Originalité et création musicale
Le langage du droit
- Résumé
- Abstract
Comment le droit d’auteur définit-il l’individualité artistique ? Quel est le sens de la composition et de l’invention esthétique dans le langage de la propriété intellectuelle ? Si le rôle premier du droit est d’assurer aux auteurs reconnaissance morale et sécurité matérielle, c’est également l’un des lieux où se construit la représentation de l’activité compositionnelle. À cet égard, la matière juridique offre un point de vue riche et singulier sur les évolutions, les débats et les concepts qui traversent le champ de la création musicale. Comment, en effet, produire des normes, des définitions et des régularités à propos de pratiques dont tout l'objectif consiste à se réinventer et se redéfinir à intervalles réguliers ? Parfois dérouté, souvent pragmatique, le juge suit à la trace les innovations artistiques et les controverses esthétiques. En nous appuyant sur l’actualité jurisprudentielle et sur des éléments de doctrine, nous tenterons de cerner les principaux enjeux d’une définition de l’invention musicale par le texte juridique, occasion d'élaborer quelques outils théoriques face à une question encore plus vertigineuse : qu’est-ce qu’une idée musicale et d’où vient-elle ?
Plan
Texte intégral
Un épisode ordinaire du débat esthétique sur le web : en juin 2018, plusieurs vidéastes sur la plateforme YouTube s’étonnent des ressemblances existant entre certains éléments de l’arrangement de la chanson Damn, dis-moi écrite par l’artiste Christine and the Queens et certains samples (courts extraits sonores) proposés gratuitement par le logiciel Apple Logic Pro. Les internautes discutent, comparent, commentent, et plusieurs médias s’emparent du sujet : s’agit-il d’un plagiat ? d’une facilité d’écriture ? Le sampling relève-t-il de la composition musicale ? Est-il encadré par le droit d’auteur ? Rapidement, la question juridique est écartée (les extraits sonores utilisés sont libres de droit), et on en restera à la controverse artistique et morale1. Mais l’affaire est l’occasion pour la presse culturelle de questionner les fondements du droit d’auteur et les implications de la législation française en la matière : qu’est-ce qu’une idée musicale et qu’est-ce que le droit d’auteur protège exactement ? Surgissent alors des concepts comme « originalité », « individualité », « personnalité », « nouveauté », « travail intellectuel », « propriété immatérielle », qui dessinent les contours d’une définition de la composition musicale par le droit.
La construction historique d’un auteur individualisé
En France, comme dans une large partie du monde, le droit consacre une acception individualisée de la composition musicale : ce qui relève de l’invention, de l’innovation, y est vu comme le fait d’une personnalité identifiée, d’une imagination unique, celle de « l’auteur ». L’actuel code français de la propriété intellectuelle considère ainsi la composition musicale comme une « œuvre de l’esprit », fruit de la conception de son auteur, qui dispose sur celle-ci d’un « droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Si une telle définition de l’activité compositionnelle correspond bien aujourd’hui à une réalité culturelle et matérielle – les compositeurs composent, cherchent à constituer un langage personnel, à produire des objets sonores uniques – il n’est pas inutile de rappeler de cela n’a pas toujours été le cas. La notion d’« auteur musical » – le compositeur comme créateur d’une partie identifiée de la substance musicale – a connu un long développement, de la fin du XIIe siècle jusqu'au XIXe siècle, où elle sera alors formalisée sur le plan juridique2. En Europe, plusieurs siècles séparent les premières partitions attribuées à un auteur, de la pratique systématique de la paternité revendiquée des œuvres. Différents systèmes culturels ont ainsi pu coexister, chacun donnant à la notion d'« auteur musical » un sens bien précis.
À cet égard, l'observation des pratiques des troubadours et trouvères des XIe et XIIe siècles est édifiante : s’empruntant, se copiant, se citant les uns les autres, ceux-ci forment un paradigme esthétique où la référence, l’intertextualité et le réemploi sont largement valorisés, où le prestige et la postérité de l’auteur se fonde bien plus sur la maîtrise et la virtuosité dans l’utilisation d’un langage commun, que sur l’invention originale3. À la manière de certaines communautés de développeurs de logiciels libres, ces musiciens forment un espace culturel au sein duquel la création musicale constitue un continuum, un flux transversal, une construction collective, qui agrège et synthétise le rôle de chaque contributeur. Comment distinguer alors ce qui relève de la proposition personnelle et originale, de ce qui constitue une grammaire commune pratiquée par tous ? Ce type de question était hors du champ de vision des mentalités médiévales. À l’ère moderne cependant, à mesure que se cristallise la figure du compositeur (et en miroir celle de l’interprète), cette question se fait de plus en plus insistante : l’idée de propriété intellectuelle et de droit d’auteur émerge en effet peu à peu. Construite sur le modèle de la propriété matérielle, la propriété intellectuelle reconnaît à l’auteur l’appartenance exclusive, morale et patrimoniale des fruits de son travail.
La solution juridique du « fond commun musical » et ses paradoxes
En matière musicale, comme dans d’autres disciplines artistiques, la notion de « propriété intellectuelle » pose toutefois un problème théorique, constituant un paradoxe : telle qu’elle s’est construite historiquement, l’aptitude à inventer une musique originale et personnelle dépend en effet d’une initiation, d’une transmission, d’un apprentissage, qui n’a rien de personnel ni d’original. C’est au prix de longues années de formation – formation qui comprend généralement l’assimilation de plusieurs siècles d’histoire de la musique, ainsi que l’étude détaillée de centaines d’œuvres – que s’acquiert pour beaucoup la faculté de composer de la musique. De sorte que, prise dans ses composantes élémentaires (modes mélodiques, accords, cellules rythmiques, réservoir de timbres, possibilités organologiques…), la substance d’une œuvre ne peut légitiment être la propriété de son auteur. Dans le premier mouvement de sa cinquième Symphonie, Beethoven n’a proprement inventé ni la tonalité de do mineur, ni les structures harmoniques (degrés harmoniques, cadences), ni le vocabulaire rythmique, ni la répartition des timbres (orchestration), ni la construction formelle générale (forme-sonate). Comment alors l’association de tous ces éléments fait de ce mouvement un morceau unique et intemporel ? Il s'agit là d'une question esthétique. Plus prosaïque et pratique, le droit se contente de constater l’existence d’un « fond commun de création musicale », dans lequel tous les compositeurs sont libres de « piocher » à leur guise.
La pensée d’un compositeur et son originalité, protégées par le droit d’auteur, se situent alors, non pas dans la substance même de la musique, c'est-à-dire dans la nature du vocabulaire utilisé, mais dans l’usage de celui-ci, usage qui, lui, doit être original. Cette idée a été formalisée en France par la doctrine juridique du droit d’auteur dans les années 1950, et est régulièrement reprise par la Cour de cassation depuis, dans les affaires de contrefaçon et d’atteinte au droit d’auteur notamment4, principe qui semble recouper les rudiments de l’analyse musicale. On peut toutefois se demander si la distinction entre « fond commun musical », d’une part, et apport personnel, d’autre part, est aussi nette qu'il y paraît, et si l’utilisation qui en est faite par le droit n’est pas porteuse, si ce n'est de choix, au moins de conséquences esthétiques singulières.
Regardons de plus près les critères musicaux régulièrement retenus par le juge pour produire ses conclusions : parmi ceux-ci, le critère mélodique semble le plus déterminant. Ainsi, le Tribunal de Grande instance de Paris juge qu’une composition présentant une mélodie similaire à une autre œuvre, malgré des différences harmoniques et rythmiques manifestes, ne peut être considérée comme originale5. Une mélodie originale est-elle pour autant la marque de la pensée du compositeur, par opposition aux éléments rythmiques et harmoniques qui appartiennent au fond commun de création ? Pas nécessairement : c’est de la combinaison de ces paramètres qu’émerge l’originalité. La Cour de cassation affirme ainsi que « l’originalité de l’œuvre revendiquée […] doit être appréciée dans son ensemble au regard des différents éléments, fussent-ils connus, qui la composent, pris en leur combinaison6 ».
Mais, si deux extraits d’œuvres se ressemblent sur l’ensemble de ces paramètres (mélodie, harmonie, rythme), l’une est-elle nécessairement la contrefaçon de l’autre ? Non, car il existe la possibilité d’une « rencontre fortuite » (le hasard) ou même d’une « réminiscence issue d’une source d’inspiration commune » (une influence esthétique et musicale commune), qui, dans ce cas, écarterait l’intentionnalité de réaliser la contrefaçon7. Au besoin, le juge adopte parfois même une vision plus large et plus abstraite : ainsi, pour la Cour d’appel de Paris, l’originalité musicale peut s’apprécier comme le « résultat d’une création intellectuelle » incluant des « choix arbitraires et personnels »8.
La vision proposée par le droit de l’originalité musicale semble donc assez souple, pour ne pas dire hétérogène. Si l’usage qui est fait par le juge de l’expertise musicologique semble consacrer une vision mélodiste et thématique de la musique, il admet aussi d’importantes capacités d’adaptation. Cette plasticité théorique laisse toutefois beaucoup de questions sans réponses : si j’écris une pièce sans thème mélodique, constituée uniquement d’arpèges, de progressions harmoniques et rythmiques, comme en est rempli le répertoire pour piano, suis-je original ? Si, au contraire, je m’appuie sur une succession harmonique déjà existante et que je lui ajoute une mélodie, comme le fait Gounod9 avec le premier prélude du Clavier bien tempéré de Bach, de quel élément suis-je le propriétaire exactement ? Si j’écris une pièce orchestrale sur « une seule note » comme le fait Scelsi10, suis-je propriétaire de ma musique ? Si j’écris une pièce pour ensemble de percussions, composées uniquement de structures rythmiques et timbriques, sans hauteurs harmoniques – comme le fait Gérard Grisey dans Le Noir de l’Étoile – qu’est-ce qui relève du fond commun et qu’est-ce qui relève de l’invention originale ?
Vers une théorie de l’auteur renouvelée ?
On peut bien sûr trouver des raisons convaincantes à cet état de fait : les outils d’analyse esthétique mobilisés par le juge conviennent à la morphologie du contentieux du droit d’auteur musical. Sensible au poids économique de certains genres traditionnellement pensés comme « populaires » (c’est-à-dire largement diffusés et vendus), ce contentieux s’articule en effet majoritairement autour de musiques « thématiques », où la marque la plus sûre de l’originalité de l’auteur reste de nature mélodique (ligne vocale, riff ou solo instrumental, etc.). Pour autant, on peut douter de la pérennité de ce dispositif : la vie juridique accuse un retard incompressible sur les pratiques culturelles et économiques. Ainsi la montée en puissance des musiques électroniques et leur rayonnement dans des genres musicaux massivement diffusés et écoutés (rap, RnB, chanson) n’est pour l’instant que peu représentée. Comment le juge s’y prendra-t-il avec des musiques qui se pensent différemment, où l’originalité de l’auteur est à trouver dans un travail poussé sur le timbre ou bien sur une certaine manière d’habiter le rythme ? Il pourra y parvenir, sans doute en s’ouvrant pragmatiquement à l’existence d’autres paradigmes musicaux et en sollicitant l’avis d’acteurs déterminants de ces champs (producteurs, programmateurs, compositeurs), comme il le fait déjà.
Mais peut-être gagnerait-il aussi à développer une théorie générale de l’originalité et de la personnalité musicale, plus en phase avec ce que la musicologie est en mesure de proposer aujourd’hui : dans un ouvrage récent, Yves Balmer et Thomas Lacôte se penchent sur le cas d’une pratique d’invention musicale particulièrement intéressante11 : le compositeur Olivier Messiaen recensait en effet dans ses carnets une grande quantité de fragments rythmiques, mélodiques et harmoniques, prélevés dans les œuvres de ses auteurs favoris. Il se constituait de cette façon un matériau musical qu’il exploitait ensuite, transformé, coloré et personnalisé. Par un travail de digestion, de polissage et de raffinement de ses goûts musicaux, il s’est ainsi construit un langage : dans ce cas, le compositeur n’est plus simplement celui qui utilise de manière originale les éléments d’un fond commun, mais celui qui en choisit spécialement quelques-uns pour les digérer en profondeur et en tirer une personnalité, une originalité. Il ne s’agit plus uniquement de combiner les atomes de la matière musicale, mais de s’en approprier intimement certaines particules, pour les transformer, les dépasser et les sublimer. Le compositeur serait-il alors médiateur, transformateur de musique, apparenté à une marmite dans laquelle mitonneraient quelques morceaux choisis, offerts par l’histoire ? Si l’image peut paraître folklorique, avouons qu’il y a là de quoi élargir significativement la théorie juridique de l’auteur d’œuvres d’art.
Notes
1BALDACCHINO, Julien, « Non, la nouvelle chanson de Christine and the Queens n’est pas “pompée” sur un ordinateur », France Inter, 26 juillet 2018 : https://www.franceinter.fr/musique/non-la-nouvelle-chanson-de-christine-and-the-queens-n-est-pas-pompee-sur-un-ordinateur (consulté le 3 juin 2021).
2GASTAMBIDE, Joseph-Adrien, Traité théorique et pratique des contrefaçons en tous genres, Paris, Hachette, 1837.
3MOUCHET, Florence, « Intertextualité et “intermélodicité” : Le cas de la chanson profane au Moyen-Âge », in Chanson et intertextualité, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 17-33.
4DESBOIS, Henri, Le Droit d’auteur en France, Paris, Dalloz, 1978 (3e éd.).
5Tribunal de Grande instance de Paris, Chambre civile no 3, 5 décembre 2007, 05/18502.
6Cour de cassation, Chambre civile no 1, 30 septembre 2015, 14-11.944.
7Cour de cassation, Chambre civile no 1, 3 novembre 2016, 15-24.407 et 15-25.200.
8Cour d’appel de Paris, 15 mars 2016, 14/17749.
9Charles Gounod, Ave Maria.
10Giacinto Scelsi, Quattro Pezzi su una nota sola.
11BALMER, Yves, LACÔTE, Thomas et Christopher MURRAY, Le Modèle et l’Invention : Messiaen et la technique de l’emprunt, Paris, Symétrie, 2017.