La notation chorégraphique : une forme de survivance du passé
- Résumé
- Abstract
La notation chorégraphique est un champ en pleine croissance, aujourd’hui en Europe et principalement en France. La danse a toujours eu besoin de connaître son histoire, son passé, pour construire son présent, en lien ou non avec sa continuité même.
Grâce à la notation du mouvement et quel que soit le système utilisé (Laban, Benesh, Comté, etc.), nous avons aujourd’hui trace d’œuvres chorégraphiques appartenant à un passé révolu.
Vient alors se poser la question de la relecture de ces partitions dans un cadre contemporain. Au fil des époques la corporéité s’est transformée et la manière d’aborder le geste aussi. Lorsqu’il entre dans l’exercice de sa pratique, le notateur pose sur la matière de la danse un regard qui ne peut être détaché de toute subjectivité. C’est moins une vérité en soi qu’il délivre qu’une interprétation. Cette problématique nous pousse à parler de recréation ou de reconstruction de l’objet chorégraphique. Ainsi l’acte du notateur va au-delà d’une simple transposition de signes graphiques par le corps.
C’est en rapprochant notre expérience de notateur de celle d’un archéologue tel que Laurent Olivier que nous tenterons d’exposer les enjeux et les limites d’une « remise en corps » et en scène d’une partition chorégraphique.
Plan
Texte intégral
Faire surgir le passé dans le présent, du moins tenter de le faire apparaître, est un exercice délicat et nous pouvons nous questionner sur sa légitimité. Depuis les années 1990, la danse est entrée dans une période de retour aux sources. La création prend racine dans l’histoire de manière explicite ou non. Nous notons par ailleurs un véritable essor de la notation chorégraphique en Europe et principalement en France depuis ces années-là, ce qui nous semble montrer le désir des chorégraphes et interprètes de lire et d’incorporer un passé mais aussi d’en penser l’avenir en déposant leurs traces.
Remettre en scène une pièce chorégraphique qui n’est plus dansée depuis plusieurs années est un acte complexe. Les façons de faire sont multiples mais les intentions et les choix parfois sous-jacents à cet acte naissent d’une même perspective : citer l’histoire. Certes, un retour ponctuel dans le passé, le temps d’une œuvre, ne permet pas de retracer l’histoire. Il s’agit de tenter de convoquer le passé d’une corporéité, d’une signature artistique ou encore d’un processus de création.
Le chroniqueur qui narre les événements sans jamais vouloir distinguer les petits des grands tient compte de cette vérité majeure que rien qui jamais se sera produit ne devra être perdu pour l’histoire.1
Comme l’explique ici Walter Benjamin, il faut sauver l’infime car c’est en cumulant les petites traces que s’écrit aussi l’histoire. Chaque détail a un rôle à tenir. Il n’y a pas de petite perte. Une œuvre chorégraphique semble parfois dérisoire face à l’immensité du passé. Bien qu’elle puisse paraître insignifiante, une pièce est un des reflets de son temps. Elle nous informe sur une corporéité que parfois nous avons perdue, oubliée. Danser une œuvre de répertoire, reconstruire une pièce chorégraphique peut être entendu comme une forme de sauvetage de la mémoire chorégraphique. La danse est un art éphémère dans la mesure où le corps porte en lui une matière première par essence immatérielle, qui est le geste. Le corps est le seul vecteur qui puisse porter le mouvement vivant, l’incarner. La transmission d’une œuvre et sa représentation, c’est ce qui permet au patrimoine des arts vivants d’exister. Quels sont les outils mémoriels disponibles pour garder le geste en vie ?
Il est important de traiter de la terminologie employée : recréation, reconstruction, reprise, remontage… autant de termes débattus aujourd’hui dans le monde de l’art chorégraphique. Pour le travail à partir de la notation chorégraphique nous parlerons de recréation. Ce qui nous pousse vers cette dénomination, c’est qu’elle est employée par un grand nombre de notateurs. En France, Noëlle Simonet, enseignante de la discipline au Conservatoire de Paris, nous dit : « J’aime bien recréation […]. Reprendre une pièce, c’est un long processus et si on ne recrée pas, s’il n’y a pas une part de création dans le sens où tu as l’impression d’apporter quelque chose de toi, toi en tant que remonteur et aussi interprète, j’ai l’impression que c’est plus. […] Il faut retrouver le vivant et forcément on doit d’une certaine manière apporter quelque chose de nous, de la contemporanéité du moment. » (propos recueillis lors d’un entretien le 10/03/14).
L’acte interprétatif est inhérent à la lecture d’une partition. Les lecteurs et interprètes en ont une pleine conscience. On sait que le geste transcrit sur la partition va passer par le premier « filtre » du regard du notateur. Parler de recréation est aussi une façon d’affirmer la multiplicité des possibles et la valeur subjective du processus de lecture.
Le passé : une histoire de débris
Que savons-nous du passé ? Que nous reste-t-il de ce temps que nous n’avons pas connu ?
En réalité nous n’en savons rien, nous ne pouvons rien savoir du passé « dans le passé », lorsqu’il était le présent en train de s’accomplir : il est passé et il est parti. Il en reste éventuellement des débris. L’interprétation des vestiges du passé, dans ces conditions, devient problématique : nous ne pouvons bâtir avec eux qu’une connaissance relationnelle des temps anciens ; c’est-à-dire un savoir fondé sur notre relation particulière – nous, ici, maintenant – avec les épaves du passé qu’il nous est donné d’appréhender.2
Cette relation est particulière parce qu’elle est personnelle. L’histoire est une interprétation des archives, des témoignages, des restes. En ce sens elle pourra toujours être sujette à des remises en question. Personne n’a le savoir absolu et ne peut affirmer connaître la pure vérité. Le travail de l’historien est peuplé de vide, de trous qu’il choisit de combler, camoufler ou mettre en présence. Quelle que soit sa stratégie, il ne pourra les ignorer. C’est aussi pour cela que son travail est porteur d’inachèvement, pourra toujours être remis en cause. Comme le dit Laurent Olivier, archéologue : « L’identité originelle du passé est définitivement perdue car elle est passée par un processus de fossilisation ; ce qu’il en reste matériellement se manifeste à nous tronqué, augmenté, transformé, sans que nous puissions désormais faire la part de ce qui existait réellement, aux origines – lorsque le passé était en train de se faire – et de celle des modifications qui sont venues par la suite. »3Ces « déformations du passé », pour reprendre ses termes, sont irréversibles.
On ne pourra qu’imaginer ce que l’objet étudié était au temps de son présent. C’est aussi le cas pour le geste et de manière peut-être plus flagrante encore dans la mesure où, dès que le mouvement est exécuté, il est transformé. Son investigation dans un autre corps le déforme. D’autant plus si la mémoire vécue du geste disparaît par le fait que l’œuvre dans laquelle il s’inscrit n’est pas dansée. Alors l’œuvre n’existe pas ou n’existe plus. La mort d’un geste, c’est qu’il reste dans son temps sans être vu. Transmettre une danse c’est donc aussi la faire perdurer dans le temps, faire survivre le passé, mais il faut avoir conscience qu’en même temps c’est faire le deuil de « l’authenticité » du geste. On ne retrouvera jamais la danse originale, ne serait-ce que parce que le corps qui la portait n’est plus.
De cette exhumation de la mémoire, il n’est possible de rien garder sinon cette image du passé brutalement exposée qui se désagrège irrémédiablement et qu’il est impossible de retenir. On ne peut rien rapporter du passé parmi nous qui ne soit immédiatement condamné à se rompre et à se dissoudre puisqu’en arrachant ces vestiges du passé à la mémoire dans laquelle ils étaient enfouis, on les ramène violemment à la vie – c’est-à-dire aux attaques du temps qui les tuent. Et pourtant, nous n’avons pas d’autres possibilité que de tenter de tirer les vestiges du côté des vivants, de les ramener de cet autre côté où ils vont tomber en poussière avec nous.4
La partition chorégraphique comme outil archéologique
Nous vivons parmi les vestiges du passé et nous-mêmes produisons des restes qui constituent en puissance les vestiges de notre temps. Dans cette situation particulière, oùle sujet et l’objet de l’archéologie sont entremêlés l’un à l’autre, comment la démarche archéologique peut-elle se constituer en champ de connaissances propres ? Quelles visions du passé transmet cette discipline du « il a été une fois » ? Dominée depuis toujours par l’histoire qui l’écrase, l’archéologie peine à trouver sa voie particulière, qui n’est pas celle de raconter le passé.5
La recréation chorégraphique par la notation raconte le passé dans la mesure où elle en est issue. Mais là n’est pas sa finalité. Son intention serait plutôt d’extraire une forme de son contexte passé pour l’étudier en tant qu’objet dans un espace-temps contemporain.
C’est en cela que nous pouvons rapprocher le travail du remonteur et celui de l’archéologue. Laurent Olivier définit ainsi ce dernier :
Celui qui trouve, qui fait resurgir de la terre les choses des mondes disparus et les ramène parmi les siens. Celui qui marche, observe le sol où est enfoui le souvenir des temps évanouis ; celui qui cherche à la surface de la terre, où le temps s’enregistre, une trace signalant le travail imperceptible de la mémoire.6
Le lecteur d’une partition chorégraphique a pour sol la partition. Il doit fouiller, dépoussiérer les signes, creuser entre les lignes pour faire remonter à la surface un geste disparu. Le notateur, lorsqu’il est lecteur, devient un « antiquaire » du geste.
La partition chorégraphique est la trace matérielle d’un geste impalpable, comme le fantôme d’une posture, d’un corps, d’une présence. Mais cet héritage du passé n’est pas immuable. Le temps passe et laisse aussi sa trace sur celui-ci. Que nous considérions cet objet comme enrichi ou altéré, une seule conclusion est possible : il n’est plus celui de son époque. Les pessimistes sont souvent ceux qui s’opposent à la notation chorégraphique, considérant que celle-ci ne peut pas conserver le geste puisqu’il sera incarné par un corps différent et ne sera donc pas le geste originel restitué. En revanche, ceux qui parleront d’enrichissement verront la notation chorégraphique comme un outil légitime de conservation du passé. Dans les deux cas le constat est similaire, nous ne retrouverons pas une forme originelle. Nous sommes dans une mémoire mouvante de l’objet étudié, cette mémoire ne se fixe pas dans le temps, au contraire elle continue de s’écrire.
Au-delà d’une simple lecture, le notateur qui choisit de remettre en corps une partition fait un acte interprétatif.
Or, rien n’est plus fort mais rien n’est également plus fugitif que l’intime. Dès lors que la vie qui l’animait l’a quitté, que, selon les mots de Proust, « l’odeur mélancolique, le parfum impérissable du passé », s’est définitivement évaporée, il n’en reste rien qu’un contenant vide et ordinaire, une carcasse matérielle quelconque. La signification s’est retirée dans la forme. Elle y subsiste cependant en latence et attend qu’on la ranime. Elle y est comme fossilisée ; la matière lui donne une forme, par nature insolite.7
Il faut ranimer les signes. En incarnant le signe, le danseur va l’interpréter et le rendre signifiant. La valeur, le sens donné au geste aura un double impact. Dans un premier temps, il va le rendre vivant mais dans un second temps il oblige à faire le deuil du passé. Le mouvement sera une interprétation subjective du signe. Cela implique de faire des choix et d’accepter que ce ne soit pas un objet absolu mais irrémédiablement altéré.
L’avantage de la partition est que la source est stable. L’écriture permet de fixer le mouvement sans le figer.
L’activité énonciative et interprétative consiste à élaborer des formes, établir des fonds, et faire varier les rapports fond-forme. La génération des fonds et des formes s’opère par rectification répétée (reformulation, corrections et reprise). Si bien qu’en quelque sorte un texte se génère en se réinterprétant : sa production est déjà une interprétation, et l’auteur en se corrigeant, se relisant, ne cesse de s’interpréter lui-même.8
En effet, si l’écriture de la partition résulte d’une interprétation, le seul fait d’en opérer une lecture en induit déjà une autre. Chaque recréation régénère l’œuvre, la fait évoluer. Le rôle du notateur, lorsqu’il remonte une partition, est de faire surgir le mouvement sans faire abstraction du temps présent. Le travail de lecture peut parfois être violent pour le notateur et les interprètes. En effet, le mouvement qui est transcrit ne lui sera sûrement pas familier, d’autant plus si les œuvres sont anciennes. Le corps n’est pas forcément formé à cette gestuelle. Il a ses propres habitudes qu’il doit apprendre à dompter. Il doit imposer un travail de précision pour réussir à outrepasser les réflexes de ce corps éduqué, façonné. C’est ce que l’on pourrait comparer à un travail de fouille. Le notateur et l’interprète, ensemble, doivent dépoussiérer le geste, aller dans les profondeurs d’un corps pour en extraire un objet fantomatique. Le geste, cet objet dont on connaît l’existence par essence immatérielle, est intégré à un corps contemporain. Bien qu’incorporé, celui-ci ne pourra jamais faire disparaître l’histoire du corps qu’il habite au présent. Il y a jonction entre deux corps, passés et présents, une jonction inhérente au processus d’interprétation. Une fois ce travail de fouille établi, l’objet retrouvé, il reste encore à l’exposer. Lorsque le notateur ouvre son chantier au public, les corps prennent la forme d’un site archéologique. Il devra faire des choix, prendre en compte le pourquoi de sa présentation afin d’être au plus juste dans sa « remise en scène ». Nous parlons ici de mise en scène puisque nous sommes dans un contexte d’art de représentation théâtrale. Comment insérer le passé dans le présent, par quel moyen ? Quel choix ? Quel but ? L’objet sorti de terre, le geste émergent, prend une forme muséale. On gratte la terre, on fouille dans un corps pour trouver l’objet ici représenté par « un geste archéologique ».
Là encore, cette révélation est paradoxale, car, en même temps qu’elle consiste à exhumer les vestiges d’un passé que l’on pensait disparu, la fouille archéologique les fait apparaître inéluctablement comme des objets du présent. Venus parfois de très loin dans le passé, les vestiges archéologiques sont désormais ici, avec nous qui les déchiffrons et tentons d’établir les histoires dont ils procèdent. Aussi, ce n’est pas tant le souvenir du passé révolu que l’archéologie fait resurgir, qu’une mémoire mouvante du passé, dont la signification ne s’établit que par et dans l’actuel.9
L’archéologue donne son point de vue sur le passé. Ce qu’il va donner à voir est extrait d’un temps révolu, mais il continue d’en écrire l’histoire en le traitant, aujourd’hui, comme sujet. Mais face à cela, comment les acteurs légitiment leurs gestes ? Comment rester dans l’objectivité face à un acte si intime ?
[…] mais au fond, nous ne sommes plus certains de savoir comment interpréter correctement ces données désarticulées auxquelles nous avons affaire. L’évidence rassurante des vestiges du passé ne cesse de se dérober de plus en plus loin. Il n’est plus assuré du tout que les restes de ces sociétés anciennes, qui nous semblaient jadis flagrants, disent bien ce dont ils semblent apparemment témoigner.10
Le notateur peut passer lui aussi par une phase de scepticisme face à son travail d’adaptation. Les signes sont pourtant bien là, installés sur le papier, prêts à être lus. Pourtant les informations données par ceux-ci peuvent induire des possibilités d’interprétations variées. Il appartient alors au lecteur, seule personne connaissant les signes, d’affirmer la sienne. Pour autant, cette position n’est pas sans inconfort. D’autant plus lorsque les interprètes eux-mêmes doutent. Ceux-ci sont au service d’un texte qui leur est inaccessible. La relation de confiance qui se construit entre eux et le notateur est alors primordiale. Lors de la lecture d’un texte traduit d’une langue à un autre, le lecteur doit se sentir en sécurité face à des mots qui pourtant ont été manipulés par un tiers avant de lui parvenir.
L’insaisissable des vestiges
Dans le champ chorégraphique, la perte liée au temps est inévitable. La notation du mouvement est un outil qui nous permet de faire trace d’un objet singulier : le geste. De la pièce originale à une remise en corps, au retour à l’incarné, une multitude de filtres interprétatifs entre en jeu. Cependant, au terme du processus de lecture de la partition apparaîtra quoi qu’il en soit la signature d’un chorégraphe, un corps singulier, une trace du passé. Grâce à la notation chorégraphique une perte définitive ne peut avoir lieu. Il reste une ruine, celle de l’écrit.
Bibliographie
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2011, Écrits français, Paris, Folio Essai.
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2008, Le Mal d’archive, une impression freudienne, Paris, Galilée.
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2008, Dictionnaire de la danse, Italie, Larousse.
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2008, Le Sombre abîme du temps, Mémoires et archéologie, Paris, Seuil.
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2004, « D’une graphie qui ne dit rien : Les ambiguïtés de la notation chorégraphique », in Poétique, no 137, 02/2004, Seuil, p. 99-123.
2010, Le Désœuvrement chorégraphique, Paris, Vrin.
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2011, La Reprise, un espace de problématisation des pratiques dans le champ chorégraphique français 1990-2010, Thèse de doctorat, Université Rennes 2 Haute Bretagne.
RASTIER, F.
2001, Arts et sciences du texte, Paris, PUF.
Notes
1 Benjamin, 2011, p. 434.
2 Olivier, 2008, p. 60.
3 Ibid., p. 82.
4 Ibid.,p. 12.
5 Ibid., p. 15.
6 Ibid., p. 21.
7 Ibid., p. 70.
8 Rastier, 2001, p. 48.
9 Olivier, op. cit., p. 15.
10 Ibid., p. 49.