Traduire pour communiquer
La traduction intersémiotique au cœur d’un projet artistique en milieu scolaire
- Résumé
- Abstract
La présente contribution propose un dialogue entre différents langages artistiques, à partir des études de la traduction intersémiotique. Nous nous appuierons sur l’étude de cas de l'exercice « Traduire ses émotions », dont le principal objectif était de fournir des outils à des enfants âgés de sept à dix ans, pour leur faciliter l’accès à un univers subjectif et guider leur expression vers l’extérieur. Cet exercice a fait partie du projet « Danses sur papier » développé au cours de l'année scolaire 2020-2021, dans le cadre de notre résidence artistique en tant qu'Artiste intervenant en milieu scolaire (AIMS). Les écrits de Walter Benjamin et de Julio Plaza constitueront notre cadre théorique pour penser la manière dont la nature de la communication est déterminée par les spécificités des langages employés lors d’une opération de traduction.
Plan
Texte intégral
Dans la période qui correspond à la modernité européenne, la danse se trouve complètement imbriquée avec l'écriture dans ses processus de création et de transmission : l'inscription précédait la danse elle-même. Je me réfère au moment où sont formulées les premières théories de la danse et les méthodes de notation du mouvement, qui finiront par promouvoir une compréhension de la danse comme un art de l'effacement et de la disparition. La perception de l'éphémère comme manque est à l'origine de la lutte contre l'oubli en danse et son (auto)effacement par une mémoire qui serait préservée par une tradition documentaire et archivistique (LEPECKI, 2004). Dans une tradition qui privilégie l'écriture, la mémoire du corps en performance a besoin d'un support extérieur pour s'inscrire. Dans ce contexte, et au fil du temps, la danse tissera des relations avec d'autres langages et médias, tels que la captation vidéo, les photos, les dessins, ainsi que les systèmes de notation graphique eux-mêmes, qui assureront sa transmission dans le temps.
Afin d’explorer de manière collective ces relations entre la danse et d’autres langages et médias, j’ai proposé, au cours de l’année scolaire 2020-2021 et dans le cadre du programme AIMS1, le projet « Danses sur papier » au sein des classes de CE2 et CM2 d’Émilie Raguideau de l’école Daniel Sorano de Saint-Denis. Je propose ici une étude de cas autour de l’exercice « Traduire ses émotions », considéré sous l'angle des études de la traduction intersémiotique.
Traduction et traduction intersémiotique
Le mot « traduction » est spontanément associé à l’idée de traduction interlinguale. Or, la présence d'opérations de traduction dans notre vie de tous les jours est beaucoup plus importante que ce que nous pourrions croire. Dans « La tâche du traducteur », Walter Benjamin caractérise la traduction comme une forme : pour la saisir en tant que telle, il faudrait revenir à l’original (Benjamin, 2000, p. 245), qui présente lui-même, à un degré plus ou moins grand, une traductibilité. La traductibilité concernerait l’acceptation de la différence comme une possibilité (Lages, 1998, p. 67-68).
Un deuxième aspect fondamental de la pensée de Benjamin réside dans le postulat du « purlangage », vers lequel toutes les langues, se complétant mutuellement, convergeraient : « Latraduction doit bien, jusque dans les détails, adopter dans sa propre langue la pensée del'original, afin de rendre l’un et l’autre comme les fragments d’un même vase, d’un mêmemétalangage » (Benjamin, 2000, p. 257). Benjamin envisage donc le langage comme des opérations de traduction / transformation successives. Selon lui, « le but de la traduction est de s’intégrerau développement de sa propre langue et de mourir lorsque cette langue s’est renouvelée » (Benjamin, 2000, p. 250). Ce constat permet de comprendre la nature profonde de la traduction, et pourquoi elle concerne bien plus d’opérations que celles impliquant seulement deux langues différentes.
Reprenons notre exemple initial : les associations mentales spontanément liées au mot « traduction ». Il s'agit là d'un signe désignant un objet appartenant à une réalité extérieure au sujet, contraint donc de se former une représentation mentale, intérieure, de ce signe : la signification d’une représentation constitue alors une autre représentation. « Quand nous pensons, nous traduisons ce que nous avons déjà conscientisé, qu'il s'agisse d'images, de sentiments ou de concepts […] en d’autres représentations, qui constituent elles-mêmesd'autres signes » (Plaza, 2013, p. 18). Nous pouvons en conclure que la pensée elle-mêmeopère par la médiation de signes, et que tout est potentiellement signe : c'est là la base de lasémiotique selon Charles Pierce, pensée sur laquelle s’appuie Julio Plaza afin d’établir les bases d’une théorie permettant la traduction entre différents systèmes sémiotiques.
Latraduction intersémiotique se définit, selon Plaza, par l’interprétation d’un système de signes grâce àun autre, et constitue une forme de pratique artistique. Dans le cadre plus large établi par Pierce, les processus de traduction s’opèrent grâce à trois types de signes qui décrivent la relation entre l’objet et sa représentation : l’icône, l’indice et le symbole2. C’est à partir de ces types que Plaza décrit les différentes modalités de la traduction intersémiotique : la traduction iconique, en tant que trans-création ; la traduction indiciaire, en tant que transposition ; la traduction symbolique, en tant que trans-codification. Ces différentes possibilités vont permettre d’établir des relations entre l’original et le traduit, entre ce qui est préservé de l'original et ce qui se perd dans la traduction.
« Traduire ses émotions »
Le projet « Danses sur papier » propose d'envisager la danse non seulement par l'expérience corporelle, mais aussi par le langage et la représentation visuelle, ce qui en a fait dès l'origine un projet interdisciplinaire. Cette résidence artistique s'est déroulée en trois grandes étapes : tout d'abord, la rencontre avec les enfants, l’exploration de leur propre corps et de leurs potentiels expressifs, associée à une recherche de représentation graphique. Ensuite, l'exploration de la notion de traduction, qui constituera le cœur de cet article, et que nous avons nommée « Temps d’intimité ». Enfin, l'élaboration d’une chorégraphie et de sa transcription graphique, à partir des outils utilisés tout au long de l’année, qu’ils soient corporels, graphiques ou discursifs.
Je précise que j'ai réalisé ma résidence au sein d'un établissement scolaire de type REP (réseaux d’éducation prioritaire), dispositif ayant pour objectif de réduire les inégalités scolaires liées aux contextes socio-économiques. Parmi les élèves que j'ai rencontrés, bon nombre étaient donc confrontés à des difficultés familiales et sociales importantes. J'ai également constaté que beaucoup éprouvaient des difficultés à identifier et exprimer leurs émotions, et c’est pourquoi il nous a semblé crucial de proposer un travail subjectif, centré sur ces émotions.
« Traduire ses émotions » a débuté par une discussion libre autour des émotions connues et ressenties par les élèves et de leur définition, et s'est poursuivi en quatre étapes :
1. écoute d'une œuvre musicale
2. expression écrite
3. expression graphique
4. expression corporelle
Après le premier temps d'écoute, les élèves étaient invités à décrire par le langage les émotions, sentiments et images que leur inspirait l'œuvre écoutée. Puis, ils devaient exprimer leurs ressentis, cette fois par le biais de dessins, pour lesquels la seule consigne donnée était d’employer au maximum trois couleurs. Enfin, ils étaient invités à exprimer leurs émotions par le mouvement.
La durée de l'exercice a été établie par le rythme de travail des élèves, soit environ huit heures, réparties sur quatre séances, à raison d'une séance par semaine. Quatre extraits musicaux, un extrait par séance, ont été choisis dans le but de favoriser tout à la fois une diversité des genres, des instruments et des époques. Après le premier temps d'écoute, les élèves étaient invités à décrire par le langage écrit les émotions, sentiments et images que leur inspirait l'œuvre écoutée. Puis, ils devaient exprimer leurs ressentis, cette fois par le biais de dessins, pour lesquels la seule consigne donnée était d’employer au maximum trois couleurs. Enfin, ils étaient invités à exprimer leurs émotions par le mouvement. Au cours de chaque séance, les mouvements et les gestes conçus par les élèves ont été capturés sur des photographies en argentique. Ainsi, chaque élève a terminé l'exercice avec un ensemble de quatre notes écrites, quatre dessins et quatre propositions corporellescapturées en photographies, se référant aux quatre extraits musicaux.
Traduire pour communiquer
Au cours de l'exercice, les affinités de chaque enfant avec l’un des trois langages utilisés – écrit, graphique et corporel – sont devenues de plus en plus identifiables, pour eux comme pour nous. L’objectif de l'exercice, qui consistait à proposer des outils permettant à la fois l’accès à un univers intérieur, et son expression vers l’extérieur, a donc été atteint. Les raisons de ces affinités n’ont pas été explorées pour chaque enfant, mais nous avons cependant souhaité comprendre les spécificités de chaque langage, et comprendre comment elles déterminent la nature de la communication. Selon Roman Jakobson, « les langues diffèrent essentiellement dans ce qu’elles doivent exprimer, non dans ce qu’elles peuvent exprimer3 » (Jakobson, 1959, p. 236). Au sein de chaque langage, quelle est la part inhérente à l’expression ? Comment l’élan de départ de l’exercice – l’appréciation musicale – a-t-il déterminé la communication subséquente ?
Les œuvres musicales écoutées dans le cadre de l'exercice seront ici considérées comme des moteurs pour l'élaboration d'un « texte restitué », à savoir la traduction d'émotions premières. Le processus consistant à identifier ces émotions et à les traduire en paroles, a constitué en lui-même une opération de traduction, si on le replace dans le cadre de la chaîne de pensée médiatisée par des signes, telle qu’elle est décrite par Plaza. Au cours des deux dernières étapes de l'exercice, à savoir l’expression graphique puis corporelle, l’élève avait pour possibilités : soit de partir de l’opération précédente, c’est-à-dire traduire l'expression écrite en dessin, puis le dessin en mouvement ; soit celle de repartir à chaque fois de l’écoute de la musique pour traduire ses ressentis dans un nouveau langage. Bien que nous ayons donné comme consigne de toujours repartir de l’écoute musicale, le plus probable est que les élèves aient recouru aux deux possibilités.
En ce qui concerne l’expression écrite de leurs émotions, de nombreux enfants ont recouru à des formulations non verbales : « tristesse », « excitation », « un peu peur et espoir » par exemple. Seul un petit nombre d’entre eux a utilisé des phrases, comme par exemple : « Cette musique est triste. Ensuite le son monte, monte, monte, et ça donne du courage pour surmonter cette tristesse » ou « [Cette musique me fait penser] que tout le monde danse et moi aussi ».
En ce qui concerne l'expression graphique, la plupart des élèves ont produit des dessins figuratifs, avec une large part d'« émoticônes ». Malgré leur nom, les émoticônes ne peuvent être considérés comme des icônes que s'ils représentent des expressions faciales, or, en ce qu'ils représentent plutôt des émotions, il s'agit en réalité d'indices de ces émotions : il en est de même pour tous les autres dessins figuratifs que les enfants ont produits. Une petite partie du groupe a produit des dessins abstraits reflétant, d'après eux, « le rythme de la musique ». Dans les deux cas, l'expression graphique a surtout été déterminée par le choix de formes et de couleurs.
L'expression corporelle s’est pour sa part beaucoup appuyée sur le mime, élaboré au sein d'un processus semblable à celui de la production des dessins figuratifs. Nous avons pu observer chez les enfants des corps jouant un rôle et « vivant » l’émotion identifiée. Par exemple, le sentiment de tristesse a été associé chez certains enfants à une marche lente, tête penchée en avant et mains dans les poches, ou encore à la position fœtale, mains sur le visage. D'autres enfants ont choisi de s'exprimer par des mouvements abstraits, les critères principaux dans l'élaboration de ces mouvements étant l’amplitude et surtout la vitesse : les émotions positives étaient exprimées par des mouvements amples et rapides, à l'inverse des mouvements exprimant des émotions négatives.
Je précise que j'ai insisté, au cours de l'exercice, sur le caractère individuel du travail, et que les élèves n’ont été invités à partager leurs « expressions » entre eux, qu’une fois l'exercice terminé. Nous avons pu constater par ailleurs qu'une même musique pouvait générer des émotions différentes, parfois même opposées, chez chaque enfant. Enfin, la réalisation des clichés capturant les expressions corporelles des enfants nous a amené à nous interroger sur les possibilités de restitution d'un mouvement par une image statique : les enfants ayant découvert leurs photos trois semaines après l'exercice, ont en effet tous réussi à reproduire les mouvements capturés lors des séances.
Conclusion
Le projet « Traduire ses émotions » a permis de constater que, parmi les outils esthétiques utilisés pour exprimer une émotion chez les enfants, les plus fréquents sont :
• pour l’expression écrite : la description objective, par des mots ou des phrases
• pour l’expression graphique : la forme du dessin et les couleurs choisies
• pour l’expression corporelle : le mimétisme ; l’amplitude et la vitesse des mouvements
J'ai également pu observer chez les enfants, dans l'expression des émotions suscitées par la musique, le recours fréquent à des indices, aussi bien en ce qui concerne l'expression graphique que l'expression corporelle. Des traductions indiciaires ont en effet été utilisées, conduisant à des opérations de l’ordre de la transposition. Au sein de ces opérations, la continuité entre l’original et sa traduction était conservée : l’objet original était réapproprié, transposé d’un milieu à un autre, et sa « qualité » s'en voyait transformée, partiellement ou totalement (cf. Plaza, 2013, p. 91-92). Alors que certains enfants avaient déjà fait appel à des symboles au cours d’un autre exercice – impliquant l'élaboration d’un vocabulaire graphique pour représenter des mouvements et verbes d’action –, dans ce nouveau contexte, le recours à des indices s’est fait cette fois de manière très intuitive et naturelle.
À partir des affinités que j'ai pu observer, pour chaque enfant, avec le langage écrit, graphique ou corporel, j'ai pu constater à quel point le travail artistique doit s'appuyer sur une multiplicité d'outils. Tout d’abord, car c’est précisément grâce à cette multiplicité de possibilités pour l'expression d'un même message, que les affinités de chacun avec tel ou tel langage ont pu être identifiées. Ensuite, car les traductions successives entre les différents systèmes sémiotiques sollicités par l’exercice, ont permis aux ressentis de chaque enfant de s’exprimer sous différents aspects, selon le langage travaillé. Pour reprendre l'idée de Benjamin, nous avons pu observer « différents fragments d’un même vase ».
L’observation des spécificités de chaque langage m’a également permis de mettre en question la relation entre la mémoire en danse et les matérialités. J’espère avoir contribué à la réflexion sur les possibilités qu’offre chacun de ces langages à partir de la notion de traductibilité, héritée de Benjamin, et du concept de traduction intersémiotique emprunté à Plaza.
Bibliographie
BENJAMIN, W., « La tâche du traducteur », in BENJAMIN, W., Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 2000, p. 244-262.
HALTÉ, P., « Enjeux pragmatiques et sémiotiques de l’étude des émoticônes », Réseaux, vol. 3-4, nos 197-198, 2016, p. 227-252 ; en ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2016-3-page-227.htm (consulté le 7 décembre 2022).
JAKOBSON, R., « On Linguistic Aspects of Translation », in BROWER, R. A., On Translation, Cambridge, Harvard University Press, 1959, p. 232-239.
LAGES, S., « “A tarefa do tradutor” e o seu duplo : a Teoria da Linguagem de Walter Benjamin como Teoria da Traduzibilidade », Cadernos de Tradução, vol. 1, n° 3, 1998, p. 63‑88.
LAMBERT, P., « Philosophie et sémiotique de la traduction » ; en ligne : https://slideplayer.fr/slide/12293874/ (consulté le 7 décembre 2022).
PLAZA, J., Tradução intersemiótica, São Paulo, Perspectiva, 2013.
« La politique de l’éducation prioritaire : les réseaux d’éducation prioritaire REP et REP + » ; en ligne : https://eduscol.education.fr/1028/la-politique-de-l-education-prioritaire-les-reseaux-d-education-prioritaire-rep-et-rep (consulté le 7 décembre 2022).
Notes
1L'AIMS (Artiste intervenant en milieu scolaire) est à la fois une formation diplômante et un dispositif de résidence artistique en milieu scolaire, ouvert aux artistes diplômés des cinq grandes écoles d’art nationales : le Conservatoire national supérieur d'Art dramatique, le Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Paris, l’École nationale supérieure des Arts décoratifs, l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et l'École nationale supérieure des Métiers de l'Image et du Son. Les artistes admis au sein de cette formation sont invités à concevoir un projet artistique avec une classe d’une école ou d’un collège de la région parisienne classé REP (Réseaux d’éducation prioritaire).
2Les icônes sont des signes qui opèrent par ressemblance avec ce qu’ils représentent, comme le dessin ou la photographie d’un objet. Les indices sont pour leur part des signes immédiats, des traces qui pointent vers l’objet de référence et qui sont en contiguïté réelle avec eux, comme les empreintes d’un animal ou les symptômes d'une maladie. Enfin, les symboles sont des signes abstraits, dont la compréhension dépend d’une convention, comme les mots d’une langue par exemple.
3« Languages differ essentially in what they must convey and not in what they may convey. » Nous précisons qu'en anglais, language peut signifier aussi bien « langue » que « langage ». Nous avons traduit cet extrait en français en choisissant le mot « langue », étant donné que le propos porte ici essentiellement sur la traduction interlinguale. Nous considèrons nous-même dans cet article le langage écrit, le dessin et le mouvement comme des langages se distinguant les uns des autres par ce qu’ils doivent exprimer, et non par ce qu’ils peuvent exprimer. Nous ajoutons que le concept de « traduction intersémiotique » est proposé par Jakobson dans le même article : elle est définie comme un type de traduction, comme le sont la traduction interlinguale et la traduction intralinguale.