La mise en musique des textes latins par les compositeurs français (1600-1800)
- Résumé
- Abstract
Les compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles respectent la prosodie française. Mais lorsqu’ils mettent un texte latin en musique, ils utilisent souvent les formules qui vont avec les textes français : la prosodie latine n’est pas respectée.
Plan
Texte intégral
La prosodie française du plain-chant
En général, les traités de plain-chant ne réservent que très peu de place à l’accentuation du latin. Un seul auteur y prête véritablement attention, et lui réserve une place importante : il s’agit de Pierre-Benoît de Jumilhac :
Il ne reste donc à present qu’à donner quelque connoissance des accens latins, puis qu’ils n’appartiennent pas seulement à la grammaire, mais aussi à l’exercice de chant. Et quoyque la connoissance que l’on peut en prendre dans les livres fust suffisante si les accens estoient convenablement marquez dans les breviaires, dans les pseautiers, & autres semblables livres dont l’usage est dans l’Église ; & qu’ainsi l’on pûst avoir une façon uniforme pour la pratique de ces chants : neantmoins parce que les livres ne sont ordinairement pas tels qu’ils devroient estre ; & qu’il n’est pas seulement necessaire d’observer les accens dans l’écriture & dans l’impression de cette sorte de livres ; mais aussi dans le discours & dans la prononciation des mots ; & qu’il est beaucoup plus avantageux, plus commode, & plus asseüré de sçavoir par regles la situation des accens, que d’observer celle qui est faite dans les livres sur chaque mot. Les lecteurs trouveront icy un recuëil de ce qui est le plus communement reçû des grammairiens sur ce sujet, afin que ceux qui en ont besoin n’ayent pas la peine de le chercher ailleurs.1
Ce texte est suivi d’une longue dissertation sur l’accentuation de la langue latine dans le latin d’église. Mais quel est le rapport entre le plain-chant, fondement musical des offices (et de nombreuses pièces pour orgue) et la métrique latine ? Choisissons un exemple simple : une courte phrase de plain-chant psalmodiée :
FORNAS, Philippe, L’Art du plain-chant par messire Philippe Fornas, Lyon, Michel Mayer, 1673, p. 23.
La métrique n’est pas toujours respectée : Dixit exigerait une note longue suivie d’une note brève, par exemple :
Dominus et Domino demanderaient une note longue et deux brèves, par exemple :
Meo devrait être noté par une note longue / une brève :
La manière de mettre ce texte latin en musique est donc une sorte de « francisation » du texte latin. L’exemple qui suit présente une « conclusion » fréquente, qui donne à la dernière syllabe, brève en latin, une valeur très importante :
DROUAUX, Étienne, Nouvelle méthode pour apprendre le plain-chant, divisée en quatre parties… tant pour l’usage de Rome que pour celuy de Paris et autres diocèses, Paris, Gilles Blaizot, 1674, p. 32.
La dernière syllabe est chantée sur une note longue suivie d’une cascade de brèves, ce qui donne à la seconde syllabe de meis un poids qui ne correspond pas plus à la finale d’un mot français qu’à celle d’un mot latin.
Le grec n’est pas mieux servi. J’ai signalé par une petite flèche le port de voix qui ajoute à la dernière syllabe du mot eleison un appui qui ne figure pas dans la langue grecque.
CLÉRAMBAULT, Nicolas, Litanies de la Ste vierge à deux voix, in Chants et motets pour Saint-Cyr, ms., vers 1700-1710.
La mise en musique des syllabes françaises appuyées
Dans leur mise en musique de la langue française, les compositeurs, surtout à partir de Lully, suivent la règle des quantités : certaines syllabes sont appuyées, d’autres le sont à moitié, d’autres sont brèves. C’est le fondement de notre prosodie : le compositeur cherche à rendre les différents poids des syllabes, auxquels s’ajoutent les effets de la déclamation chantée. Il tient compte de l’expression qu’il souhaite donner à chaque phrase, en mettant en valeur certains mots. Quels moyens emploie-t-il ? : la longueur des notes, la hauteur des notes, les intervalles qu’il place entre les notes, l’agrémentation et l’harmonie.
La longueur des notes :
Les principales syllabes accentuées sont traduites par des notes plus longues que les autres :
La longueur des notes et l’agrémentation sur les syllabes fortes :
Toutes les notes suivies d’une flèche portent des syllabes fortes, effet rendu à la fois par leur longueur et aussi par leur agrémentation. Ce sont les syllabes finales de mots placés à la fin d’une phrase ou d’un segment de phrase :
Les notes les plus longues sont réservées aux syllabes les plus appuyées ; de plus, elles sont ornées d’un tremblement.
L’harmonie : le verbe « gémir » est accompagné d’une septième diminuée :
La prosodie française appliquée aux textes latins
Report de l’importance de la finale française sur le texte latin :
BERNIER, Nicolas, Motets à voix seule avec des violons, copie de Philidor pour le comte de Toulouse, 1706, p. 1.
La dernière syllabe est portée par une noire agrémentée, succédant à des croches ; la dernière syllabe du mot Dominus a donc plus de poids que ce qui précède, comme une finale française, alors que la longue du texte latin porte sur le Do- de Dominus.
De même, la syllabe finale est portée par la note la plus longue du segment, ce qui est contraire à la prosodie latine, mais fréquent dans la prosodie française.
COUPERIN, François, Leçons de Tenébres a une et a deux Voix, Paris, l’Auteur / Foucaut, 1724 (?), p. 2.
Pour le mot civitas, le compositeur a bien respecté la longue ci-, en noire pointée, mais il attribue une blanche avec tremblement à la dernière syllabe, ce qui lui donne un poids considérable.
Formules fréquentes de l’agrémentation vocale française, reportées sur le texte latin :
Ces terminaisons, régulièrement employées dans la musique vocale française, donnent un poids important à la finale.
CAMPRA, André, Motets à une, deux, et trois voix, avec symphonie et sans symphonie. Livre cinquième, Paris, Veuve Foucault / Veuve Ribou, 1720, p. 1.
Le tremblement et le coulé de tierce donnent un poids important à tu- dans tuo. Mais le coulé de tierce aboutissant à une noire est aussi fort, la finale d’un coulé de tierce étant exécutée entière à l’époque.
Nous ne proposons ici qu’une brève étude. Nous pourrions développer à l’infini, mais cela aurait-il une quelconque utilité ? L’interprète est bien obligé de respecter le texte du compositeur, avec lequel il ne peut « tricher » : il doit transmettre le message ancien avec toute sa sensibilité et ses caractéristiques de style, du moins dans la mesure où cela est possible, car on ne peut faire revivre un style d’exécution qui nous est transmis par des mots, auxquels l’univers sonore échappe en partie.
Notes
1JUMILHAC, Pierre-Benoît de, La Science et la Pratique du plain-chant, Paris, Louis Bilaine, 1673, p. 192.