Typologie des déchiffrages pour violon et violoncelle au Conservatoire de Paris de 1823 à 1914
- Résumé
- Abstract
Le déchiffrage est une pratique qui semble exister au Conservatoire de Paris depuis ses débuts, malgré l’absence de textes concernant cette discipline dans les différents règlements tout au long du XIXe siècle. Dans le corpus des déchiffrages pour cordes étudié, il existe une grande variété tant sur le plan de la typologie musicale et de la technique instrumentale que du point de vue du style, de la forme ou de la longueur. Les épreuves consultées permettent d’entrevoir une relation entre le niveau de déchiffrage et les acquis techniques nécessaires selon les Méthodes du Conservatoire. Nous présenterons l’évolution de l’épreuve du déchiffrage pour cordes tout au long du XIXe siècle.
Texte intégral
À la lumière de la pratique de l’enseignement du déchiffrage d’aujourd’hui, nous pouvons explorer les multiples raisons qui ont conduit à l’enseignement du déchiffrage dès les débuts du Conservatoire de Paris. Les situations dans lesquelles un musicien est confronté au déchiffrage sont multiples, hier comme aujourd’hui. La pratique de l’orchestre symphonique ou de l’opéra, le travail avec les compositeurs, la nécessité d’apprendre un morceau le plus vite possible, font que la capacité de déchiffrer vite et bien est indispensable pour les instrumentistes. Un examen de déchiffrage permet de tester le sens rythmique et métrique (pulsation), le sens du phrasé, la rapidité de réaction face à des difficultés, l’acquisition de réflexes de doigtés (schémas de gammes, arpèges, etc.) ou de coups d’archet en lien avec le caractère de la pièce. Il permet également de vérifier l’assurance de l’intonation, de l’écoute, la capacité de réagir en fonction de l’accompagnement. Le corpus de déchiffrages consulté à l’occasion de cet article permet de déceler une préoccupation quant aux acquis techniques nécessaires à l’élève selon les Méthodes du Conservatoire, comme, par exemple, pour le violoncelle, la position du pouce. La présence de l’épreuve de déchiffrage est attestée dans les archives au concours (du prix) dès la création du Conservatoire, au cours préparatoire (premières épreuves trouvées à partir de 1862) et à l’admission (1890). Le lien très étroit du Conservatoire avec l’Opéra est également visible dans le contenu de l’examen commun à ces deux institutions (première épreuve annotée « Concours et Opéra » en 1858).
En règle générale et dans la majorité des cas, c’est un compositeur ou professeur d’instrument qui compose une pièce pour l’examen. Mais parfois on choisit un morceau déjà écrit. C’est le cas de quelques-uns d’entre eux, régulièrement réutilisés. Nous avons trouvé dans les archives des déchiffrages attribués à Duport1 (donné en 1832) ou à Gaviniès2 (donné en 1840) qui ont été redonnés encore longtemps après leur décès. Ces deux œuvres proposées pour le déchiffrage ne laissent pas de doute sur leur fonction. Par leur longueur et leur type d’écriture, il apparaît clairement qu’ils ont été composés comme morceaux de lecture à vue. Le fait que Gaviniès ait écrit au moins un déchiffrage avant 1800 (date de son décès) nous laisse penser que la pratique de l’examen de déchiffrage a vraiment été intégrée dès les débuts du Conservatoire, malgré l’absence de textes le concernant dans les différents règlements. La composition d’un morceau original pour l’examen de déchiffrage s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui : à partir des années 1980, 2 puis 3 déchiffrages de styles différents sont donnés à l’examen, dont un est écrit pour la circonstance et est censé être composé dans un langage contemporain. Aujourd’hui, le déchiffrage est présent au concours d’admission et au cours du 1er cycle supérieur. La fin de la scolarité en classe de lecture à vue est récompensée par un certificat. Aujourd’hui, il n’y a plus de cycle préparatoire au Conservatoire de Paris (il a été supprimé en 1979). La première classe dédiée au déchiffrage a été créée à la fin de la Première Guerre mondiale et la première récompense intitulée Médaille de lecture à vue a été décernée au pianiste Jacques Février en 1919.
De même que nous avons constaté la réutilisation de certains déchiffrages, parfois même sur des périodes de temps assez longues, nous avons aussi remarqué l’utilisation d’un même déchiffrage pour plusieurs examens différents. En atteste l’épreuve du concours 1900, donné aussi pour l’admission en 1904 et pour le cycle préparatoire en 1907. Cela nous laisse penser qu’une plus grande exigence de niveau du déchiffrage s’installe au début du XXe siècle.
Parmi les premiers déchiffrages pour cordes conservés, il y a l’épreuve de violoncelle de 1823, régulièrement redonnée par la suite (par exemple en 1830, 1838, 1845). La partie de violoncelle est partiellement écrite en clé de sol ténor (ce qui nécessite de jouer à l’octave inférieure), pratique courante dans le répertoire français de la fin du XVIIIe siècle. Nous pouvons constater un souci de cohérence dans la forme bipartite avec reprise, avec un plan tonal proche de la forme sonate. Nous remarquons aussi quelques doigtés, notamment pour indiquer la position du pouce.
Le déchiffrage de 1829, qui a été aussi régulièrement réutilisé, est de Charles Baudiot3, professeur de violoncelle au Conservatoire entre 1802 et 1822 et l’un des rédacteurs de la Méthode du Conservatoire pour violoncelle. Nous pouvons remarquer à travers ce déchiffrage la préoccupation de vérifier si la maîtrise technique de l’élève est en adéquation avec les Méthodes du Conservatoire. Les doigtés qui apparaissent sur la partition sont marqués aux moments clés, leur application permet de montrer la connaissance des positions intermédiaires (la deuxième et la demi-position) et de la position du pouce. Il y a également des gammes, arpèges et doubles cordes. Leur exécution dans un tempo relativement rapide, comme l’indique la mesure à C barré et le caractère de la pièce, démontre l’assurance technique de l’élève.
Nous pouvons comparer ce déchiffrage à l’exemple montré par la figure suivante, issu de la Méthode de Violoncelle et de Basse d’accompagnement. Rédigée par MMrs Baillot, Levasseur, Catel et Baudiot. Adoptée par le Conservatoire Imperial de Musique pour servir à l’Etude dans cet Etablissement, à la page 88, dans le chapitre dédié à la position du pouce. Les similitudes que l’on retrouve entre le déchiffrage et l’étude sont liées aux formules qui permettent de fixer les écarts entre les doigts de la main gauche en position du pouce.
L’étude du corpus de déchiffrages pour cordes du Conservatoire (répertorié aux cotes AJ/37/203/3 et AJ/37/203/4 aux Archives nationales) permet de remarquer que les premiers tempi métronomiques apparaissent relativement tôt, comme dans le déchiffrage pour violon de 1836 (déchiffrage redonné en 1842 et 1852). Le tempo indiqué n’est pas forcément intuitif. Il s’agit de la noire égale à 88. Le fait de donner un tempo métronomique nous permet de déceler une intention normative, le souci de mettre tous les élèves à égalité pour l’épreuve de déchiffrage. D’après les comptes rendus des examens apparus dans les journaux (et notamment dans Le Figaro), nous pouvons déduire que le président du jury, qui est en général le directeur du Conservatoire, est celui qui indique le tempo aux candidats4.
Nous aurions pu penser que les tout premiers déchiffrages du Conservatoire étaient plus faciles. Mais si l’on regarde le déchiffrage de Gaviniès, qui est donc l’un des premiers donnés au violon, nous y trouvons un réel intérêt pour la virtuosité. Les difficultés sont multiples : doubles cordes et trilles sur des passages rapides en triolets, structure polyphonique de la partie du soliste, registre aigu, articulations variées, tempo rapide noté allegro à C barré, coups d’archets de longueur inégale.
La difficulté est présente aussi dans le déchiffrage pour violon de 1832, donné plus tard à l’Opéra en 1859. Ici, on note une tonalité difficile au violon (do# mineur), des doubles cordes, des notes écrites sur des lignes supplémentaires, des rythmes complexes et beaucoup de déplacements d’un registre à l’autre.
Dans les déchiffrages pour violoncelle, on observe avant 1850 l’utilisation de la clé de sol ténor pour les passages aigus (l’instrumentiste doit jouer à l’octave inférieure). Le déchiffrage de 1856 utilise les deux types de notation: les clés d’ut 4 et de sol ténor. Ultérieurement, la clé de sol ténor est abandonnée. Nous ne trouvons plus que l’utilisation de la clé d’ut 4 ou la clé de sol habituelle qui se joue à l’octave écrite. La première fois que la clé de sol est utilisée dans ce déchiffrage de 1856, elle doit se jouer probablement à l’octave réelle alors que la deuxième utilisation laisse penser qu’on doit octavier. Ce déchiffrage contient donc une difficulté de lecture liée à l’utilisation des changements fréquents de clé et au choix de registre.
Pendant le premier siècle du Conservatoire, tous les déchiffrages étaient accompagnés par un violoncelle ou par un violon, à l’exception notable du déchiffrage pour flûte de 1878 qui demande pour l’accompagnement un quintette à cordes5. Probablement, les difficultés causées par un tel dispositif ont dissuadé ultérieurement de son utilisation. On peut toutefois noter que, parfois, il y a plusieurs instruments accompagnateurs possibles (violon ou violoncelle), comme dans le déchiffrage pour violon, en 1887, d’Ernest Guiraud6. La partie d’accompagnement est identique avec quelques différences d’octaviations, en fonction du registre de l’instrument qui joue le rôle d’accompagnateur. Aucune source (règlement, compte rendu ou article) ne nous éclaire sur la personne qui jouait l’accompagnement. Nous ne pouvons pas savoir si c’était le professeur ou un autre élève. Dans ce déchiffrage de 1887 on note aussi l’apparition du premier quintolet pour varier les rythmes.
Le piano apparaît très tardivement (en 1898 seulement) comme instrument accompagnateur dans les déchiffrages pour violon et pour violoncelle. La raison de ce changement pourrait être la commande massive de pianos par le Conservatoire à la fin du XIXe siècle. Dans le déchiffrage pour violoncelle et piano écrit en 1898 par Alphonse Duvernois7, on note aussi l’apparition des premières harmoniques artificielles comme difficulté supplémentaire de lecture.
À partir de la fin du XIXe siècle, on constate aussi une plus grande différence de difficulté entre le déchiffrage pour l’admission, le préparatoire, et le supérieur. Nous pouvons citer comme exemple la différence de difficulté du déchiffrage du concours de 1888 de Théodore Dubois8, comparé à celui du préparatoire de la même année. Dans le déchiffrage pour le concours on trouve des doubles cordes, des sauts de registres, des rythmes et articulations très variés dans une tonalité plus difficile. Le déchiffrage pour le préparatoire est beaucoup plus aéré, avec des rythmes plus homogènes, moins de modulations dans une tonalité plus facile. Même s’il paraît évident qu’il doit y avoir une différence de difficulté entre une épreuve de concours et une épreuve en cycle préparatoire, ce n’est pas toujours aussi tranché qu’en 1888 !
Avec le nouveau siècle apparaissent de nouvelles difficultés : enharmonie, changements d’armure, doubles dièses (déchiffrage de 1902 pour le violon de Camille Chevillard9, donné à l’Opéra en 1904) ou encore quintolets et septolets. Dans le déchiffrage pour violoncelle de 1910 de Charles Tournemire10, il y a 5, 6 ou 7 notes pour un temps mais pas encore sur plusieurs temps. Petit à petit on voit aussi apparaître des changements de mesure (comme dans le déchiffrage pour violon du préparatoire en 1914, toujours de Charles Tournemire) ou des indications de mesure à 5 temps. La mesure passe du 4/4 ou 6/8 à 5/4 et 9/4, une plus grande variété des métriques s’installe. Gabriel Pierné11 écrit son morceau de déchiffrage pour le concours de 1907 à 9/4 et 6/4 et prend soin de mentionner « à ne pas donner à l’admission ». Il considère donc cette indication de mesure comme un élément de difficulté, le reste du déchiffrage ne posant pas des problèmes particuliers.
Nous constatons donc que les épreuves de déchiffrage suivent les tendances musicales du moment. Les auteurs de ces déchiffrages sont très souvent des musiciens reconnus, quand ce n’est pas le directeur du Conservatoire lui-même qui les écrit. En plus des auteurs déjà cités, nous avons trouvé des déchiffrages d’Amboise Thomas, Raoul Vidal, Samuel Rousseau, Jean Huré, André Gedalge, Gabriel Fauré et bien d’autres. Les grandes lignes du monde musical se reflètent dans les différents déchiffrages. À la lumière de la pratique de l’enseignement de la lecture à vue aujourd’hui, ces déchiffrages anciens nous permettent de comprendre quelles étaient les attentes du Conservatoire en matière de technique instrumentale et de compréhension musicale. Une grande partie de ces déchiffrages peuvent être utilisés encore aujourd’hui comme exercices de lecture dans un style donné.
Bibliographie
Baillot Pierre et al., n.d.
1805 environ, Méthode de Violoncelle et de Basse d’accompagnement. Rédigée par MMrs Baillot, Levasseur, Catel et Baudiot. Adoptée par le Conservatoire Imperial de Musique pour servir à l’Etude dans cet Etablissement, Paris, Janet et Cotelle.
Bongrain Anne
2012, Le Conservatoire national de musique et de déclamation 1900-1930. Documents historiques et administratifs, Paris, Vrin.
Chassain-Dolliou Laetitia
1995, Le Conservatoire de Paris ou les voies de la création, Paris, Gallimard, coll. Découvertes.
Duport Jean-Louis
1805 environ, Essai sur le doigté du violoncelle et sur la conduite de l’archet dédié aux professeurs de violoncelle par J.L. Duport, premier violoncelle de la chapelle de s.m. le roi de Prusse, Paris, Imbault.
Hondré Emmanuel, dir.
1995, Le Conservatoire de Paris, regards sur une institution et son histoire, Paris, Association du bureau des étudiants du Conservatoire.
Kaufmann Martine
1995, Le Conservatoire de Paris, une institution en perspectives, Paris, CNSMDP – Van Dieren éditeur.
Muller Philippe
1999, « L’enseignement du violoncelle, les écoles », in Anne Bongrain et Alain Poirier, Le Conservatoire de Paris, 1795-1995, deux cents ans de pédagogie, Paris, Buchet Chastel, p. 109-119.
Pierre Constant
1900, Le Conservatoire national de musique et de déclamation, Documents historiques et administratifs, Paris, Imprimerie nationale.
Notes
1Jean-Louis Duport (1749-1819),professeur au Conservatoire entre 1812 et 1815.
2Pierre Gaviniès (1728-1800), professeur au Conservatoire de 1795 à son décès, auteur d’un cycle d’études encore utilisé aujourd’hui.
3Charles Baudiot (1773-1849), élève de Janson (dit l’Aîné), auquel il succéda au Conservatoire, auteur d’études, méthodes et pièces de genre.
4Cf. Philippe Brandeis, « La lecture à vue au Conservatoire de Paris entre 1800 et 1915 : un autre regard sur l’institution », La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le quatrième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : xxx, URL : xxx.
5Ibid.
6Ernest Guiraud (1837-1892), Prix de Rome en 1859.
7Alphonse Duvernois (1842-1907), Grand Prix de la Ville de Paris en 1900.
8Théodore Dubois (1837-1934), Prix de Rome en 1861, directeur du Conservatoire de 1896 à 1905.
9Camille Chevillard (1859-1923), directeur de l’Opéra de 1914 à sa mort.
10Charles Tournemire (1870-1939), organiste et professeur de musique de chambre au Conservatoire.
11Gabriel Pierné (1869-1937), organiste, chef d’orchestre et membre de l’Académie des beaux-arts.