Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Roland-Manuel, mon grand-père : souvenirs de Gilles Roland-Manuel
- Résumé
- Abstract
Petit-fils de Roland-Manuel, Gilles Roland-Manuel livre des souvenirs d’enfance qui vont bien plus loin que l’anecdote : comment aimer Mozart mais pas Ravel, avec lequel ce grand-père avait travaillé de manière rapprochée. Un voile se lève aussi sur les intérêts non-musicaux de Roland-Manuel, la science par exemple, et sur la modestie de celui qui n’évoquait jamais sa propre musique (peut-être une des raisons pour lesquelles celle-ci est si mal connue ?). Enfin, le salon des Roland-Manuel rue de Bourgogne apparaît comme un lieu de sociabilité où l’enfant observait les grands du monde culturel de son époque.
Texte intégral
Mon grand-père, lorsque j’étais enfant, représentait à mes yeux la quintessence de la gourmandise maîtrisée et de l’omniscience. Peut-être est-ce grâce à ces qualités qu’il a réussi à me donner goût à la musique de Mozart, alors que j’avais à peu près trois ans. La greffe a pris immédiatement.
Cette musique fait à présent partie de moi, au même titre que mon estomac. Elle est devenue en quelque sorte une évidence incarnée.
Son épouse Suzanne, ma grand-mère donc, trouva elle aussi tout naturel de mettre mes mains, qui tenaient à peine une cuillère, sur le clavier d’un piano, pour jouer… Mozart.
Mais très vite apparut une contradiction très ardue pour l’apprenti musicien que j’étais : mon grand-père avait certes une passion pour la musique de Mozart (jusque-là tout va bien), mais également pour celle de son ami Ravel. Il s’agissait là pour moi d’un paradoxe dérangeant, absurde, insurmontable, voire indigne. Jamais l’esthétique et l’éthique n’étaient entrées dans un conflit aussi sanglant !
J’ai donc radicalement et violemment envoyé Ravel se faire voir ailleurs (ailleurs que dans ma chasse gardée) avec la force inconsciente, manichéenne et mégalomaniaque dont les enfants peuvent faire preuve pour se défendre contre l’adversité affective.
Exit donc pour moi l’auteur de L’Enfant et les sortilèges. Mon grand-père eut l’intelligence de ne pas insister et de ne partager le trône sur lequel je le situais, qu’avec le seul Mozart. Pour moi, il était Mozart.
Mis à part l’univers affectivo-musical que je m’étais si injustement mais si efficacement créé, je crois me souvenir que je suis demeuré perplexe vis-à-vis de mon grand-père jusqu’à sa mort, mais cette fois d’une perplexité non défensive et plutôt excitante. Elle s’exerçait activement vis-à-vis du champ de la connaissance et d’intérêt que je supposais échapper à son omniscience et à sa sagacité.
Certes, le champ était étroit (parce qu’il connaissait tout à mes yeux…). Mais justement, cela conférait à ce domaine inconnu une rareté, une virginité, une liberté extraordinaires…
Il s’agissait grosso modo du terrain scientifique ; quoiqu’à ma grande surprise, il se décida un jour à m’entretenir de la constante de Planck et de la physique quantique, tentative que je mis finalement sur le compte d’un petit moment d’inattention de sa part.
Voilà donc comment mon grand-père Roland-Manuel, à travers ce qu’il était, mais aussi à travers ce qu’il n’était pas, à travers ce qu’il aimait, mais aussi à travers ce qu’il n’aimait pas, à travers la musique et en dépit de la musique, ou plus précisément malgré Ravel (dont j’ai détesté l’œuvre jusqu’à un âge avancé que vous me permettrez de ne pas préciser tellement j’en ai honte), voici donc comment il a contribué à éveiller la curiosité de son petit-fils. Je tiens tout de même à préciser avec solennité et fierté qu’en ce qui concerne Ravel, je suis guéri.
Mon grand-père, pour une raison que j’ignore, a toujours refusé d’évoquer avec moi ses propres compositions, sauf ses musiques de films, et très brièvement : celle de La Bandera, pour dire qu’à cause de celle-ci, il ne pouvait plus retourner en Espagne sous Franco, et celle des films de Grémillon qui était un de ses amis très chers (Remorque, Les Inconnus dans la maison, L’Étrange Monsieur Victor, etc.)
Enfin, puisque j’ai traité cette évocation familiale sur le ton intimiste d’une aventure affective (et ma relation avec mon grand-père en fut une, au plus beau sens du terme), je souhaiterais dire un mot de ses rapports avec la Légion d’honneur, anecdote qui est à mon avis assez caractéristique de son ironie.
La rosette d’officier de ladite décoration qu’il arborait à sa boutonnière me semblait ne pas coller du tout avec son discours gouailleur, voire méprisant, vis-à-vis des « honneurs » en général. Il aimait par exemple beaucoup la réflexion de Satie à Ravel lorsque ce dernier avait rendu compte, au cours d’un dîner, de son refus de recevoir la décoration : « Mon cher ami, dit Satie à Ravel, il ne suffit pas de la refuser, il faut encore ne pas la mériter… ! » « Mais alors, demandais-je à mon grand-père, pourquoi portes-tu cette petite hémorroïde ridicule ? »
Avec l’œil plissé et un petit sourire gourmand inimitable, il me répondit entre deux bouffées d’une de ses meilleures pipes : « Parce que si je gis ivre mort dans le caniveau, les agents de police me raccompagneront chez moi au lieu de m’enfermer dans une cellule au commissariat… » Après vérification, il paraît que c’est strictement exact… mais à ma connaissance, il n’était nullement éthylique !
Une question reste ouverte pour moi : celle des rapports qu’entretiennent vraiment l’esthétique musicale, l’alcool, les honneurs, les flics et Mozart.
À l’époque, consciente de ma confusion, ma grand-mère, qui recevait à sa table Ravel, Satie, Picasso, Max Jacob, Cocteau, Michel Leiris, Fujita et tant d’autres, me disait, lorsque je passais en jouant furtivement derrière les chaises de ces monstres sacrés, de n’oublier aucun de ces visages et de parler d’eux ainsi que d’elle-même, quand elle serait morte.
Merci de m’avoir donné l’occasion de remplir ce contrat.