Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Roland-Manuel et le spirituel
- Résumé
- Abstract
Bénédictin de l’abbaye de Solesmes où Roland-Manuel reçut le baptême en 1926, le père Hala reconstitue le parcours spirituel du musicien en s’appuyant notamment sur sa correspondance avec Jacques Maritain ou le père Gaston Aubourg. Il ouvre également des perspectives sur la manière dont cette spiritualité s’incarne musicalement dans son œuvre, qu’elle soit religieuse (Cantique de la sagesse) ou profane (Le Diable amoureux).
Texte intégral
Retracer l’itinéraire spirituel de Roland-Manuel n’est pas chose aisée, d’autant qu’il ne s’est jamais étendu sur le sujet. Il s’en expliquera en disant qu’il n’était guère l’ami des effusions : « Il y a bien de l’indécence, écrivait-il, à mêler une sentimentalité très bassement humaine à de telles émotions qui marquent le point de contact de notre sensibilité avec les réalités surnaturelles1… »
Quelles étaient d’abord les convictions religieuses de la famille ? Son père, Salomon Paul Levy, et ses grands-parents paternels étaient israélites. Sa mère était belge de naissance. Comme l’indique la Note sur Roland-Manuel et sa famille conservée à la Bibliothèque de l’Opéra, « tous ses ascendants sont purement aryens2 » : « M. Roland-Manuel n’appartient pas et n’a jamais appartenu à la religion juive. Ses parents ne l’ayant élevé dans aucune religion, en raison de la disparité de leurs origines et de leur commune indifférence religieuse. »
Roland-Manuel adolescent s’accommodera sans heurt apparent à son milieu familial, où l’on cultivait plutôt une religion de l’art. « Les dieux de la maison étaient Ravel et Satie3 », dira Pierre Bertin. Il faut dire que sa mère ménageait au jeune homme une liberté dorée. À l’époque de ses vingt ans, Roland-Manuel avait en effet son petit appartement qu’il avait lui-même aménagé, dans le grand appartement familial du 1 de la rue de Chazelles. Il y recevait ses amis, des jeunes poètes, le plus souvent, comme Marcel Ormoy, qui sera le parrain de baptême de son fils Claude.
C’est sur cette toile de fond qu’allait débuter le long et sinueux parcours spirituel de Roland-Manuel, qui passera, pendant près de quinze ans, par plusieurs phases avant d’aboutir à sa conversion et à son baptême à Solesmes, en 1926.
Ces phases correspondent chacune aux rencontres décisives qu’il fera, avec des personnages fort complexes au demeurant, et avec lesquels il nouera une amitié véritable, car c’était bien l’un de ses charismes que de susciter l’amitié.
Période « ésotérique », la rencontre avec Erik Satie
Roland-Manuel rencontra Erik Satie en 1912. Pierre Bertin a donné un petit aperçu de cette époque : « Sa chambre, tapissée d’étoffes sombres, avait un air vaguement oriental que lui-même accusait parfois en se drapant dans une sorte de gandourah et en allumant un cierge après avoir fait l’obscurité, en lisant d’une voix forte […] des poèmes du Sâr Péladan ou de Mallarmé4. »
Ce qu’il recherche chez Erik Satie, lorsqu’il le rencontre avenue de Villiers, chez Paulette Darty-Dreyfus, ce sont ses pièces écrites une vingtaine d’années auparavant, dans sa période régie par un austère mysticisme, où il collabora avec Joséphin Péladan, le célèbre occultiste. Le jeune homme retiendra surtout Le Fils des étoiles (1891, une série de 3 préludes), écrit pour accompagner un texte éponyme du Péladan, une « wagnérie kaldéenne », œuvre qui inaugurait la période Rose-Croix d’Erik Satie. Roland-Manuel orchestrera ces 3 préludes, charmé autant qu’intrigué par leurs étagements de quartes et leurs tonalités superposées.
Il orchestrera également le Prélude de la porte héroïque du ciel (1897), que Satie avait composé pour le drame ésotérique de Jules Bois mettant en scène un poète, le Christ, la Vierge, et aussi Isis.
Il est difficile de croire que Roland-Manuel ait pu rester insensible à toute cette « religiosité », comme par exemple au texte dédicatoire, écrit par Satie en préambule au Fils des étoiles, texte où l’on invoque « la miséricorde du Père, créateur des choses visibles et invisibles ; la protection de la Mère auguste du Rédempteur, Reine des Anges ». Est-il resté insensible, après avoir orchestré le Prélude de la porte héroïque du ciel, à ce qu’en avait dit Satie, qui renvoyait aux vertus des compositeurs médiévaux, l’anonymat, le recueillement, l’humilité et la chasteté de l’expression ? Satie l’avait composé « suivant les convenances si respectables et si touchantes qu’établirent justement nos Augustes Prédécesseurs, les Maîtres vénérés de l’Antiphonaire Suprême ». Tout renvoie aux moines et à la tradition bénédictine grégorienne. Or, on sait que Roland-Manuel deviendra oblat bénédictin après son baptême. On peut citer aussi les Danses gothiques (1893), aux titres à la spiritualité évangélique : « 3. En faveur d’un malheureux », « 5. Pour les pauvres trépassés », « 6. Où il est question du pardon des injures reçues ».
Et que dire d’Uspud, ce ballet chrétien que Satie avait envoyé à Roland-Manuel, qui met en scène un personnage unique, qui se convertit après avoir été assailli et meurtri par des hordes de démons vociférants qui surgissent de nulle part et disparaissent, et ces cohortes de saints aux noms irréels qui défilent dans le 3e acte, exhortant Uspud au martyre…
Roland-Manuel découvrait par là un monde mystique qui lui était jusque-là tout à fait inconnu.
Max Jacob et Roland-Manuel
Max Jacob et Roland-Manuel entrent en relation en 1917. Roland-Manuel devenait alors l’ami et le collaborateur d’un converti, baptisé deux années auparavant. Comme Max Jacob voulait le bonheur de ses amis, il priait et faisait prier pour eux en demandant leur conversion. C’est ce qu’exprimait sa première lettre à Roland-Manuel : « Je prie… nous prions pour ta conversion, mais mes prières seules seront entendues, s’il est vrai que les ailes du cœur seules peuvent être celles de la prière5 ».
Que retirer de cette période ? Apparemment peu de choses, si l’on s’en tient à leur seule correspondance. Max Jacob donnait à Roland-Manuel des conseils de lecture propres à nourrir sa vie spirituelle, comme l’Imitation de Jésus-Christ ou la Légende dorée (« c’est une abondante source d’inspiration pour une âme pure comme la tienne », soulignait-il dans une lettre), parfois une citation des évangiles. Dans une lettre, il sera tout de même question de péché et de vertu, de la vie après la mort. Il lui parle aussi des livres pieux qu’il lit lui-même : par exemple, les révélations mystiques d’une stigmatisée, Catherine Emmerich.
Parfois, Max Jacob aide Roland-Manuel à surmonter des moments de découragement ; par exemple, lorsqu’il manquait d’inspiration musicale. Il lui écrit, en y mêlant une note spirituelle : « Il ne se doute pas que Dieu n’a fait la nature que pour rabaisser de temps en temps l’orgueil des artistes, et aussi, comme il est bon, pour leur faire faire des progrès en les dépouillant, auront-ils autant de génie que ce cher petit oreiller de leurs présomptions6 ? »
La correspondance entre Max Jacob et Roland-Manuel, très riche, que va publier Patricia Sustrac, est surtout centrée sur leur collaboration artistique, et notamment autour de la création de leur opéra bouffe, Isabelle et Pantalon.
Max Jacob respectait Roland-Manuel, Max Jacob aimait Roland-Manuel, aussi n’a-t-il jamais forcé l’assentiment religieux de son ami. D’ailleurs, plus tard, Max ne se mêlera en rien à sa préparation au baptême. Il ne fera que constater après coup la conversion de Roland-Manuel. « Quels changements, lui écrira-t-il ! De style ! De vocabulaire ! D’esprit ! Voilà un vrai converti […] Moi, mon amitié qui a été si surprise de cette vacuité, cette viduité, mon amitié attendait en priant chaque jour, pour toi7. » D’ailleurs, à cette époque, les deux hommes ne se fréquentaient ni ne s’écrivaient pratiquement plus.
Max Jacob, cependant, aura été pour Roland-Manuel un important maillon dans son itinéraire. La complexité du personnage n’a pas manqué d’interpeller et de faire s’interroger le jeune homme sur la dimension spirituelle de la vie, la retraite de Max Jacob à l’abbaye désaffectée de Saint-Benoît-sur-Loire (autre repère bénédictin sur le parcours de Roland-Manuel) non plus.
Il faut évoquer maintenant la figure de l’abbé Léonce Petit, membre assidu du groupe des Apaches, que Roland-Manuel rencontrait surtout dans les salons et les concerts privés. Cet ecclésiastique – le futur aumônier de l’Opéra – était professeur de lettres, un homme de grande culture et un mélomane averti, qui devint l’ami de Ricardo Viñes et de Maurice Ravel.
Roland-Manuel lui dédiera son ouvrage À la gloire de Ravel 8 . Pourtant éloigné de l’Église et de ses représentants, Roland-Manuel appréciera l’individu, au point de choisir cet abbé Petit pour administrer le baptême de son fils Claude9, né en 1922, alors que lui-même était bien éloigné de toute pratique chrétienne. Les raisons qu’il donnait de vouloir faire entrer son fils dans l’Église revêtaient plutôt un aspect socioculturel : puisque la France était de tradition chrétienne, se disait-il, il ne dérogerait pas à cet état de fait. Il souhaitait intégrer son enfant « dans notre civilisation française, comme il écrivait à un ami, Maurice Brillant10, et aussi pour lui épargner ce flottement où il vécut lui-même11. »
Plus tard, le baptême de son fils lui fera désirer le sien. Il dira à Jacques Maritain : « Mon petit garçon, qui a quatre ans, le seul chrétien de la famille. » « Merveilleux effet de la grâce du baptême chez un enfant qui n’a jamais entendu parler de Dieu. Croyez, mon cher Ami, que je suis impatient d’imiter mon petit garçon en dépit de toutes les difficultés que je rencontre encore12. »
Dans cette France où les arts et l’Église n’ont pas toujours fait bon ménage, l’abbé Petit apparaissait à Roland-Manuel comme un heureux trait d’union entre un monde ecclésiastique dont il se méfiait et le monde des artistes qu’il fréquentait assidûment.
Autre personnage dont l’influence allait aussi compter pour lui, Maurice Brillant, rédacteur comme lui au Correspondant, chrétien convaincu ; très impliqué dans les cercles catholiques, il s’efforçait de fédérer les écrivains chrétiens.
C’est lui qui introduira Roland-Manuel dans le cercle des Maritain à Meudon, ce lieu d’accueil de toute l’avant-garde artistique et littéraire de leur temps, en quête d’absolu, et le plus souvent désorientée.
Dans sa présentation de Roland-Manuel aux Maritain, Maurice Brillant notait ceci : « c’est un très bon et honnête garçon, avec des paradoxes ; moralement, il y a de l’étoffe. – Il a beaucoup fréquenté ces temps derniers chez les Bénédictines de la rue Monsieur, d’abord pour la musique. Mais la musique n’est pas une explication suffisante à son assiduité13. » Il est à remarquer qu’il assiste donc à des offices bénédictins en chant grégorien, dans un endroit qui était, il est vrai, le plus en vogue de la capitale. Roland-Manuel était avant tout travaillé par la grâce.
Jacques Maritain, trouvant Roland-Manuel un peu timoré dans son cheminement, allait alors précipiter les choses, d’ailleurs un peu trop, et il organisa une visite à Solesmes. Maritain l’avait annoncé en ces termes : « Roland-Manuel est Juif, il est très attiré par Dieu, sa visite à Solesmes peut être décisive, il est en pleine crise religieuse. C’est un esprit remarquablement cultivé, disciple de Ravel en musique et compositeur de grand talent. Faites-lui connaître votre admirable père organiste [le père Letestu]. Je rêve que Roland Manuel soit baptisé à Solesmes14 ! »
C’est Maurice Brillant qui conduira Roland-Manuel à Solesmes, en mai 1926, et qui l’introduira auprès du père Gaston Aubourg qui allait devenir le conseiller spirituel et l’ami du jeune homme.
Il reste une abondante et riche correspondance entre Roland-Manuel et le père Aubourg, mais malheureusement, aucune lettre du père Aubourg n’a été conservée, sinon une seule. Ces lettres sont du plus haut intérêt, en tant qu’elles nous livrent l’être intime et la vie spirituelle de Roland-Manuel, plus qu’aucun autre document d’archive.
La foi de de Roland-Manuel a-t-elle influencé sa création musicale ?
Si l’on envisage l’intégralité de son œuvre, il est difficile de se prononcer. Il reste que son esthétique est allée vers un plus grand dépouillement ; il y était d’ailleurs convié par le père Aubourg, auquel il confia en 1927 : « Je ne laisse pas d’entendre murmurer déjà à mes oreilles ce que vous appelez en des termes qui me frappent très vivement : « L’âpre cantique du dépouillement et de la force ». […] Trop de sirènes ont charmé le vieil homme, et s’il a fini par fermer ses oreilles à leurs chants les plus perfides, il n’est pas encore assez sûr de soi pour ôter les bouchons de cire afin d’écouter uniquement la mélodie plus pure et plus nue qu’entendent en lui le musicien et le chrétien15… » On peut encore ajouter cette citation éclairante de Roland-Manuel, qui conclut ainsi son ouvrage sur Ravel (1938) : « L’office propre du compositeur n’est pas et ne peut pas être de penser en musique, ce qui ne veut exactement rien dire, mais d’ordonner les sons d’une manière agréable à l’oreille. Cet ordre atteint par le sensible et dans le sensible, il reste à l’œuvre de retentir dans le spirituel » (p. 185). Citation qui demanderait bien des développements.
Il reste que la foi et la vie intérieure du croyant que fut Roland-Manuel ont suscité plusieurs pièces caractéristiques.
Le Diable amoureux16
Le Diable amoureux est un opéra-comique sur un livret de Roger Allard, d’après le roman fantastique de Jacques Cazotte. Au final, le texte fort remanié fut intitulé Poème, comme l’indique la partition, et l’on pourrait préciser, « poème de la tentation ».Roland-Manuel l’entreprendra dès l’été 1924, puis le laissera en plan. Il reprendra le chantier en 1926, l’année même de sa conversion, année où s’opérait en lui une lente et sourde transformation intérieure, accompagnée de bien des révoltes. Les forces adverses étaient là, et bien là. Le vieil homme résistait. Plus tard, avec le recul, il considérera cependant que sa conversion aura été la plus belle aventure de sa vie.
À cette époque, le mot « démon » et surtout « diable » revient souvent dans son langage épistolaire. Il dira à Maritain : « Vous dire que le vieil homme ne résiste que par inertie, tandis que le Diable s’agite dans le merveilleux bénitier de Solesmes17. » Maurice Ravel, demandant parfois à Roland-Manuel où en était l’avancement, ne fut pas le seul à s’intéresser au Diable. Il y eut aussi les Maritain qui stimulèrent sans cesse Roland-Manuel pour qu’il poursuive cette œuvre jusqu’au bout. Après une période un peu aride, Jacques Maritain lui écrivait : « Comme c’est bien que Dieu vous redonne tout de suite l’amour de votre métier ! J’ai hâte de faire la connaissance de ce Diable amoureux qui sera venu au monde sous de si beaux signes18. » « Et le Diable avance-t-il en ses amours19 ? » Roland-Manuel dira au père Aubourg, en août 1926 : « Le Diable amoureux trouve effectivement dans mes regrets, mes souvenirs et mes espoirs, des aliments particulièrement favorables. Je le constate, sans plus m’y attarder, travaillant devant mon piano comme un artisan devant son établi, à petits coups de lime et de maillet. Et je demande à Dieu de faire de moi le bon ouvrier que je dois être20. » Depuis Dieppe, il confiera à Raïssa Maritain qu’avec le Diable amoureux, il mettait son histoire en musique : « Le Diable a si bien marché que j’en vois la fin et, si Dieu veut, cet hiver ne se passera point qu’on ne vous inflige les quatre actes d’un ouvrage à la fin duquel l’auteur s’aperçoit qu’il a mis son histoire en musique21. »
Il y travaillera avec acharnement, « impatient, écrivait-il au père Aubourg, d’en arriver à la scène où mon héros, entendant monter dans la paix pascale le Salve festa dies22, s’arrache au Diable – au désordre – et renonce à ses œuvres23. » D’un certain côté, Roland-Manuel a hâte de faire le grand saut dans l’inconnu de la foi, tout en étant retenu par la crainte. Il fit ce grand saut avant même d’avoir achevé son œuvre, qu’il était loin d’avoir terminée lorsqu’il arriva à Solesmes pour le grand jour de son baptême, qui eut lieu le 2 octobre 1926, fête des anges, date choisie par Maritain, qui fut son parrain. La cérémonie du baptême fut présidée solennellement par dom Germain Cozien, abbé de Solesmes, en présence de toute la communauté des moines. Roland-Manuel avait 35 ans. Il prendra alors le prénom de Siméon.
En septembre 1927, Roland-Manuel va tout faire pour avancer son opéra, impatient de voir la fin d’un ouvrage qui parachevait pour ainsi dire son nouvel état de chrétien.
Ce n’est qu’en janvier 1928 qu’il emploie les grands moyens. Il se retire à Solesmes pendant plusieurs semaines, et fait installer un piano qu’il avait loué dans sa petite chambre de l’hôtellerie monastique. Depuis Solesmes, il dira à Maritain : « Il m’a suffi de mener le Diable à Solesmes pour qu’il prenne un train d’enfer24. » C’est ainsi que pendant trois semaines, Roland-Manuel put terminer son Diable, « dans une atmosphère de bénédiction ».
Roland-Manuel eut beaucoup de déboires pour faire représenter son Diable. Toutefois, en octobre 1928, Le Diable amoureux fut donné en audition privée, chez les Maritain, à Meudon, une première audition à laquelle s’ajoutera celle de 1933, où furent donnés des extraits de l’œuvre par Pierre Monteux, avec l’Orchestre Symphonique de Paris.
Peña de Francia
Deuxième œuvre significative, liée à un événement qui aurait pu coûter la vie à Roland-Manuel.
En rentrant d’Espagne, la voiture dans laquelle Roland-Manuel se trouvait en compagnie d’Arthur Honegger et de sa femme, s’est littéralement fracassée contre un arbre. Ils s’en sortirent presque indemnes, sauf Mme Honegger, qui fut plus gravement blessée. Pour sa part, Roland-Manuel ne pouvait s’empêcher de penser au pèlerinage qu’il avait fait, trois jours avant l’accident, au sanctuaire dominicain de la Vierge de la Peña de Francia, qui apparut à un pèlerin français. La petite valise, qui contenait un morceau du rocher de l’apparition et des flacons fragiles, fut retrouvée à 10 m de l’accident, intacte. Roland-Manuel a toujours tenu cet épisode pour un miracle. À titre d’hommage, il composera Peña de Francia, une suite pour orchestre, inédite.
Puis il y eut la guerre, période où ses origines juives l’ont pratiquement empêché de pratiquer son métier pendant près d’un an. Il avait mis à profit cette retraite forcée pour essayer de payer à sa manière, qui est celle du jongleur de Notre-Dame, un peu de la dette qu’il avait contractée à l’égard de la Vierge, pour qui il gardera une vive dévotion. Il se mit à composer le Cantique de la sagesse pour contralto, chœur et orchestre (1951 ou 1953 ?). Il confiera au père Aubourg : « Je suis un peu terrifié par la tâche que j’ai entreprise et je prie Dieu et Notre-Dame de me permettre de la mener à bien25. »
En 1964, bien que « happé, comme il disait, par ces machines qui se nomment la Radio, la Sorbonne, la Schola cantorum et les encyclopédies », sa piété mariale lui fit mettre en chantier une Missa brevis de Beata Virgine pour chœur mixte et instruments, non recensée par ailleurs dans la liste de ses oeuvres26.
Sur le plan spirituel encore, il faut signaler sa dévotion pour sainte Thérèse d’Avila qui l’aidera beaucoup au quotidien. Les œuvres de la carmélite allaient devenir l’aliment privilégié de sa vie spirituelle. Elles correspondaient à son tempérament exigeant et entier qui repoussait toutes les lectures pieuses et sucrées. Il se rendra d’ailleurs plusieurs fois en pèlerinage à Avila. Roland-Manuel mit beaucoup de temps à s’exercer à la prière en traversant des périodes de grande sécheresse. Encore là, il suivra les recommandations de Thérèse d’Avila.
Plus tard, il écrira la préface au Livre des Fondations de sainte Thérèse de Jésus, une œuvre de la moniale traduite par Marcelle Auclair, et devenue depuis un grand classique.
Il avait aussi une prédilection pour Chesterton, qui, avec sa dialectique de l’ironie, était aussi un auteur qu’il aimait relire. « Ces armes légères me séduisent cent fois plus que l’onctueux jargon que tant d’écrivains pieux voudraient vous faire prendre pour le grand style27. »
Roland-Manuel fait ce qu’il peut pour éliminer les plaisirs inutiles. Par exemple, il « fréquente moins que jamais les derniers salons où l’on cause ». Dans sa vie de tous les jours, il s’efforçait surtout à vivre dans la vérité. Le père Aubourg lui avait fait comprendre, c’est Roland-Manuel qui écrit, « que tout le bonheur de l’homme ne consiste pas uniquement dans le jeu. Jeu de l’esprit, de la chair et du cœur, dont j’avais pris les caprices pour les lois éternelles28. »
Et lorsque sa vie spirituelle s’étiolait, Roland-Manuel allait se ressourcer à Solesmes. Si brefs que furent ses séjours à Solesmes, il ne quittait jamais « son » abbaye sans en emporter un souvenir qui rendait toujours plus difficile sa réacclimatation à la vie turbulente et désordonnée de Paris. Il se disait le « profiteur de la paix bénédictine29 ».
S’il progressait malgré tout, il redoutait beaucoup de devoir affronter les hommes d’église et le clergé séculier « qui, disait-il, semble mis en sentinelle à toutes les portes du royaume de Dieu pour en interdire l’accès aux hommes de bonne volonté. J’en sais quelque chose… mais j’admets aussi que s’il y a presque toujours un prêtre imbécile à l’origine des conversions, il nous faut bien considérer cette imbécillité comme providentielle30. »
Il lui fut douloureux que sa femme Suzanne ne partage pas ses convictions. Elle le félicitera, non sans une pointe d’ironie, d’être devenu vertueux… Elle lui fait servir malgré tout deux repas maigres le vendredi et fait faire tous les soirs à Claude, leur fils, sa prière et son signe de croix. Suzanne Roland-Manuel se rendra à Solesmes en 1927, et en reviendra charmée. Elle y retournera encore.
Roland-Manuel et l’amitié
C’est un fait, Roland-Manuel suscitait l’amitié. Ce charisme chez lui avait été très vite décelé par le père Aubourg : « Vous, lui écrivait-il, qui êtes le bon Ange de l’amitié et de la paix ».
Après sa conversion, cette propension prit certainement une dimension surnaturelle.
À combien d’êtres en difficulté, le plus souvent des amis, n’a-t-il pas prodigué son inlassable dévouement ? Pourtant son aîné de treize ans, André Caplet lui dira : « Merci pour la joie que vous me donnez et le bien que vous me faites31. » C’est sûr, on recherche sa présence. Entre Erik Satie et lui, il y avait bien plus qu’une relation amicale entre un maître admiré et un élève doué musicalement. Satie aimait la présence apaisante de Roland-Manuel, et elle lui manquait lorsqu’il en était privé.
Il accompagna beaucoup d’amis à Solesmes, et notamment Louis Laloy, qui se trouvaitdans une mauvaise passe. Il eut une sollicitude presque maternelle pour un autre ami, le romancier, peintre et critique d’art François Fosca, aux prises avec un divorce presque inéluctable, pour qui Solesmes sera un lieu de refuge et de consolation. Il deviendra oblat de l’abbaye.
Il y eut aussi le monde du cinéma, où Roland-Manuel était très impliqué : ainsi, Diamant-Berger.
En décembre 1933, Roland-Manuel présentera le père Aubourg à Jean Grémillon, aux Deux-Magots. Ce lieu s’explique, car Roland-Manuel servait la messe du père Aubourg à l’église Saint-Germain-des-Prés, lorsqu’il se trouvait à Paris. Ce personnage tourmenté que fut Grémillon trouvera apaisement à Solesmes. En septembre 1936, Roland-Manuel écrivait au père de Laborde : « Comme il a plus besoin que jamais de respirer la paix du Christ, je dois surmonter mes scrupules d’indiscrétion et vous transmettre sa requête. Si la chambre à deux lits de la Rose était disponible, nous pourrions peut-être l’occuper32… »
Il introduira également des musiciens, tel Ernest Ansermet, qui était calviniste, et qui trouva des réponses à ses interrogations, éclairé qu’il fut par les lettres du père Aubourg.
En 1936, Roland-Manuel organisa un déjeuner avec Igor Stravinsky et le père Aubourg où les conversations furent surtout d’ordre philosophique. Mais plus tard, Stravinsky, grâce à Roland-Manuel encore, bénéficiera du secours spirituel du moine en 1938 et en 1939, après les épreuves qu’il dut subir coup sur coup, la mort de sa fille aînée et de sa femme.
En 1937, c’est un jeune compositeur juif, Manuel Rosenthal, l’un des dirigeants de la radiophonie d’État, que Roland-Manuel amènera à Solesmes. Il avait épousé une jeune catholique qui souhaitait vivement sa conversion. Roland-Manuel l’accompagnera de près avec un dévouement sans bornes dans une situation matrimoniale difficile. « Il est beau, il est bon d’être tout à tous dans de pareils moments33 », écrivait-il au père de Laborde.
Le 15 janvier 1938, après le décès de son ami Maurice Ravel, il eut ce geste fraternel de faire dire une messe pour le repos de son âme en la chapelle des dominicaines de la rue Vaneau, où il avait convié une poignée d’amis, dont Ricardo Viñes.
Faute de temps, Roland-Manuel ne se rendait plus à Solesmes, dans sa chère abbaye, mais il n’en avait pas oublié le chemin : « Il n’est semaine, il n’est jour que je ne le parcoure « en songe, souhait et pensée » comme parle ce doux exilé de Charles d’Orléans. Le port de Solesmes requiert sans cesse ma nostalgie et très instamment depuis quelques semaines. Car j’ai bien de la peine à m’accommoder des nouvelles prescriptions liturgiques dont l’observance me pèse34. » Finalement, il ne revint jamais à sa maison natale « solliciter son pardon aux pieds de saint Pierre35 », comme il l’avait écrit dans une dernière lettre au père de Laborde. Roland-Manuel mourut l’année suivante. Mme Roland-Manuel avait demandé, pour ses obsèques à Sainte-Clotilde, une messe en chant grégorien.
Suzanne elle-même demandera à être baptisée un an après le décès de son époux. Elle prendra pour marraine Yvonne Gouverné. C’est un père capucin, ancien élève de Roland-Manuel, qui l’y prépara, elle qui fit ce très bref témoignage au père de Laborde sur son mari : « Sa vie n’a été que bonté, indulgence, amour, générosité et travail intensif. »
Notes
1Lettre de Roland-Manuel au Père Gaston Aubourg, 1er octobre 1927.
2LAS ROLAND-MANUEL 18.
3BERTIN Pierre, « Comment j’ai connu Erik Satie »,in Revue musicale no 214 (Juin 1952), p. 73-75.
4 Ibid.
5Lettre de Max Jacob à Roland-Manuel, 17 septembre 1917, archives Roland-Manuel.
6Lettre de Max Jacob à Roland-Manuel, 5 septembre 1921, archives Roland-Manuel.
7Lettre de Max Jacob à Roland-Manuel, 9 novembre 1927, archives Roland-Manuel.
8ROLAND-MANUEL Alexis, À la gloire de Ravel, Paris, Nouvelle Revue Critique, 1938.
9Le baptême de Claude Roland-Manuel eut lieu le 8 mai 1923, en présence du poète Marcel Ormoy, parrain, et d’Andrée Reeb (épouse Nolleau), marraine.
10De son vrai nom Moïse Brillant (1881-1953), poète, romancier, critique d’art et écrivain.
11Lettre de Maurice Brillant à Jacques Maritain, Paris, 22 avril 1926, BNU Strasbourg.
12Lettre de Roland-Manuel à Jacques Maritain, 22 juillet 1926, BNU Strasbourg.
13Lettre de Maurice Brillant à Jacques Maritain, Paris, 22 avril 1926, BNU Strasbourg.
14Lettre de Jacques Maritain à dom de Saint-Michel, 2 mai 1926, Archives Solesmes.
15Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 12 avril 1927.
16Le Diable amoureux, opéra-comique sur un livret de Roger Allard d’après Cazotte (1929, création d’extraits sous la direction de Pierre Monteux à la tête de l’Orchestre Symphonique de Paris en 1933), inédit.
17Lettre de Roland-Manuel à Jacques Maritain, 13 mai 1926, BNU Strasbourg.
18Lettre de Jacques Maritain à Roland-Manuel, 29 juillet 1926, archives Roland-Manuel.
19Lettre de Jacques Maritain à Roland-Manuel, 23 juillet 1926, archives Roland-Manuel.
20Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, août 1926.
21Lettre de Roland-Manuel à Raïssa Maritain, 11 septembre 1927, BNU Strasbourg.
22Antique chant de procession pour le jour de Pâques, dont le texte provient d’un long poème composé par Venance Fortunat († vers 600).
23Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 12-18 juillet 1926.
24 Lettre de Roland-Manuel à Jacques Maritain, 13 janvier 1928, BNU Strasbourg.
25Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 30 septembre 1941.
26Voir rolandmanuel.blogspot.com
27Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 3 Juin 1926.
28Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 15 mai 1926.
29Lettre de Roland-Manuel au père Henry de Laborde, 13 avril 1928.
30Lettre de Roland-Manuel au père Gaston Aubourg, 3 juin 1926.
31Lettre d’André Caplet à Roland-Manuel, s. d. [1922], archives Roland-Manuel.
32Lettre de Roland-Manuel au père Henry de Laborde, 25 septembre 1936.
33Lettre de Roland-Manuel au père Henry de Laborde, 26 septembre 1938.
34Lettre de Roland-Manuel au père Henry de Laborde, 25 janvier 1965.
35Ibid.