L’accordéon microtonal XAMP : gestation, fabrication et évolution d’un nouvel instrument
- Résumé
- Abstract
La création d’instrument et l’évolution de la facture sont des événements qui influent sur la musique : sur la composition, sur l’interprétation, sur la musicologie. Cet article donne un exemple récent de création instrumentale : l’accordéon microtonal XAMP. Il a trois destinations principales. Il se destine à tout mélomane intéressé par l’actualité de la musique contemporaine : il a la vocation première de faire connaître un travail de création. Il se destine égalementaux accordéonistes qui, intéressés par le concept ou projetant des recherches analogues,y trouveront une vision documentée et explicitée, qui ne demande d’ailleurs qu’à être débattue et à évoluer. Enfin, il se destine à tout musicien qui aurait pour idée de créer ou re-créer son instrument : qu’il trouvedans ces lignes un cas particulier qu’il pourra à loisir suivre, imiter ou rejeter.
Plan
Texte intégral
Introduction
D’octobre à mars 2015, nous, Fanny Vicens, accordéoniste et pianiste,Jean-Étienne Sotty, accordéoniste doctorant au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) en partenariat avec l’Université Paris-Sorbonneet Philippe Imbert, facteur d’accordéons, avons réalisé le premier accordéon classique à quarts de ton complet en France. En novembre 2016 nous avons reçu le deuxième instrument, identique, réalisé dans les mêmes conditions. En l’espace de 18 mois, une vingtaine d’œuvres ont été écrites pour ces instruments, dans toutes les configurations : solo, duo, musique de chambre, ensemble dirigé, musique mixte, orchestre, opéra.
Cet instrument fait son entrée dans l’histoirede la musique,histoire qui compte pléthore d’inventions instrumentales, d’évolutions, de transformations, tantôt révolutionnaires tantôt tombées dans l’oubli. Dans le domaine de l’accordéon microtonal, plusieurs systèmes ont déjà été proposés. Dans sa récente thèse sur le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990, l’accordéoniste Vincent Lhermet, ancien étudiant du CNSMDP, établit un bref compte-rendu de l’accordéon associé à la microtonalité1. Le présent article aura pour objet l’analyse et la description du processus de création de cet instrument : l’accordéon microtonal XAMP2.
C’est entre intuition de musiciens, empirisme, connaissance des esthétiques de la musique contemporaine, connaissance de l’accordéon et prise de risque que notre instrument s’est réalisé. De la gestation appuyée sur des désirs esthétiques et des problématiques musicales à la composition et l’interprétation, en passant par la facture instrumentale, les paragraphes suivants détailleront le processus de son invention.
Les ferments esthétiques
Il est tout à fait saisissant de constater à quel point l’accordéon est ancré dans la musique contemporaine. Il répond en effet à des paramètres musicaux chers à cette musique : une plage dynamique très étendue, un grand ambitus, une large palette sonore, caractéristiques associéesà un riche potentiel harmonique et une prédisposition aux contrepoints complexes. Pour toutes ces raisons, il convient parfaitement aux musiques qui prospectent le son et le timbre : la musique spectrale (Gérard Grisey futun brillant accordéoniste), musique concrète instrumentale, musique mixte…partout où il est question de travail sonore, de timbres, de richesse des bruits, d’illusions et d’ambiguïtés, l’accordéon s’illustre. Pourtant, si l’accordéon est un instrument ô combien modulable, il est difficilement modifiable : sa facture est délicate et sa mécanique est complexe, les anches, sources sonores d’une grande finesse,sont peu accessibles. Sa préparation est par exemple une tâche malaisée. C’est baignés dans ces esthétiques que nous avons souvent envié les percussionnistes et leur instrumentarium sans limite, les pianistes et leurs ustensiles de préparation, les instrumentistes équipés de technologies, avec en tête de file le Quatuor Tana…
Ce désir de transformation a été formulé plusieurs fois. Un exemple très inspirant pour notre projet est donné par la pièce Plein-jeu (2010) de Philippe Hurel. Le titre de cette œuvre renvoie à la volonté du compositeur d’augmenter l’instrument accordéon et de le rapprocher de son lointain cousin l’orgue. L’électronique en temps différé sert à accroître les capacités sonores et timbrales de l’accordéon, tout en exhaussant les capacités dynamiques naturelles. La microtonalité de l’électronique donne l’illusion de torsion du son de l’accordéon qui devient « méta-accordéon ».
Chaque élément de l’électronique, bien que réalisé en temps différé, est la conséquence d’un geste instrumental, son prolongement. […] On pourrait dire que, dans Plein-jeu, l’électronique tient le rôle de la registration, le but étant d’entendre une sorte de « méta-accordéon » proche de l’orgue par instants.3
L’électronique injecte la microtonalité, devenant ainsi un dispositif exhausteur des potentiels sonores inhérents à l’accordéon (rappelons que l’accordéon classique a déjà une capacité à la microtonalité, certes contrainte, réalisable grâce au bend4). D’autres œuvres modifientle son de l’accordéon, commeRecession (2009) de Christopher Trapani pour accordéon et électronique en temps réel,où la microtonalité est réalisée au moyen de logiciels :
The piece opens with several layers of circling sound files, constructed in Open Music and SuperVP to create a sort of expanded microtonal accordion. […] After two minutes, three additive synthesizers (synthesized in real time) join in, introducing an expanded palette of timbres ranging from homogenous to rich pulsating textures. Harmonizers stretch the sound of a single pitch, while harmonies derived form ring modulation and just intervals advance the action, culminating with a cascade of just intonation triads from a single high B flat.5
Enfin, on trouve dans le répertoire solo Bossa nova(2008) de Franck Bedrossian, qui invite l’interprète à réaliser une « oscillation microtonale, lente et irrégulière, obtenue en exerçant une pression plus ou moins forte sur le clavier pendant l’exécution » et à « produire un son « tremblé » dont le résultat est un son hybride, mi-acoustiquemi-électronique. »6
De la transformation du son à la transformation de l’instrument, un seul pas est à franchir, qui avait fait l’objet d’une double prémonition. Dans son ouvrage L’Accordéon, instrument du XXesiècle7, Pierre Gervasoni cite deux compositeurs :
« Une idée fantastique serait d’utiliser le système du déclencheur pour passer du clavier de basses chromatiques traditionnelles à un clavier accordé au quart de ton supérieur ou inférieur ! »
Gérard Grisey, Paris, entretien réalisé le 27/03/1983
« Si j’avais un accordéon complet me permettant les quartsde ton j’écrirais immédiatement un concerto, c’est certain, je le ferais. Mais je ne suis pas du tout déçu de ne pas l’avoir obtenu pour l’opéra et la solution de remplacement constituée par les deux accordéons (en relation de quartsde ton l’un par rapport à l’autre) me satisfait pleinement et m’offre d’autres possibilités de registration. »
Claude Ballif, Paris, entretien réalisé le 24/11/1983
Gérard Grisey emploie fréquemment les quarts de ton mais n’a que peu écritpour accordéon. Claude Ballif a lui réalisé l’expérience de prendre deux accordéons accordés à un quart de ton de différence pour son opéra Dracoula (1983). C’est pourquoi notre désir de travail du son de l’instrument s’est cristallisé autour de la microtonalité en quarts de ton : sans répondre à une commande expressément microtonale, il s’agissait de répondre à un projet esthétique pluriel, où la microtonalité servirait aussi bien l’harmonie que le timbre. D’un désir esthétique, couplé à des prémonitions organologiques précises, il ne fallait plus que franchir le cap périlleux et palpitant de la création.
Notre concept d’accordéon microtonal : quel accordéon ?
L’accordéon est constitué de deux claviers mus par un soufflet, dont l’action met en vibration des languettes de métal, ou anches libres, fixées sur de gros harmonicas en bois, les sommiers. Un accordéon classique peut posséder jusqu’à 900 anches. Ce nombre élevé s’explique par trois raisons principales : deux anches par note sont nécessaires (de même hauteur, une en tirant, une en poussant8) ; les claviers droit et gauche sont identiques et possèdent le même ambitus de 82 notes ; chaque clavier possède un certain nombre de voix (4 au clavier droit, 2 à 3 au clavier gauche), qui par leurs combinaisons donnent les registres, permettant ce grand ambitus et venant enrichir la palette sonore.
Il est donc aisé de se rendre compte que l’accordéon classique possède de multiples anches pour une hauteur donnée. Il y a par exemple jusqu’à 14 anches accordées au ladu diapason dans un accordéon : 4 la au clavier droit (un la par voix), 3 la au clavier gauche (pour un accordéon possédant 3 voix main gauche), tout ceci multiplié par 2 (7 en tirant, 7 en poussant). Nous concevons donc l’accordéon comme un « orchestre d’anches libres » : si nous poussions notre logique à l’extrême, nous pourrions imaginer accorder ces « doublons » de multiples manières et un calcul simple permet d’échafauder un « super-accordéon-microtonal » en seizièmesde ton tout en conservant l’ambitus, là où le piano en seizièmesde ton ne couvre qu’une seule octave…L’ergonomie en serait néanmoins considérablement modifiée ! Ce calcul chimérique rend compte du potentiel microtonal de l’accordéon.
Si ces nombreuses anches permettent d’imaginer toutes sortes d’expériences microtonales, nous souhaitions que notre concept soit le plus cohérent possible, tant sur le plan de la facture quedu coût de fabricationoude l’ergonomie. Il nous tenait à cœur de toucher un grand nombre de compositeurs quel que soit leur langage et de ne pas consigner ce nouvel instrument à un seul type de musique : nous voulions également préserver la possibilité de jouer les répertoires préexistants.
Pour résumer, si nous souhaitions avoir les hauteurs en quarts de ton sur tout l’ambitus, il nous semblait indispensable de conserver :
- l’ambitus total, les registres extrêmes de l’accordéon étant particulièrement appréciés des compositeurs ;
- l’ergonomie : un accordéon ayant le même poids, la même taille et se jouant comme tout accordéon classique, uni-sonore et conservant la même organisation et géométrie du clavier ;
- les possibilités polyphoniques de chaque clavier, ou autrement dit, l’empan de la main sur le clavier, qui dépasse 2 octaves ;
- les couleurs de base offertes par les registres de la main droite : les timbres ronds et chaleureux du « cassotto »(voix dites en boîte) et les timbres brillants des voix dites hors boîte ;
- une possibilité de combinaison de quelques registres servant à varier la puissance ;
- la qualité sonore de l’instrument.
Venons-en à la description de l’accordéon microtonal XAMP. En nous basant sur les constats précédemment établis, notamment sur la double nature stéréophoniquede l’accordéon, nous pouvions obtenir le total infrachromatique en accordant les deux claviers à un quart de ton de distance. Nous conservions l’organisation propre à chaque clavier, ce qui répondait exactement à nos exigences. Comme le clavier droit possède plus de voix que le gauche, nous avons choisi de réaccorderdeux de ses quatre voix un quart de ton plus haut. Le choix des voix concernées par le réaccords’est fait ainsi : les voix dites de « 8 pieds cassotto » ou flûte en boîte et de « 4 pieds » ou piccolo hors boîte ont été conservées à un diapason de 442 Hz, alors que les voix dites de « 16 pieds » ou basson en boîte et de « 8 pieds hors cassotto » ou flûte hors boîte ont été accordées à un diapason un quart de ton plus haut. Ainsi nous avons conservé la possibilité de choisir entre la sonorité « cassotto » ou « non cassotto » (boîte ou hors boîte) dans chacun des deux diapasons. Comme sur tout accordéon classique, ces 4 voix de base peuvent être combinées en 15 registres : chaque diapason possède donc 3 registres que nous appelons « purs » (chacune des 2 voix isolées plus leur combinaison), et les 9 registres restants mélangent les hauteurs accordées sur le la 442 aux hauteurs accordées sur le la quart de ton. Nous nommons mixture ces 9 registres.
Le clavier gauche reste inchangé ; nous avons choisi de réaliser ces accordéons microtonals avec des instruments possédant deux voix à la main gauche (dites « 8+4 »), afin d’avoir un instrument symétrique du point de vue des registres et au timbre parfaitement équilibré entre clavier droit et clavier gauche.
Une œuvre de collaboration
On s’en sera très certainement rendu compte à la lecture des paragraphes précédents, la création de l’accordéon microtonal XAMP est un processus collaboratif. Rappelons tout d’abord que l’accordéon microtonal XAMP n’est pas une création ex nihilo : appuyée sur des prémonitions précises, cette création a eu des prédécesseurs. En Finlande, Veli Kujala a initié un système d’accordéon microtonal très différent, modifiant l’organisation digitale des claviers et réduisant l’ambitus ; en Suisse, on trouve un autre système initié par le Serbe Srdjan Vukasinovic, qui modifie l’architecture de l’accordéon (en rajoutant entre autres une rangée de boutons au clavier droit) ; en Autriche, Krassimir Sterev a développé une expérimentation analogue à la nôtre, dont nous nous sommes en partie inspirés. Les échanges avec ce dernier nous ont permis d’affiner notre concept, de répondre à l’avance à des questions que nous nous posions : croiser les visions intimes que chaque interprète a de son instrument a permis de nourrir la réflexion. Cette réflexion est encore d’actualité en ce qui concerne l’échange de partitions et de notations.
Une collaboration peut être l’occasion d’un échange de points de vue, qui affine la pensée et qui solidifie les prises de décision. C’est aussi l’occasion d’un échange de compétences et à ce propos le travail spécifiquement collaboratif avec Philippe Imbert pour la facture elle-même doit être souligné. Nous aurions pu, une fois notre concept établi,« passer commande », prendre la position de « clients » achetant un service correspondant à un cahier des charges. Or, le vif intérêt qu’a porté Philippe Imbert à notre projet a immédiatement changé notre relation de travail en une relation de projet. Nous avons pu confronter notre concept à des réalités de facture et des réalités financières. Un exemple pour la première : le choix d’ydédier un accordéon acheté pour l’occasion plutôt que d’acheter des sommiers interchangeables. La seconde solution paraissait moins onéreuse et moins encombrante, pourtant le fait de changer fréquemment de sommiers sur un même accordéon n’est pas favorable pour la tenue de l’accord et pour l’étanchéité de l’instrument, donc sa qualité générale. Il va de soi que le travail timbral de l’instrument est garanti par quelqu’un qui a la connaissance et l’intuition de ses complexités, les techniques et les instruments de mesure. L’intérêt d’une telle collaboration pourrait faire l’objet d’un article à lui tout seul.
Un tel travail de création a également besoin d’un lieu, d’une institution. Notre collaborateur institutionnel a été notre lieu d’études, le CNSMDP. Au-delàde l’aide financière non négligeable et providentielle pour un projet créatif de ce type qu’il nous a permis d’obtenir9, le Conservatoire a été un lieu de rencontres et d’échanges avec les professeurs et les élèves. Plus précisément, le cadre duDiplôme d’artiste interprète (DAI) contemporain a permis la création des premières œuvres pour l’instrument nouveau. Les classes de composition ont ouvert leurs portes pour des présentations de l’instrument aux élèves compositeurs : ces présentations ont dépassé leur cadre initial et sont devenues par moment des débats sur l’instrument et son utilisation, débats engagés, constructifs et nourriciers de notre réflexion. Soulignons ici l’importance d’un soutien moral fort pour un projet périlleux.
Pour conclure la liste non exhaustive des collaborateurs de cette création, il convient d’ajouter les compositeurs sus-cités. Présents tout au long du processus, ils sont les destinataires principaux de ce travail. La création d’un instrument est un processus marqué par une date forte, celle de la livraison de l’instrument sorti de l’atelier, pourtant elle ne s’arrête pas là. Il reste à confronter ce nouvel outil de musique au langage des compositeurs, aux idéaux des musiciens. Cette phase du travail fera l’objet du prochain paragraphe. Le rôle que chaque partenaire tient dans ce type de création mériterait d’être développé. Il nous a paru essentiel d’établir cette liste : les rapports sociaux, institutionnels et artistiques,même s’ils ne sont pas directement visibles,sont partie intégrante de la création musicale, à très fort titre dans notre cas.
Composer et jouer l’accordéon microtonal XAMP
Lorsque nous leur présentons nos accordéons microtonals, les compositeurs soulignent souvent l’apparente facilité avec laquelle ils peuvent composer, l’ambitus et l’organisation du clavier restant inchangés. Il semble donc qu’aucune introduction technique ne soit nécessaire pour écrire pour cet instrument, à supposer que l’on ait déjà une connaissance de l’accordéon classique. La seule contrainte à prendre en compte est la répartition des voix : les quarts de ton doivent être écrits exclusivement au clavier droit, en considérant les claviers de manière égale et complémentaire. En dix-huit mois seulement, 22 pièces utilisant nos accordéons ont vu le jour et de nombreuses autres sont en cours d’écriture. Ces 22 pièces ont été écrites par 18 compositeurs aux langages bien distincts, qui ont révélé de riches potentialités dont les différentes notations employées en sont le reflet. Avoir interprété toutes ces créations nous a en outre permis de développer une technique propre à cet accordéon : même s’il se joue exactement comme l’accordéon classique, la richesse sonore que permet ce nouvel instrument nous a amenés à affiner notre jeu. Jouer des quarts de ton, c’est aussi devoir les entendre, développer son oreille intérieure pour toujours savoir placer leur utilisation dans un contexte musical : il faut souvent se demander à quel dessein ils sont employés. Dans un contexte mélodique, harmonique, timbral ? Ce paragraphe vise à décrire quelques utilisations qui ont été faites de l’accordéon microtonal XAMP.
Exemple 1 : Vincent Trollet, Noite oscura pour saxophone ténor, accordéon microtonal et violoncelle
Dans Noite oscura, Vincent Trollet développe des harmonies microtonales organisées en trames subtiles, conférant ainsi à l’accordéon un rôle d’accompagnateur du saxophone et du violoncelle.
Exemple 2 : Jérôme Combier, Kikapou (extrait du spectacle « Campo santo »), pour accordéon microtonal
Dans Kikapou, Jérôme Combier utilise l’accordéon microtonal XAMP au service d’un discours complexe : à la richesse harmonique (utilisation des accords de basses standards mesure 32, alternance rapide et presque glissée d’accords microtonals mesure 34) s’ajoute une virtuosité rendue par une polyphonie de gestes, avec l’intégration d’élémentsbruiteux.
D’un point de vue de l’interprétation : aux gestes presque chorégraphiques que cette partition exige de l’accordéoniste s’ajoutent les fréquents changements de registres, permettant de passer d’un contexte non microtonal à un contexte microtonal. Enclencher le mauvais registre peut ici profondément transformer la partition !
L’accordéon peut également faire entendre de belles lignes microtonales, déployées entre les claviers droit et gauche. Un autre extrait de Kikapou montre l’habileté de Jérôme Combier à travailler deux plans sonores (mélodie et accompagnement) tout en répondant judicieusement à la problématique de répartition des voix.
Ici aussi, une maîtrise fine est demandée à l’interprète, qui doit phraser et faire ressortir la ligne mélodique partagée entre les deux claviers.
Exemple 3 :Juan Pablo Carreño, opéra La Digitale, scène 4, La chanson du légiste
L’extrait suivant montre encore une utilisation mélodique : l’accordéon épouse au plus près les inflexions microtonales de la voix du médecin légiste, le doublant dans un parfait unisson, en laissant résonner un cluster microtonal, figurant les vapeurs du poison, thème central de l’opéra.
Exemple 4 :Juan Pablo Carreño, opéra La Digitale, scène 4, La chanson du légiste
Comme nous l’avons dit plus haut, l’accordéon microtonal XAMP possède 9 registres permettant de mélanger les hauteurs des deux diapasons. Ces registres font entendre des timbres absolument inouïs d’une grande richesse et représentent peut-être l’une des potentialités de cet instrument qui a le plus interpellé les compositeurs. Sonorités hybrides, ils atténuent les frontières entre son acoustique et son électronique, venant répondre à ce goût nouveau que l’on retrouve chez les compositeurs comme Franck Bedrossian ou Philippe Hurel. Leur ambiguïté, leur complexité et leur richesse sonore amènent l’auditeur à douter : cet accordéon est-il amplifié, est-il transformé ?
Dans son opéra La Digitale, Juan Pablo Carreño associe l’accordéon microtonal aux sonorités acoustiques du violon, du violoncelle, de la flûte, de la clarinette et du tuba, mais aussi à l’orgue Hammond et à la guitare électrique : l’accordéon microtonal est le véritable ingrédient de la fusion instrumentale souhaitée par le compositeur. Juan Pablo Carreño fait entendre de manière prolongée un son tout à fait irréel dans l’aigu : il s’agit d’un triton (dodièse-sol), joué avec le registre 8+8, qui double les notes écrites à un quart de ton supérieur. Le résultat est un son exceptionnellement vibrant, battant et riche en fréquences différentielles. Baptisé « son du poison » par le compositeur, il participe de manière tout à fait programmatique à la dimension toxique de cette œuvre qui décrit le parcours du poison ingéré dans le corps de l’héroïne, Flore. Le souhait du compositeur est de faire ressentir au spectateur l’aliénation et la dégradation progressive de Flore.
Dans la chanson du légiste, le médecin décrit les effets de ce poison, tandis que l’accordéon réalise des trames résolument troublantes.
Exemple 5 : Davor B. Vincze, Copy/Paste
Dans le duo d’accordéons Copy/Paste, du Croate Davor B. Vincze, c’est le souvenir de l’accordéon balkanique et la qualité scintillante du timbre qui ont motivé le choix des registres de mixture.
Exemple 6 : Giulia Lorusso, Con moto, pour accordéon et électronique en temps réel (pièce de Cursus 1 de l’IRCAM 2016)
La pièce débute dans un contexte bruitiste, comme l’indique le symbole
Symbole (mélange de bruits et sons) : des microphones de contact captent les moindres frémissements mécaniques de l’accordéon, utilisé comme un instrument à percussions, dans une partition de gestes. Le projet est de mélanger l’accordéon et l’électronique de la manière la plus intime qui soit : les micros contact favorisent le rapprochement de l’électronique vers l’instrument et les quarts de ton, le rapprochement de l’accordéon vers l’électronique. Le jeu des registres imite les effets de l’harmonizer ou dupitch shifting et instaurent une totale ambiguïté entre son acoustique et son électronique : mesure 14, la flèche vers le registre 8+8 fait entendre une harmonisation microtonale du son ; mesures 16 à 18, le trille de registre, spécifique de l’accordéon microtonal, fait entendre une irisation de l’extinction lente du son, caractéristique des sons électroniques, pourtant acoustique à cet endroit précis.
Pour mieux souligner le caractère universel de notre accordéon, il est à noter que certaines œuvres préexistantesont été retravaillées et « recolorées » (en collaboration avec les compositeurs de ces œuvres) en ajoutant l’emploi de registres de mixture à ces partitions. C’est le cas du quintette Sismo de Juan Arroyo ou de Bossa novade Franck Bedrossian : dans les deux cas, il semble que les mixtures de l’accordéon microtonal permettent d’approcher encore plus les intentions initiales de ces deux compositeurs.
Chacun des exemples ci-dessus donne une raison esthétique d’utiliser l’accordéon microtonal XAMP, assortie d’une technique de jeu et d’une notation. D’un projet harmonique ou mélodique à un projet timbral ou figuratif, ces six exemples constituent un panel déjà large au vu de la récence de l’accordéon microtonal. Pourtant, il semble que beaucoup resteà découvrir tant les travaux en cours révèlent de nouveaux potentiels, notamment les phénomènes vibratoires et perceptifs dus aux quarts de ton, explorés avec la compositrice Pascale Criton. Les futures collaborations ne manqueront pas de venir compléter la liste.
Conclusion
Fréquents auditeurs de musiquelors de concerts de créations, de musique contemporaine, ou par le biais d’enregistrements, également interprètes engagés dans la création, nous avons identifié un besoin, un désir de faire évoluer notre instrument. En analysant cet instrument, en le respectant aussi, nous sommes arrivés à un concept simple, sobre, fondésur ce que l’accordéon avait déjà à nous donner, plaçant ainsi notre travail à la frontière entre création et re-création. Enfin, nous nous sommes entourés des personnes qui pouvaient nous guider ou nous donner confiance, collègues, professeurs, compositeurs, institution…
Cette démarche nous a permis de mieux comprendre l’accordéon, sa logique et ses principes, mais également son histoire. On retrouve périodiquement au cours de l’histoire de l’accordéon des questions ou des expériences liées à la manière d’accorder celui-ci : les accordéons microtonals existent depuis plusieurs années, en quart de ton, dont quelques systèmes sont cités plus haut, mais aussi en tiers de ton pour l’œuvre … à l’âme de descendre de sa monture et de marcher sur ses pieds de soie…(2004) de Klaus Huber10. La question de tempérament a aussi été traitée : on voit apparaître des accordéons accordés sur des tempéraments particuliers (mésotonique au diapason 415 Hz chez Hans Maier à la Musikhochschule de Trossingen ou tempérament Vallotti chez Giorgio Dellarole), ou l’on connaît et reconnaît dès les premières secondes d’improvisation l’accordéon en intonation juste de Pauline Oliveros. Nous pouvons enfin remonter jusqu’aux origines même de l’instrument : dans son traité d’orchestration, Hector Berlioz débat de la manière d’utiliser les enharmonies sur le concertina anglais (qui est d’après lui un prolongement de l’accordéon) qui possédait alors un la bémoldifférent du sol dièseet un mi bémoldifférent du ré dièse,contrairement au concertina allemand,accordé au tempérament égal11.
C’est ce qui nous permet aujourd’hui d’affirmer que l’accordéon microtonal XAMP n’a pas fait d’entrée dans l’histoire, mais plutôt qu’il l’a poursuivie et l’a complétée. Et cela nous amène également à la question suivante : l’accordéon serait-il en soi un instrument à vocation microtonale ? Le futur y répondra, mais il nous paraît déjà évident que l’accordéon réaffirme son statut d’instrument multiple, digne et propice aux expériences et recherches les plus diverses et les plus ambitieuses.
Bibliographie
Œuvres créées avec l’accordéon microtonal XAMP
A/ Solo instrumental
BEDROSSIAN, Franck Bossa nova(2008-2017) – version microtonale XAMP
1971 Création: 14/01/2017– Musikhochschule Trossingen, Allemagne
CAMPO, Régis Licht ! Un hommage à Gérard Grisey
1968 Création: 14/01/2017 – Musikhochschule Trossingen, Allemagne
B/ Solo mixte
COMBIER, Jérôme Kikapou (2016) – pièce extraite du projet « Campo santo »
1971 Création : 14/12/2016 – Scène Nationale d’Orléans(Ensemble Cairn)
CHEN, Chia-Hui Impressions flottantes (2016)
1986 Création: 28/01/2016 – CNSMDP, Paris
LORUSSO, Giulia Con moto (2016)
1990 Création: 15/04/2016 – Centre Georges Pompidou/IRCAM, Paris
VERT, Alexander Voyage dans le son(2017)
1976 Création: 28/05/2017 – Saison Flashback, Perpignan
C/ Duo d’accordéons
BOO, Dahae Marionnette (2016) [acc, microtonal acc, elec, video]
1988 Création: 08/04/2016 – CNSMDP, Paris
DAVID, Bastien ON-OFF (2016) [acc, microtonal acc]
1990 Création: 03/05/2016 – CNSMDP, Paris
IBARRA, Victor Estudio del trazo (2015-2016) [acc, microtonal acc]
1978 Création: 06/08/2016 – Tordères
VINCZE, Davor Branimir Copy/Paste (2015) [acc, microtonal acc]
1983 Création: 22/05/2015 – École Alsacienne, Paris
D/ Musique de Chambre
ARROYO, Juan Sismo (2014-2015) [microtonal acc, vl, vlc, pno, sax]
1981 Création: 10/04/2015 – CNSMDP, Paris
COMBIER, Jérôme Campo santo (2016) – [microtonal acc, elec gtr, fl, 2 perc]
1971 Création: 14/12/2016 – Scène Nationale d’Orléans (Ensemble Cairn)
MATSUMIYA, Keita Déviation II (2016) [microtonal acc, sax ten, vlc]
1980 Création: 22/04/2016 – Festival Mixtur, Barcelona, ES
NÚÑEZ MENESES, Sergio …si j’ai des ailes pour voler (2016) [microtonal acc, sax ten, vlc]
1989 Création: 22/04/2016 – Festival Mixtur, Barcelone, Espagne
TROLLET, Vincent Noite oscura (2016) [microtonal acc, sax ten, vlc]
1978 Création: 22/04/2016 – Festival Mixtur, Barcelone, Espagne
E/ Ensemble
BIERTON, Tom The Bitterness of Weaving Plastic (2016)
1991 Création: 15/04/2016 – CNSMDP, Paris
CARREÑO, Juan Pablo Étude sur la Résistance et la Toxicatio (2016)
1978 Création: Alla Breve, Radio France – Ensemble Le Balcon (Maxime Pascal)
CHEN, Chia-Hui Une mémoire sous l’ombre , III Contemplation du passé (2016)
1986 Création: 04/10/2016 – CNSMDP, Paris – OLC (David Reinland)
DAVID, Bastien D’une rayure (2015)
1990 Création: 03/04/2016 – Théâtre de l’Aqurium, Paris – Ensemble Aleph
F/ Orchestre
SUAREZ-CIFUENTES, Marco Hétérochronies (2016)
1974 Création: 14/12/2016 – CNSMDP, Paris – OLC
G/ Opéra
ATTAHIR, Benjamin Un grain de figue (2016)
1989 Création: 02/03/2016, Villa Médicis, Rome, Italie
CARREÑO, Juan Pablo La Digitale (2015)
1978 Création: 11/12/2015, Théâtre la Criée, Marseille – Ensemble Musicatreize
Notes
1 LHERMET, Vincent, Le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990 : l’affirmation d’une nouvelle identité sonore, thèse de doctorat de musique recherche et pratique, sous la direction de Laurent Cugny, Bruno Mantovani, Paris, Université Paris-Sorbonne, CNSMDP, 2016, 361 p.
2 XAMP / eXtended Accordion and Music Project, nom donné au duo de Fanny Vicens et Jean-Étienne Sotty. Il s’agit comme le nom l’indique d’étendre les sonorités et les utilisations de l’accordéon.
3 HUREL, Philippe, Plein-jeu, pour accordéon et électronique [notice d’œuvre, document électronique] http://www.philippe-hurel.fr/notices/plein_jeu.html [page consultée le 11/01/2017]
HUREL, Philippe, Cycle traits [disque audio], Motus, 2016.
4 Technique de jeu consistant à imprimer une force soutenue au soufflet n’appuyant qu’en partie le bouton : ceci a pour effet un glissando continu vers le grave. Le glissando est plus ou moins maîtrisable suivant la qualité de l’anche, plus aisément si l’anche est grave ; il peut parcourir une tierce.
5 TRAPANI, Christopher, Recession [notice d’œuvre, document électronique] http://christophertrapani.com/wordpresssite/recession/ [page consultée le 11/01/2017]
6 BEDROSSIAN, Franck, Bossa nova, Billaudot, 2008, Paris.
7 GERVASONI, Pierre, L’Accordéon, instrument du XXe siècle, Éd. Mazo, 1987, Paris.
8 L’accordéon classique est uni-sonore, c’est-à-dire que pour chaque bouton, le son tiré et le son poussé sont identiques. Pourtant le son tiré et le son poussé sont produits sur deux anches distinctes, qui doivent être parfaitement accordées pour avoir le même son.
9 Mécénat Musical Société Générale, 2015.
10 HUBER, Klaus, … à l’âme de descendre de sa monture et de marcher sur ses pieds de soie… [notice d’œuvre, document électronique] http://www.klaushuber.com/pagina.php?1,2,91,129,0,0 [page consultée le 11/01/2017]
11 BERLIOZ, Hector, Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes,Henry Lemoine, 1855, Paris, p. 287-289. [http://petrucci.mus.auth.gr/imglnks/usimg/8/89/IMSLP88917-PMLP28373-Traite1843ed1c.pdf]