Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Alexis Galpérine

Enseignement collectif/enseignement individuel, ou la mise en mouvement du discours musical

Article
  • Résumé
  • Abstract

L’enseignement collectif et plus généralement les pédagogies nouvelles soulèvent nombre de questions qu’on ne saurait réduire à une querelle des anciens et des modernes. C’est en examinant les enjeux réels des débats actuels dans un contexte de mondialisation des échanges que nous serons peut-être mieux armés pour relever les défis de demain dans le champ de l’éducation musicale.

Texte intégral

Depuis plusieurs années déjà, la question de l’enseignement collectif, principalement pour les instruments de l’orchestre, est au cœur de la réflexion pédagogique. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons,elle est encouragée dans nombre de conservatoires européens, rompant ainsi partiellement avec le schéma exclusif du tête-à-tête maître-élève, considéré, dans une tradition bien ancrée, comme seul apprentissage sérieux de la musique.

 

En vérité, nul ne remet en cause la nécessité de cet échange binaire, au sein duquel l’exposé des principes d’école comme la contagion des gestes et des styles sont l’objet d’une construction patiente, progressive, dans la visée à long terme d’un objectif ;et les centres les plus à l’avant-garde de l’innovation pédagogique n’ont jamais annulé un tel contrat. Cependant, il n’est pas interdit de penser qu’on peut y ajouter quelques clauses.

 

Trop de malentendus, colportés par des idées fausses ou des raccourcis réducteurs, se sont accumulés, qui exigent une clarification des choses, une précision dans l’ordre des concepts et une analyse la plus honnête possible des enjeux des débats. En laissant de côté les effets de mode, avec leur accompagnement médiatique obligé, il convient certainement de nous interroger sérieusement sur les apports réels ou supposés des approches nouvelles que nous propose le monde musical d’aujourd’hui – des méthodes qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer à l’heure de la diffusion planétaire des informations.

 

Quand certains professeurs confessent de bonne foi leur fatigue de renoncer à leurs préjugés, d’autres, confondant sans vergogne tradition et sclérose des habitudes, se refusent par avance à apporter quoi que ce soit de neuf à la panoplie, souvent passablement défraîchie, de leur savoir-faire. Si l’on introduit, par ailleurs, le soupçon d’un habillage habile d’économies budgétaires se cachant derrière l’appel à la pédagogie de groupe, force nous est de reconnaître que les recherches dans ce domaine suscitent bien des réticences. Le soupçon, en réalité, n’est pas toujours injustifié, car il n’est pas inutile de rappeler – ce qu’élèves et enseignants ignorent trop souvent – que le cours individuel coûte fort cher dans un cadre public de quasi-gratuité des études. Il est un autre aspect des choses, en outre, qu’il faut bien évoquer, et qui contribue à fausser les perspectives. Il a trait à l’« air du temps », à la promotion, dans les disciplines artistiques, de l’idée de loisir, forcément ludique, opposée à une supposée rigueur, forcément austère. Il n’est pas question ici d’entrer dans cette fausse querelle des anciens et des modernes, avec son cortège d’arguments plus ou moins hypocrites, mais bien d’examiner ses répercussions sur le sujet qui nous occupe. Nous relèverons tout de même que, sur ce terrain-là autant que sur les autres, la sempiternelle opposition entre plaisir et rigueur est aussi artificielle que parfaitement stérile.

 

Nous avons parlé de malentendu et il convient certainement, avant tout, de s’entendre, c’est-à-dire de savoir précisément de quoi l’on parle. Après tout, le monde musical ne nous a pas attendus pour célébrer les vertus des pratiques collectives. On pourrait même dire que, pour des raisons évidentes de socialisation autant que d’éducation musicale proprement dite, le jeu d’ensemble, orchestre, chœur ou groupement de chambristes, a toujours occupé une place éminente, si ce n’est prépondérante, dans le cursus d’apprentissage. Ce n’est donc pas ce dont il est question ici. Alors, de quoi parlons-nous quand nous essayons de porter un regard objectif sur certains types d’enseignement collectif ? S’agit-il de développer l’écoute de l’autre et l’interaction entre les instruments ? Il n’y a là rien de nouveau. S’agit-il de constater les bienfaits du mimétisme, de l’émulation, de la contagion ou de la force d’énergie qui se transmet à l’individu par le groupe ? Il y a un peu de cela et certainement plus que cela.

 

Il convient d’abord de distinguer la pédagogie de groupe (à partir de trois élèves) des classes d’ensemble, même en gardant à l’esprit qu’une part de cette pédagogie peut participer, dans la division du travail, de la préparation d’une œuvre pour large effectif. Les techniques de pédagogie de groupe s’appliquent en priorité aux enfants, voire aux très jeunes enfants, mais elles ont leur place également dans les niveaux supérieurs. Les quelques pédagogues fortement engagés dans la démarche insistent sur un point : il n’y a chez eux nulle intention de gagner du temps. Au contraire, la logistique de planification des leçons peut s’avérer compliquée, mais elle permet, en retour, d’élargir une plage horaire, en multipliant, par exemple, le temps très court alloué aux débutants. Loin d’être une facilité pour l’enseignant, le travail exige au contraire une réelle créativité, mais il évite dans un même temps les pièges de la répétitivité et de la routine. Les mêmes professeurs se défendent de couler dans un moule unique leurs jeunes apprentis. Ils font même le pari d’être capables de dégager plus aisément, dans le cadre d’une cohérence d’école, la personnalité de chaque élève. La flûtiste Arlette Biget, auteur d’un ouvrage sur le sujet1, définit la séance « comme un cours individuel au sein d’un groupe et non comme un cours donné à un groupe » (définition du cours de musique d’ensemble). Se distinguent ainsi « la musique d’ensemble comme art d’utiliser les individus pour former un groupe, et la pédagogie de groupe comme art d’utiliser le groupe pour former l’individu ». Chacun participe au travail de l’autre et les réflexes de critique ou d’autocritique s’installent. L’imaginaire du son est sollicité, ensemble ou individuellement, et la perception affinée se met en place dès l’accord des instruments. Les gammes elles-mêmes sont l’objet d’une combinatoire d’enchaînements groupés ou en solo. L’écoute comparative est omniprésente, particulièrement pour la justesse et les courbes du phrasé. L’élan rythmique et l’effet de contagion-imitation des gestes d’articulation, avec la complicité du professeur, bénéficient de la dynamique du groupe avant l’échappée solitaire, et à tour de rôle, selon le schéma des soli du concerto grosso. Enfin, le travail collectif est censé susciter des questions qui induisent des rudiments d’analyse sur le caractère, le tempo, les passages périlleux à isoler, les intervalles, rythmes et nuances à repérer et souligner, les débuts, apogées et fins des phrases portés par le jeu des tensions harmoniques, les moyens de travail adaptés aux problèmes soulevés par un style donné dans une partition donnée, etc. Arlette Biget nous dit avec pertinence qu’une telle pédagogie ne peut concerner deux enfants, car alors ils forment un couple et non un groupe ; et au-delà de quatre, le travail individualisé perd en efficacité, il devient un travail d’ensemble dont les visées, tout aussi essentielles, sont cependant d’une autre nature. En conclusion, elle juge la réunion de trois élèves comme une configuration parfaite. Rappelons qu’il peut s’avérer nécessaire, dans une telle approche, de revenir ponctuellement au tête-à-tête maître-élève avant de reprendre les séances de mise en commun des acquis.

 

Il nous faut maintenant élargir le propos et les effectifs en nous penchant sur le travail d’ensemble et principalement sur les sessions d’orchestre ou de chœur. Nous nous attacherons ici, non pas à revenir aux fondamentaux bien connus des méthodes ou procédés à mettre en œuvre tout au long des répétitions, mais plutôt à réfléchir sur les données nouvelles qui sont apparues au cours des dernières années et qui ont fortement ébranlé quelques certitudes.

 

Nous le savons tous, il est un phénomène qui a défrayé la chronique et suscité mille interrogations. Il s’agit, on l’aura deviné, du fameux Sistema vénézuélien, avec son organisation pyramidale d’orchestres et de niveaux, depuis les terrains vierges de la petite enfance et des zones de déshérence sociale jusqu’au prestigieux Orchestre Simón Bolívar qui, sous la baguette incandescente de Gustavo Dudamel, n’en finit pas d’étonner le monde. Bruno Mantovani, de retour de Caracas, ne nous confiait-il pas récemment que son expérience là-bas avait bouleversé nombre de ses conceptions en matière de pédagogie ?

 

En confessant d’emblée que, sur le sujet, nous sommes relativement pauvres en connaissances, nous serons peut-être à même de poser quelques questions de fond, suscitées précisément par notre ignorance. En mêlant dans un même creuset avancée sociale et apprentissage de la musique, ou plutôt progrès dans l’intégration et la socialisation par l’éducation musicale, le Sistema fascine, et les plus sceptiques rendent les armes devant des résultats incontestables. L’expérience, initiée il y a trente ans par José Antonio Abreu, tend à s’étendre sur le continent sud-américain et au-delà, et nous avons pu entendre tout récemment à Paris un orchestre uruguayen qui, à l’évidence, s’inspire du modèle originel. Le ministre de la Culture, venu spécialement de Montevideo pour accompagner ses troupes, nous confirmait que l’orchestre constituait sa plus grande fierté, non pas comme vitrine de son pays, ou agent de promotion et d’exportation, mais bien comme facteur essentiel de développement.

 

Pour les musiciens, les divers documents qui leur parviennent, écrits ou filmés, ont quelque chose d’infiniment réconfortant. Ils s’accordaient volontiers la capacité d’apporter un supplément d’âme, mais ne se voyaient vraiment pas comme des acteurs majeurs d’un renouveau socio-économique ! Il est d’ailleurs savoureux de remarquer au passage à quel point l’histoire donne tort à ceux qui, chez nous, considèrent que notre musique (jusqu’aux partitions les plus récentes !) appartient à un temps révolu, et qu’un orchestre symphonique, par exemple, n’intéresse plus personne. Plus personne ? Sauf les Amériques, l’Asie tout entière, et beaucoup d’autres qui s’y intéressent passionnément… Fermons la parenthèse.

 

Il conviendrait certainement de connaître tous les arcanes du Sistema pour en parler le plus objectivement possible, car le sujet mérite en lui-même une étude approfondie. On n’en retient souvent ici que les facettes les plus brillantes, celles du sommet de la pyramide, et ce regard superficiel méconnaît les mécanismes qui sous-tendent toute l’organisation. Ainsi nous avons eu vent de certaines expériences qui consistent à parachuter quelques jeunes professeurs sans formation spécifique dans des préaux d’écoles primaires, de préférence dans des quartiers clairement défavorisés. Elles ont laissé à ces enseignants un poignant sentiment d’impuissance et de désarroi. On ne saurait s’en étonner, car, loin de la croyance naïve en une génération spontanée des talents, El Sistema vise à les faire éclore par le biais de méthodes extrêmement codifiées qui ont fait leurs preuves et qui ne négligent pas le soutien individuel. Cela n’a rien à voir avec un saupoudrage de connaissances de base propre à attirer l’œil des caméras, mais qui ne prend pas la mesure, sur le plan social ou musical, de ce que représente un travail de fond. Nous le savons bien, on peut ainsi se donner bonne conscience à peu de frais en s’occupant des populations délaissées sans s’en occuper vraiment, c’est-à-dire en leur faisant entrevoir la porte d’un domaine dont elles ne trouveront jamais la clef.

 

On oublie, ou on feint d’oublier, que les moyens mis en œuvre par El Sistema sont considérables, et que le génie de ses dirigeants a été de convaincre les gouvernants et les banques que le financement du projet ferait réaliser des économies substantielles au pays ; ce que les faits ont rapidement démontré. La sortie de la marginalisation pour des pans entiers de la population a été, en effet, singulièrement bénéfique, tirant toute la société vers le haut et faisant reculer de manière significative la violence et la délinquance juvéniles. Il devint clair, en dehors de toute question d’éthique, que former des éducateurs coûtait moins cher que d’entretenir un lourd arsenal répressif.

 

La réalité des chiffres paraît trop belle pour être vraie et la parabole semble trop rectiligne. De fait, que n’a-t-on dit sur un tel miracle ! La République des musiciens, imaginée par Schumann, réveillait les échos du mythique Royaume musical du Paraguay, la cité idéale des missions jésuites qui hante encore et toujours la mémoire des peuples d’Amérique latine. Partout dans le monde des propos lyriques ont fleuri sur l’orchestre ou le chœur comme miroirs de la société, microcosmes à l’image de l’ensemble d’une nation, véhiculant les mêmes valeurs de respect et d’écoute de l’Autre, d’intégration dans un projet collectif dépassant l’individu tout en le transcendant et conduisant naturellement vers un but commun ; des vertus de socialisation, rendant à chacun une dignité particulière, dont on aurait tort de sourire, car, si l’on dépasse les inévitables lieux communs, nous sommes bien obligés de constater qu’une telle idée de fraternité universelle a des accents de sincérité qui ne trompent pas. Nous les connaissons. Qui n’a éprouvé un semblable sentiment en étant immergé dans la matière en fusion d’un orchestre ou d’un chœur ? – un sentiment à l’unisson du Testament d’Heiligenstadt et qui rejoint l’essence même du grand rêve beethovénien.

 

Ces considérations qui fondent dans la même forge les catégories morales, politiques et artistiques, aussi exaltantes soient-elles, ne sauraient nous éloigner de réalités plus concrètes, c’est-à-dire de l’acquisition d’un savoir-faire qui demeure le pain quotidien des musiciens. Nous avons parlé des moyens dont le Sistema dispose, et qui concernent aussi bien la fréquence des sessions d’ensemble et des concerts (répétitions presque tous les jours et manifestations publiques presque tous les mois), l’implication des familles, l’harmonisation du binôme éducation artistique/études générales, les cours personnalisés ou les séances en petits groupes, et surtout un calendrier d’objectifs à court ou moyen terme qui casse le jeu pervers des promesses sans lendemain et des horizons qui se dérobent. On le voit, il n’y a rien dans un tel paysage qui s’apparente, de près ou de loin, à une aimable garderie pour gamins désœuvrés ; et le système, il faut le dire, a été l’objet de critiques sévères, dénonçant une discipline excessive et une structure hiérarchique quasi militaire ; autant de réserves sur lesquelles, faute d’éléments suffisants, nous ne saurions nous prononcer. Il n’est aucune réalité qui ne soit contrastée, mais notre intérêt pour l’expérience vénézuélienne, qu’on peut désormais apprécier dans la durée, porte sur plusieurs points.

 

Nous ne reviendrons pas sur la question sociale, qui constitue pourtant – est-il besoin de le souligner ? – le noyau autour duquel gravitent toutes les autres problématiques, et nous nous attacherons seulement aux apports éventuels, et transposables, de la démarche pédagogique. Ce n’est pas tomber dans l’angélisme que de constater, de prime abord, une joie non feinte chez les jeunes musiciens, telle qu’elle éclate dans les documents filmés. Nous ne sommes pas en présence d’une vague excitation due à la lumière des feux de la rampe mais d’une joie viscérale, venant de loin, qui irradie toutes les composantes du groupe et qui alimente en permanence le moteur de l’action. On ne singe pas un tel sentiment qui dépasse tous les artifices de mise en scène ou, du moins, on ne le singe pas durablement. La joie de la pratique musicale, extériorisée, s’exprime au travers des mouvements du corps, non pas tant les figures chaloupées qui s’offrent en bis sous les salves des applaudissements, mais une manière caractéristique d’accompagner et d’anticiper physiquement les inflexions du discours musical. Loin de tout exhibitionnisme prémédité ou fabriqué, le ressenti de chacun, multiplié par le nombre, se donne à voir et développe une contagion irrésistible, immédiatement traduite dans le langage des gestes. Le phrasé est comme souligné par cette éloquence corporelle où la technique instrumentale ou vocale trouve naturellement ses bons appuis. La pratique d’ensemble renforce alors le travail individuel en lui donnant tout son sens. C’est certainement cet aspect des choses qui retient le plus l’attention et qui justifie à lui seul l’attrait croissant pour les approches collectives.

 

L’idée séduisante d’une transposition sous d’autres latitudes de la leçon vénézuélienne suscite une première question, inspirée directement du visionnage des films. Ne sommes-nous pas au contact de sociétés sud-américaines profondément imprégnées de l’esprit de la danse, notamment des danses populaires, et qui, à ce titre, gardent et garderont toujours leurs spécificités ? L’interrogation est légitime, car il est indéniable que les musiciens semblent habités par le mouvement primordial de la danse, celui, dit-on, qui aurait engendré la musique elle-même. Le constat concerne au premier chef la tonicité rythmique, mais il reste valable dans les lignes élégiaques qui jamais ne renoncent à célébrer une « musique où l’esprit danse ».

 

Il convient de revenir au témoignage de Bruno Mantovani. Il nous disait avoir été impressionné par une formule d’une grande complexité rythmique, restituée dans toute sa vérité dès la première lecture ; un passage sur lequel il avait vu peiner les orchestres européens les plus chevronnés. À l’évidence nous ne parlons pas d’exactitude ou de précision, ni même d’habileté de déchiffrage, mais d’une capacité de donner toute sa signification, dans l’instant, à une pulsation originelle, celle qui, littéralement, donne vie aux signes déposés sur la portée ;une force vitale qui sous-tend le discours musical dans son ensemble et le charge d’une puissance faisant voler en éclats les barrières des interdits solfégiques.

 

C’est sans doute là le point crucial sur lequel il faut s’arrêter, car les qualités collectives qui ont frappé Bruno Mantovani ne doivent évidemment rien au hasard, et c’est bien dans la formation initiale des musiciens qu’on doit chercher l’étincelle première, celle qui a allumé les feux des vocations. En réalité, nous avons pu repérer une approche commune, une sorte de dénominateur commun, qui apparaît clairement dans les diverses chapelles des pédagogies alternatives et dont le trait principal est l’appel de l’oralité, ou plus généralement de toute forme d’expression libérée des contraintes de l’écrit. Si l’on prend l’exemple des classes de violon, et du renouvellement pédagogique apparu au siècle dernier avec les démarches d’un Shinichi Suzuki, d’un Paul Rolland ou, plus près de nous, des frères Szilvay (inventeurs de la méthode Colourstrings), on ne peut manquer de remarquer une sorte d’obsession partagée, celle qui veut actionner chez les petits enfants les mécanismes d’acquisition de la langue maternelle. Il n’est pas indifférent de savoir que ces maîtres, par le jeu des circonstances, ont été confrontés au barrage de la langue, que ce soit Suzuki débarquant à Berlin dans les années 1920 sans parler un seul mot d’allemand, ou les Szilvay arrivant en Finlande sans le moindre outil verbal de communication, et se trouvant de ce fait dans la nécessité de forger de toutes pièces un langage musical, gestuel, phonétique et même graphique, à usage de leurs jeunes élèves. Les films des classes de Paul Rolland, où la pédagogie de groupe comme le jeu d’ensemble donnent une place majeure à l’expression corporelle, montrent qu’il ne procède pas autrement, travaillant sans relâche sur la matière malléable d’un état antérieur à la conscience. En évitant le piège de la multiplication des interdits, dont souffrent trop souvent les méthodes traditionnelles, le professeur ne condamne pas pour autant la conceptualisation des axiomes instrumentaux ou musicaux, mais il en diffère l’intervention en suivant une échelle de développement stratifiée et planifiée dans le temps. Qu’il s’agisse de Rolland ou de l’expérience des Szilvay, nous noterons au passage que nous parlons de deux pays, la Hongrie et la Finlande, qui, depuis longtemps déjà, sont aux avant-postes de la recherche pédagogique, et particulièrement pour tout ce qui concerne les rapports à l’écrit.

 

On aura bien compris qu’il ne s’agit pas de faire le énième procès du solfège, et notamment du solfège à la française que tant de chefs d’orchestre étrangers considèrent comme un système admirable. On a vite tendance, dans ce domaine, à jeter le bébé avec l’eau du bain, en le jugeant aussi rébarbatif que répressif. En vérité, c’est bien au cœur des relations entre traditions orales et écrites que doit porter la réflexion et il ne sert à rien de se lamenter sur les effets éventuellement castrateurs d’une restitution fidèle des figures solfégiques, dont le respect scrupuleux, par ailleurs, est un phénomène historiquement daté. Sans doute tout n’est-il qu’une question de préséance, puis d’aller-retour, dans le cursus d’apprentissage, entre expression spontanée et conceptualisation, entre imaginaire en liberté et intégration des codes d’une partition. Mille approches nouvelles, aujourd’hui, vont dans le sens de l’extériorisation d’une sensation (portée le plus souvent par le travail de groupe) comme préalable à la construction intellectuelle, un processus qui, loin d’annuler le concept, contribue au contraire à lui rendre sa signification, puisque sa fonction est, par nature, de fixer ce qui est pur mouvement. Que ce soit dans une classe d’initiation au jazz, où des bandes d’enfants, à partir d’une série de mouvements organisés, réalisent rapidement une polyrythmie savante, ou que ce soit dans les ateliers d’improvisation où trois notes suffisent pour déclencher un jeu d’interactions au sein d’un groupe, les références ne manquent pas qui, toutes, veulent desserrer l’étau de la censure ou de l’autocensure et chasser pour un temps la hantise de l’erreur. Or, l’erreur n’est rien d’autre qu’une entorse immédiatement vérifiable à la règle fixée par l’écrit.

 

Certes, il est commode pour les démagogues et les superficiels de condamner l’écrit, ce qui équivaut à détruire l’outil de préservation de la mémoire, mais les impasses d’une telle attitude sauteraient aux yeux d’un enfant de cinq ans. Tout autre chose est de s’interroger, avec un Maurice Emmanuel par exemple, sur les lois perpétuellement évolutives du langage musical, sur les effets pervers de la « mise en solfège du monde » et de la « dictature de la barre de mesure ». N’avons-nous pas fait nous-mêmes cent fois l’expérience intérieure d’une mise à distance provisoire de la partition ? À ce sujet, il nous revient en mémoire un fragment de Bartók tout en valeurs inégales et résistant à la lecture, qu’il avait bien fallu libérer par le chant et le geste au préalable avant d’admirer la construction solfégique qui en avait assuré, aussi fidèlement que possible, la traduction. Nous pourrions citer mille exemples de ce type, particulièrement dans le domaine de la musique ancienne où des échappées ornementales brisent allègrement les barrières de l’enclos formel, et la démonstration pourrait se poursuivre avec l’apparition des notions modernes de figures aléatoires, d’improvisation libre… sans parler du théâtre musical ou de l’immersion dans le grand fleuve des civilisations (Bali, l’Inde, l’Afrique, que sais-je encore… ) que la mondialisation des échanges a rendue possible. Ce sont toutes ces aventures de l’esprit qui proposent une invitation au voyage sans équivalent dans l’histoire et qui, sans nul doute, injecteront du sang neuf dans l’organisme de la musique occidentale. Il peut paraître excessif, voire grandiloquent, de convoquer des perspectives aussi grandioses dans les humbles ateliers d’apprentissage instrumental ou vocal, mais c’est pourtant bien en ouvrant les fenêtres, et sans renoncer à ce que nous sommes, que nous laisserons entrer les vents du renouvellement. Nous en sommes convaincus, la leçon de musique, et son binôme inévitable cours individuel/cours collectif, sera nourrie par cet appel du large, qui contribuera à approfondir l’éternelle question, consubstantielle à l’expression musicale elle-même, de l’union de l’âme et du corps.

 

Par là, et sans nous égarer dans les prolongements métaphysiques de la formule, nous entendons la lutte permanente, le combat sans cesse recommencé car jamais gagné d’avance, pour soumettre le corps, si souvent lourd et rétif, aux élans sans pesanteur du désir musical, aux « ailes de l’âme » dirait Berlioz, et qui donnent toute sa noblesse à la notion de virtuosité. Grand théoricien de l’enseignement du violon, Paul Rolland ne disait pas autre chose quand il rappelait que le mouvement, c’est la vie elle-même, par opposition à l’immobilisme mortifère ; et toute sa pédagogie ne visait qu’à mettre en œuvre un mouvement perpétuel du corps et de l’esprit capable de donner vie au moindre fragment du discours musical. En oubliant une telle vérité première, nous prenons le risque que la transmission du savoir artistique reste à jamais, au sens propre, lettre morte.

Notes

1 Arlette Biget, Une pratique de la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental, Paris, Éditions Cité de la musique, 1998.

Pour citer ce document

Alexis Galpérine, «Enseignement collectif/enseignement individuel, ou la mise en mouvement du discours musical», La Revue du Conservatoire [En ligne], Dossier Individuel / Collectif, Le quatrième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 14/12/2015, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=1360.

Quelques mots à propos de :  Alexis Galpérine

Alexis Galpérine, violoniste, concertiste et professeur au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), est aussi l’auteur d’articles et d’ouvrages musicologiques. Il est dédicataire d’œuvres de plusieurs compositeurs contemporains. Sa discographie compte à ce jour une soixantaine d’enregistrements.