’origine du colloque de Cerisy « Jean Grémillon et les quatre éléments » qu’il codirige avec Yann Calvet en 2013.