Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Alexis Galpérine

Création-recréation ou la jalousie de l’interprète

Article
  • Résumé
  • Abstract

On l’a beaucoup dit : interpréter c’est recréer ; mais il semble que l’époque – la nôtre – exige plus. Il s’agit d’être créateur à part entière, et le mot fait florès dans tous les domaines, et jusque dans les très envahissants slogans publicitaires. Au théâtre, à l’opéra, au cinéma, et aussi sur l’estrade de la salle de concert, le commentaire personnalisé d’un texte, passé ou contemporain, veut occuper, de plein droit, le devant de la scène. Appropriation légitime, sur une ligne de crête très étroite entre orgueil et humilité ? Ou cuistrerie sans pareil qui impose le pauvre jeu de mot du texte-prétexte ? Il y a un peu de tout cela. C’est selon ; et l’imposture n’est pas toujours là où on l’attend, déjouant le piège des apparences.

On nous permettra, en tant que musicien et enseignant ayant passé la majeure partie de sa vie à interroger le sens des œuvres, et corollairement le sens ultime de sa vocation, de tenter d’éclairer une question complexe, dominée peut-être, en dernier recours, par le magistère de l’éthique.

Texte intégral

L’époque invite à être « créateur », dans tous les domaines, et si l’on peut sourire à bon droit d’un tel appel à la créativité réelle ou supposée de chacun, nous savons que l’interprète-musicien, depuis longtemps déjà, s’est aventuré sur ce terrain. On nous permettra de concentrer notre propos sur lui, sur la figure-archétype qu’il représente, et plus précisément sur celle de l’instrumentiste, sans nous égarer dans une étude plus large qui prétendrait couvrir l’espace très diversifié de la scène contemporaine.

 

Depuis deux siècles environ, c’est-à-dire depuis la naissance du virtuose moderne, se pose la question de la marge d’initiative personnelle qui lui est laissée dans le cadre contraignant de la restitution d’un écrit qui n’est pas le sien. Le temps n’est plus où il s’abreuvait directement et exclusivement à la source de ses propres compositions, dont les procédés d’écriture étaient indissociables de leur inventivité instrumentale. Celle-ci nourrissait de l’intérieur un imaginaire musical porté par des gestes et sensations qui, le plus souvent, ont été la condition de son surgissement. Ayant perdu jusqu’à l’art de l’ornementation, qui autorisait toutes les échappées hors de l’enclos solfégique, la virtuosité des temps modernes, à l’évidence, a changé fondamentalement de nature.

 

Au cours du XIXe siècle, tout se passe comme si l’instrumentiste, très progressivement, péniblement et à regret, s’éloignait de plus en plus de la composition en tant qu’aspiration essentielle, celle-ci étant dévorée par les exigences toujours plus tyranniques des textes « étrangers » qui demandaient à être servis. Cette nouvelle représentation de l’interprète, aux yeux du public et à ses propres yeux, mit du temps à préciser ses contours, et il ne manque pas d’exemples illustres où la poursuite inlassable de la maîtrise instrumentale restait au service d’une ambition de compositeur. On pense inévitablement à Chopin et Liszt, plus tard à Busoni et Rachmaninov ou Anton Rubinstein ; chez les violonistes, à Paganini, Vieuxtemps et Wieniawski, plus tard à Ysaÿe ou Kreisler ; chez les organistes, à Franck et ses disciples directs ou indirects : Widor, Vierne, jusqu’à Tournemire, Duruflé, Alain, Dupré… cette catégorie étant un peu à part puisqu’elle n’a jamais coupé le lien avec l’improvisation publique. Par ailleurs, les cartes se brouillent si l’on introduit ici la distinction entre les virtuoses qui composent par surcroît (les violonistes Joachim et Sarasate, par exemple) et les compositeurs à part entière qui, par surcroît, entretiennent à grand soin l’ingénierie de la virtuosité individuelle (ce fut évidemment le cas de Chopin, Liszt, Saint-Saëns ou Franck, plus tard de Prokoviev, Bartók, Hindemith ou Enesco…). Chez certains, la frontière n’est pas nette : les violonistes Spohr et Hubay ont écrit des opéras et, chez les chefs d’orchestre, on apprend, non sans surprise, qu’un Furtwängler considérait la direction comme secondaire (!) au regard de son activité de compositeur. Adolf Busch, Arthur Schnabel ou Yves Nat n’ont cessé d’écrire de la musique, de poursuivre le rêve d’une création totale, malgré le doute qui – on peut le penser – a dû accompagner quotidiennement le développement d’une telle double mission.

 

En parcourant ces listes de noms, qui semblent démentir notre propos sur le renoncement à la création chez l’interprète moderne, nous ferons le constat qu’elles témoignent, au contraire, d’un combat douloureux contre ce renoncement. Autant de noms, autant d’exceptions ; car plus on avance dans le temps plus on remarque l’émergence de purs interprètes, jusqu’à la seconde partie du XXe siècle, devenue l’ère des « spécialistes », des virtuoses qui, peu ou prou, se sont interdit, en pleine conscience, l’abord des rivages dangereux de la création. Devons-nous continuer le jeu des listes ? Citer pêle-mêle les Horowitz, Cortot, Richter, Kempf, Stern, Menuhin, Rostropovitch, Milstein, Oïstrakh, Arthur Rubinstein…pour mieux attester le fait qu’ils se sont tenus prudemment à l’écart de l’espace vierge du papier à musique, ne s’en approchant furtivement que le temps d’une cadence ou d’un arrangement nostalgique d’une page du passé ? Certains, il est vrai, se sont risqués un peu plus loin (Casals, Tortelier, Heifetz, Gould…) mais sans convaincre personne et, probablement, sans se convaincre eux-mêmes.

 

Une telle désillusion est perceptible dès le début du XIXe siècle. On croit discerner sa présence entre les lignes du billet que Paganini adresse à Berlioz, en qui il voit le seul homme capable de reprendre le flambeau de Beethoven. Nulle modestie chez le personnage, fort d’un catalogue d’œuvres déjà considérable, mais une parfaite lucidité sur les enjeux réels de la création de son temps. Ysaÿe, face à Franck, Chausson, Fauré ou Debussy, a dû éprouver des sentiments comparables, de même que Joachim dans l’entourage de Schumann et de Brahms. Il n’est même pas exclu que Liszt ait également mesuré la distance qui le séparait de Wagner (mais ce dernier exemple – nous l’admettons volontiers – est plus discutable).

 

Dans les années 1800, la grande rupture beethovénienne avait précipité un mouvement déjà présent dans le classicisme viennois. En cette période charnière entre deux mondes, ce n’est pas seulement la liberté exubérante de l’ornement qui s’était perdue, c’est tout ce qui, sur un mode contemplatif et jusque dans la geste euphorique de la virtuosité, était avant tout célébration du Beau essentiel, signe de l’Harmonie universelle. Au point de jonction des XVIIIe et XIXesiècles – faut-il le rappeler ? – la vie intérieure du compositeur se révèle dans sa totalité à travers ses œuvres, et, avec Beethoven – on l’a beaucoup dit – apparaît l’artiste-prophète, dont leje s’adresse directement aux « frères humains » sans rien cacher de ses tourments et de ses doutes. Le repli dans l’intériorité, qui sera la marque du romantisme, que ce soit dans un registre intime ou dans une veine grandiose, a souvent été considéré comme un retour du religieux, après le fier athéisme du siècle des Lumières et son exaltation de la Nature qui, déjà, avaient mis à mal la glorification, propre aux Anciens, des proportions divines de la Création. À l’orée des temps modernes, c’est bien l’Homme qui est au centre, occupant littéralement tout l’espace, prenant le ciel à témoin du caractère héroïque de sa destinée et adoptant naturellement le ton de la harangue biblique ou de la prière chrétienne.

 

Une nouvelle vocation du compositeur, à l’évidence, ne pouvait qu’entraîner une nouvelle mission de son interprète, promu au rang de porte-voix de ses intentions. Un processus d’identification, de fusion des inconscients, de communion avec une intériorité « autre », n’est pas seulement souhaité, il est véritablement exigé par le compositeur lui-même qui, privé de son frère d’armes, de son frère en religion, serait condamné à tout jamais au silence des musées et des bibliothèques. Ainsi, pour l’interprète, la diminution progressive du champ de sa liberté créatrice, qui semblait se réduire comme peau de chagrin, est en réalité un trompe-l’œil, un piège des apparences. En vérité, son pouvoir de dire un texte est décuplé quand il prend l’habit du Commentateur, du Propagateur du Verbe, du déchiffreur des Écritures au sens – nous pouvons risquer la comparaison - où on l’entend dans l’Étude hébraïque ou l’exégèse chrétienne. Peu à peu se met en place, durant tout le XIXe siècle, un type de virtuose partageant avec le compositeur une même sublimation de sa présence sur la scène du monde, celle d’un célébrant d’un nouveau culte dans l’enceinte sacrée de la salle de concert. Ce lieu ouvert à tous et qui fleurit un peu partout sur le continent, relègue dans un lointain passé le salon aristocratique, peut-être aussi la nef de l’église, et la musique de chambre elle-même commence à l’investir, à oublier la « chambre », à projeter un discours en faisant face à un auditoire, au même titre que le soliste romantique forcément « héroïque ». Certes, mille nuances sont à apporter (notamment sur la transition entre les lieux aristocratiques et bourgeois) et la transformation fut lente, mais force est de constater que nous vivons encore, de nos jours, sur un héritage né dans les années révolutionnaires, dont les images ne cessent d’alimenter les fantasmes collectifs des musiciens et des mélomanes. Le mythe moderne du chef d’orchestre, démiurge des temps nouveaux, obéit aux mêmes lois de l’évolution, et sa promotion est celle d’un grand prêtre, chargé précisément d’orchestrer les mille voix d’une humanité en mal de fraternisation.

 

L’identification au modèle ou le mythe faustien de l’âme dérobée a conduit quelques artistes authentiques à se hisser, au prix d’un considérable travail préparatoire, au niveau réel d’une grande œuvre. On a pu voir aussi quelques jeunes prodiges s’approcher de l’art véritable en empruntant les raccourcis de l’Innocence en majesté, retrouvant sans malice le sens ultime des signes déposés sur la portée. C’est le miracle musical, sans cesse renouvelé, d’un discours donné mais muet, qui revit par la grâce d’un regard porté sur lui, puis entendu dans toutes ses composantes, véritablement recréé, c’est à dire renvoyé dans la caisse de résonance d’une intériorité capable d’en recueillir les échos. La recréation, alors, est de l’ordre de la prise de parole légitime, celle qui ne ment pas, qui ne trompe personne, ni l’interprète, investi pleinement des pouvoirs qui lui sont conférés, ni son auditoire, toujours prompt à démasquer les imposteurs.

 

Ces derniers sont légion, et quand l’un d’entre eux pousse un peu trop loin le jeu puéril d’une identification totale avec un Beethoven ou un Wagner, par exemple, sans y être invité ni par le talent, ni par l’humilité non feinte, alors l’effet comique est garanti et la condamnation sans appel. Le propos, qui s’applique principalement à la tentation mégalomaniaque du chef d’orchestre, reste valable pour les instrumentistes, à cette différence près, toutefois, que la lutte avec la matière rétive de l’objet (corps, instrument, partition) incite peut-être à plus d’indulgence.

 

Toutes ces choses sont bien connues, mais on ne peut qu’être frappé par la persistance du mythe romantique du virtuose et de ses représentations, en se demandant quand il trouvera ses limites. La sempiternelle répétition des schémas paraît à bout de souffle et pourtant ils perdurent, continuent d’alimenter le rêve de la scène. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de s’en éloigner, c’est à dire d’avoir tenté de relativiser, si ce n’est d’anéantir, la toute puissante subjectivité. Au tournant du XXesiècle, si le pur sentiment a peu à peu cédé du terrain, si le sens premier a déserté le champ de la signification ultime, si la sensation et les modes du suggérer ont supplanté ceux de l’exprimer, avant de précipiter l’avènement d’une musique qui, selon l’axiome fameux de Stravinski, « ne parle que d’elle-même », il semble bien que la personnalisation du discours de l’interprète n’ait rien perdu de son prestige. Rien n’y a fait ; ni la révolution copernicienne opérée par Debussy, où l’homme ne serait plus qu’une entité vibrante, une harpe éolienne capable de recevoir la rumeur du monde, ni les éclats désincarnés des joyaux ravéliens, ni la brèche ouverte par la déflagration du Sacre, où Dieu et les hommes semblent avoir été effacés du tableau pour mieux laisser entrer le chant des éléments. Nous pourrions continuer le survol, prendre acte de la détestation de la pompe et d’un art sacralisé, proclamée par le manifeste du Groupe des Six, ou lancer un regard distancié sur les collages et vraies-fausses références du néoclassicisme… mais il nous faudrait aussi, il est vrai, remarquer le refus de congédier l’intériorité chez les compositeurs de l’École de Vienne, et chez Bartók, Chostakovitch ou Messiaen… Nous nous arrêterons là.

 

Il nous faut insister sur le rapport à l’écrit et sa fixité « ouverte », sur le moment de l’histoire où le langage beethovénien a gravé ses nouvelles Tables de la Loi. Certes, Bach avait eu recours à l’« hypersolfège » pour doser les valeurs ornementales ou les éléments de construction, et Haydn ou Mozart nous avaient livré un matériau marqué par le plus grand soin dans le tracé des phrasés et des articulations. C’est pourtant bien avec Beethoven, on le sait, que la précision extrême de la notation participe, jusque dans les plus infimes détails et nuances, de la dramatisation du discours, et Schubert n’est pas en reste. Ce sont autant de consignes impératives à destination de l’exécutant ; consignes absolument non négociables sous peine d’excommunication. La religion du texte s’est propagée rapidement et a commencé à nourrir de l’intérieur le savoir pédagogique et les principes qu’il veut mettre en œuvre. La naissance des écoles modernes de violon ou de clavier (le piano, nouvel arrivant, n’est pas long à imposer son hégémonie) a entraîné une codification des règles d’un jeu propre à répondre aux caractéristiques d’un nouveau langage, dans la fidélité à ses lois. La virtuosité intégra de plus en plus l’idée d’une maîtrise dans la réalisation des intentions spécifiques d’un compositeur, et aucune marge d’initiative qui s’éloignerait par trop volontairement du document originel ne fut plus tolérée.

 

Aucune marge, vraiment ? En vérité, les virtuoses se sont permis bien des entorses à la règle et n’ont pas hésité, dans bien des cas, à arranger les choses à leur convenance, comme en témoignent des éditions qui, avec le recul, nous semblent éminemment critiquables. Utilisant sans vergogne leur nouvelle autorité, celle de dire je avec l’aval des compositeurs, ils se sont employés à diffuser des procédés d’école avec les canons d’ordre esthétique qui s’y attachent. Les écoles modernes étant détentrices du Progrès, il s’agissait d’en faire bénéficier les contemporains, bien sûr, mais aussi les auteurs du passé, qu’on s’autorisait en toute bonne conscience à réécrire à sa guise, chaussé des lunettes de son époque.

 

La notion de Progrès est ici essentielle ; elle touche le politique et tous les compartiments de la pensée en général, encouragée par les avancées des sciences. Les arts n’échappent pas à la contagion : Viollet-le-Duc retouche les cathédrales, Gounod « corrige » les chorals de Bach (!), et les instrumentistes revisitent leur histoire en lui apportant tout le confort moderne. Les exemples de la lutherie ou de la facture d’orgue sont éloquents sur ce point. Combien d’instruments sont ainsi profondément modifiés, parfois totalement dénaturés, pour satisfaire les désirs d’une volonté de puissance ? Ainsi, dans le monde du violon, les nouvelles barres sous la table font gagner en ampleur de son mais perdre en richesse de résonance harmonique, la pointe ferme de l’archet favorise le legato et les accents virils, au moyen d’une meilleure répartition du poids tout au long de la baguette, mais alourdit, par voie de conséquence, de subtiles capacités de diction dans la rhétorique des Anciens. Les instrumentistes sont aux avant-postes : Viotti s’invite dans l’atelier de Tourte et Chopin suit de près les travaux du facteur Pleyel. Il est tout à fait vain de pleurnicher sur les effets de la modernité en marche, et Nikolaus Harnoncourt (qui ne fut pas le dernier à en dénoncer les errances) conclut avec sagesse sur l’idée que chaque époque gagne d’un côté ce qu’elle perd de l’autre. Il suffit de ne pas ignorer les causes et les conséquences. Et il n’y a sans doute rien à ajouter.

 

Les notions de répertoire et de patrimoine apparaissent au XIXesiècle en accompagnement obligé d’une nouvelle conscience historique. Les écoles de violon offrent un exemple significatif sur ce point, puisque l’instrument est déjà riche de deux siècles d’histoire. Jalouses de leurs prérogatives, elles trouvent là matière à étendre leur savoir-faire, c’est à dire leur zone d’influence. Le violoniste moderne – nous l’avons assez dit – se résigne difficilement à accepter son statut de pur interprète ou de serviteur. En revisitant le passé à sa façon, et en lui apportant ses lumières, il appose son sceau sur des pans entiers de l’histoire de la musique, ce qui est assez flatteur et lui confère immédiatement une aura « académique ».Elle apaise quelque peu sa frustration de ne plus être aux avant-postes de la création et lui fournit aussi un gisement inépuisable d’œuvres à exhumer dans une perspective « modernisée ».

 

Àvrai dire, le violon a bien des excuses, car dans la transition entre l’Ancien Régime et les Temps modernes, il avait tout à perdre, et il aurait pu à bon droit cultiver quelques motifs d’amertume. Il faut nous en souvenir : après des débuts misérables, où son extraction humble et ses emplois subalternes lui furent sans cesse rappelés, le « vilain petit canard » de la famille des cordes avait su forcer la porte de toutes les cours d’Europe, et même de l’Église. Les choses étaient allées très vite puisque le grand Mersenne, dès le début du XVIIe siècle, avait décerné au pauvre « violino » le titre de Roi des instruments. On connaît la suite : une irrésistible montée en gloire et – c’est là le point qui nous intéresse – un rôle déterminant, authentiquement créateur, dans l’émergence des plus hautes formes de la musique : la suite, le concerto, la sonate et ses dérivés, le quatuor et la symphonie. À l’aube du XIXe siècle, le piano risquait fort de mettre un terme à sa fulgurante ascension. Alors, refusant de se laisser dépasser, le violon a consenti de bonne grâce à un mariage de raison avec lui, et l’a concurrencé crânement dans la surenchère de la virtuosité. Il sut aussi se montrer charmeur à l’excès et ne laisser personne occuper les espaces de séduction où il se savait sans rival. Dans son rôle de pur interprète – le point n’est pas suffisamment souligné –, il sut aussi donner du génie aux œuvres qui en sont dépourvues, magnifier comme personne un répertoire secondaire. C’est ainsi que des virtuoses marquants eurent le pouvoir d’auréoler des pages mineures d’un prestige qui dépasse leur valeur intrinsèque, la créativité de ces artistes se portant idéalement sur l’action d’ennoblir, et même de faire entrer dans la légende des pages qui n’en demandaient pas tant ; car là où les pianistes quittaient rarement les sommets de leur répertoire, les violonistes, eux, se trouvèrent souvent dans l’obligation de se montrer plus grands que les partitions qu’ils avaient à défendre. Ce fut là leur petite revanche d’interprètes, le point sur lequel leur capacité de recréer fut la plus sollicitée ; et le génie de l’instrument a fait le reste, renouant avec son histoire dans la fidélité à sa double origine, populaire et aristocratique. C’est ainsi que le virtuose moderne que nous connaissons, encore largement héritier de l’archétype romantique, passe sans effort de la Chaconne aux délices frivoles ou sentimentaux des petites pièces dont il raffole, de la Sonate « à Kreutzer » aux artifices pyrotechniques des Caprices et autres rhapsodies exubérantes. Tour à tour officiant ou mauvais garçon, il est partout chez lui, recréant avec le même bonheur la grande forme et la petite forme, s’imposant dans la gravité comme dans la légèreté.

 

Cette dernière notion de légèreté ne se confond pas avec la superficialité, et c’est en faisant revivre des mondes disparus ou en voie de l’être que le violoniste est devenu le maître absolu de l’évocation nostalgique. En effet, c’est souvent dans cette veine que son pouvoir a atteint un niveau rare de profondeur, en attrapant au vol l’insaisissable notion de charme, dont Vladimir Jankélévitch s’avouait impuissant à cerner les contours conceptuels. Proust ne s’y est pas trompé quand il exaltait la puissance d’évocation d’« une petite phrase médiocre mais enfin charmante » échappée d’un violon. On ne saurait mieux dire que la « mauvaise musique » recèle la mystérieuse capacité d’être un piège de la mémoire, de forcer l’ouverture du coffret aux souvenirs pour y déposer ses parfums éphémères. La question n’est pas marginale, car la dimension nostalgique est infiniment plus grave qu’il n’y paraît, n’en déplaise aux tristes pourfendeurs de la facilité, et il n’est aucun instrumentiste qui n’en ait éprouvé l’emprise. Jascha Heifetz en avait même fait un terrain d’expérimentation pédagogique, considérant que la capacité de recréer un univers poétique à partir d’un matériau modeste constituait un défi sur le plan de la recherche instrumentale des couleurs et des timbres.

 

Nous attardant encore un peu dans ce domaine, il nous faut dire un mot sur la vogue des transcriptions, paraphrases, airs variés et autres fantaisies « à la manière de… » qui ont fleuri au XIXe siècle et qui furent, notamment chez les violonistes, autant de marques de recréation comme substitut à la création proprement dite. Elles ne connurent aucune frontière dans le temps et dans l’espace, selon qu’elles pastichaient les formes traditionnelles du passé ou selon qu’elles exploraient divers folklores à l’heure de l’émergence des nationalismes musicaux. Elles furent ambitieuses ou humbles, elles confessaient un désir de création à part entière ou  traçaient, plus simplement, les limites du ghetto des virtuoses. Il est remarquable de constater, de nos jours, qu’elles ont bien vieilli et que, les années passant, elles ont renforcé leur puissance d’évocation, jusqu’à devenir des témoignages très précieux de l’esprit d’un temps et des modes de jeu qui le traduisent.

 

Il convient de sortir du ghetto des violonistes et de rappeler une évidence : le besoin de recréation, de reprise d’une œuvre ayant résisté à l’usure du temps, ne se réduit pas, loin s’en faut, à sa dimension « nostalgique ». L’adaptation, l’arrangement ou la transcription, spontanés ou réfléchis, est certainement un phénomène qui se confond avec l’expression musicale elle-même, comme signe visible d’un désir jamais comblé de chant perpétuel. Dans les ateliers de la science musicale il devient questionnement infini, élément indispensable à la patiente élaboration des formes d’un art savant. Bach, réutilisant le matériau de ses propres œuvres ou réécrivant Vivaldi, offre un exemple, assurément magistral, de l’approfondissement d’une pensée, tout en ne cachant rien des vertus pratiques de l’exercice : solution d’urgence et recyclage opportun, réponse à une commande « alimentaire », transformation dans un but pédagogique (travaux d’écriture ou de technique instrumentale)… C’est bien le processus de recréation qui retient l’attention, celui qui conduit à revisiter un texte en modifiant notre écoute par le biais d’une métamorphose des timbres ou d’un ingénieux déplacement des perspectives ; un jeu compositionnel amplifié par la conscience historique moderne, auquel se prêteront les Brahms, Liszt, Debussy, Ravel, Stravinski, Schönberg, beaucoup d’autres…, une démarche amplificatrice (orchestration) ou réductrice (passage d’un large effectif à un petit ensemble, voire à un instrument seul, le plus souvent un piano), parfois un simple transfert d’un instrument à un autre, un travail qui vise à enrichir ou à épurer, et qui, dans tous les cas, permet d’éprouver les limites de sa science en se soumettant volontairement à l’ascèse de la contrainte. La contrainte instrument de la liberté ? Thème connu qui nous ramène naturellement au faux problème, chez les interprètes, d’une créativité bridée. Nous avons vu qu’il n’en est rien, et, en vérité, de nouveaux espaces ne vont cesser de s’ouvrir alors même que des Cassandre désenchantées laissaient planer la menace d’un horizon fermé.

 

Dans la relation dialectique infiniment complexe entre liberté interprétative et fidélité à l’écrit – question qui domine toute notre étude –, le renforcement de la conscience historique devait engendrer, nul ne l’ignore, une discipline promise à un bel avenir : la musicologie. C’est au tournant du XXe siècle qu’elle commence à s’affirmer avec, en France, des figures éminentes comme Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, Lionel de La Laurencie ou l’admirable Maurice Emmanuel. Des institutions comme la Schola Cantorum ou l’École Niedermeyer avaient jeté les bases d’un enseignement fondé sur la redécouverte du chant grégorien et révélé par l’édition et le concert des chapitres essentiels de l’histoire de la musique. Nous savons l’importance d’une telle évolution qui allait irriguer les champs de la modernité musicale, celle des compositeurs, bien sûr, mais aussi celle des interprètes. Les pionniers avaient fait le pari que l’accroissement des connaissances, loin de saturer l’imaginaire, contribuerait au contraire à le féconder. Toute la musique du XXe siècle devait leur donner raison. En effet, les « trésors enfouis de la mémoire » (Maurice Emmanuel) n’étaient plus des objets de curiosité pour chercheurs monomaniaques et autres rats de bibliothèque ; ils devenaient une matière vivante susceptible de transformer notre manière d’appréhender les phénomènes musicaux. Debussy, à la Schola Cantorum, assis sur les marches de la salle de concert, découvrant Rameau, Couperin, Haendel ou Monteverdi, offre une image presque allégorique du nouveau positionnement des artistes dans le grand fleuve de l’histoire ; une histoire dont ils étaient appelés à écrire les pages de l’avenir. Le même creuset avait donné naissance, chez les interprètes, à une relecture des Anciens dans une perspective éclairée par l’apport de la recherche musicologique. Les travaux des violonistes Lionel de La Laurencie ou Eugène Borrel (président de la Société Haendel aux côtés de Félix Raugel, ce dernier étant à l’origine d’un renouveau de l’art sacré) conduiront à la révolution esthétique des années 1950. Chez les organistes, les Guilmant, Bonnetou Souberbielle détermineront une même remise en question radicale des canons empesés et passablement défraîchis légués par leXIXe siècle. Un Messiaen, abîmé dans la contemplation du Livre d’orgue de Nicolas de Grigny, offre à son tour un tableau emblématique d’un paysage musical en pleine mutation où, dans un même élan, compositeurs et interprètes, créateurs et recréateurs participent à un renouvellement de la pensée. L’avancée des connaissances laisse voir une frontière assez nette entre la première et la deuxième partie du XXe siècle. Quand l’accès aux sources restait relativement difficile, faisant endosser aux historiens l’habit du détective et du grand voyageur, il s’est considérablement amélioré après la Seconde Guerre, jusqu’à l’explosion actuelle des données apportées sans effort par la grâce de l’informatique.

 

La richesse de ces données (toutes les musiques du monde et des différentes époques livrées à domicile !) a déterminé un autre rapport à l’écrit qui oblige plus que jamais à honorer la distinction classique entre l’esprit et la lettre d’un texte. Il s’agit bien d’interpréter au sens propre à partir de sources fiables, de questionner inlassablement notre traduction des symboles, sans nous perdre dans le maquis des informations, et surtout sans affaiblir le désir dans une lecture apeurée et servile. Pour tout ce qui concerne le patrimoine, selon qu’on saura dégager « les signes qui donnent la vie », disait Bloy, ou qu’on acceptera l’enfermement dans la geôle muséale, on sera maître ou esclave, libre dans des choix réfléchis ou enchaîné au pupitre des compilations sans âme des érudits stériles. C’est tout l’art de jouir des magnifiques éditions que les Allemands nomment Urtext, débarrassées des couches successives d’« habitudes abusivement appelées traditions » (selon la formule de Devy Erlih), qui nous sont si précieuses, mais qui obligent, c’est-à-dire qui exigent un effort de la pensée. Dans un même ordre d’idées, pour ce qui touche les œuvres contemporaines, qui nous arrivent de partout avec la surcharge de consignes d’exécution qu’autorisent les moyens modernes d’édition et de diffusion planétaire, le recours à des vertus de discernement et d’imagination n’est pas facultatif, sauf à se résigner à abandonner définitivement la recréation au profit de la restitution.

 

Dans les années 1960-1970, la musicologie avait, à son corps défendant, apporté dans ses bagages la notion grisâtre d’interprétation « objective », en réaction à toutes les formes anachroniques de boursouflure sentimentale dont les générations précédentes se seraient rendues coupables. Dans un même réflexe pavlovien, on vit le troupeau des suiveurs de modes emprunter les voies du sérialisme en desséchant affreusement l’enseignement de Schönberg. Ce dernier, qui avait douloureusement anticipé ce détournement, n’avait pas manqué de mettre en garde contre les « fabricants » et autres « faiseurs », comme Harnoncourt, dans son domaine, n’eut pas de mots trop durs pour fustiger les effets pervers d’une démarche artificielle, entièrement soumise aux mots d’ordre des sophistes. Les optimistes diront que les idiots utiles ont eu tout de même leur utilité et que, en tout état de cause, ils furent les premières victimes du petit jeu de mécano auquel ils avaient voulu réduire la chose musicale. C’est qu’ils ne pouvaient saisir dans l’instant que Pierre Boulez, dirigeant sa musique ou celle d’un autre, allait droit à l’essence poétique des partitions, comme un Harnoncourt ne poursuivait pas d’autre but que de rendre à une œuvre sa vérité, enfin dépouillée des strates routinières qui en dissimulaient le visage.

 

L’un comme l’autre ont tenu le langage pour ce qu’il est : une « grammaire d’engendrement », selon le mot de Paul Méfano ; et la chasse aux anachronismes ne visait pas autre chose que les entorses aux lois du langage, celles qui tuent par asphyxie la substance d’un discours, qui font dire à la musique ce qu’elle ne dit pas. Le retour aux instruments d’époque, par exemple, chez un homme comme Harnoncourt, s’inscrivait dans une réflexion globale sur le lien qui peut exister, ou pas, entre le timbre et le langage. En aucun cas il ne signifiait l’annulation de notre sensibilité d’aujourd’hui. Notre modernité, au contraire, devait abolir les frontières temporelles, mais aussi spatiales, en intégrant l’infinité des particularismes, avec le respect qui leur est dû, au sein d’un universalisme des consciences artistiques. Figures de proue dans le paysage de l’après-guerre, Harnoncourt et Boulez se distinguent aussi par le fait qu’ils n’ont jamais fui la contradiction et, dans bien des cas, on peut croire qu’ils l’ont même recherchée. Une pensée militante, en perpétuelle évolution, a laissé sur place l’armée des épigones qui, tout comme ceux qu’ils prétendaient combattre, ne craignaient rien d’autre, en réalité, que la mise à bas des barrières de leur pré carré.

 

Les leçons des conflits esthétiques de l’après-guerre ne furent pas perdues pour tout le monde et, en limitant encore une fois notre réflexion à la mission de l’interprète, il est réconfortant de penser que des fenêtres se sont ouvertes en grand et que de multiples possibilités de recréation se sont offertes. Le nouveau souffle de l’improvisation vient immédiatement à l’esprit : improvisations génératives ou imprégnées de traditions extra-européennes (comme celle du jazz, par exemple), ou combinaisons de formules fixées avec des formules aléatoires…, cent moyens sont apparus qui ont contribué, paradoxalement, à régénérer notre rapport à l’écrit. Nous pourrions aussi mentionner les mariages audacieux des instruments avec les machines, qui ont agrandi le spectre de notre écoute. Cependant, l’élargissement considérable, en amont et en aval, du champ d’activité de l’interprète ne lui laisse d’autre choix que d’être authentiquement cultivé, afin d’être capable d’apprécier pleinement l’interpénétration du passé et de l’avenir. Création et recréation se rejoignent d’autant mieux que la musique d’aujourd’hui, par le foisonnement des procédés allusifs, s’inscrit volontiers dans un mouvement que la critique littéraire désigne joliment sous le vocable d’intertextualité, qui est une autre forme d’abolition des frontières, de décloisonnement et d’approfondissement de la conscience historique. L’interprète ne peut plus ignorer que son parcours s’inscrit dans l’histoire au même titre que celui du compositeur, et une vision claire de sa place sur la scène contemporaine est la condition du rejet des écorces vides, signes tangibles de la répétitivité inféconde.

 

Le travail d’un violoniste sur laSequenza VIII de Luciano Berio illustre ce dernier propos et fixe le programme de sa tâche. Sens de l’improvisation et sens de la construction, et jusqu’aux figures en forme de réservoirs de durées aléatoires, se sont donné rendez-vous pour exalter un type de virtuosité se détachant sur un fond où apparaît de façon subliminale l’ombre portée de la Chaconne. De l’aveu même du compositeur : « Un virtuose digne dece nom est un musicien capable de se placer dans une vaste perspective historique et de résoudre la tension entre la créativité d’hier et celle d’aujourd’hui ». Plus loin, il ajoute : « Depuis longtemps, la musiqueeuropéenne n’avait pas donné autant de liberté à l’exécutant, c’est-à-dire depuis le moment où la partie de basse continue fut réalisée en improvisant au clavecin. Particulièrement en musique instrumentale, on trouve de nombreuses œuvres dans lesquelles l’exécutant n’est plus un moyen ou un intermédiaire, mais un collaborateur. La composition passe ainsi de moyen de communication à mayen de coopération »1.

 

Une telle approche de la modernité, à l’évidence, se situe à mille lieues de l’appel très intéressé, répercuté sur toutes les ondes, à l’« actualisation » des traces de la mémoire. En l’occurrence nous ne parlons même pas d’une quelconque « table rase » révolutionnaire, mais d’un mélange inédit de fatuité contemporaine et d’un esprit de lucre qui prospère dans son sillage. Quand un Berio invite à « résoudre la tension entre la créativité d’aujourd’hui et celle d’hier », il est peu de dire que les nouveaux Marchands du Temple n’ont que faire d’une telle problématique. Seule compte pour eux la nécessité de « moderniser » les voix d’hier pour, éventuellement, leur donner une sorte de valeur ajoutée, un label « actuel », seul garant de leur valeur effective. C’est une autre façon d’abolir l’histoire, de nier toute représentation de l’homme comme maillon d’une chaîne qui le dépasse. Non contente d’anéantir au passage toutes les traditions orales du monde, la vulgarité agressive du Moloch consumériste s’introduit, de moins en moins sournoisement, dans des sphères qu’on aurait cru immunisées. À la scène, à l’écran, et même dans l’espace quelque peu retiré des livres et des partitions, on voit ou on devine les traces de signes ostentatoires de modernisme à effet purement publicitaire qui sont, en réalité, autant de symptômes de régression. Milan Kundera a bien mis en évidence le « kitsch » contemporain en tant que fausse révérence et fausse référence à l’Histoire, et nous n’en aurions jamais fini si nous nous avisions de recenser les misérables gadgets qui avilissent la création artistique pour mieux la négocier sur l’étal du Marché. Dans ce contexte, l’apport des connaissances ne suffit pas, car les alibis culturels ne font jamais défaut quand il s’agit d’assurer la promotion d’un produit, et il est frappant de constater un retour en force de la notion d’éthique chez nombre d’artistes d’aujourd’hui, ceux pour lesquels la seule faculté de se glisser dans des courants porteurs ne saurait se confondre avec le don de création. Sans doute sont-ils les mieux placés pour savoir qu’une juxtaposition d’idées, où triomphent les habiles, ne formera jamais une pensée, et chez les interprètes, il s’agit, à travers la création en soi que constitue leur travail quotidien, de faire mentir la sinistre prophétie de Nietzsche : « L’Amour mort, ne reste plus que le froid coassement des virtuoses. »

Notes

1 Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Genève, Contrechamps, 2010.

Pour citer ce document

Alexis Galpérine, «Création-recréation ou la jalousie de l’interprète», La Revue du Conservatoire [En ligne], Le cinquième numéro, La revue du Conservatoire, Création / Re-création, mis à jour le : 23/06/2017, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=1442.

Quelques mots à propos de :  Alexis Galpérine

Alexis Galpérine, violoniste, concertiste et professeur au Conservatoire de Paris (CNSMDP) et au Conservatoire américain de Fontainebleau, est aussi l’auteur d’articles et d’ouvrages musicologiques. Il est dédicataire d’œuvres de plusieurs compositeurs contemporains. Sa discographie compte à ce jour une soixantaine d’enregistrements.