Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Lucie Kayas

Italia d’Alfredo Casella ou l’identité culturelle italienne en questions

Article
  • Résumé
  • Abstract

Dans ses mémoires publiées en 1941 (I segreti della giara), Casella écrit à propos d’Italia : « La Rhapsodie m’a donné satisfaction sur un point : conçue au sein d’une culture où régnait l’impressionnisme, l’œuvre est finalement anti-impressionniste. Rien n’est plus éloigné du debussysme que cette architecture linéaire et monumentale. » 

Cet article interroge l’identité nationale supposée de cette pièce composée en 1909 alors que Casella se trouve à Paris depuis treize ans, ainsi que les multiples raisons – musicales, culturelles et conjoncturelles – des choix musicaux du compositeur.

Texte intégral

En 1909, Alfredo Casella (1883-1947), ou Alfred Casella comme on l’appelle alors, est à Paris depuis treize ans et fréquente assidûment le milieu musical parisien, du Conservatoire aux salons et aux concerts. Sa très bonne maîtrise de la langue française lui donne également accès à la presse musicale, et plus particulièrement auMonde musical dans lequel il publie en attendant de collaborer à L’Homme libre, journal fondé par Georges Clemenceau en 1913. Il est donc un Italien parfaitement intégré à la capitale française.

 

Quelles raisons, ou quels hasards, le poussent à produire une œuvre au titre évocateur, Italia, hommage à sa patrie ayant recours à ce qu’on appelle alors, de manière indifférenciée, le folklore ?

 

Un article de sa plume paru dans L’Homme libre en 1913, intitulé « L’avenir musical de l’Italie », éclaire cette question à moins qu’il n’achève de nous troubler. Voici quels conseils que Casella prodigue alors à ses compatriotes compositeurs :

 

Que les nouveaux compositeurs méditent le magnifique exemple que leur offre la France. Qu’à l’instar des Français, ils se libèrent de toute influence étrangère. Qu’ils observent surtout l’admirable pays dans lequel ils vivent, et que, privés du folklore (dont l’Italie est pauvre), ils découvrent dans les arts plastiques, dans la littérature, dans le passé musical les caractéristiques les plus intimes du génie de la race, celui par lequel furent grands Dante, Michel-Ange et Léonard. Et ce jour-là, l’hiver qui pèse si lourdement sur la musique italienne cèdera la place à un joyeux printemps.1

 

Aux yeux de Casella, l’attitude des musiciens français (qui se libéreraient de l’influence germanique en puisant notamment dans le répertoire populaire) pourrait servir de modèle. D’autre part, l’Italie serait pauvre de folklore – ce qui semble en parfaite contradiction avec l’œuvre qui nous occupe, Italia, rhapsodie pour grand orchestre sur des thèmes siciliens et napolitains. Avant de comprendre pourquoi Casella a composé Italia, voyons comment il a procédé.

 

 

Des sources hétérogènes

 

Les premières indications concernant le contenu musical d’Italia figurent dans l’avant-propos à la partition d’orchestre éditée par Universal en 1912. Pourquoi le sous-titre de rhapsodie plutôt que celui de poème symphonique ? Sans doute parce que Casella privilégie l’architecture, la logique présidant à l’enchaînement libre des idées plutôt que le principe d’un programme sous-jacent. La fin de cet avant-propos s’avère très explicite :

 

Dans cette rhapsodie, le compositeur a voulu évoquer musicalement (mais sans le moindre programme !) les vies sicilienne et napolitaine ; la première se déroulant tragique, superstitieuse, enfiévrée, sous le soleil terrible qui flamboie, ou dans l’enfer des solfatare (soufrières), tandis que la seconde éclate, turbulente, insouciante, frénétiquement ivre de joie au milieu de l’enchantement du golfe de Naples.2

 

Par cette description évocatrice, Casella semble se contredire lui-même en fournissant ce qui ressemble fort à un programme. Les spécificités du matériau populaire constitutif de l’œuvre, détaillé juste avant ce commentaire, suffiraient d’ailleurs à nous en convaincre.


	Casella, Italia, avant-proposà lapartition d’orchestre, UE 3234.

Casella, Italia, avant-proposà lapartition d’orchestre, UE 3234.

Casella nous parle d’une première partie utilisant quatre chants populaires siciliens dont il situe précisément l’origine sur le plan géographique : trois proviennent de la province centrale de Caltanissetta, le dernier d’un quartier du port de Trapani situé à l’extrême ouest de la Sicile. Le finale (appelé ici seconde partie) se fonde pour sa part sur trois chants napolitains dont le premier est bien connu : Funiculi, funicula de Luigi Denza suivi de Lariula de Mario Costa et Marechiare de Francesco Paolo Tosti.

 

Avant même de pousser plus loin l’investigation sur les sources, remarquons l’hétérogénéité du matériel, si l’on se place sur le plan de l’ethnomusicologie actuelle. Les chants siciliens semblent un matériau populaire anonyme issu de la tradition orale (dont Casella le Turinois nous précise l’usage). Les chansons napolitaines reviennent à des auteurs répertoriés de romances à succès, chansons ou opérettes : Luigi Denza (Castellammare di Stabia 1846-Londres 1922), Mario Costa (Tarente 1858-Monte Carlo 1933) et F. Paolo Tosti (Ortona 1846-Rome 1916). En reprenant la différence opérée par Bartók dans ses premiers articles3, on distinguerait ici un folklore des campagnes (les chants populaires siciliens) et un folklore urbain de nature mixte (les chants napolitains) qui sont populaires au sens de connus par tous, y compris l’auditeur du XXIe siècle. Ces deux corpus se distinguent également par leur nature musicale : les chants populaires relevant de la modalité, les chants urbains de la tonalité. Mais comment Casella, Turinois exilé à Paris, a t-il eu connaissance de ces chants populaires siciliens ? La fin de l’avant-propos suggère une source :

 

Les chants de la première partie se trouvent dans le remarquable recueil Canti della terra e del mare di Sicilia publié par les soins d’Alberto Favara chez l’éditeur Ricordi à Milan. La maison Ricordi est également propriétaire de la chanson de Denza.4

 

Inconnu des musiciens d’aujourd’hui, Alberto Favara (1863-1923), compositeur et directeur du conservatoire de Palerme, apparaît comme l’un des précurseurs de l’ethnomusicologie italienne. Dès 1903, il présente une communication au Congrès international des sciences historiques à Rome qui fait vœu que les instituts musicaux recueillent les chants populaires des différentes régions, afin qu’ils servent de base à une culture musicale productive. 

 

En 1907, Favara publie chez Ricordi le premier de deux volumes de chants populaires siciliens, celui auquel Casella fait référence. Ricordi possédait alors une succursale à Palerme, à laquelle Favara s’adresse avec un choix de vingt-cinq chansons qu’il harmonise pour la circonstance afin de les rendre plus accessibles et plus faciles à vendre5. Par la suite, le musicologue Ottavio Tiby publiera le Corpus di musiche popolari siciliane6, ouvrage qui témoigne des préoccupations scientifiques de Favara et montre qu’il a renoncé à l’harmonisation au profit des versions monodiques.

 

Le recueil de 1907 est-il si largement diffusé qu’à Paris, Casella puisse se le procurer ? Un article publié en première page du Gaulois le 2 février 1909 nous livre peut-être l’explication. Signé Camille Bellaigue, l’article met à jour les liens de l’auteur avec Favara qu’il a rencontré à Palerme à l’automne 1907 et qui vient de lui adresser le recueil assorti de quelques commentaires.

 

Avec Nietzsche, auquel il renvoie7, [Favara] y trouve « le miroir musical du monde… la mélodie primordiale… l’élément prépondérant, essentiel et nécessaire. » Nécessaire, dit-il, à la musique italienne entre toutes, parce que « la base de la nature » s’y dérobe aujourd’hui. En Italie, sous les multiples influences de la culture moderne, et de l’école allemande en particulier, « nous faisons trop de la rhétorique musicale, nous n’avons plus de style propre, ni de manière vraiment nôtre de nous exprimer par les sons. » Ici du moins, ajoutait le musicien de Sicile, « il nous reste le privilège de voir les choses modernes de loin, de les juger avec plus de sérénité. Nous sommes encore assez isolés et tranquilles pour penser, pour rêver […] à nos traditions artistiques, à notre hellénisme d’autrefois. J’ai voulu refaire mon éducation dans ce sens, au rebours de la culture actuelle. Et j’éprouve, j’en conviens, quelque orgueil à mettre au jour ces chants, ces énergies inconnues. Je crois y avoir révélé la voix profonde, le symbole sonore de ma race et de mon pays. »8

 

Le projet de Favara de refonder la tradition italienne par un retour aux sources populaires y apparaît nettement. Casella est-il dans le même état d’esprit ? Ce n’est pas certain, l’article de 1913 cité plus haut montrant plutôt un retour au sources du baroque italien, mais il ralliera ce point de vue en 1939, comme le montrent ses mémoires, à un moment où son nationalisme ne fera plus aucun doute9.

 

Poursuivons notre lecture. Camille Bellaigue détaille un certain nombre de chants, dont trois qui ont été retenus par Casella.

 

Le premier est l’imprécation d’un amant à sa maîtresse.

 

Plusieurs de nos chants, dit M. Favara, sont extraordinaires par l’impétuosité de la passion et le lyrisme tragique, par l’emportement de l’instinct et par le transport de la race. » On en citerait de féroces mais j’en connais un de poignant que voici.

J’allais dans l’Enfer. Oh, pourquoi y ai-je été ! Je n’aurais pas vu mon amante. Elle me dit : « Chien de scélérat, tu vois ce que pour toi je souffre. » Et j’ai répondu : « Pourquoi m’aimais-tu donc ? J’en aurais eu tant d’autres, et plus belles ! »

Les mots ne sont rien. Mais que n’est pas la musique ! En ce dialogue vraiment infernal, on ne sait qu’admirer davantage, le rythme, le mode ou les intonations, l’ascension de la mélodie ou sa chute, les sanglots ou le mauvais rire, le paroxysme de la colère et du désespoir dans l’apostrophe de la femme ou dans l’invective de l’homme, l’atrocité de l’outrage et du mépris.10

 

Le deuxième est lié aux soufrières situées au centre de la Sicile et dans lesquelles les conditions de travail sont particulièrement difficiles :

 

Mais sous le sol même, quelles plaintes et quelles imprécations ! Du fond de la Solfatare, un grondement de colère et de haine est monté. « Malheur, dans cet enfer, nous gémissons. Nous sommes les agneaux à la merci des loups. Sur nous pleurez, pleurez, nos mères ! » Ici, la période mélodique, brève, simple entre toutes, n’est composée que de quatre mesures, de deux notes et d’un cri. Mais il est deux fois terrible, il sort d’un double abîme, du sein de la terre et du cœur de l’homme, également profonds, également irrités.11

 

Le quatrième chant utilisé par Casella, qui fait partie des rares chants joyeux, est présenté ainsi par Bellaigue :

 

un autre que les femmes de pêcheurs de Trapani, battant les cordages contre les blocs de marbre, mènent d’une allure vive et sur un mode éclatant.12

 

De là à penser que Casella a plus ou moins suivi les choix de Bellaigue, il n’y a qu’un pas. Il est en tous cas tentant de considérer que c’est cet article qui l’a mis sur la piste du recueil.

 

Interrogeons désormais la nature de ces emprunts, et tout d’abord celle du recueil lui-même, le premier volume des Canti della terra et del mare di Sicilia portant le cotage 11249 chez Ricordi et paru en 1907. Casella emprunte les no 9, 5, 23 et 20, soit deux chants de la terre (nos 5 et 9), un chant de la mer (no 20) et un chant religieux (no 23), pour reprendre la classification du recueil. Pour chaque chant, Favara fournit les paroles en dialecte sicilien original accompagnées d’une traduction en italien. Il précise également l’origine du chant et sa destination. Mais, un peu à la manière du Maurice Emmanuel des Trente chansons bourguignonnes du pays de Beaune13, il en livre une harmonisation plutôt savante.

 

Voici donc le premier chant, Vallelunga, ou A la Vallelunghìsa, dialogue de dépit amoureux, et ce que Casella en fait au tout début de l’œuvre.


	A la Vallelunghìsa, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 34.

A la Vallelunghìsa, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 34.


	Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 1.

Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 1.

Favara note le chant en mineur avec un bémol à la clef (bien qu’il s’agisse plutôt d’un mode de avec troisième degré mobile) et propose un accompagnement d’abord à l’unisson, puis avec un accord de septième mineure et quinte diminuée en contretemps, et enfin une formule d’arpège égrenée. Casella transpose le chant en la mineur, conserve l’idée d’unisson, cette fois entre les cordes, et confie les accords aux deux harpes et aux vents (comme si l’arpège avait déclenché l’idée d’utiliser les harpes). Si la mélodie populaire adopte une structure ABA, B utilisant le même matériau transposé d’une quinte vers l’aigu, Casella s’en tient à A qu’il octavie avant de le soumettre à variation.

 

Le deuxième chant sicilien (A la surfatàra), celui des ouvriers des soufrières, lugubre, ne s’étend pas sur plus d’une quinte, chaque phrase s’achevant sur une note parlato à la hauteur indéterminée. Son faible ambitus entraîne Casella à l’étoffer : par ajout d’ornement et élargissement de l’ambitus. Il est alors énoncé par les bois. Cette fois, le compositeur n’emprunte pas l’harmonie de Favara et lui préfère un accompagnement en accords parallèles chromatiques donné par les trois cors en fa.


	A la surfatàra, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 18.

A la surfatàra, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 18.


	Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 13.

Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 13.

 

Le troisième chant, Ladàta, est une laude strophique de la procession du Vendredi saint, soit un chant religieux caractérisé par son ornementation, noté en mi majeur. Dans Italia, l’intégralité de la mélodie est exposée au cor anglais. Casella emprunte à Favara l’idée d’une harmonisation en longues tenues – aux cordes –, à quoi s’ajoute une ponctuation de cloche qui souligne le contexte religieux, ainsi qu’un roulement de timbale.


	Ladàta,in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 101.

Ladàta,in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 101.


	Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 18.

Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 18.

 

Le dernier chant sicilien, Tunazioni di li Catitàra [Chant des femmes de marins], se démarque des précédents par un caractère beaucoup plus enjoué et un langage très tonal. La mélodie est intégralement énoncée par le basson, avec accords répétés aux harpes, les harmonies étant empruntées à Favara. Comme pour le premier chant, Casella opère par répétition et réorchestration, ainsi que par variation.


	Tunazioni di li Catitàra, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 88.

Tunazioni di li Catitàra, in Alfredo Favara, Canti della terra et del mare di Sicilia, p. 88.


	Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 20.

Casella, Italia, partition d’orchestre, p. 20.

 

Dans cette première partie, Casella procède par juxtaposition de son matériau : les quatre chants s’enchaînent sans développement, justifiant pleinement le sous-titre de rhapsodie. Dans la partition, des indications de caractère accompagnent chaque entrée d’un chant sicilien.

-          « Lento, grave, tragico. Con molta fantasia »pour le premier ;

-          « Lamentoso, miserabile »au chiffre 5 pour le deuxième ;

-          « Dolce, espressivo con fantasia e libertà »au chiffre 10 ;

-          « Dolce et con malizia »au chiffre 16.

 

Si l’on attribue la lettre S suivie du chiffre correspondant aux quatre chants siciliens, on obtient la forme suivante : S1 S2 S1 S3 S4 S2 S1, qui montre la prédominance des chants 1 et 2, le premier faisant presque office de refrain.

 

Dans la seconde partie, les trois chansons napolitaines connaissent un traitement très différent. La plus connue, Funiculi, funiculà14, écrite par Denza en 1879 pour l’inauguration du funiculaire du Vésuve, domine littéralement cette partie et se voit soumise à un véritable développement : imitations, fragmentation, travail sur la tête du thème.


	Denza, Funiculi, funiculà, Ricordi.

Denza, Funiculi, funiculà, Ricordi.

On notera la parenté de la formule conclusive avec celle du quatrième chant sicilien. Son modèle étant conçu comme un jeu responsorial entre chant soliste et chœur, Casella installe un système de question-réponse à plus petite échelle, entre alto énonçant une phrase du thème et les violons répondant en écho. Dans cette section, le maître mot est la scansion : scansion de la pulsation par tout l’orchestre hormis les pupitres énonçant la mélodie. Une transition tempestoso des cordes introduit la deuxième chanson napolitaine (chiffre 35) : Lariula est travaillé de la même manière, toujours sous-tendue de scansion et soumise à imitation (l’influence germanique, selon Favara). Au bout d’à peine 22 mesures paraît Marechiare au chiffre 38, énoncée par bassons et alti.


	Francesco Paolo Tosti, Marechiare, Ricordi.

Francesco Paolo Tosti, Marechiare, Ricordi.

Quatre mesures plus loin, Lariula s’y superpose aux alti et violoncelles créant un jeu contrapuntique qui se répète à différents pupitres.


	Mario Costa,Lariula.

Mario Costa,Lariula.

Funiculi, funiculàreprend l’avantage (chiffre 45) avec son emploi fragmenté pour une reprise suivie d’une coda éblouissante et rutilante, « vibrante d’entusiasmo » (chiffre 54).

 

Du point de vue formel, cette seconde partie révèle un plan tout aussi lâche que la première : N1 N2 N3 + N2 N1, toute la conclusion étant dérivée de Funiculi, funiculà. Cependant, le travail réalisé sur N1 s’apparente plus à un principe de développement qu’à une pensée proprement rhapsodique, comme si Casella modifiait sa technique compositionnelle en fonction du matériau choisi.

 

 

Un certain engouement pour les musiques populaires

 

Si l’on a vu comment Casella s’est approprié les chants populaires siciliens, il faut encore s’interroger sur les raisons ayant présidé à son choix.

Décrit comme un musicien cosmopolite par excellence, féru tant de musique française que de musique russe ou germanique, Casella joue à quatre mains Iberia de Debussy avec l’auteur et fréquente Ravel, rencontre Rimski-Korsakov et orchestre Islamey de Balakirev, sans oublier de se passionner pour les symphonies de Beethoven, ou celles de Mahler dont il entend la Deuxième à Paris en cette même année 1909, œuvre à laquelle il consacre un long article15. Casella songe peut-être peu à peu à retourner à ses origines. Une forme de nationalisme, qui n’est alors que souci d’une identité musicale nationale, se manifeste dans son esprit en ces dernières années précédant la Première Guerre mondiale, qui verra l’exacerbation des nationalismes.

Dans ses Mémoires publiées en 1939, I segreti della giara, Casella se souvient :

 

Dans cette même ambiance de splendeur artistique et d’ardeur la plus vive, j’ai commencé deux œuvres orchestrales dans lesquelles je souhaitais pour la première fois me confronter au problème de créer un style qui soit à la fois Italien dans son esprit et contemporain dans son langage musical. […] Puisque je voulais créer une musique nationale, il était normal que je cherche une base dans le folklore national. Beaucoup le font encore aujourd’hui avec moins d’ingénuité que moi alors. C’est une phase du nationalisme qui caractérise toujours les travaux des nouvelles écoles ou les premiers pas de personnalités cherchant justement à créer un style national. Nous savons tous que le fait d’insérer des matériaux populaires dans les œuvres lyriques et symphoniques est un expédient qui a fait ses preuves en son temps et constitue surtout un moyen facile et rapide d’obtenir une « apparence » nationale. Mais il ne faut pas oublier qu’Italia a été écrit en 1909 par un jeune homme de 26 ans ayant vécu en exil depuis le début de son adolescence et vivant dans une ambiance dans laquelle il était bien difficile de créer un style comme celui que je sentais en moi et que je cherchais à réaliser dans cette œuvre. La Rhapsodie me donne aujourd’hui encore satisfaction sur un point : conçue au sein d’une culture où régnait l’impressionnisme, l’œuvre est finalement anti-impressionniste. Rien n’est plus éloigné du debussysme que cette architecture linéaire et monumentale. Le caractère sévère, privé d’ornements superflus, de toute l’œuvre démontre aujourd’hui encore que le chemin à parcourir s’était déjà formé en moi, un chemin long et difficile qui devait me porter durant de longues années jusqu’à mes dernières œuvres.16

 

Puisque Casella invoque le contexte, intéressons-nous au Paris de 1909. C’est l’année de la première saison des Ballets russes de Diaghilev à Paris, celle de la création française de la Deuxième Symphonie de Mahler qui vient lui-même la diriger. Le 20 février 1909, Le Figaro publie le Manifeste du futurisme de Marinetti, éloge de la vitesse, d’une modernité agressive :

 

C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd’hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l’Italie de sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires.17

 

Casella, qui s’intéresse de plus en plus aux musiques anciennes, inscrit sa musique en opposition à cette déclaration.

D’une certaine façon, l’actualité, au sens large, rattrape la musique. En janvier 1909, la Sicile a fait la une de tous les quotidiens suite au tremblement de terre de Messine qui, le 28 décembre, a dévasté le Nord de la Sicile, faisant 150 000 morts. Camille Bellaigue fait d’ailleurs référence à cet événement tragique dans son article :

 

Le lendemain de la catastrophe [le tremblement de terre de Messine], Arrigo Boïto m’écrivait avec magnificence : « Messine, Messine, te la rappelles-tu ? Elle était comme une tapisserie tendue pour une fête éternelle sur le rivage de la mer. » Et voici que l’oraison funèbre de la musique répond à celle de la poésie. Ô chanteurs vagabonds, rhapsodes familiers des cités italiennes, vous qu’un violon et qu’une harpe accompagnent, apprenez, quand viendra le printemps, la vieille chanson de Sicile et, du Nord au Midi, sur les canaux de Venise et les quais de Florence, sur les places de Rome et les môles de Naples, chantez le deuil de Messine avec les sons tristes et tendres que l’air de Messine a formés.18

 

Raison de plus pour placer à la une du Gaulois un article sur les chants populaires siciliens. L’année suivante verra la création de la Société musicale indépendante dont Fauré sera le premier président et Casella secrétaire général de 1911 à 1914. Ce Paris protéiforme accueille également les manifestations musicales du régionalisme. Professeur au Conservatoire, le breton Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (1840-1910) en est l’un des premiers acteurs avec la parution dès 1876 de Trente mélodies populaires de Grèce et d’Orient, suivies en 1885 par Trente mélodies populaires de Basse-Bretagne. L’année suivante, Vincent d’Indy (1851-1931) achève sa Symphonie sur un chant montagnard (chant cévenol). Viennent ensuite les travaux de Julien Tiersot (1857-1930) consacrés notamment aux musiques entendues à l’Exposition universelle de 1889 (Musiques pittoresques. Promenades musicales à l’Exposition de 188919), dont on sait également qu’il fournit à Saint-Saëns des airs russes et danois pour son Caprice pour vents et piano. Enfin, Maurice Emmanuel, nommé professeur au Conservatoire à la suite de Bourgault-Ducoudray et Bourguignon d’origine, se lance dans la publication de Trente chansons bourguignonnes du pays de Beaune (1917). Ici encore, il s’agit de chansons recueillies et harmonisées. Attitude qui correspond également à celle de Bartók et Kodály au début de leurs recherches, attitude attestée par le recueil des Vingt chansons populaires hongroises publiées avec notices explicatives en 1906. L’impact de ce répertoire sur les compositeurs est certain, comme en témoignent les Cinq mélodies populaires grecques de Maurice Ravel, empruntées au recueil d’Hubert Pernod20.

 

 

Réception parisienne

 

C’est dans cette optique que l’on envisagera de manière succincte la réception d’Italia à Paris. Trois critiques retiennent l’attention, pour leurs présupposés respectifs.

 

Italia, que l’on entendit après la Suite en ut, est le développement rhapsodique de quelques thèmes napolitains. Il y en a de gais ; il y en a de lugubres, tout empreints de nostalgie, et qui serrent le cœur, qui sont comme une plainte d’êtres opprimés et sous lesquels rampent des accords chromatiques qui donnent le frisson : puis c’est une idylle, tout de charme et de fraîcheur ; puis enfin, le thème Funiculi, funiculà tout encanaillé, habilement trituré, drôle, sarcastique… tout cela est de premier ordre, d’une vie extérieure, d’une truculence, d’une furia bien italienne, qui contraste avec ce que l’on applaudit en général, à notre époque.21

 

Ce que l’on applaudit à notre époque ? S’agit-il des pièces dites impressionnistes dont parle Casella ?

 

Voici maintenant la critique de Marcel Orban dans Le Courrier musical du 15 mai 1910.

 

La Rapsodie Italia est habilement tissée sur des thèmes un peu vulgaires et un peu bruyants : ces messieurs de la batterie (ils sont sept) sont tout en nage, cependant qu’Alfred Casella, qui se révèle un chef nerveux et précis, dresse une taille haute et impérative. […]

M. Casella est un très remarquable orchestrateur et un habile musicien, mais il me semble cultiver avec un amour réellement exagéré le style Rapsodie-pot pourri [sic] dans son essence la plus vulgaire.22

 

Ici Orban critique à la fois le matériau, jugé vulgaire, et la forme pot-pourri, vulgaire elle aussi. On peut s’interroger sur les thèmes visés par Orban. Siciliens, napolitains, ou tous sans distinction ? La brève analyse précédente a montré que si la première partie d’Italia était bien d’essence purement rapsodique, la seconde avait peut-être d’autres prétentions. Sur le plan de l’orchestration, Casella (futur co-auteur du célèbre Traité d’orchestration de Casella-Mortari23) récolte des lauriers, ternis cependant par la dimension excessive des sept parties de percussion.

 

Citons enfin la critique d’une reprise.

 

Sans prétendre proprement en critiquer le choix, je serais étonné que le folklore ne pût pas fournir à un compositeur qui doit en connaître tous les secrets, de matière plus riche. Je serais mal venu de reporter mes souvenirs à d’autres Impressions d’Italie inoubliables puisqu’aussi bien monsieur Casella parle en rhapsode et non en lui-même.

Et je reconnais volontiers que le parti qu’il a su tirer de ses thèmes, en manquant un peu de variété, s’allie cependant à une parfaite tenue et que cette rhapsodie séduit surtout par une instrumentation supérieure, ardente, colorée et d’une incroyable sûreté de réalisation.24

 

Ici encore, Casella est admiré comme orchestrateur, tandis que l’ombre des Impressions d’Italie de Charpentier ou d’Aus Italien de Strauss25 planent, cette dernière œuvre employant également Funiculi, funiculàdans son quatrième mouvement.

 

 

Conclusion

 

L’étude des sources d’Italia et de la manière dont Casella les a exploitées montre bien la position d’une œuvre qui se situe entre quête d’identité et découverte fortuite, sans oublier qu’elle manifeste aussi l’influence encore présente d’un développement d’influence germanique sur ce matériau.

 

Casella semble ici à l’orée de développements musicaux qui se précisent en 1918, comme en témoigne la conférence qu’il donne à Paris le jeudi 7 février 1918, à l’amphithéâtre Richelieu, à l’invitation de l’Union intellectuelle franco-italienne.

 

S’il me fallait définir en peu de mots la nouvelle musicalité qui se dessine actuellement en Italie, et dont participent tous les musiciens auxquels je m’intéresse, il me semble qu’elle se caractérise par une tendance soutenue vers un nouveau classicisme, destiné à réunir en une harmonieuse eurythmie toutes les dernières conquêtes sonores italiennes et étrangères. Et il me semble que, dès aujourd’hui, il commence à se révéler chez nous une musique différant tout à la fois de l’impressionnisme français, de la décadence straussienne, de la primitivité stravinskienne, de la cérébralité de Schönberg, de la sensualité ibérique, de l’audacieuse fantaisie de Bartók et Kodály.

Je crois que c’est là notre futurisme, et la direction naturelle et nécessaire de notre esprit, non seulement musical, mais aussi littéraire et plastique.26

Bibliographie

BELLAIGUE, C.

1909, « Chants de la terre et de la mer de Sicile », Le Gaulois, 2 février 1909.

 

CALABRETTO, R. (dir.)

1997, Alfredo Casella : gli anni di Parigi, dai documenti,Florence, Leo S. Olschki, collection Studi di musica veneta, 25.

 

CASELLA, A.

1910, « Gustav Mahler et sa Deuxième Symphonie »,Revue musicale SIM, 15 avril 1910.

1912, « Avant-propos », Italia, partition d’orchestre, UE 3234.

1913, « L’avenir musical de l’Italie »,L’Homme libre, 8 septembre 1913.

1941, I segreti della giara, Florence, Sansoni.

 

FAVARA, A.

1907, Canti della terra et del mare di Sicilia vol. 1, Milan, Ricordi 11249.

 

HURE, J.

1910, « Œuvres de A. Casella », Le Monde musical.

 

MARINETTI, F. T.

1909, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, 20 février1909.

 

ORBAN, M.

1910, Le Courrier musical, 15 mai 1910.

 

PILLOIS, J.

1912, « Concerts Hasselmans », Le Courrier musical, 1er janvier 1912.

 

SAMONA FAVARA, T.

1971, Alberto Favara: la vita narrata dalla figlia Teresa Samona Favara ; avec écrits inédits en appendice ; préface de Diego Carpitella, Palerme, S. F. Flaccovio.

 

TIBY, O.

1957, Corpus di musiche popolari siciliane con saggi di Giuseppe Cocchiara e Ottavio Tiby, Palerme, Accademia di Lettere Scienze ed Arti.

Notes

1 Casella, « L’avenir musical de l’Italie », in L’Homme libre, 8 septembre 1913, p. 2.

2 Casella, Italia, avant-propos à lapartition d’orchestre, UE 3234.

3 VoirBéla Bartók, « Influence de la musique paysanne sur la musique savante contemporaine », conférence de 1931, in Bartók, sa vie et son œuvre, Bence Szabolcsi éd., Paris, Boosey & Hawkes, 1968.

4 Casella, op. cit.

5 Voir Teresa Samona Favara, Alberto Favara: la vita narrata dalla figlia Teresa Samona Favara ; con un' appendice di scritti in parte inediti,préface de Diego Carpitella, Palerme,S.F. Flaccovio, 1971.

6 Ottavio Tiby, éd., Corpus di musiche popolari sicilianecon saggi di Giuseppe Cocchiara e Ottavio Tiby, Palerme, Accademia di Lettere Scienze ed Arti, 1957.

7 Le sous-titre de la partition précise : « seguendo Archiloco. F. Nietzsche. L’origine della Tragedia, 6. » Ce chapitre 6 de La Naissance de la tragédie s’intitule : « La chanson populaire. Rapport de la musique et de la parole, de la musique et de l’image. » Nietzsche y fait référence à Archilocque qu’il considère comme le premier poète lyrique des Grecs. Le chapitre s’ouvre sur la phrase suivante : « Les philologues ont découvert qu’Archilocque introduisit la chanson popualire dans la littérature grecque et que telle est la raison de la place unique que les Grecs lui réservèrent à côté d’Homère. » (Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. De Cornélius Heim, Paris, Gonthier, 1964, p. 42.)

8 Camille Bellaigue, « Chants de la terre et de la mer de Sicile », Le Gaulois, 2 février 1909.

9 VoirAlfredo Casella, I segreti della giara, Florence, Sansoni, 1941.

10 Camille Bellaigue, op. cit.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Maurice Emmanuel, Trente chansons bourguignonnes du pays de Beaune, Paris, Durand, 1917.                       

14 La partition est sous-titrée « canto popolare du Piedigrotta », Piedigrotta étant un quartier populaire de Naples.

15 Alfredo Casella, « Gustav Mahler et sa Deuxième Symphonie », in Revue musicale SIM, 15 avril 1910, p. 238-250.

16 Alfredo Casella, I segreti della giara, Florence, Sansoni, 1941, p. 130.

17 Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du futurisme, in Le Figaro, 20 février 1909.

18 Camille Bellaigue, « Chants de la terre et de la mer de Sicile », op. cit.

19 Julien Tiersot, Musiques pittoresques. Promenades musicales à l’Exposition de 1889, Paris, Librairie Fischbacher, 1889.

20 Hubert Pernod, Anthologie populaire de la Grèce moderne, Paris, Mercure de France, 1910.

21 Jean Huré, « Œuvres de A. Casella », inLe Monde musical, 1910, p. 139.

22 Marcel Orban, Le Courrier musical, 15 mai 1910, p. 407.

23 Alfredo Casella et Virgilio Mortari, Techniquede l'orchestre contemporain, Paris, Ricordi, 1948.

24 Jean Pillois, « Concerts Hasselmans », in Le Courrier musical, 1er janvier 1912, p. 42-43.

25 Composée en 1889, la suite symphonique Impressions d’Italie de Gustave Charpentier fut écrite durant le séjour du compositeur à la Villa Médicis à Rome et créée à Paris en 1891. Elle se compose de cinq mouvements : Sérénade, À la fontaine, À mules, Sur les cimes, Napoli. Aus Italien, fantaisie symphonique op. 16 de Richard Strauss date de 1886 et se compose de quatre mouvements : Dans la campagne, Dans les ruines de Rome, Sur la plage de Sorrente et Vie populaire à Naples.

26 Casella, Conférence tenue par Alfredo Casella sur invitation de l’Union intellectuelle franco-italienne à Paris le 7 février 1918, Union intellectuelle franco-italienne, Paris et Societa italiana di musica moderna, Rome, éditeurs, 1918.

Pour citer ce document

Lucie Kayas, «Italia d’Alfredo Casella ou l’identité culturelle italienne en questions», La Revue du Conservatoire [En ligne], Création / Re-création, La revue du Conservatoire, Le cinquième numéro, mis à jour le : 05/07/2017, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=1695.

Quelques mots à propos de :  Lucie Kayas

Après des études de piano et de musique de chambre à l’École normale de musique de Paris, de musicologie au Conservatoire de Paris (CNSMDP) et à l’université, Lucie Kayas rejoint l’équipe de Deutsche Grammophon à Hambourg comme rédactrice française. De retour à Paris, elle travaille pour L’Avant-Scène Opéra, le festival de Radio France et de Montpellier, puis pour le théâtre du Châtelet où elle est responsable des actions pédagogiques de 1999 à 2012. Docteur en musicologie et spécialiste de la musique française du premier xxe siècle, Lucie Kayas est titulaire de la classe des Métiers de la culture musicale du Conservatoire de Paris (CNSMDP). Avec ses étudiants, elle participe aux Classic Lab, ateliers-conférences initiés par la Cité de la musique/Philharmonie de Paris. Lucie Kayas a publié plusieurs ouvrages consacrés à Poulenc, Jolivet et Messiaen. Son intérêt se porte également vers le romantisme allemand, suscitant deux séries de conférences-concerts données à l’Auditorium de Lyon.