Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Goran Filipec

À l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Ferruccio Busoni : un prophète entre la composition et la transcription

Article
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Ferruccio Busoni, l’une des plus illustres figures de la musique au tournant des deux derniers siècles, a marqué toutes ses sphères. Aujourd’hui, son nom est souvent associé aux compositeurs qu’il a transcrits, principalement pour le piano. En tant que transcripteur, il a eu de nombreux prédécesseurs, mais il est celui qui a porté à son paroxysme l’interaction entre composition, transcription et interprétation. Pour lui, le compositeur est un prophète : il organise la musique qui, préexistante, émane d’une éternelle source divine. Et puisque toute la musique préexiste déjà sous quelque forme que ce soit, la frontière entre la composition et la transcription disparaît. L’interprète ne peut jamais recréer l’œuvre dans son original et devient lui-même un transcripteur qui crée de nouvelles versions des œuvres qu’il interprète.

Texte intégral

 

Parfois, en des rares occasions, un homme a surpris, de l’essence de la musique, quelque chose qui n’est pas de ce monde, qui échappe des mains dès qu’on s’en empare, se fige dès qu’on veut le transplanter ici-bas, s’éteint dès qu’il passe par les ténèbres de notre esprit ; pourtant, son origine céleste reste encore suffisamment perceptible pour se révéler à nous comme le plus haut, le plus noble et le plus éclatant de tout ce qui nous apparaît haut, noble et éclatant dans ce qui nous entoure.

 

Ce n’est pas la musique qui est un « émissaire du ciel », comme le pense le poète, ce sont ces élus, à qui on a imposé la haute charge d’apporter quelques rayons de la lumière primitive à travers l’espace infini. Que vive le prophète !

 

Busoni1

 

Si nous parlons des personnalités du monde de la musique qui ont marqué toutes ses sphères, Ferruccio Busoni eut peu de rivaux. Il fut un pianiste phénoménal qui mit en œuvre la transition du pianisme romantique au pianisme moderne, un remarquable compositeur dont les œuvres n’ont pas encore été suffisamment mises en valeur, un chef d’orchestre, un excellent pédagogue qui a eu un nombre considérable d’importants successeurs, un brillant théoricien, un homme de haute culture, un passionné de théâtre et un citoyen du monde. Il fut un vrai prophète de la musique et une sorte de libérateur, qui essaya de la délivrer des cadres et entraves qui lui ont été parfois imposés.

Ses pensées sur la musique restent toujours d’actualité. Il a d’ailleurs tenté de prédire l’avenir de la musique pour y discerner un style « jeune classicisme » qui, contrairement à celui de Schoenberg, dans lequel un nouveau système remplaçait l’ancien, était basé sur un désir ardent d’innover et simultanément de se nourrir du passé. En août 1909, il écrit à Schoenberg :

 

Vous substituez une valeur à une autre au lieu d’ajouter la nouvelle à l’ancienne. Vous devenez différent et non pas plus riche.2

 

Ses nombreuses transcriptions sont le résultat de son grand intérêt pour le passé, intérêt qu’il a conservé toute sa vie. Il est probablement le compositeur dont le nom est le plus associé à celui d’autres compositeurs, notamment à ceux qu’il transcrivait. Sa réputation de transcripteur a ainsi surpassé celle du compositeur. Vraie ou fausse, l’anecdote qui circulait entre les élèves d’Egon Petri, son protégé, selon laquelle sa femme, à plusieurs occasions, aurait été présentée comme Mme Bach-Busoni, illustre bien le phénomène.3

 

 

La transcription

 

Même aujourd’hui la transcription est sujette à polémiques entre musiciens interprètes : elle n’est pas une œuvre originale et elle n’est pas non plus une simple copie, surtout dans ses exemples les plus réussis. Quelle est sa valeur ? À quoi l’attribuer ? À la fidélité à l’original ? Ou à la créativité de l’acte artistique qui l’a transformée ? Le transcripteur n’est-il pas un intrus dans le texte du compositeur ? Si le compositeur écrit plusieurs versions d’une œuvre, quelle est l’originale ? La première version ou la dernière ? J’ai personnellement entendu de nombreuses absurdités sur ce sujet. Les grands compositeurs du passé, notamment Bach, Beethoven, Brahms et Liszt approchaient eux-mêmes la transcription avec une attention extrême, démontrant s’il en était besoin toute la valeur qu’ils lui attribuaient.

Busoni parle d’une opposition à la programmation de transcriptions à Milan en 1895 dans une lettre à sa femme :

 

Le conseil de l’association pour laquelle je joue est remarquable. Ces messieurs sont très sérieux (ils se considèrent comme tels) et ils ne tolèrent pas de transcriptions dans leurs programmes. J’ai été ainsi obligé de retirer l’Ouverture de Tannhäuser. Mais quand j’ai dit que la Fugue pour orgue de Bach était aussi une transcription, ils m’ont répondu qu’il valait mieux ne pas le mentionner dans le programme…4

 

Cette lettre démontre à la fois l’abandon de l’esthétique du romantisme à la fin du XIXe siècle autant qu’une approche superficielle de la transcription. En réponse, Busoni écrit dans son Esquisse d’une nouvelle esthétique de la musique :

 

La notation (« scription ») me conduit à la transcription : il s’agit là d’une notion presque déshonorante et très mal comprise. L’opposition importante que j’ai suscitée par mes transcriptions et l’irritation provoquée en moi par une critique souvent insensée m’incitent à essayer d’éclaircir ce point. Je vous livre ma pensée définitive sur ce sujet : chaque écriture est la transcription d’une inspiration abstraite. À l’instant où la plume s’empare de l’idée, cette dernière perd sa forme originale. Le désir de noter l’inspiration suppose déjà le choix d’une mesure et d’une tonalité. Les moyens formels et sonores pour lesquels le compositeur doit opter déterminent encore davantage une structure et ses frontières. Cela est comparable à l’homme : il est né nu, avec des propensions encore indéfinissables, puis vient le moment où, seul ou contraint, il doit choisir une direction. Au moment où la décision est prise, même si beaucoup de ce qui est original et impérissable en lui est préservé, il s’ajuste forcément à un système ou à une classe. L’inspiration [quant à elle] se transforme en sonate ou en concerto ; l’homme devient soldat ou prêtre. Le concept original a été « arrangé ». De cette première transcription à la seconde, la démarche est relativement aisée et le chemin de peu d’importance. Et cependant, c’est généralement de la seconde dont on fait grand cas. Ainsi, on oublie qu’une transcription ne détruit pas la version originale et que, de ce fait, elle n’occasionne aucun préjudice à l’œuvre.5

 

Busoni a réalisé un nombre important de transcriptions d’œuvres de Bach et de Liszt, d’une certaine manière ses prédécesseurs spirituels, qui constituaient une grande part de son répertoire. À l’occasion d’un concert à Berlin en 1910, au cours duquel fut jouée sa transcription pour piano et orchestre de la Rhapsodie espagnole de Liszt, il publie pour la défendre le texte suivant, intitulé La Valeur de l’arrangement :

 

Les concertos de Vivaldi, les lieder de Schubert, l’Invitation à la danse de Weber résonnent tous dans leurs transformations respectives pour orgue de Bach, pour piano de Liszt ou pour orchestre de Berlioz. Mais où commence l’arrangement (Bearbeitung) ? De cette Rhapsodie espagnole existe une deuxième version avec le titre Grande Fantaisie sur les motifs espagnols. Laquelle des deux présente un arrangement ? Celle qui a été écrite en second lieu ? Ou la première est-elle déjà une transcription des chants populaires espagnols ? Cette fantaisie espagnole commence avec un motif qui est identique à celui de la danse dans Figaro de Mozart. Et Mozart avait déjà emprunté ce motif : il ne lui appartient pas, il l’a transcrit. En outre, le même motif apparaît dans le ballet Don Juan de Gluck. Nous arrivons à lier de manière convaincante le matériel musical des deux fantaisies de Liszt avec les noms de Mozart, Gluck, Corelli, Glinka et Mahler. Mon modeste nom maintenant les rejoint. L’homme ne peut pas créer plus qu’en utilisant ce qui existe sur terre. Et pour le musicien, ce qui existe, ce sont les sons et les rythmes.6

 

La carrière « ordinaire » du pianiste virtuose qui souvent transcrivait et modifiait les œuvres des autres aura sûrement influencé Busoni dans sa compréhension de la musique et pour ses propres compositions. Ainsi, ses œuvres originales incluent des exemples éclatants de réadaptation de matériel musical antérieur : des thèmes, mélodies ou passages entiers apparaissent dans plusieurs de ses œuvres, retravaillés, recomposés et placés dans de nouveaux contextes musicaux. De plus, ces réutilisations d’éléments musicaux qui lui sont propres se mêlent à des musiques empruntées à d’autres.

Busoni, évidemment, ne fut pas le premier à retravailler ou arranger les œuvres d’autres compositeurs, mais il a sûrement poussé à son paroxysme le « brouillage » des frontières entre la transcription et la composition. Cet univers qui est le sien est parfaitement visible dans sa Klavierübung, recueil d’études pour piano qui inclut des exercices, des fragments de passages de différentes œuvres, des études originales, des variations et des transcriptions qui forment presque un monde musical où l’original et l’emprunté, le retravaillé et l’intouché s’unissent dans une éternité spatio-temporelle de la musique.

En parlant de la transcription, il constate que les plus sévères critiques des transcriptions apprécient souvent hautement la variation, qui pourtant s’y apparente volontiers :

 

Curieusement, les variations sont très prisées par les « puristes ». Ceci est étrange, car, lorsqu’elles sont élaborées à partir d’un thème inconnu, elles donnent une série d’arrangements d’autant plus infidèles que l’inspiration est grande.7

 

 

L’interprétation

 

Les interprétations de Busoni pourraient être décrites comme libres, monumentales et parfois excentriques. Il a abandonné les excès du romantisme mais a conservé un haut niveau de liberté qui se manifeste dans son traitement des indications de la partition et dans de nombreuses modifications du texte. Dans son ouvrage The Great Pianists, Harold Schonberg l’appelle « Docteur Faust » et le décrit comme le premier pianiste moderne, auquel succèderont Josef Hofmann et Sergueï Rachmaninov. Il parle de son exceptionnel côté intellectuel qui, ne prenant rien pour acquis, retravaillait et repensait chaque détail.

En effet, Busoni retravaillait et transcrivait presque toutes les œuvres qu’il jouait. Avec ces transcriptions, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il essayait de faire ressortir l’essence de l’œuvre. Comme un moyen avec lequel il ajustait les idées du compositeur à sa personnalité et à son pianisme, cela faisait partie de son étude de l’œuvre. Il transcrivait, sans aucune réticence, les musiques de Bach ou les concertos de Mozart.

 

Mais les législateurs exigent que les interprètes rendent la rigidité des signes, et estiment l’exécution d’autant plus satisfaisante que la notation est bien respectée. Par sa propre inspiration, l’interprète doit retrouver celle que le compositeur a obligatoirement perdue en utilisant les signes. […]

Chaque jour commence différemment, et cependant toujours par une aurore. Chaque fois que les grands artistes jouent leurs propres œuvres, ils en modifient l’interprétation, les façonnent à chaque instant, précipitent ou ralentissent le mouvement – ils jouent ce que les signes ne permettent pas de codifier –, et respectent ainsi les règles d’une « harmonie éternelle ».

 

Harold Schonberg parle dans son ouvrage8 des interprétations de Busoni qui parvenaient à faire ressortir ce côté essentiel de la musique. Les modifications textuelles, de manière inattendue, perdaient ainsi de l’importance : la notation, finalement, n’était peut-être que le moyen de conserver et de restituer l’improvisation.

Dans les concepts de Busoni, l’interprétation avait une véritable souveraineté par rapport à l’idée originale. En tant que variante sonore de l’œuvre, elle ne pouvait ni reproduire ni annihiler l’original, qui demeurait intouchable, quelle que soit sa variante sonore.

 

Même l’interprétation d’une pièce est une transcription, et quelles que soient les libertés qu’elle inclut, elle ne peut jamais annihiler l’original9 : avant et après avoir retenti, une œuvre musicale demeure inaltérée. À la fois temporelle et intemporelle, elle nous permet dans son essence une représentation tangible du concept de l’idéalité du temps, autrement insaisissable.

 

Ainsi l’œuvre, dans sa version originale, résonne avant et après l’espace temporel dans lequel elle est interprétée. Busoni dévoile que cette dernière idée provient d’Anatole France, écrivain français qu’il lisait avec grand intérêt :

 

Les phrases suivantes, extraites d’un roman d’Anatole France, pourraient être prises comme moto pour mon Esquisse d’une nouvelle esthétique de la musique (1906) : « Le contenu de l’œuvre musicale persiste, complet et inaltéré, avant et après sa résonance. » Dans ce roman du maître français, le médecin dit au jeune dramaturge qui, avec un cœur battant, attend la fin de la création de sa pièce : « Ne pensez-vous pas que ce qui doit s’accomplir ne soit déjà accompli et n’ait été de tout temps accompli ? »10

 

La position de son approche de la musique au début du XXe siècle, où le texte est considéré comme un des points déterminants de l’identité de l’œuvre musicale, est brillamment documentée par sa correspondance avec Schoenberg. Busoni arrange la pièce11 que Schoenberg lui a envoyée et l’« optimise » pour le piano, disant qu’il y trouve « peu d’ampleur de l’écriture du point de vue temporel et spatial »12. Cette « optimisation » a été mal reçue par le compositeur.

 

 

La musique préexistante

 

La conviction selon laquelle l’homme n’arrive à rien inventer de nouveau car toute la musique existe déjà dans la nature, sous quelque forme que ce soit, aura sûrement beaucoup apporté à Busoni dans son approche du texte musical. Selon son concept platonicien, les sons et les rythmes utilisés par les compositeurs émanent d’une inaudible source divine sous forme d’ondes sonores.

 

L’électricité était ici depuis toujours, bien avant d’être découverte… Ainsi l’atmosphère cosmique contient toutes les formes, motifs et combinaisons de la musique du passé et de l’avenir.13

 

Si toute la musique préexistait déjà et si le compositeur ne peut rien produire de nouveau, distinguer les compositions originales des transcriptions, et surtout les organiser dans un système hiérarchique selon les critères d’originalité devient impossible. Pour Busoni, la valeur de la composition réside dans le degré à la hauteur duquel elle reflète son modèle idéal, réflexion qui dépend surtout de ses figures et de ses formes.14 Ce point de vue, qui donne la priorité à la qualité de représentation d’une idée mère, provient pour partie de son activité de pianiste, qui l’amenait à faire ressortir l’essence des compositions qu’il interprétait.

 

Venez, suivez-moi au royaume de la musique. Voici la grille qui sépare le temporel de l’éternel.

Avez-vous brisé et rejeté vos chaînes ? Alors, venez. Il ne s’agit pas d’entrer comme autrefois dans un pays étranger où très rapidement nous apprenions à tout connaître et où plus rien ne nous surprenait. Ici, l’étonnement n’a pas de fin ; et cependant, dès les premiers instants, tout nous semble familier. […]

Toutes les mélodies – de l’amour et de la passion, du printemps et de l’hiver, de la mélancolie et de l’exubérance – déjà entendues ou non, retentissent pleinement et simultanément. […]

Si vous en observez une de plus près, vous verrez sa relation avec toutes les autres, la combinaison avec tous les rythmes, la coloration par toutes les sonorités, l’accompagnement par toutes les harmonies, du plus profond jusqu’à la plus haute voûte des cieux.

Dès lors, vous comprenez que les planètes et les âmes ne font qu’un, que nulle part il ne peut y avoir de fin ni d’obstacle, que l’infini réside pleinement et entièrement dans l’esprit de chaque créature, que chaque chose est à la fois immensément grande et infiniment petite : la plus vaste équivaut à un point ; la lumière, le son, le mouvement, la puissance sont semblables et chacun de ces éléments isolément ou tous réunis constituent la vie.15

 

 

La composition

 

Busoni a approché le processus de création musicale de manière analytique et il a expliqué ses différents aspects dans plusieurs écrits. Erinn Elizabeth Knyt, dans sa thèse Ferruccio Busoni and the Ontology of the Musical Work: Permutations and Possibilities16, a essayé de construire une image complète de ce processus. Le livre d’Antony Beaumont, Busoni the Composer17, présente une source remarquable pour la compréhension de son activité de compositeur.

Le processus de composition commence avec une idée qui ne provient pas nécessairement de la musique : étant en soi abstraite, elle trouve son origine dans l’expérience humaine, dans la littérature, l’architecture ou la vie quotidienne. Ainsi une idée peut être associée à une cathédrale gothique, à un évènement tragique ou à un poème littéraire.

Cette idée se transforme en concepts musicaux qui, au début, n’ont pas une forme définie. L’idée de la cathédrale gothique sera associée à un chant grégorien, un évènement funeste à une marche funèbre, le poème à des figurations qui créent une ambiance musicale particulière.18

Les concepts musicaux se transcrivent ensuite dans des réalisations musicales concrètes et finalement s’arrangent dans des structures plus amples, c’est-à-dire des œuvres musicales. On remarque que dans ce concept, la transcription et l’arrangement représentent des parties constitutives du processus de composition. Le compositeur transcrit les concepts musicaux associés à ses idées et il les arrange. Il peut parfois travailler simultanément sur la transcription et l’arrangement, ou déjà concevoir la forme de la composition au moment où ses premiers concepts musicaux apparaissent. La succession de ces étapes et le temps entre elles sont évidemment variables.

Busoni explique le processus de composition en prenant pour exemple la création de son opéra Die Brautwahl :

 

La scène présente une taverne dans la pénombre où le vieux et mystérieux Juif Manassé est assis seul. J’ai utilisé cette intermission pour dépeindre avec l’orchestre une sorte de portrait de cet Hébreu. Vieux et bourru, spectral et macabre, plutôt grand et imposant personnage, et surtout orthodoxe.

 « Il paraît qu’il provient d’un passé lointain », dit E. T. A. Hoffmann, à qui j’ai emprunté le sujet.

Voyez-vous que maintenant me vienne une idée ? Ici, une allusion à une antique mélodie juive pourrait être utilisée comme motif musical qui évoquera des rituels de synagogue. Dans le présent cas, l’intervalle entre mon idée et sa conception a été considérablement réduit.

Maintenant, venons-en à l’exécution. Je voulais que ce chant sonne de manière profonde et sombre. Cela a déterminé mon choix d’instruments, et la tessiture requise a déterminé le choix de la clé. L’exécution ensuite avance et se construit sur l’harmonie, sur les caractéristiques, formes, atmosphères, couleurs, contrastes, en lien avec ce qui précède et succède…

Finalement, tout travail humain n’est qu’une élaboration du matériel existant sur terre. J’arrive à l’invention musicale et trouve un premier plan de réalisation dans les rues, le soir, de préférence dans les quartiers vivants.19

 

La musique entière devient ainsi un arrangement d’éléments préexistants et la frontière entre les transcriptions et les compositions dites originales disparaît. Le compositeur devient un prophète, un ambassadeur, plutôt qu’un créateur. Il devine la musique par contemplation et en fait le portrait dans des œuvres imparfaites. Il ne crée rien de nouveau, mais il aspire à une représentation optimale de la musique divine, en essayant de la rapprocher de sa forme idéale. L’interprète, finalement, devient un transcripteur qui, dans ses interprétations, donne de nouvelles versions d’œuvres dont il ne parviendra jamais à recréer l’original.

Les conclusions de Busoni devraient être observées afin d’en appréhender toutes les dimensions. Dans chacune de ses activités se reflètent les éléments des autres. Conformément à son esprit universel, ses points de vue restent toujours inclusifs et dépourvus de frontières inutiles. Et presque un siècle après la disparition de ce « Leonardo musical »20, ses pensées n’ont rien perdu de leur actualité.

L’art musical est né libre, acquérir la liberté est son destin.21

Notes

1BUSONI, F., 1990,De l’essence de la musique, dans L’Esthétique musicale, Paris, Minerve.

2DansSchoenberg-Busoni, Schoenberg-Kandinsky, correspondances, textes, Genève, Éditions Contrechamps, 1995.

3SITSKY, L., 2009, Busoni and the Piano: The Works, the Writings and the Recordings, Hillsdale, Pendragon Press.

4Lettre de Busoni du 5 décembre 1895 publiée dans Lettere alla moglie, Milano, Ricordi, 1955.

5BUSONI, F., 1990,De l’essence de la musique, op. cit.

6BUSONI, F., 1965, The Essence of Music and Other Papers, New York, Dover.

7BUSONI, F., 1911, Sketch of a New Esthetic of Music, New York, Shirmer.

8SCHONBERG, H., 2006, The Great Pianists, New York, Simon & Schuster Paperbacks.

9Dans BUSONI, F., 1990, L’Esthétique musicale, Paris, Minerve, nous trouvons une erreur de traduction : recréer au lieu d’annihiler. Dans l’original allemand nous trouvons « aus der Welt schaffen ».

10L’œuvre d’Anatole France à laquelle Busoni se réfère est son Histoire comique. BUSONI, F., 1965, The Essence of Music dans The Essence of Music and Other Papers, New York, Dover.

11Le no 2 des Klavierstücke op. 11.

12Lettre de Busoni à Schoenberg, le 26 juillet 1909. Malgré cette remarque, Busoni estimait hautement l’orchestration de Schoenberg.

13BUSONI, F., 1965, The Essence of Music and Other Papers, New York, Dover.

14Ibid.

15Ce texte, que Busoni a envoyé dans la lettre à sa femme du 3 mars 1910, comme une postface à son Esquisse d’une nouvelle esthétique de la musique, n’était pas destiné à être publié. Le Royaume de la musique dans BUSONI, F., 1990, L’Esthétique musicale, Paris, Minerve.

16KNYT, E. E., 2010, Ferruccio Busoni and the Ontology of the Musical Work: Permutations and Possibilities, Ph. D. en musique, Stanford University.

17BEAUMONT, A., 1985, Busoni the Composer, Indiana University Press.

18Pour ce dernier je pourrais citer, parmi de nombreux exemples, le Roi des aulnes de Schubert, dans lequel le début de la pièce illustre brillamment le bruit des sabots du cheval galopant et le caractère démonique du Roi.

19BUSONI, F., 1965, The Essence of Music and Other Papers, New York, Dover.

20Alfred Brendel dans son livre Music, Sense and Nonsense (Londres, The Robinson Press, 2015) mentionne que Wilhelm Kempff le surnommait ainsi.

21BUSONI, F., 1916, Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, Leipzig, Insel-Verlag.

Pour citer ce document

Goran Filipec, «À l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Ferruccio Busoni : un prophète entre la composition et la transcription», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le sixième numéro, Création/Re-création, mis à jour le : 09/12/2017, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=1800.

Quelques mots à propos de :  Goran Filipec

Goran Filipec, pianiste d’origine croate, poursuit actuellement ses études doctorales au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et à l’Université Paris-Sorbonne dans le cadre du programme doctoral « Recherche et pratique », sous la direction de Jean-Pierre Bartoli et Denis Pascal. Né à Rijeka en 1981, il a étudié le piano en Croatie, Italie, Allemagne, Russie et aux Pays-Bas. Il est lauréat de plusieurs concours internationaux, notamment le Concurso de Parnassós au Mexique, José Iturbi aux États-Unis et Premio Mario Zanfi en Italie et il s’est produit en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Russie et au Japon. La Philharmonie de Paris, le Carnegie Hall de Londres, le Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, l’Auditorium de Milan, la Salle Minato Mirai de Yokohama et le festival Progetto Martha Argerich de Lugano, entre autres, ont accueilli quelques-unes de ses présentations. Goran Filipec cultive une affinité particulière pour le répertoire romantique et voue sa recherche au sujet de la transcription pour piano. Durant ses études doctorales en France, il a été soutenu par la Fondation Meyer et le Mécénat Musical Société Générale.