Les contrastes des affetti dans les œuvres de jeunesse de Bach. Communication donnée le 11 janvier 2016 au Conservatoire de Paris dans le cadre des Journées Bach
- Résumé
- Abstract
Pour les œuvres de maturité de J.-S. Bach (Wohltemperierte Clavier, Brandenburgische Konzerte, etc.), nous sommes habitués à rechercher un caractère unique pour toute la pièce. Il apparaît que ce principe n’est pas valable pour beaucoup d’œuvres composées bien avant, c’est-à-dire vers 1708-1712. Nous y trouvons des indications de tempo (ou plutôt des affetti) très spéciales (poco adagio, par exemple) et des surprises étonnantes. Ces indications donnent à réfléchir sur les idées du jeune génie…
Texte intégral
(adaptation de la traduction : Philippe Brandeis)
Les recherches sur l’œuvre de Bach, en particulier celles réalisées dernièrement aux Archives Bach de Leipzig (Bach-Archiv), ont donné d’étonnants résultats qui offrent de nouvelles perspectives pour l’interprétation. Des manuscrits jusqu’alors inconnus ont été exhumés récemment des archives municipales de Leipzig (Staatsarchiv), entre autres une copie des Toccatas manualiter en ré mineur et mi mineur BWV 913 et 914. Dans ces pages, on a pu relever des annotations de la main même du compositeur tandis que les spécialistes des sources de Bach identifiaient formellement le copiste de la partie musicale en la personne de Johann Martin Schubart, élève de Bach entre 1708 environ et 1717. L’écriture de Schubart et celle de Bach nous permettent de dater ce document important de 1708 ou 1709.
J’ai choisi des exemples d’indications de tempo (ou d’« affetto ») de la main de Bach qui nous donnent un accès formidable à l’interprétation libre et quasi improvisée du stylus phantasticus. Dans l’exemple 1 extrait de la Toccata en ré mineur BWV 913, les annotations adagio, allegro et presto nous suggèrent de jouer la pièce avec d’extrêmes contrastes : ainsi, l’interprète doit-il allonger le trille de la mesure 119 pour, aussitôt après, reprendre le tempo allegro ; à la mesure 122, il doit s’arrêter sur l’accord de sol mineur, jouer rapidement le passaggio pour arriver enfin à une section plus longue andante.
De la Toccata BWV 913, nous possédons une version primitive [Frühfassung] composée aux environs de 1704 ; Bach a donc retravaillé une pièce qu’il jugeait importante quatre à cinq années plus tard. Et vers 1708-1709, jeune « sauvage fougueux » [« ein junger Wilder »] selon le musicologue allemand Peter Schleuning, il était encore vivement attaché aux contrastes.
Durant cette période de jeunesse, les indications de tempo – ou d’affetto – de Bach contiennent une palette étendue de nuances : à titre d’exemple, voici quelques-unes des indications rencontrées dans deux cantates autographes (Gott ist mein König BWV 71, Aus der Tiefen rufe ich BWV 131), dans les Toccatas BWV 913 et 914 et enfin dans la Partita 10 BWV 770 d’après une copie de Johann Gottfried Walther :
Adagio – Lente BWV 131/1
Largo BWV 131/3 (plus rapide que Adagio)
Poco adagio BWV 770/10
Affettuoso e larghetto BWV 71/6
Andante BWV 71, BWV 913/3
Arioso BWV 71/7
Un poc’allegro BWV 71, BWV 914/2
Animoso BWV 71/1
Vivace BWV 71
Allegro BWV 913, 914 etc.
Presto BWV 913
La dernière variation de la partita de choral Ach, was soll ich Sünder machen BWV 770 souligne elle aussi l’idée des contrastes de façon très frappante : entre les différentes périodes du choral, on trouve des interludes libres et un passaggio (mesure 21) qui rappelle le début du Prélude en mi majeur BWV 566. La variationcommence par une section allegro qui renferme la première période du choral. Suit une section libre avec l’indication poco adagio, section dans laquelle il convient de trouver un caractère « un peu lent », ce qui n’a rien de simple quand la tendance consiste plutôt à garder le même tempo !
Comment trouver un tempo « un peu lent » ou « un peu rapide » ? Dans la musique vocale, les tempi s’appuient sur des textes contrastés ; la musique instrumentale elle-même propose parfois des « programmes ». Le dernier chœur de la Cantate BWV131, Aus der Tiefen rufe ich, commence avec trois sections courtes dont la deuxième nous parle d’espérance : « Israel » (adagio) – « Hoffe auf den Herrn » [« espère en l’Éternel »] (un poc’ allegro), et plus loin, le mot « Erlösung » [« rédemption, délivrance »] porte l’indication allegro. On pourrait donc établir une relation entre « espérance » et poco allegro.
Johann Kuhnau a publié six Biblische Sonaten (la présence d’une copie manuscrite de ces pièces dans le Andreas-Bach-Buch atteste que Bach en a eu connaissance).La troisième de ces Sonates bibliques évoque le mariage de Jacob. Jacob rencontre la belle Rachel et en tombe amoureux mais Laban, père de Rachel, avait une autre fille plus âgée, Léa, qu’il entendait bien marier avant sa cadette ; aussi eut-il l’idée de faire coucher Léa auprès de Jacob, qui ne s’en aperçut que le matin venu.
Avec la patience dont seuls les personnages bibliques ont le secret, Jacob consent à travailler encore sept années durant chez Laban pour enfin gagner la belle Rachel ! Kuhnau fait état du travail pénible et fatigant [« mühsam »] de Jacob sous la prescription poco adagio, mais intercale des sections allegro qu’il relie au travail allégé par le badinage amoureux [« verliebter Scherz »]. Ici, un arrière-plan de ce type facilite le choix des tempi.
Jetons un œil encore aux moments dramatiques des œuvres du jeune Bach. Que faire si un accord porte le mot « trem. » ? Bach nous en propose une réalisation dans la deuxième version de la Toccata en ré majeur BWV 912.
Mais il y a un cas plus complexe encore dans le Prélude (avec fugue) en ré mineur (do mineur) BWV 549a. Pour la version en ré, nous possédons une source fiable où se trouve la notation suivante :
On notera que la pédale elle-même est concernée par le symbole du « trem. ». À l’inverse, dans la version en do mineur, il n’y a qu’un simple trille au soprano : le jeune Bach était donc apparemment plus audacieux et plus dramatique que le compositeur de l’Orgelbüchlein et du Clavecin bien tempéré ; on sait du reste que dans un conflit avec un élève, il pouvait aller jusqu’à se saisir de son épée ! En jouant ses pièces de jeunesse, il ne faut donc pas hésiter à chercher les contrastes et oser parfois des moments dramatiques.