Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Hy-Khang Dang

Les instruments traditionnels vietnamiens dans la musique de Nguyễn Thiên Đạo

Article
  • Résumé
  • Abstract

Cet article montre comment le compositeur Nguyễn Thiên Đạo fait cohabiter dans sa musique deux mondes fondés sur des pensées philosophiques complètement opposées, et comment deux cultures peuvent se nourrir l’une de l’autre. De ce fait, seront notamment abordés son répertoire pour instruments traditionnels vietnamiens, en commençant par une brève étude organologique, avant de passer à l’analyse musicale de ses œuvres. Cette analyse permettra de relever quelques éléments du langage musical du compositeur, mais aussi et surtout de citer les différentes techniques de jeu que l’on peut retrouver dans ses œuvres pour instruments occidentaux. Enfin, nous effectuerons une brève comparaison de l’emploi de ces différentes techniques de jeu afin de comprendre comment le compositeur parvient à transposer un geste musical d’un instrument vietnamien à un instrument occidental.

Texte intégral

Introduction

La musique d'Nguyễn Thiên Đạo se caractérise par une écriture occidentale influencée par la pensée orientale1. Le présent article a pour but de montrer comment le compositeur fait cohabiter dans sa musique deux mondes fondés sur des pensées philosophiques complètement opposées, et comment deux cultures peuvent se nourrir l’une de l’autre.

Cette étude s'appuie donc sur le répertoire d'Nguyễn Thiên Đạo pour instruments traditionnels vietnamiens : après une brève étude organologique de ces instruments, les pièces que leur a consacrées le compositeur seront analysées. Cette analyse permettra de relever quelques éléments de son langage musical, mais aussi et surtout de citer les différentes techniques de jeu caractéristiques que l’on peut retrouver dans ses œuvres pour instruments classiques. Enfin, nous comparerons l’emploi de ces différentes techniques de jeu afin de déterminer comment le compositeur parvient à transposer un geste musical, d’un instrument traditionnel à un instrument classique.

Nous rappelons qu'il est important de mener nos recherches au-delà du seul aspect musicologique, en explorant la dimension philosophique notamment à travers la question de l’altérité, tout en prenant en compte les différences entre pensées occidentale et orientale2.

Cette recherche a été réalisée grâce au Fonds Nguyễn-Thiên-Đạo de la Médiathèque Hector-Berlioz (Conservatoire de Paris), qui conserve l’intégralité des manuscrits musicaux du compositeur, ainsi que de nombreuses esquisses, lettres, notes d’intention, livres et disques qui lui sont consacrés.

 

Khói

Nguyễn Thiên Đạo est né à Hanoï en 1940. Il s’installe en France en 1953 et intègre en 1963 le Conservatoire de Paris, où il obtient le Premier prix de composition en 1968, dans la classe d’Olivier Messiaen. Il a composé de nombreuses œuvres pour orchestre, voix soliste, chœur ou ensemble de chambre. Il meurt en 2015, à l’âge de 75 ans, à Paris.

Il a composé six pièces pour instruments traditionnels vietnamiens, qui constituent un cycle intitulé Khói (en français : La Fumée) :

Khói Hát, pour vièle (2005)

Khói Khói, pour flûtes traditionnelles (2005)

Khói Nguyệt, pour luth en forme de lune (2005)

Khói Sóng, pour cithare vietnamienne (2005)

Khói Tháp, pour biwa (2006)

Khói Thương-Chi, pour monocorde (2004)

À l’instar des Sequenze de Luciano Berio, ce cycle de pièces pour instruments traditionnels incite à l’expérimentation de nouvelles techniques de jeu, mais aussi à l’exploration d’un nouveau langage musical. Cela ouvre notamment de nouvelles possibilités d’écriture pour le compositeur qui intègre, entre autres, des pizzicati inhabituels et des notes suraiguës3 dans la pièce Khói Hát pour vièle4. Chaque composition cherche également à faire entendre une polyphonie virtuelle sur chacun de ces instruments monodiques. C’est à travers ces différents modes de jeu et cette volonté de parvenir à une polyphonie virtuelle que le compositeur confère à ces pièces une certaine virtuosité5.

L'attirance d'Nguyễn Thiên Đạo pour les instruments monodiques trouve certainement son origine dans la monodie, le lyrisme et l’aspect linéaire qui caractérisent la musique de l’Orient6. Le compositeur dresse cependant, à travers le cycle Khói, un portrait pour chaque instrument traditionnel vietnamien qui réunit les deux esthétiques, occidentale et orientale.

Nous l'avons dit, chaque œuvre du cycle est d’une grande virtuosité. Pourtant, parmi ceux qui pratiquent professionnellement un instrument traditionnel, peu savent lire la musique selon le système de notation en usage en Occident, et plus rares encore sont les familiers avec le langage de la musique contemporaine. Il est donc assez difficile de restituer justement ces compositions de Nguyễn Thiên Đạo, pour la simple raison que ceux qui savent la jouer ne peuvent pas la lire, et que ceux qui savent la lire ne peuvent la jouer.

 

Les instruments traditionnels

La musique vietnamienne reste peu connue parmi celles des différents pays de l’Extrême-Orient. Parmi les recherches qui ont été effectuées sur la musique traditionnelle du Vietnam, il faut cependant citer les travaux de Trần Văn Khê7 : avant ceux-ci, les sources bibliographiques sur ce sujet étaient rares et souvent imprécises8.

La plupart des instruments traditionnels vietnamiens trouvent leur origine en Chine. Parmi les instruments utilisés par Nguyễn Thiên Đạo dans son cycle Khói, nous allons nous pencher plus spécifiquement sur deux instruments à cordes : le monocorde et la cithare vietnamienne, qui possèdent des modes de jeu tout à fait originaux.

 

Le monocorde (đàn bau)

Alors que la plupart des instruments vietnamiens étaient représentés dans les différents ensembles musicaux de la cour royale du Vietnam, le monocorde restait négligé par les aristocrates. Aussi, il n'a jamais été réellement intégré à la musique savante vietnamienne. Ce n’est qu’à partir du XXe siècle que le monocorde a rejoint les groupes d’instruments de musique de chambre. De plus, là où la plupart des instruments vietnamiens tirent leurs origines d'instruments chinois, le monocorde est inspiré d’instruments indiens9.

Le monocorde est un instrument qui possède, comme son nom l'indique, une seule corde, avec laquelle on ne peut produire que des sons harmoniques. Pour jouer une note, le musicien tient dans sa main droite une tige en bambou (ou même un cure-dent). Il pince la corde avec la pointe de cette tige, tout en effleurant la corde avec la paume de cette même main, aux différents emplacements des nœuds harmoniques de la corde. La tessiture de l’instrument s’étend sur trois octaves et demie.


	Tessiture du monocorde.

Tessiture du monocorde.

Cet instrument est doté d’un manche flexible qui est attaché à la caisse de résonance en forme de calebasse10. Le musicien peut exercer une pression avec sa main gauche sur la corde pour augmenter ou diminuer la tension de la corde, ce qui permet d’infléchir le son vers une note plus aiguë ou plus grave.

L’originalité du monocorde repose essentiellement dans sa capacité à imiter la voix humaine. Une des deux mains du musicien est ainsi entièrement dédiée aux inflexions et à l'ornementation de la ligne mélodique. Ces inflexions constituent un élément essentiel de la musique traditionnelle vietnamienne, pour ce qu'elles suivent toujours les intonations de la langue vietnamienne11 : c’est la raison pour laquelle le monocorde est considéré comme étant si proche de la voix humaine.

 

La cithare vietnamienne (đàn tranh)

Contrairement au monocorde, la cithare vietnamienne trouve ses origines en Chine, comme la plupart des instruments traditionnels vietnamiens. Dans la musique savante, elle a jadis été considérée comme un instrument noble12. La cithare s’est ensuite popularisée et s’impose désormais comme l’instrument préféré des Vietnamiens.


	La cithare vietnamienne (đàn tranh).

La cithare vietnamienne (đàn tranh).

Cet instrument possède traditionnellement seize cordes, mais aujourd’hui, la plupart en ont dix-sept. Ce nombre peut monter jusqu’à vingt-quatre cordes sur certains instruments. Sa tessiture s'étend sur trois à quatre octaves selon le modèle.


	Tessiture de la cithare vietnamienne.

Tessiture de la cithare vietnamienne.

Les cordes sont suspendues sur des chevalets mobiles qui permettent au musicien d’accorder son instrument sur les notes de l’échelle pentatonique. De ce fait, les cordes sont divisées en deux parties, dont l'une sert à produire les notes, et l’autre à leur apporter des inflexions13. À l’aide des onglets (en écaille ou en acier), le musicien pince les cordes avec le pouce, l’index et le majeur de sa main droite, pendant qu’il produit des ornementations ou des vibratos avec sa main gauche14.

Il existe plusieurs techniques pour générer ces inflexions : le musicien peut appuyer sur une corde en faisant glisser ses doigts sur elle, de façon directe ou plus étirée, ou appuyer sur une corde et la relâcher immédiatement après (comme une broderie), ou encore appuyer sur une corde pour produire un son tremblé (comme un vibrato)15.

Bien que la cithare possède plusieurs cordes, cet instrument est avant tout monodique. Pour autant, bien que l’harmonie soit un concept occidental, la polyphonie est une idée partagée en Occident et en Orient.

 

Étude du langage musical

La polyphonie

Bien que la plupart des instruments traditionnels du Vietnam soient des instruments monodiques, le compositeur Nguyễn Thiên Đạo a toujours cherché à parvenir avec eux à une forme de polyphonie. Dans la même idée que les Sequenze de Luciano Berio, le compositeur vietnamien explore de nouvelles techniques de jeu pour chacun de ces instruments traditionnels, pour parvenir à une forme d’« augmentation instrumentale ». Il s'est ainsi heurté aux limites des instruments monodiques, qui l’ont poussé à repenser le rapport entre instrumentiste et instrument.

Il existe plusieurs manières de produire une polyphonie virtuelle sur un instrument monodique, notamment par le jeu sur les registres (sauts disjoints), les timbres (modes de jeu), les textures (types d’attaque), les plans (nuances), les intensités et les oppositions de figures. Une autre manière de générer une polyphonie virtuelle consiste à concevoir un « jeu de répétitions espacées dans une monodie, par le retour périodique sur des hauteurs gelées16 », c'est-à-dire par la mise en opposition d’un élément statique (par exemple un trémolo) et d’un élément mobile (par exemple une succession de hauteurs).

Dans la pièce Khói Hát17, le musicien jouera ce trait de polyphonie virtuelle (Ex. 1) grâce à la disposition particulière de son instrument : la vièle possède en effet deux cordes, frottées par un archet dont le crin passe entre les deux18. Le musicien se sert donc d’une corde pour faire le trémolo, et de l’autre pour attaquer les notes accentuées.


	Exemple 1 – Khói Hát pour vièle (Jobert, 2005, p. 2).

Exemple 1 – Khói Hát pour vièle (Jobert, 2005, p. 2).

L’intérêt d’une telle démarche consiste à faire vivre la monodie tout en préservant la dimension lyrique de la musique traditionnelle vietnamienne.

 

Les inflexions et l’ornementation

L’origine des inflexions musicales se trouve dans les langues parlées : la musique de Bartók, Kúrtag ou Eötvös emprunte ainis ses inflexions à la langue hongroise19. La langue vietnamienne est pour sa part une langue « à tons » : elle nécessite une fluctuation du son, que l'on retrouve dans la musique traditionnelle vietnamienne. Trần Văn Khê prend comme exemple la syllabe ma, qui peut prendre des significations tout à fait différentes selon le ton employé :


	Mélodie et intonation linguistique (1) – Trần Văn Khê, « Musicales (traditions) – Musiques d’inspiration chinoise », Encyclopædia Universalis.

Mélodie et intonation linguistique (1) – Trần Văn Khê, « Musicales (traditions) – Musiques d’inspiration chinoise », Encyclopædia Universalis.

Le mot (« maman ») possède un ton mélodique montant. Il peut se présenter de la manière suivante :


	Mélodie et intonation linguistique (2) – Ibid.

Mélodie et intonation linguistique (2) – Ibid.

Pour que le sens des mots soit intelligible, les tons linguistiques doivent être respectés. Ainsi, une phrase chantée doit suivre le dessin mélodique de la phrase parlée, si elle veut rester compréhensible. Par exemple, la phrase Tôi thương má tôi (« J'aime ma mère ») peut correspondre à la mélodie suivante :


	Mélodie et intonation linguistique (3) – Ibid.

Mélodie et intonation linguistique (3) – Ibid.

La phrase peut être chantée de diverses manières sans que son sens ne soit altéré :


	Mélodie et intonation linguistique (4) – Ibid.

Mélodie et intonation linguistique (4) – Ibid.

En revanche, si on change son dessin mélodique, la phrase prend un sens complètement différent puisque les tons linguistiques ne sont plus les mêmes. Ici, l’auditeur comprendra soit « J’aime, mais je » soit « Je récompense ma mère » :


	Mélodie et intonation linguistique (5) – Ibid.

Mélodie et intonation linguistique (5) – Ibid.

Les inflexions et les intonations de la langue vietnamienne expriment à travers leur conception mélodique toute leur originalité20, et prouvent que le rapport entre langue et musique est fondamental dans la musique traditionnelle vietnamienne. Nguyễn Thiên Đạo a dit lui-même qu’il était impossible de déplacer les accents ou changer les hauteurs d’un texte sans en changer le sens21.

Les instruments traditionnels vietnamiens entretiennent eux aussi un rapport intime avec la langue vietnamienne. Comme nous l’avons précédemment mentionné, le monocorde et la cithare possèdent tous les deux leur propre manière de reproduire les inflexions de la langue vietnamienne.

Il est difficile de comprendre les ornementations isolément. La manière dont le musicien traduit les inflexions linguistiques sur son instrument est en effet intrinsèquement naturelle, et par conséquent, un bon musicien sait ainsi rendre audible la langue vietnamienne sur son instrument. Chaque langue possède des inflexions plus ou moins importantes et peut être traduite par un instrument, notamment grâce aux ornementations. Lorsque le musicien fait les bonnes ornementations, l’auditeur parviendra à identifier, même sans les paroles, la langue ou le style dans lequel le musicien improvise.

Il va d’ailleurs de soi que, dans la musique traditionnelle vietnamienne, on ne joue jamais de notes creuses : elles doivent être habillées par des ornementations. Comme dans chaque langue parlée, les phrases ont une ligne mélodique, elles ne sont jamais énoncées d’un ton creux. Selon Trần Văn Khê, « un son entendu à l’état brut est un son nu, donc très laid pour les oreilles vietnamiennes22 ». Nguyễn Thiên Đạo ajoute pour sa part que les notes principales sont moins importantes que les notes étrangères. Une phrase sans aucune inflexion ni ornementation est donc, selon la pensée vietnamienne, une phrase dénaturée23.

D’autre part, les inflexions peuvent également se traduire par un geste théâtral. Lorsqu’on théâtralise un geste, on l’amplifie, on l’exagère. Par exemple, à l’opéra, la théâtralisation d’un dialogue conduit à musicaliser la langue, et ainsi le discours appelle des inflexions musicales. Celles-ci peuvent se formaliser par une grande inflexion (par exemple un grand saut d’intervalle), qui est donc de l’ordre d’un geste dramatique, tandis qu'une petite inflexion (par exemple un micro-intervalle) est plutôt en rapport avec la langue. Une inflexion peut s’exprimer dans le sens vertical, du haut vers le bas, mais aussi dans le sens horizontal, au moment où elle se manifeste, au début, au milieu ou à la fin d’une phrase. En fin de compte, l’inflexion est aussi une ornementation.

Chaque instrument traditionnel possède une manière singulière d'ornementer, qui confère une couleur particulière au discours musical. Le luth emploie des trémolos et des doubles cordes, la vièle utilise des glissandos, la flûte joue des trilles, le monocorde produit des harmoniques tandis que la cithare fait entendre des arpèges et des glissandos24.

 

Les micro-intervalles

Bien que l’on associe souvent musiques orientales et modalité enrichie par les micro-intervalles, Trần Văn Khê nuance ce présupposé, notamment dans le cas de la musique vietnamienne : « On croit souvent que les musiques d’Orient sont caractérisées par des quarts de ton ou des micro-intervalles. Ce n’est pas le cas au Proche-Orient ni en Inde, et encore moins en Extrême-Orient, où le quart de ton n’a jamais existé en tant qu’intervalle25. »

La musique orientale fait appel aux micro-intervalles dans le but d’obtenir un timbre particulier, mais aussi de trouver une forme d’expressivité narrative : chaque type de narration suggère un type de dérivation musicale, que ce soit une ornementation ou une inflexion microtonale. L’emploi des micro-intervalles dans la musique orientale est donc lié à son organisation narrative, et non pas à une logique d’ordre grammatical. Il s’agit d’un système de dérivation musicale, générateur d’émotion.

Bien qu'il soit inapproprié d’établir des systèmes pour définir les différents tiers ou quarts de ton employés dans la musique traditionnelle vietnamienne, il est tout à fait possible de constituer des catégories qualitatives afin de déterminer la nature de ces micro-intervalles. Cette catégorisation permet de systématiser une intuition, tant il est vrai que les inflexions musicales se produisent de façon intuitive. Les micro-intervalles sont ainsi généralement produits par des inflexions dont les hauteurs qui se trouvent entre la note de départ et la note d’arrivée ne jouent pas un rôle éminent. L’intérêt de l’inflexion se trouve en réalité dans l’horizontalité de la ligne mélodique, mais aussi dans sa vitesse, qu’elle soit brève ou plus étirée.

Nguyễn Thiên Đạo révèla lui-même, lors d’un reportage télévisé, qu’il n’avait jamais compris le langage chromatique de l’harmonie occidentale26. Il ajouta, lors d’une interview avec Isabelle Massé, qu’il ressentait « ce besoin d’une autre “harmonie”, d’une écoute nouvelle » et que l’emploi des micro-intervalles lui avait permis de pousser plus loin cette idée27.

Ce sont en effet les micro-intervalles qui ont permis à Nguyễn Thiên Đạo de s’exprimer pleinement dans sa musique. Ceux qui passaient leur temps à conceptualiser les tiers, quarts, huitièmes et seizièmes de tons, négligeaient selon lui une idée essentielle28 : la beauté des micro-intervalles, qui réside selon lui dans leurs inflexions et leur déploiement linéaire. Ils répondent pour lui à une recherche de couleurs et de timbres qui lui ont permis de parvenir à une « harmonie suspensive29 ».

 

La forme et le temps

Dans la culture occidentale, il est d'usage de catégoriser les éléments de la forme d’une œuvre musicale : une telle catégorisation est inopérante pour la musique orientale, qui consiste en un déroulement du temps lié à un processus narratif, dans l'idée d'un temps suspendu ou circulaire. La forme est celle du temps qui passe et qui se transforme perpétuellement par des éléments et des gestes qui apparaissent, disparaissent et resurgissent de nouveau sous un état transformé, le tout dans une trajectoire circulaire30.

Contrairement à l’organisation du temps comme principe linéaire en Occident, la notion du temps circulaire se trouve dans tout ce qui nous entoure dans la nature. Il s’exprime, par exemple, dans les quatre saisons de l’année, voire dans la respiration humaine.

Dans la musique de Nguyễn Thiên Đạo, la forme est incontestablement conditionnée par la résonance. Par exemple, dans la pièce Khói Sóng31, la fin du premier mouvement amène, par un grand crescendo, à un fortissimo qui retourne au silence à l'issu d'un long diminuendo qui permet de faire résonner l’ostinato (Ex. 2). Les points d’orgue et les trois lungo soulignent d’autant plus cette idée de résonance.


	Exemple 2 – Khói Sóng pour cithare vietnamienne (Jobert, 2005, p. 3).

Exemple 2 – Khói Sóng pour cithare vietnamienne (Jobert, 2005, p. 3).

Dans la pensée occidentale, la musique est également souvent construite autour d’un point culminant : elle conduit le discours musical vers un climax, un événement prépondérant de son déroulement32. À l'inverse, la musique orientale a tendance à vouloir construire la musique à partir d’une matière sonore qui se déploie dans un geste musical continu, en partant d'un point minimal pour atteindre un point maximal33. On pourrait ainsi imaginer que le plein se conclut dans le vide tandis que ce vide récupère toute l’énergie du plein qui l’a précédé. Le plein et le vide ne sont toutefois pas deux éléments séparés, puisque l’un se résout dans l’autre, tout autant que l’un ne peut exister sans l’autre. La matière sonore possède ainsi une énergie inhérente à travers le déploiement du geste musical, qui confère au son sa vitalité34.

On peut également considérer que la pensée occidentale conduit à obéir à une logique catégorique, qui suscite des oppositions (A séparé de B), alors que la pensée orientale, suivant une logique plus dialectique, crée un espace dans lequel les éléments A et B ne sont pas opposés, mais complémentaires.

Il n’y a aucun doute sur le fait qu'Nguyễn Thiên Đạo se soit inspiré dans sa musique de la philosophie taoïste35, caractérisée par la fusion du Ying et du Yang, c'est-à-dire d'un élément avec son contraire : « Le silence absolu n’existe pas. […] Sur un plan musical, ce qui précède et suit le silence doit être suffisamment intense pour que ce silence s’exprime avec suffisamment de puissance36. »

Ainsi, la musique de Nguyễn Thiên Đạo est caractérisée par ses grandes oppositions, dualités qui progressent non seulement dans la forme et dans le temps, mais aussi dans les nuances (fortepiano), dans le registre (grave – aigu) et dans le timbre (son pur – son bruité). Le Ying et le Yang réunis représentent deux forces contraires et simultanément égales, qui s'incarnent à travers l’univers musical du compositeur dans un équilibre parfait. Selon lui, c’est bien la dualité entre l’extrêmement rapide et l’extrêmement lent qui est intéressante, alors que tout ce qui se trouve entre ces deux extrémités paraît banal37.

La musique d'Nguyễn Thiên Đạo manifeste donc une énergie extérieure qui s’oppose à une énergie intérieure, comme deux états d’esprit distincts qui s'alternent, déterminant toute la dynamique de sa musique.

 

D’un instrument à l’autre

Outre son cycle Khói pour instruments traditionnels vietnamiens, Nguyễn Thiên Đạo a composé de nombreuses pièces pour instruments occidentaux, parmi lesquelles figure une suite de miniatures pour violoncelle solo : Arco vivo38.

Comme nous l'avons vu, les instruments traditionnels occupent une place importante dans la musique du compositeur, il est donc normal que le timbre et le lyrisme propres à la musique traditionnelle vietnamienne soient au cœur de toutes ses compositions. Le violoncelliste Christophe Roy, qui a créé Arco vivo en juillet 2000 sur les ondes de France Musique, se souvient de la façon dont le compositeur lui chantait les glissandos présents dans sa pièce, avec une voix portant en elle toutes les intonations de la langue vietnamienne39. Dans le premier mouvement, l’interprète est en effet amené à glisser d’une note à une autre (Ex. 3), un geste qui s'entendait déjà fréquemment dans Khói Thương-Chi (Ex. 4).


	Exemple 3 – Arco Vivo pour violoncelle seul (Jobert, 2000, p. 3).

Exemple 3 – Arco Vivo pour violoncelle seul (Jobert, 2000, p. 3).


	Exemple 4 – Khói Thương-Chi pour monocorde (Jobert, 2005, p. 2).

Exemple 4 – Khói Thương-Chi pour monocorde (Jobert, 2005, p. 2).

On trouve dans Arco vivo un autre type de glissando, à savoir un glissement continu, qui se déploie sur tout au long du quatrième mouvement, d’abord par demi-tons, puis par quarts de tons, avant que la ligne ne se dissipe dans un long glissando indéterminé (Ex. 5).


	Exemple 5 – Arco Vivo (op. cit., p. 6).

Exemple 5 – Arco Vivo (op. cit., p. 6).

En examinant les esquisses du compositeur, on s’aperçoit qu’il s’agit avant tout d’un grand geste, un glissando réparti dans le temps, partant d’une note aiguë et passant par différentes notes intermédiaires à travers le déploiement des micro-intervalles (Ex. 6).


	Exemple 6 – Arco Vivo (esquisses).

Exemple 6 – Arco Vivo (esquisses).

Ce type de glissement continu se manifeste particulièrement dans la pièce Khói Sóng, en particulier dans le quatrième mouvement (Ex. 7). L’interprète joue un trémolo avec sa main droite, tandis qu’il exerce avec sa main gauche une légère tension sur la corde, ce qui fait graduellement monter la hauteur de la note, avant qu’il ne passe à la corde suivante, afin de donner l'impression d’un glissando ininterrompu. On note également la façon dont les notes sont groupées par quatre, indiquant à l’interprète le moment où il doit passer d’une corde à l'autre.


	Exemple 7 – Khói Sóng (op. cit., p. 6).

Exemple 7 – Khói Sóng (op. cit., p. 6).

Dans le troisième mouvement d'Arco vivo (Ex. 8), on rencontre différents types d’ornementation provenant d’un mode de jeu caractéristique de la cithare vietnamienne, telles les appoggiatures (petites notes barrées), ou la légère inflexion sur la note ornementée (Ex. 9) que le musicien produit en appuyant et en relâchant immédiatement la corde. Elle se manifeste dans Arco vivo de manière plus implicite avec l’indication « vibrato expressif ».


	Exemple 9 – Khói Sóng (op. cit., p. 5).

Exemple 9 – Khói Sóng (op. cit., p. 5).

Quoi qu'il en soit, la musique d'Nguyễn Thiên Đạo ne sonne jamais « creux ». Cette idée se retrouve dans le titre Arco vivo, qui sous-entend que chaque note est emplie de toute une vie. Ces notes sont ainsi toujours accompagnées d’un crescendo, d’un trémolo, d’un trille ou d’un son harmonique, voire d’une indication de placement de l’archet (par exemple col legno ou sul ponticello). La démarche qui consiste à explorer de nouvelles possibilités d’écriture et à élargir la palette des modes de jeu, amène aussi à intégrer dans le discours musical des techniques plus avancées, par exemple les doubles cordes, les accords ou encore les doubles trilles, qui s’ajoutent aux ornementations et aux inflexions propres à la musique orientale (Ex. 10).


	Exemple 10 – Arco Vivo (op. cit., p. 3).

Exemple 10 – Arco Vivo (op. cit., p. 3).

En définitive, tout l’enjeu de la musique d'Nguyễn Thiên Đạo consiste à mettre en relation tous ces gestes musicaux au sein d'une forme qui métamorphose perpétuellement ces éléments contrastants, tout en les faisant cohabiter, comme des personnages réunis dans un même espace, poussant l’interprète à passer sans arrêt de l’un à l'autre40. La musique d'Nguyễn Thiên Đạo est donc incontestablement imprégnée d'un univers sonore « étranger », qui fait sans cesse allusion aux phénomènes de la nature41, ainsi que d'un rapport intime à la poésie et à la langue vietnamienne.

Notes

1MASSÉ, Isabelle, Nguyen-Thien Dao. Une Voie de la musique contemporaine, Orient-Occident, Paris, Van de Velde, 2014, p. 75.

2JULLIEN, François, Entrer dans une pensée, suivi de L’Écart et l’entre, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2018.

3Nguyễn Thiên Đạo, Dat Troi, Vietnam, Sismal Records (SR008), 2012.

4Nguyễn Thiên Đạo, Khói Hát, pour vièle solo, Paris, Jobert, 2005.

5ALBÉRA, Philippe, « Introduction aux neuf Sequenzas », Contrechamps, no 1, Genève, 1983, p. 90-122.

6Trần Văn Khê, « Musique orientale – Musique occidentale », The World of Music, vol. 8, nos 2-3, Kassel / Wilhelmshöhe, Bärenreiter, 1966, p. 31-33.

7Trần Văn Khê (1921-2015) était directeur de recherche au CNRS, enseignant à l’Université Paris-Sorbonne et interprète de renom de la musique traditionnelle vietnamienne. Il a écrit de nombreux articles et enregistrés plusieurs disques consacrés à la musique vietnamienne et plus largement asiatique. Ses ouvrages La Musique vietnamienne traditionnelle (Puf, 1962) et Musique du Viêt-Nam (Buchet-Chastel, 1967) sont désormais devenus de véritables références dans le domaine de la musique traditionnelle vietnamienne.

8Trần Văn Khê, La Musique vietnamienne traditionnelle, Paris, Puf, 1962, p. 7-8.

9Ibid., p. 138.

10De nos jours, le monocorde est amplifié électroniquement.

11Trần Văn Khê, « Musicales (traditions) – Musiques d’inspiration chinoise », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 4 avril 2021 :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/musicales-traditionsmusiques-d-inspiration-chinoise/

12Ibid.

13Trần Văn Khê, 1962, op. cit., p. 139-140.

14Ibid., p. 140.

15Ibid., p. 142.

16ALBÉRA, Philippe, op. cit.

17Nguyễn Thiên Đạo, Khói Hátop. cit.

18Trần Văn Khê, 1962, op. cit., p. 160.

19HOHMAIER, Simone, « Mutual Roots of Musical Thinking: György Kurtág, Péter Eötvös and Their Relation to Ernő Lendvai’s Theories », Studia Musicologica Academiæ Scientiarum Hungaricæ, vol. 43, nos 3-4, Budapest, Akadémiai Kiadó, 2002, p. 223-234 ; WILLSON, Rachel Beckles et  Peter EÖTVÖS, « Péter Eötvös in Conversation about Three Sisters », Tempo, no 220, Cambridge University Press, 2002, p. 11-13.

20Trần Văn Khê, « Musicales (traditions) », art. cit.

21MASSÉ, Isabelle, op. cit., p. 82.

22Trần Văn Khê, Musique du Viêt-Nam, Paris, Buchet-Chastel, « Les Traditions musicales », 1967, p. 55.

23MASSÉ, Isabelle, op. cit., p. 58.

24Trần Văn Khê, 1962, op. cit., p. 291.

25Trần Văn Khê, « Musicales (traditions) », art. cit.

26MULLER, Jacqueline et Guillaume GÉRARD, Nguyen-Thien Dao, élève de Messiaen, Paris, France Télévisions, 1972.

27MASSÉ, Isabelle, op. cit., p. 56.

28Ibid.

29Ibid., p. 57.

30ANAKESA-KULULUKA, Apollinaire, « La World Music savante : Une nouvelle identité culturelle de la musique contemporaine ? », Musurgia, vol. 9, nos 3-4, Paris, Eska, 2002, p. 55-72.

31Nguyễn Thiên Đạo, Khói Sóng, pour cithare solo, Paris, Jobert, 2005.

32CHENOWETH, Vida, « Music as Discourse », Word, vol. 37, nos 1-2, New York, International Linguistic Association, 1986, p. 135-139.

33ANAKESA-KULULUKA, Apollinaire, op. cit.

34Ibid.

35MASSÉ, Isabelle, op. cit., p. 60-61.

36Ibid., p. 51.

37Ibid., p. 60.

38Nguyễn Thiên Đạo, Arco vivo, pour violoncelle solo, Paris, Jobert, 2000.

39MONTARON, Anne, « Hommage : Arco Vivo pour violoncelle de Nguyễn Thiên Đạo » [en ligne], consulté le 4 avril 2021 :
https://www.francemusique.fr/emissions/alla-breve-l-integrale/hommage-arco-vivo-pour-violoncelle-de-nguyen-thien-dao-diffusion-integrale-et-portrait-10838

40Ibid.

41GAGNARD, Madeleine, Le Discours des compositeurs, Paris, Van de Velde, 1990.

Pour citer ce document

Hy-Khang Dang, «Les instruments traditionnels vietnamiens dans la musique de Nguyễn Thiên Đạo», La Revue du Conservatoire [En ligne], Le huitième numéro, La revue du Conservatoire, Articles, mis à jour le : 14/01/2025, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=3037.

Quelques mots à propos de :  Hy-Khang Dang

Né au Luxembourg en 1995, Hy-Khang Dang étudie le saxophone, la direction d’orchestre, l’écriture et l’improvisation générative au Conservatoire royal de Bruxelles et au Conservatoire de Paris. Il remporte le premier prix du Concours international de composition « Artistes en herbe » en 2013. Ses œuvres ont été interprétées par diverses formations, notamment par l’Orchestre philharmonique et l’Orchestre de chambre du Luxembourg. En tant que lauréat du Fonds culturel national et de la Fondation Michelle, il intègre la « Music Education Academy » à la Philharmonie du Luxembourg et l’Académie de musique contemporaine de l’Ensemble Linea à la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg. hykhang.dang@gmail.com