Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Éliane Mirzabekiantz

Comment la notation Benesh relève et révèle l’interprétation

Article
  • Résumé
  • Abstract

Le mouvement dansé s’écrit et se lit sur des partitions depuis le XVe siècle. La notation du mouvement Benesh est un des systèmes majeurs créés au XXe siècle. Cet article apporte un éclairage particulier sur les possibilités offertes par ce système pour analyser et communiquer le mouvement. Il souligne les objectifs et concepts retenus par son auteur. Le sujet est illustré de simples pictogrammes pour montrer comment la notation clarifie le mouvement.

Texte intégral

L’interprétation, au sens premier, c’est « l’action d’expliquer, de donner une signification claire à une chose obscure, [...] de donner une signification aux faits, gestes, paroles de quelqu’un. »1


La notation du mouvement est un outil et non une fin en soi. Elle peut toutefois ouvrir de nombreuses portes hermétiquement fermées2. Support de mémoire pour soi-même et de communication pour autrui, média de création et d’aide à la composition, la notation du mouvement est fondamentalement un outil d’analyse du mouvement. Les paramètres d’analyse et le regard porté sur le mouvement varient d’un système3 à l’autre en fonction des objectifs et des concepts retenus par son inventeur.

 

La genèse du système Benesh

“Notation is a tool for creative thinking in research and composition. Therefore the notation had to be unlimited in possibilities, and only a pure movement approach would satisfy this need”4 (Rudolf Benesh, 1956).

Le système Benesh est enregistré à Londres en 1955 sous le nom de Benesh Movement Notation et le gouvernement britannique le présente en 1958 à l’Exposition universelle de Bruxelles parmi les découvertes majeures de la science et de la technologie.

Son auteur, Rudolf Benesh, naît à Londres en 1916 de père tchèque et de mère anglo-italienne. Mathématicien de formation, il étudie la musique au Morley College ainsi que les arts plastiques à la Wimbledon Art School. La rencontre avec sa femme Joan Rothwell, née à Liverpool en 1920, devenue danseuse au Sadler’s Wells après avoir suivi l’enseignement de Lydia Sokolova, sera l’élément catalyseur. Quel n’est pas son étonnement de la voir accumuler les écrits, suites de mots et abréviations, pour mémoriser les cours de ses professeurs ! En tant que musicien, il ne peut admettre que cet art visuel n’ait pas sa propre écriture, comme c’est le cas pour la musique.

Rudolph Benesh entrevoit d’emblée la nécessité de pouvoir l’appliquer à toute forme de mouvement humain. Son application à la danse ne constitue clairement qu’une partie de l’enjeu. Le système sera utilisé conjointement dans le domaine de l’ergonomie, de la médecine et de l’anthropologie de la danse. Dès 1959, Rudolf Benesh contribue à un projet initié par le Centre d’études techniques pour l’industrie du vêtement à Paris. Il note et analyse les mouvements des opérateurs face aux machines. Il collabore ensuite à un projet de recherche avec Hattfield Polytechnic University (aujourd’hui University of Hertfordshire) et Loughborough University pour la conception d’une chaise destinée aux travailleurs à la chaîne. L’utilisation de la notation pour l’étude du travail aura des conséquences fructueuses pour son application en neurologie. Un projet pilote voit le jour au Centro di Educazione Motoria de Florence en 1967 où la notation Benesh permet d’analyser les déficiences musculaires et contribue au traitement des enfants souffrant de paralysie cérébrale. En Angleterre, il faudra attendre la fin des années 1970 pour qu’un groupe de physiothérapeutes s’intéresse à la valeur clinique du système. À leur suite, des physiothérapeutes basés en Suède et au Japon étudieront et exploiteront le potentiel de la notation comme outil d’observation clinique et d’analyse pour le suivi des patients. De nos jours, la notation Benesh est encore utilisée dans ce domaine. Mais c’est dans les disciplines chorégraphiques que cette écriture a ouvert le plus grand nombre de portes.

Dès la publication du système en 1955, Rudolf et Joan Benesh le présentent à Dame Ninette de Valois, directrice du Royal Ballet. Non seulement elle l’inscrit au programme de la Royal Ballet School, mais elle l’adopte également pour sa compagnie. Dame Ninette engage la première choréologue5 pour noter ses créations, assurer les reprises de rôles et la transmission du répertoire. Le Royal Ballet fut un réel vivier de chorégraphes qui dirigèrent, et dirigent encore, des compagnies de répertoire au Royaume-Uni, en Allemagne, en Scandinavie et, pour un temps plus court, aux États-Unis. Tout naturellement, ces chorégraphes engagent au sein de leur équipe artistique un, voire deux choréologues. Les directeurs de compagnies des pays membres du Commonwealth, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, d’Afrique du Sud, du Canada comprennent à leur tour l’intérêt du service rendu et créent un ou deux postes. Suivront une compagnie en Israël, une en Belgique et une aux Pays-Bas.

En 1962, Rudolf et Joan Benesh fondent à Londres le Benesh Institute of Choreology où s’organisent l’enseignement et le développement du système. Rudolf Benesh décède à Londres en 1975 à l’âge de 69 ans des suites d’un cancer. Joan Benesh se retire de toute activité publique, et confie l’avenir du Benesh Institute et du système aux choréologues pionniers de la première heure.

En France, seul le Ballet Preljocaj a recours au service d’une choréologue en permanence et cela dès 1992. Angelin Preljocaj croit en la notation et il n’en éprouve aucune contrainte, « [q]ue ce soit lors de la phase de création ou lors de reprises de rôles, si mon désir est de changer un pas, la notation m’en laisse totalement libre. La rigueur de cet exercice m’offre, paradoxalement, une totale liberté »6. Ses trois assistants, dont deux formés au Conservatoire de Paris, lisent et utilisent les partitions pour les répétitions et pour assurer les transmissions. Auparavant, au milieu des années 1980, Régine Chopinot, chorégraphe de la Nouvelle danse, avait eu une démarche similaire, « plutôt par une curiosité analytique et un goût de la confrontation »7. Michèle Prélonge, elle-même partenaire artistique essentielle dans le parcours de Chopinot, se souvient de la capacité de la notatrice à « questionner la forme du mouvement, son intensité, son intention. [La notatrice] était une interlocutrice à part entière »8. En 1995 s’ouvre la formation à la notation du mouvement Benesh au Conservatoire de Paris. En 2006, le ministère de la Culture et de la Communication met en place un dispositif « aide à la recherche et au patrimoine en danse » ainsi qu’un dispositif « danse en amateur ». Ces actions contribuent à promouvoir l’usage des partitions existantes et permettent d’en réaliser de nouvelles qui témoignent des courants actuels.

En l’espace d’un peu plus d’un demi-siècle, la notation Benesh a enregistré un patrimoine qui s’étend du XVIIIe siècle à nos jours. La collection Benesh rassemble les œuvres de plus de 250 chorégraphes et couvre pour certains l’entièreté de leur production. Les partitions Benesh témoignent de la période de création, mais aussi de reprises ultérieures présentées en d’autres lieux. Ainsi, le notateur bénéficie du temps de gestation de la pièce, de l’enseignement du chorégraphe au même titre que les danseurs. Il a souvent pour mission de remonter les créations du chorégraphe pour d’autres compagnies. Reconnu comme répétiteur, il prépare les danseurs jusqu’à la venue du créateur qui donne alors la touche finale. Mais il n’est pas rare que le chorégraphe lui confie la responsabilité de la production jusqu’à la première.

 

Le concept du mouvement et sa transcription à partir d’une approche linguistique

“You are not reading the notation as such, any more than you are reading an alphabet when reading this page : you are reading a language. In the case of the movement notation, you will be reading a movement language”9 (Rudolf Benesh, 1977).

 

Rudolf Benesh conçoit l’évolution de la notation en trois étapes : « L’étape I est par nature mathématique et est reliée à la géométrie euclidienne. Elle commence avec des axiomes et des prémisses manipulés selon les concepts et la stricte application de la logique, de la cohérence, de l’ergonomie. Le résultat est un alphabet de base […]. L’étape II, la choréologie, est le développement des langages à partir de l’alphabet. […] Il faut d’abord épeler les mots – les postures. Puis les mots composés – les mouvements ou les pas. Ensuite vient la syntaxe, l’ordre dans lesquel les signes de l’alphabet ou les mots doivent être utilisés. Enfin la grammaire qui recouvre les principes de redondance, de relativité et d’échelle de valeur »10. La troisième étape est l’enseignement, la diffusion et l’application du système au service de la création, du patrimoine et de la recherche.

Le premier axiome concerne la nature même du mouvement, perçu par le sens de la vision. Sa transcription doit donc être axée sur le fonctionnement de ce sens particulier et avoir une structure logiquement dérivée de ce medium. À la recherche du concept visuel, Rudolf Benesh se penche sur les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey, un des pionniers de la photographie. À l’aide de son fusil photographique mis au point en 1882, Marey photographie hommes et animaux en mouvement sur douze poses. Peu de temps après, il invente la chronophotographie sur plaque fixe qui analyse le mouvement par images successives.


	Figure 1 - Exemple d’une chronophotographie d’Étienne-Jules Marey (vers 1885).

Figure 1 - Exemple d’une chronophotographie d’Étienne-Jules Marey (vers 1885).

 

Rudolf Benesh en tire l’idée de représenter le mouvement en captant les instants-clefs, ou key-frames, terme usité pour les montages de film. De l’infinité des positions intermédiaires, il ne retient que ce que l’œil perçoit et le transcrit sous forme de traits continus.


	Figure 2 - À gauche, une chronophotographie moderne. À droite, le concept de mouvement retenu par Rudolf Benesh.

Figure 2 - À gauche, une chronophotographie moderne. À droite, le concept de mouvement retenu par Rudolf Benesh.

 

Le concept du mouvement ainsi établi, Benesh s’impose trois critères prioritaires : « simplicité, précision, efficacité »11. Pour y arriver, il cherche le mode de figuration du corps le plus économe. Il se réfère à l’« homme de Vitruve » de Léonard de Vinci et trace cinq lignes par dessus le schéma corporel. Il retrouve ainsi une portée analogue à la portée musicale qui se lit de gauche à droite, ce qui correspond à notre représentation du déroulement du temps. Il organise la portée de façon à repérer aisément le déroulement des actions corporelles dans le temps et dans l’espace.


	Figure 3 - À gauche, l’idée de la portée en référence à de Vinci. À droite, son organisation où se répartissent les trois éléments indispensables pour décrire le mouvement.

Figure 3 - À gauche, l’idée de la portée en référence à de Vinci. À droite, son organisation où se répartissent les trois éléments indispensables pour décrire le mouvement.

 

Rudolf Benesh peut dès à présent réduire le schéma corporel à l’essentiel, extrémités, articulations et segments, pour ne plus le représenter que par des signes distinctifs qui se placeront sur la portée pour obtenir un pictogramme.


	Figure 4 - Le schéma corporel est ramené à quelques signes placés sur la portée.

Figure 4 - Le schéma corporel est ramené à quelques signes placés sur la portée.

 

La figure est désormais une épure cinétique qui révèle toujours le corps dans son entièreté. La lecture de gauche à droite nous amène à écrire et lire par identification. Ainsi le lecteur exécute la figure 4 le bras gauche vers le haut, le bras droit vers le bas, tous les deux formant un angle droit à hauteur de la ligne des épaules, et la tête tournée vers la droite. Imaginez prolonger le trait vertical de la tête vers le bas : il vous donne un axe médian fictif qui divise le pictogramme en deux parties égales : le côté gauche et le côté droit du corps. Cet axe imaginaire, qui figure également l’axe de gravité en situation debout, est ici provisoirement inscrit sur la portée en ligne pointillée.

Toujours dans un souci de simplicité et de clarté maximales, Rudolf Benesh choisit d’édifier l’alphabet sur trois signes élémentaires : le trait vertical, le trait horizontal et le point.


	Figure 5 - Les trois signes de base.

Figure 5 - Les trois signes de base.

 

Représentés en trois dimensions, les mouvements se déploient dans une sphère. Celle-ci délimite l’espace périphérique du corps. Rudolf Benesh partage cet espace en deux hémisphères, l’un devant le corps, l’autre derrière. La partie médiane qui les sépare correspond à l’épaisseur du corps et sera appelée plan du corps. Les trois signes de base (figure 5) situent les extrémités respectivement devant, dans le plan et derrière le corps. Signes communs aux pieds et aux mains, ils figurent l’un ou l’autre dès qu’ils sont placés sur la portée.


	Figure 6 - La figure en trois dimensions se projette sur un support en deux dimensions par le choix de signes distinctifs.

Figure 6 - La figure en trois dimensions se projette sur un support en deux dimensions par le choix de signes distinctifs.

 

Sujets à de multiples transformations, les trois signes attribués aux extrémités sont le départ d’un alphabet évolutif. Diversement modifiés, ils traduisent toutes les situations de mouvement dans les trois dimensions. Le premier concept est qu’une croix représente une flexion et par extension de la même idée une inclinaison. Nous obtenons ainsi les signes pour les coudes et genoux fléchis ainsi que les flexions de la tête et du buste.


	Figure 7 - Identité des extrémités, articulations, et mouvements des segments.

Figure 7 - Identité des extrémités, articulations, et mouvements des segments.

 

Un deuxième concept incline le trait vertical à gauche et à droite, traduisant ainsi les inclinaisons latérales du corps, mais aussi les contacts des extrémités le long du corps ! La manipulation des signes de bases par le biais d’autres concepts donne lieu à un vaste nombre de signes, qui, placés sur la portée, identifient l’élément corporel et le situent précisément dans l’espace périphérique du corps.


	Figure 8 - Les signes inclinés à gauche et / à droite identifient des mouvements spécifiques selon leur emplacement sur la portée.

Figure 8 - Les signes inclinés à gauche et / à droite identifient des mouvements spécifiques selon leur emplacement sur la portée.

 

Benesh crée de la même façon une écriture rythmique qui identifie les différents impacts du temps, pulsations et subdivisions.


	Figure 9 - Les signes de rythme.

Figure 9 - Les signes de rythme.

 

Chaque signe de rythme distingue un instant précis. Le signe ne se modifie pas, contrairement aux signes de musique. La valeur de l’intervalle entre deux instants-clefs est donnée par le signe de rythme suivant. Placé au-dessus du pictogramme, il mobilise le mouvement inscrit sur la portée différemment dans le temps. L’unité de temps est systématiquement donnée par un pictogramme. L’inscription de la pulse beat, signe correspondant à l’unité de temps, au-dessus du pictogramme est redondante. Cette économie de signes ainsi que l’autonomie de l’écriture rythmique facilitent l’écriture et contribuent à sa rapidité.

Figure 10 - Un mouvement d’inclinaison de tête sur un rythme de polka à gauche

et de mazurka à droite

 

Du signe à l’idéogramme

Rudolf Benesh cherche constamment à synthétiser en un seul signe l’ensemble des informations indispensables au mouvement. Les signes relatifs aux orientations et changements d’orientation du mouvement, tours et pivots illustrent aisément son idée : l’épingle droite oriente le mouvement ; Benesh la courbe dans le sens horaire ou anti-horaire pour définir le sens de la giration.


	Figure 11 - À gauche, le signe de direction, qui se lit comme une flèche ↑ dont la tête est remplacée par un point, oriente ici le mouvement vers l’avant. À droite, le signe de tour comporte l’orientation de départ, le sens du tour et l’orientation finale.

Figure 11 - À gauche, le signe de direction, qui se lit comme une flèche ↑ dont la tête est remplacée par un point, oriente ici le mouvement vers l’avant. À droite, le signe de tour comporte l’orientation de départ, le sens du tour et l’orientation finale.

 

Deux signes de pieds dans le plan légèrement séparés se réunissent pour ne former qu’un seul signe : les pieds sont joints l’un à côté de l’autre. Mais, en l’absence de ligne de locomotion, aucune indication n’est donnée quant au pied à actionner pour y arriver. Benesh complète le signe et ajoute un signe de contact, gauche ou droit, en début ou fin de signe. Cet idéogramme traduit la notion de fermeture, terme commun à bien des écoles et techniques.


	Figure 12 - Construction du signe de fermeture qui reflète l’action de joindre le pied gauche à côté du droit et vice versa.

Figure 12 - Construction du signe de fermeture qui reflète l’action de joindre le pied gauche à côté du droit et vice versa.

 

Mise en mouvement

La lecture de gauche à droite déroule une succession de pictogrammes d’où se dévoile l’évènement qui prend corps le long de la ligne du temps. La répartition des notions temporelles et spatiales autour de la portée offre plusieurs strates de lectures. Par exemple, on peut lire uniquement l’évolution du mouvement dans l’espace, sans avoir à déchiffrer l’action en elle-même.


	 Figure 13 - Le sens de lecture et les spécificités de la portée.

 Figure 13 - Le sens de lecture et les spécificités de la portée.

 

Effaçons les mouvements du corps pour ne suivre que l’évolution spatiale en corrélation au temps. Nous sommes au bord du plateau, orientés vers une chaise qui se trouve au centre. Nous avançons vers celle-ci et avons 10 secondes pour y arriver et nous arrêter devant elle, face au public. Ensuite, nous voyons une modification du centre gravitaire qui surplombe la chaise. Sommes-nous debout ou assis ? Le pictogramme placé sur la portée nous le dira.


	Figure 14 - Clefs pour la lecture de la figure 13.

Figure 14 - Clefs pour la lecture de la figure 13.

 

Contextes et nuances de mouvements

À ce stade, le système permet déjà de noter, analyser, transcrire et communiquer toute forme de mouvements humains de façon « objective ».

Rudolf Benesh insiste sur la nécessité d’entraîner le regard et la pensée à analyser le mouvement pour ce qu’il est, sans que n’intervienne un concept préétabli : la notation objective.

En revanche, pour témoigner de mouvements créés dans un contexte spécifique, courants chorégraphiques et autres domaines artistiques comme le cirque ou encore le mime, entre autres exemples, Rudolf Benesh considère que l’écriture doit pouvoir les révéler de façon claire, transparente et immédiate. Il lui faut donc franchir une deuxième étape, le passage au développement du langage. Il explique sa démarche en ces termes dans An Introduction to Benesh Movement Notation (1956) : “It was not a matter of recording what one saw, but also to learning that each style of dance, like each language, has its own conventions and particular emphasis on what is important”12. Il développe la syntaxe et la grammaire de façon à ce que la notation puisse refléter les spécificités propres à chaque langage de mouvement.

La transcription d’inclinaisons latérales du buste est un premier exemple. Grammaticalement, deux écritures s’offrent à nous : l’une dite de base, l’autre dite visuelle. Les deux traduisent un même mouvement anatomique. Placées dans le contexte, les nuances sont perceptibles. L’écriture visuelle permet de suivre la ligne de force du mouvement du dos. Elle parle de la ligne au sens recherché par la danse classique, une allure que l’on peut retrouver en danses de caractères, une inscription du corps dans l’espace au sens donné par les contemporains. L’écriture de base analyse chaque segment individuellement à son plan de référence. Elle organise le mouvement autour de la colonne vertébrale et peut être une clef pour un relâché, pour une prise d’élan, pour une prise de risque…


	Figure 15 - Écritures de base et visuelle pour les inclinaisons latérales.

Figure 15 - Écritures de base et visuelle pour les inclinaisons latérales.

 

Ces éléments contribuent à l’analyse des œuvres, à l’étude comparative de l’organisation corporelle et de la perception du corps suivant les époques, lieux géographiques et contextes sociaux.

 

L’étude du recueil des classes d’Auguste Bournonville, par exemple, ainsi que des partitions de ses œuvres révèle une prédominance de l’écriture visuelle. L’étude de la méthode pédagogique d’Enrico Cecchetti tend vers une observation similaire.


	Figure 16 - L’écriture visuelle prédomine dans les partitions d’œuvres qui se rattachent à l’époque romantique et au ballet classique.

Figure 16 - L’écriture visuelle prédomine dans les partitions d’œuvres qui se rattachent à l’époque romantique et au ballet classique.

Dans le premier exemple de la figure 16, l'oeil exercé voit la prise d'un grand saut jeté par demi-tour vers la gauche qui s'organise autour d'inclinaisons latérales du buste qui amortissent la réception du saut.

Dans le second exemple, il s'agit d'un mouvement renversé du haut du buste qui prend le l'ampleur dans l'exécusion d'une pirouette attitude et qui se termine avec une légère inclinaison sur la droite et extension du buste et de la tête.

 

Par ailleurs, les deux écritures se côtoient le plus souvent, comme ici pour cet extrait repéré chez Merce Cunningham.


	Figure 17 - L’écriture visuelle traduit aisément la figure du tilt, tandis que l’écriture de base pour les deux mouvements suivants nous donne à voir un engagement du buste et de la tête plus ample.

Figure 17 - L’écriture visuelle traduit aisément la figure du tilt, tandis que l’écriture de base pour les deux mouvements suivants nous donne à voir un engagement du buste et de la tête plus ample.

Pour procéder au choix entre l’une ou l’autre méthode, il suffit de poser les deux écritures en parallèle. La consigne du mouvement présentée ci-dessous est de faire glisser lentement les mains vers les épaules, comme sur un rail, et de les éloigner à nouveau.


	Figure 18 - En bas, l’écriture de base est dans ce cas plus judicieuse. En effet, elle met clairement en valeur le mouvement du bras le long de la ligne de l’épaule.

Figure 18 - En bas, l’écriture de base est dans ce cas plus judicieuse. En effet, elle met clairement en valeur le mouvement du bras le long de la ligne de l’épaule.

Le placement d’un signe de tour sur la portée en relation au temps et aux instants-clefs révèle à lui seul la nature et la manière d’exécution du mouvement. S’inscrit-il entre deux instants-clefs ? Transparaît dès lors l’idée d’un changement d’orientation. Est-il placé sous l’instant-clef ? Il en ressort l’idée de la giration par une prise de force.


	Figure 19 - Elle exécute un changement d’orientation, tandis qu’il exécute un tour pivot, deux mouvements qui impliquent des dynamiques différentes.

Figure 19 - Elle exécute un changement d’orientation, tandis qu’il exécute un tour pivot, deux mouvements qui impliquent des dynamiques différentes.

En figure 19 :
Elle : au départ, pied gauche devant, pied droit derrière, le poids du corps est également réparti entre les deux jambes qui sont en flexion ; elle opère un changement d'orientation qui se déroule le long du 1er temps (entre 2 pulsations) pour arriver au 2e temps en équilibre sur demi-pointe sur la jambe gauche, pied droit en contact sur le côté du genou.

Lui : description corporelle identique, le mouvement se différentie par la prise d'élan pour éxécuter un tour pivot dans la posture décrite au-dessus.

 


	Figure 20 - Cette écriture traduit un mouvement de giration par enroulement.

Figure 20 - Cette écriture traduit un mouvement de giration par enroulement.

Ensemble, l'homme et la femme éxécutent un mouvement de giration qui s'engage au-préalable par un demi-changement d'orientation sur la droite.

 

Transcrire un mouvement en déséquilibre demande un regard particulièrement affiné, car la manière de l’exécuter peut s’initier à partir de différentes parties du corps.

 


	Figure 21 - Trois modes d’initiation différents pour un mouvement qui, dans les trois cas, se projetterait de façon très similaire dans l’espace.

Figure 21 - Trois modes d’initiation différents pour un mouvement qui, dans les trois cas, se projetterait de façon très similaire dans l’espace.


	Le mouvement implique une pression dans les pieds pour déplacer tout le poinds du corps vers la gauche jusqu

Le mouvement implique une pression dans les pieds pour déplacer tout le poinds du corps vers la gauche jusqu'à passer le pied gauche dans l'espace droit du corps (signe barré).


	Le mouvement est considéré comme une inclinaison latérale de tout le corps à partir du sol (comme une "tour de Pise" avec un redressement au niveau du bassin).

Le mouvement est considéré comme une inclinaison latérale de tout le corps à partir du sol (comme une "tour de Pise" avec un redressement au niveau du bassin).

Le mouvement s'initie par un transfert du poids du corps à partir du bassin.

 

Un tel mouvement pourrait engager d’autres forces encore et il se noterait encore différemment. Seule la présence du notateur lors de la transmission pourra conforter son choix d’écriture.

 

Ces quelques points n’illustrent que très partiellement la façon dont le système Benesh relève et révèle l’interprétation. D’autres exemples concerneraient le travail au sol, dont l’abord de la notation est facilité par l’autonomie de l’analyse du corps et de sa situation dans l’espace ; la manipulation des objets, qui figurent au-dessus de la portée ; les détails de mouvements ; dynamiques et tensions musculaires…

 

Mise en œuvre

« L’écrit, s’il est correctement fait, doit donner les clefs pour que le mouvement symbolisé reprenne vie dans l’esprit insufflé lors de la création. »13 

 

Apprendre l’alphabet n’est pas difficile, ce qui demande un long entraînement, c’est l’analyse du mouvement et la maîtrise de la grammaire. La grammaire, c’est ce qui porte une pensée vers un autre ; c’est donner sa pensée à quelqu’un au plus juste de ses intentions ; c’est écrire à quelqu’un en ayant de fortes chances de ne pas être trahi.

L’apprentissage d’un système de notation passe constamment du corps au papier et du papier au corps. C’est un va-et-vient incessant, qui interroge autant le mouvement que le système. L’écriture nécessite d’anticiper la capacité du lecteur non « seulement de déchiffrer mais de traduire, avec la part de création que cela comporte. Il faut être au fait de la pensée de l’auteur et de sa manière. Il faut comprendre, lire entre les lignes, s’intéresser au non-écrit comme on peut s’intéresser au non-dit. Il s’agit d’établir une communication. »14

 

C’est tout l’enjeu de la formation au Conservatoire de Paris.

Bibliographie

Ouvrages

 

BENESH Rudolf et BENESH Joan

An Introduction to Benesh Movement Notation, A. & C. Black, Londres, 1956, éd. revue et corrigée Dance Horizons, New York, 1969.

Reading Dance, The Birth of Choreology, Souvenir press, Londres, 1977.

 

BERMÚDEZ Bertha

“Reflection on the process of learning Benesh and Labanotation” dans , RTRSRCH Vol.2 No.2, Amsterdam School of the Arts, 2010.

 

CAUSLEY Marguerite

An Introduction to Benesh Movement Notation, Its General Principles and its Use in Physical Education, Max Parrish, Londres, 1967.

 

DANIELS Peter T et BRIGHT William, dir.

The World’s Writing Systems, Oxford University Press, New York, 1996.

 

HECQUET Simon et PROKHORIS Sabine

Fabriques de la danse, Presses Universitaires de France, Paris, 2007.

 

GRECO Emio

(Capturing Intention). Emio Greco PC and AHK, Amsterdam, 2007.

 

LÉVÊQUE Dany

Angelin Preljocaj de la création à la mémoire de la danse. Les Belles Lettres/Archimbaud, Paris, 2011.

 

MCGUINNESS-SCOTT Julia

Movement Study and Benesh Movement Notation, Oxford University Press, Londres, 1983.

 

MIRZABEKIANTZ Eliane

Grammaire de la notation Benesh, Centre national de la danse, Paris, 2000.

« La notation Benesh à l’usage du patrimoine et de la création », dans La Notation chorégraphique : outil de mémoire et de transmission, actes États Généraux, sous la direction de Béatrice Massin, Atelier baroque–Compagnie fêtes galantes, Paris, 2007.

 

ORLAREY Yann, dir.

Musiques et Notations, Aléas, Lyon, 1999.

 

PARKER Monica

Benesh Movement Notation : Elementary Solo Syllabus : Text Book Ballet Application, éd. revue et corrigée Thanet Press Ltd, Margate (Kent), 1999.

 

SETH Brigitte et MONTLLÓ GUBERNA Roser

Rosaura, L’œil d’or formes & figures, Paris, 2009.

 

SUQUET Annie

Chopinot. Cenomane, Le Mans, 2010

 

Partitions chorégraphiques

 

The Bournonville School (in four parts), part 3, Benesh Notation, recorded by Sandra Caverly, Audience Arts, Kirsten Ralov, éd., New York, 1979.

 

Syllabus of Professional Examinations in the Cecchetti Method, recorded by Linda Pilkington, The Cecchetti Society, 1978, revised 1984.

Notes

1 Alain Rey, dir., Dictionnaire culturel de la langue française (Le Robert, Paris, 2005).

2 Rudolf Benesh, An Introduction to Benesh Movement Notation.

3 Ann Hutchinson Guest, dans Dance Notation (Dance Books, Londres, 1984), a recensé depuis la moitié du XVe siècle environ 85 systèmes d’écriture de la danse, ou de notation du mouvement. Actuellement, la notation Benesh et la notation Laban sont enseignées au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

4« La notation est un outil qui contribue à développer la créativité pour la recherche et la composition. Le système devait donc être illimité en possibilités et seule une approche pure du mouvement répondrait à ce besoin », Rudolf Benesh, An Introduction to Benesh Movement Notation.

5 Choréologue : terme choisi par Rudolf Benesh pour distinguer la connaissance et le savoir-faire liés au bon usage de son système. Il identifie ainsi le métier qui consiste à réaliser des partitions, transmettre et enseigner à partir de partitions.

6 Angelin Preljocaj, « Préface », in Dany Lévêque, Angelin Preljocaj, de la création à la mémoire de la danse.

7 Annie Suquet, Chopinot.

8 Ibidem.

9 « Vous ne lisez pas la notation en tant que telle, pas plus que vous lisez un alphabet en lisant cette page : vous lisez un langage. Dans le cas de la notation du mouvement, vous lirez un langage gestuel », Rudolf Benesh, Reading Dance.

10 Claire Roussier, trad., «Introduction », in Eliane Mirzabekiantz, Grammaire de la notation Benesh.

11 “simplicity, accuracy, efficacity”, Rudolf Benesh, An Introduction to Benesh Movement Notation.

12 « Il ne s’agissait pas seulement d’enregistrer ce que l’on voyait, mais aussi d’apprendre que chaque style de danse, comme chaque langage, a ses propres conventions et ses propres valeurs. », Rudolf Benesh, An Introduction to Benesh Movement Notation.

13 Dany Lévêque, Angelin Preljocaj, de la création à la mémoire de la danse.

14 Dominique Dupuy, « Entrer en notation », in Danse Positions, Les cahiers de la DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, mars 1995.

Pour citer ce document

Éliane Mirzabekiantz, «Comment la notation Benesh relève et révèle l’interprétation», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le premier numéro, Dossier notation et interprétation, Contenus, mis à jour le : 18/07/2013, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=298.

Quelques mots à propos de :  Éliane Mirzabekiantz

 Eliane Mirzabekiantz est professeur de notation Benesh au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, membre du comité technique du Benesh Institute et membre fondateur du Centre Benesh, association pour la promotion de la notation du mouvement.Après un long parcours d’interprète dans des compagnies internationales de renom, elle suit la formation en notation du mouvement au Benesh Institute à Londres. Elle est diplômée choréologue en 1990 et est engagée par Robert North au Ballet de Göteborg en Suède. Elle note l’ensemble de ses créations et remonte ses ballets pour plusieurs compagnies. En 1995, Eliane Mirzabekiantz met en place le cursus de notation Benesh au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et rédige une première grammaire du système Benesh qui couvre l’ensemble de la matière. Elle intervient dans les formations pour jeunes danseurs (conservatoires à rayonnement régional, conservatoires supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon, école de l’Opéra de Paris) ainsi que dans les formations pour professeurs (Diplôme d’État et Certificat d’aptitude).Eliane Mirzabekiantz est l’auteur de la Grammaire de la notation Benesh, Centre National de la Danse, Paris, 2000, et la réalisatrice du site du Centre Benesh dédié à la promotion des choréologues issus du Conservatoire de Paris.1999 : Fellow of the Benesh Institute 2008 : Chevalier des Arts et des Lettres. Plus d'informations