Étude du travail du pianiste accompagnateur avec les comédiens
- Résumé
- Abstract
Le présent article analyse les compétences nécessaires au travail d’un pianiste au sein d’un cours d’art dramatique. Le contexte de cette analyse est un cours d’interprétation de chansons à l’attention d’élèves comédiens où le travail autour du texte et l’arrangement prend une place très importante. Fabien Touchard, l’auteur de ce texte, a accompagné entre 2011 et 2014 les cours de Serge Hureau et Olivier Hussenet au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris (CNSAD).
Plan
Texte intégral
L’auteur remercie vivement MM. Hureau et Hussenet pour leur contribution à cet article, ainsi que le Hall de la chanson/Centre National du Patrimoine de la Chanson.
Introduction
Le métier de pianiste accompagnateur peut s’exercer sous de nombreuses formes, qui se déclinent à l’infini en fonction des différents partenaires. En effet, tous les accompagnateurs exerçant dans tous les domaines ont pour point commun, outre la pratique et la maîtrise de leur instrument, de ne jamais travailler seuls. Il s’agit avant tout d’une profession au sein de laquelle tout ce qui est de l’ordre de l’humain et du relationnel est primordial : c’est l’ingrédient indispensable sans lequel la profession n’aurait pas de sens, ni même d’existence.
Par ce simple constat, nous venons de pointer le doigt sur un des aspects complexes du métier d’accompagnateur : certes, il n’est pas le professeur du cours, et dans un tel cadre il a un rôle qui peut sembler avant tout musical. Cependant, il veille lui aussi à ce que les objectifs du cours soient atteints. Sa présence crée ainsi un triangle pédagogique particulier dans lequel il apparaît au même titre que l’enseignant et l’élève.
Cela signifie que l’accompagnateur est plus qu’un musicien mettant ses compétences techniques et artistiques au service d’un cours. Il est un médium, un intermédiaire : même s’il n’a pas de part active dans la construction d’un programme d’enseignement, il a toujours un rapport fort avec le savoir enseigné, avec l’enseignant et avec l’apprenant. Il est, d’une certaine façon, au cœur du triangle pédagogique, et contribue à établir des ponts entre les trois sommets. Il doit, dans la mesure du possible, servir de catalyseur au bon fonctionnement des processus pédagogiques.
Cela nécessite des liens forts avec les trois pôles du triangle : une relation de confiance entre l’enseignant et l’accompagnateur, ainsi qu’entre celui-ci et l’élève contribuera à fluidifier le déroulement du cours. Une solide connaissance du savoir mis en jeu sera également indispensable afin de pouvoir contribuer à établir la relation entre savoir étudié et apprenant.
Il peut arriver que le musicien prenne en charge certains acquis, certains points du savoir enseigné, sur un sujet qui correspond à sa spécialisation, complétant ainsi le travail de l’enseignant. Dans ces moments-là, la position de l’accompagnateur sur le triangle pédagogique bascule alors vers le sommet correspondant à l’enseignant. Il est donc notable que son rôle n’est pas statique : il oscille entre les deux positions.
Loin d’être un musicien dont les seules compétences appliquées en cours seraient d’ordre purement musical (maîtrise de l’instrument, capacité à faire de la musique avec un partenaire, etc.), l’accompagnateur joue donc un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : sa contribution aux processus pédagogiques et son rôle d’intermédiaire entre les pôles du triangle pédagogique en font un élément indispensable au bon fonctionnement du cours, qui ne pourrait pas être assuré par un musicien dont les compétences seraient strictement musicales.
C’est cette dualité et cette complexité du métier d’accompagnateur que nous allons maintenant étudier à travers le travail avec les comédiens.
Descriptif des situations pédagogiques
Depuis 2010, j’ai la chance de travailler très fréquemment avec MM. Serge Hureau et Olivier Hussenet, du Hall de la chanson, artistes, chanteurs mais également hommes de théâtre. Le Hall de la chanson est un organisme dédié à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine de la chanson, à travers de nombreux spectacles et actions pédagogiques. Il est à ce jour la seule institution en France consacrée à la valorisation de ce patrimoine. Le directeur, M. Hureau, est depuis 2010 professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), assisté d’Olivier Hussenet, qui est lui-même artiste permanent et responsable des actions pédagogiques du Hall. C’est ce cours d’interprétation de chansons que j’ai accompagné au CNSAD entre 2011 et 2014, et qui fournira la matière pédagogique aux analyses que je proposerai dans les parties suivantes.
Le principal objectif du cours dispensé par MM. Hureau et Hussenet est de mener un travail autour de l’interprétation et de l’arrangement parallèlement à une analyse dramaturgique des textes étudiés. En effet, l’élève comédien doit réinterpréter la chanson et lui donner un sens personnel. Il ne s’agit en aucun cas de proposer un « pastiche » de la version du chanteur d’origine. Bien au contraire, il s’agit plutôt de donner un souffle nouveau à la chanson travaillée. Cela passe par le travail vocal et scénique suscité par les deux enseignants. C’est là tout le fondement de ce cours : il s’agit bien d’un cours d’interprétation de chansons et non pas d’un cours de chant. Cela implique que le travail de technique vocale ne fait pas partie des enjeux du cours.
Notons également que ce principe qui est à la base de tout le cours a également une autre conséquence. Puisqu’il ne s’agit pas de reproduire les chansons telles qu’elles sont à l’origine, cela signifie que la musique, elle aussi, peut et même doit contribuer à faire émerger le sens. Cela passe par le travail sur l’arrangement et par la collaboration avec une classe d’arrangeurs, celle de Cyrille Lehn, professeur au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Les trois professeurs ont travaillé ensemble sur de nombreux projets par le passé et continuent encore aujourd’hui. Ce sont ces arrangements, écrits par les élèves musiciens, qui sont régulièrement enregistrés à la fin de l’année scolaire.
Qu’en est-il du savoir-faire demandé à l’accompagnateur dans le contexte de cette classe ? Il est nécessaire de savoir déchiffrer les partitions, bien que celles-ci ne constituent pas toujours la référence d’un genre musical qui est avant tout issu d’une tradition orale. Il est également nécessaire de les transposer, afin de les adapter à tous les types de voix, qui sont extrêmement variables. Le champ des tessitures n’est en outre pas tout à fait aussi « balisé » qu’il l’est en mélodie ou en lied, répertoire où diverses versions sont déjà écrites pour voix haute ou voix basse et peuvent être distribuées en fonction de la voix de l’élève.
Enfin, et surtout, l’interprétation et le sens du texte sont au cœur de l’esthétique développée en cours : il est donc indispensable d’improviser un accompagnement qui, superposé à la mélodie, contienne également des propositions inventives, figuralismes musicaux, rythmes d’accompagnement, structures formelles, utilisation du silence, etc., en d’autres termes tous les éléments de langage qui peuvent répondre à une interprétation donnée du texte – celle de l’élève comédien.
Bien évidemment, l’élève ne possède pas les termes musicaux techniques pour faire des demandes précises de ce point de vue ; là encore il ne s’agit pas de transformer les élèves en professionnels de la musique mais bien plutôt de leur apprendre à communiquer avec un musicien, à trouver les mots pour transmettre une idée à quelqu’un qui vient d’un univers artistique différent ; en d’autres termes, il s’agit de trouver le terrain où nos deux pratiques se recoupent et d’assimiler un langage commun d’élaboration artistique.
Par exemple, et pour reprendre certains mots utilisés en classe, nous parlons de « décor » musical, ou d’« atmosphère », ou nous discutons de la progression dans la chanson en termes de lumière, d’« éclaircissement » ou d’« assombrissement ». Je peux également demander aux élèves d’inscrire des « mots-clefs » au-dessus des paroles symbolisant pour eux la « couleur » que peut revêtir un passage particulier. Nous discutons également de progression en termes d’« intensité » ou de « densité », représentée graphiquement par un schéma en forme de courbe, au-dessus des paroles ou de la structure. Je peux également faire des propositions musicales, sous forme de rythmiques de danses, de leitmotiv, etc. (« est-ce que cette musique te semble adaptée ? »). La réaction de l’élève, positive ou négative, peut alors enclencher le processus de travail et devenir le socle d’une réflexion commune. La proposition initiale devient un « squelette » que nous pouvons améliorer, perfectionner, ou au contraire prendre « à rebours » afin de trouver une proposition contrastante.
Processus cognitifs chez l’accompagnateur lors d’interprétations et d’improvisations musicales
Comme nous l’avons écrit en introduction, le rôle de l’accompagnateur est double : il est musicien mais sa contribution pédagogique est également importante, bien qu’il ne soit pas le professeur du cours. Nous allons commencer par étudier dans un premier temps les processus cognitifs qui l’impliquent en tant que musicien uniquement.
L’interprétation
Le pianiste accompagnateur d’un tel cours est tout d’abord lecteur et interprète : il fonde son activité sur une partition. Cependant, cette activité est pondérée par l’écoute, puisque, comme nous l’avons vu précédemment, la chanson est une pratique orale pour laquelle la partition n’est parfois qu’un simple aide-mémoire. Cette dernière remarque est, nous allons le voir, significative du rôle de la partition dans le domaine de la chanson.
Dans la tradition occidentale de la musique dite « savante », la partition est l’œuvre, elle est matérialisée, concrétisée dans le temps et l’espace. Bien sûr, la musique écrite est faite pour être écoutée, et l’interprétation des textes ajoute une souplesse et une relativité qui permettent de faire vivre les pièce écrites de mille façons différentes. Mais pour les musiciens et dans ce contexte, la partition est la référence, le point de convergence des procédés d’élaboration :
Le schéma de la figure 2 reprend la tripartition de Jean Molino explicitée dans Fondements d’une sémiologie de la musique (Nattiez, 1975). La création musicale s’articule autour de trois pôles, reliés par d’étroites relations qui interagissent en permanence : la conception (poïétique : méthodes d’écriture, esquisses, lettres, influences avérées…), la perception (de l’auditeur, de l’interprète, du compositeur ; celle-ci agit également sur le niveau poïétique), et entre les deux, la partition, niveau neutre ou immanent, objectivation de la pensée créative de l’artiste.
À l’inverse, dans le domaine de la chanson, la partition ne constitue pas le centre de gravité de l’œuvre d’art ; elle n’est pas l’œuvre elle-même. Bien au contraire, elle vient bien souvent a posteriori, pour matérialiser une œuvre artistique qui est fondamentalement immatérielle :
Bien entendu, ce mode de fonctionnement n’est pas systématique, beaucoup d’artistes de la chanson française écrivant eux-mêmes des partitions qui précèdent l’exécution et l’interprétation. De plus, l’apparition de l’enregistrement a remis en cause cette immatérialité initiale de la chanson. Cependant je tenais à souligner ici le rôle spécifique de la partition, qui n’est pas le même que pour la musique « savante ».
Cela signifie-t-il que les mécanismes mis en œuvre par le musicien pour un travail autour de la chanson ou autour du répertoire classique ne sont pas les mêmes ? Dans le cas de la chanson, l’importance de la partition est relativisée par l’écoute de l’enregistrement. Elle est modifiée et complétée en fonction des informations contenues dans cet enregistrement : c’est lui qui prime et non l’inverse, comme ce serait le cas dans un travail autour du répertoire classique. Autrement dit, les sources d’information sont différentes, ou plutôt elles ne sont pas utilisées de la même manière. Mais dans l’un ou l’autre cas, le musicien aboutit à une vision d’ensemble interne de l’objet artistique qui servira de support de travail pendant le cours ; et cette vision d’ensemble sera hiérarchisée d’une façon semblable, comme nous allons le voir, bien qu’elle soit bâtie à l’aide de sources différentes.
De quelle façon se structure cette vision d’ensemble interne de l’œuvre ? Certains travaux sur la cognition musicale nous seront utiles ici. La compréhension humaine se fonde sur des invariants cognitifs, mis en pratique lors de l’écoute musicale, quel que soit le style de la musique écoutée. Fred Lerdahl, en s’appuyant lui-même sur de précédentes études, a expliqué dans certains de ses travaux quels étaient ces invariants –– comme par exemple la structuration de la musique en une hiérarchie perceptible :
Une grande partie de la cognition humaine s’appuie sur une structuration hiérarchique. Des études en psychologie de la musique ont montré que l’absence d’une hiérarchie perçue réduit substantiellement la capacité de l’auditeur à apprendre et à se rappeler la structure d’une plage musicale donnée (Sloboda, 1988).
Ce fonctionnement de la cognition humaine par structuration hiérarchique est capital. Dans tous les types de recherches musicologiques développées à cette époque par Lerdahl et Jackendoff inspirées des travaux de Chomsky en linguistique, l’appréhension hiérarchique des objets musicaux par l’esprit est une constante, et c’est également le cas en matière d’interprétation musicale. En effet, lors de l’apprentissage d’une pièce, le musicien construit la vue d’ensemble que nous évoquions plus haut, non pas comme une suite d’événements musicaux se juxtaposant de façon linéaire, mais comme une construction charpentée avec une hiérarchie allant de la pièce dans sa globalité aux plus petits éléments musicaux discrets (au sens d’indivisibles pour la perception) :
Il est notable que l’instrumentiste débutant développe plus difficilement la vision globale à grande ou très grande échelle. Notons également que toutes les ramifications ne sont pas activées en permanence lors de l’exécution ; elles correspondent au passage qui est en train d’être exécuté : jonction entre deux phrases, difficulté particulière qui focalise l’attention sur un objet sonore particulier au détriment de l’architecture générale, etc.
La vue d’ensemble est conçue par le musicien à partir d’une unique partition, ou bien à partir de la partition alliée à l’enregistrement (très fréquent dans le cas de la chanson), mais cela ne change pas le principe de cette construction, qui reste donc valable dans le cas de figure qui nous préoccupe ici.
Nous aurons l’occasion de reprendre ce schéma afin de l’adapter à l’étude du fonctionnement du musicien en situation d’improvisation.
L’improvisation
Attardons-nous sur les processus liés à l’improvisation, qui est le moteur premier du travail du pianiste avec les comédiens, puisque cette activité a une implication créative et esthétique qui sort de la simple lecture et de l’interprétation d’une partition donnée.
Notre but est de dégager, de façon synthétique, les grands axes de ces processus relatifs à l’improvisation et pour cela, il est intéressant de mettre côte à côte cette pratique et celle de l’écrit. En effet, ces deux disciplines créatives, malgré leurs différences fondamentales, ont en commun certains traits qu’il est intéressant de comparer, afin de mettre d’autant mieux en relief ce qui les sépare. Ainsi, nous pourrions faire émerger, par comparaison et par différenciation, ce qui caractérise les mécanismes de l’improvisation.
Le rapport à l’improvisation, dans notre culture occidentale fondée sur l’écrit, est assez complexe et il est intéressant d’écouter parler, à ce propos, des compositeurs dont la créativité est reconnue de tous. Parmi eux, Bruno Mantovani, compositeur et actuel directeur du CNSMD de Paris, livre son opinion sur le sujet dans une récente conférence :
La composition […] s’attache à lutter notamment contre des réflexes engendrant la prévisibilité. L’improvisation est en fait la répétition d’éléments pré-établis, fixés dans la mémoire du musicien, qui va chercher dans des cases des archétypes autant digitaux qu’intellectuels suivant le contexte musical où il se trouve à un moment précis de l’improvisation (Denut, Donin et Hervé, 2001).
Autrement dit, l’improvisateur possède une « mémoire de stockage » qui s’élargit avec l’expérience, dans laquelle il peut piocher à l’instant t l’élément dont il a besoin dans un contexte musical donné. Le compositeur, au contraire, cherche à dénouer les « ficelles » éprouvées et recherche l’imprévu.
Le discours tenu par certains compositeurs électroacoustiques (en marge de l’écriture et intéressés par l’improvisation) est sensiblement différent. Luc Ferrari n’hésite pas à relativiser ce rôle de l’écrit et insiste sur la complexité de l’improvisé :
La moindre attaque, la moindre intention est d’une complexité inouïe. Cela ne peut s’écrire. On ne peut écrire toutes ces subtilités rythmiques, qui sont la corporalité de la musique. […] L’écriture musicale est d’une stupidité inouïe. On en a fait toute une mystique depuis le classicisme, qui a condensé toute la musique en écriture exacte. Il faut la prendre uniquement comme un code, un mécanisme, qui permet de communiquer des idées extrêmement en deçà de la réalité que l’on vise (Levaillant, 1996).
Luc Ferrari ébauche ici une vision particulière de l’improvisation : elle est une réalité biologique, physiologique, corporelle. Elle est, par nature, impossible à noter : le moindre heurt, le moindre mouvement, les moindres micro-ondulations corporelles qui entraînent d’imperceptibles ritenuto, les échanges entre deux musiciens et la capacité à saisir une idée musicale telle une balle au rebond sont autant d’éléments émanant du corps et très difficiles à formaliser.
Si nous reprenons l’idée de construction hiérarchique que nous avions développée dans la partie précédente, il est indispensable de souligner les différences qui séparent les deux architectures. Certes, la cognition humaine fonctionne par hiérarchie et cela reste valable pour l’improvisation. Mais dans le cas de l’improvisation, cette structure est elle-même générée par le musicien. Dans l’instant où la musique est improvisée, il est très difficile, voire impossible, de faire en sorte que chaque moment musical soit « inventé » sur le moment. L’improvisateur aguerri acquiert, avec des années de pratique, un « stock » de figures musicales qu’il se met « dans les doigts » et qui vont, telle une mosaïque, construire une pièce musicale.
Ce talent de mosaïste possédé par l’improvisateur implique qu’il ait des compétences pour d’une part acquérir ces figures et d’autre part les agencer ensemble d’une manière qui corresponde à son dessein artistique. Un improvisateur débutant qui n’aura pas encore acquis un « stock » mémoriel suffisant d’objets musicaux fera entendre dans ses propositions de nombreux moments de flottement, de vide qui correspondent à une impossibilité de remplir le temps musical, puisqu’il ne peut inventer sans cesse et qu’il ne connaît pas assez de figures préexistantes.
Ces deux dimensions du savoir-faire de l’improvisateur, horizontale (agencement d’objets musicaux) et verticale (construction d’une forme à partir de ces objets) sont synthétisées sur le schéma ci-dessous :
Analyse des processus pédagogiques
Nous allons maintenant nous concentrer sur la relation entre l’accompagnateur et l’élève lors de l’élaboration en binôme d’un arrangement musical tel que celui évoqué plus haut. Pendant le cours, cet arrangement temporaire fait l’objet d’un premier filage devant les professeurs, qui leur sert ensuite de base pour faire travailler l’élève. Il est donc important de noter que ce n’est qu’une première étape du travail que nous allons étudier en détail ici – celle qui met le plus à contribution les compétences du pianiste, à la fois en tant que musicien et en tant qu’intermédiaire contribuant à atteindre une série d’objectifs pédagogiques établis par les deux professeurs.
Pour cela, j’ai choisi un chant, du XVIIe siècle probablement, intitulé La Nonne par contrainte, étudié lors des cours prodigués par Serge Hureau et Olivier Hussenet, tous deux fins connaisseurs de ce type de répertoire. Chanson puissante et condensée, elle atteint en peu d’étapes une dimension irréelle et une noirceur particulièrement intéressantes (voir les paroles de cette chanson reproduites en annexe).
Travail à grande échelle
Le travail en binôme commence par un résumé de la thématique abordée par la chanson. Nous essayons également de définir sa nature. Quelle est cette chanson ? Pourquoi semble-t-elle avoir été écrite ? Quels traits saillants présente-t-elle à l’analyse ? Quelles particularités recèle-t-elle ? Par ces questionnements, que je suscite quasiment systématiquement lors du travail, le comédien met en action ses capacités d’analyse littéraire et son sens de la synthèse. Il trace déjà le début du chemin vers l’arrangement ou souligne ce qui l’a interpellé dans la chanson, ce qui a éveillé sa sensibilité artistique, en repérant ce qui deviendra des pistes à creuser.
Pour le jeune comédien, la nature de la chanson semble claire : il s’agit d’une chanson de malédiction. Par cette définition, il soulève un de ses aspects les plus intéressants : l’allure de rituel maléfique qui se dégage du texte, de ses répétitions incantatoires, de son développement vers une noirceur de plus en plus grande. Le personnage de la jeune fille éplorée devient alors une sorcière que l’élève se propose d’incarner. Il remarque aussi que les paroles ont la particularité de commencer par l’emploi de la troisième personne, avant d’utiliser le style direct.
Ensuite, vient le temps du découpage structurel du texte. Nous forgeons dans le même temps la structure du futur arrangement. Quelles sont les grandes parties ? Quelle est la progression globale, en termes de densité/d’intensité musicale, qui donnera sa direction à la chanson ? L’élève, en effet, remarque que la chanson est assez unitaire (ce qui est dû au caractère répétitif des différentes strophes) mais qu’une progression « ascendante » permettrait peut-être de correspondre à l’assombrissement progressif des incantations de la jeune fille. Je lui demande donc de tracer la courbe correspondante au-dessus du plan formel que nous avons écrit : plus ou moins haute ou basse, elle symbolise une intensité musicale plus ou moins grande. L’objectif est de guider l’élève vers la construction de l’architecture d’un arrangement musical, à travers des outils formels simples.
Au terme de ce défrichage, nous avons donc réussi à mettre en place un plan formel, une ligne directrice, un projet d’interprétation et une progression dramatico-musicale :
Objectifs pédagogiques |
Structure cognitive impliquée |
- Analyser et structurer un texte littéraire donné. - Acquérir les outils pour procéder à un découpage structurel dramatico-musical. - Entamer l’acquisition d’un vocabulaire permettant de communiquer avec un artiste d’une spécialité différente. - Assimiler les différentes étapes de la construction d’un arrangement musical (à grande échelle). |
Voir le visuel ci-dessous |
La figure 6 résume d’une part le contenu musical de l’arrangement et d’autre part les objectifs fixés par les professeurs pour cette partie du travail. L’élaboration d’une vision d’ensemble, d’une structure cognitive qui sera mise en œuvre lors du « filage » de la chanson (de son exécution) se fait donc de haut en bas, du général vers le particulier : nous avons commencé par un travail à grande échelle qui va désormais se poursuivre par un travail de détail afin d’approfondir les grandes lignes directrices de l’arrangement.
Travail à plus petite échelle
Passée cette première phase du travail, je soumets à l’élève un autre exercice : donner des mots-clefs, une suite de mots suggérés par associations d’idées à la lecture du texte et qui seraient assignés chacun à une partie du récit. Ceux-ci peuvent s’exprimer, par exemple, en termes d’atmosphères, d’émotions, de lumières ou de couleurs. L’élève écrit alors, pour les six couplets successifs :
Couplet |
Émotion |
Lumière/couleur |
1 |
Mélancolie |
Lumière feutrée/gris mat |
2 |
|
Assombrissement soudain/zébrures noires et vertes |
3 |
Ébullition, montée de colère… |
Assombrissement progressif… |
4 |
[…] |
[…] |
5 |
…Fureur |
…vers le noir |
6 |
Résignation |
Point d’éclairage central et rétréci/gris mat bleuté |
L’objectif est, une fois de plus, de guider le comédien vers l’accès à une terminologie permettant une communication avec un artiste d’une spécialité différente. Plus exactement, il est de déterminer les champs sémantiques à travers lesquels la communication entre musicien et comédien peut s’établir. Nous venons de le voir, l’acquisition d’un champ sémantique musical restreint peut être un objectif des échanges entre accompagnateur et élève. C’est aussi le cas pour l’acquisition de champs sémantiques transversaux : ceux de l’émotion, de la lumière, des arts plastiques (types de textures), de l’architecture (« charpente », « fondation », « creux/pleins »…) qui font sens à la fois pour le comédien et le musicien. Les mots établissent alors une vraie connexion qui permet de travailler ensemble.
Avec ces termes, l’élève construit un univers dont j’utilise les sonorités, ou que je traduis en sonorités si celles-ci ne sont pas explicitement décrites. Un des principes fondamentaux du travail de MM. Hureau et Hussenet est de tout faire pour que les idées viennent des comédiens, y compris celles de l’arrangement ; les deux professeurs y tiennent beaucoup, à juste titre. En quelque sorte, le pianiste devient le « tuteur » de l’élève, au sens où le premier met ses compétences techniques au service des idées du second afin qu’elles puissent se concrétiser.
J’essaie par la suite d’orienter l’étudiant vers un travail de détail : quel est le caractère, l’esprit des différentes parties qui vont se succéder ? Parmi les différentes musiques retenues, y en a-t-il qui vont revenir à plusieurs reprises dans la chanson ? L’arrangement doit-il être une juxtaposition de séquences musicales (forme en panneaux) ou bien faut-il mettre en place un travail sur la mémoire, sur des retours thématiques qui construiraient la forme ? Au vu des éléments dégagés dans la première phase du travail, l’élève pense que la musique d’introduction et de coda doit être la même. Il pense également qu’elle devrait revêtir un caractère assez doloriste et archaïque tout à la fois, dans le même esprit, avec la même couleur et le même « éclairage » que ceux prévus pour le premier couplet. Je lui présente alors plusieurs propositions qui pourraient répondre à cette attente : l’une aux allures de chant populaire médiéval accompagné d’un bourdon (vielle à roue), une autre très dépouillée constituée d’une réminiscence de chant grégorien et d’un carillon (atmosphère du cloître et du couvent), une troisième plus contrapuntique dans l’esprit des pavanes des virginalistes anglais du XVIIe siècle, emplie de chromatismes douloureux (expressivité tourmentée et point de vue du personnage principal). Le comédien choisira cette troisième version et prend donc le parti d’entrer dans la psychologie du personnage plutôt que d’installer un décor. Il souhaite aussi que la musique, très douce malgré son caractère éploré, revienne telle quelle à la fin, afin de « boucler la boucle » et aussi parce que cela correspond au schéma d’intensité musicale qu’il avait dessiné dans la première phase du travail.
Nous évoquons là un cas de figure où une musique parmi d’autres est adoptée sans que des retouches soient nécessaires. Ce n’est pas toujours le cas : ainsi la musique du deuxième couplet (début de la malédiction) n’est pas assez tranchante et n’opère pas une rupture assez nette avec le premier couplet, selon l’élève. Il faut donc que cette musique soit plus « hachée », plus « énergique », qu’un « moteur rythmique » démarre et entame le grand crescendo qui suit. Je lui fais connaître de tels termes et lui fournis des outils qui l’aident à préciser sa demande. Cela fait également partie de mon travail de susciter ces réactions par des questionnements appropriés : la proposition convient-elle vraiment à l’esprit que nous voulions donner à l’arrangement ? Les qualités rythmiques, mélodiques, etc., ne pourraient-elles pas être modifiées pour aller dans le sens des couleurs imaginées ?
Ainsi, l’arrangement se construit petit à petit, l’élève prenant en charge l’esprit et les qualités musicales de chaque partie, les retours formels et l’architecture générale, etc. On peut donc considérer qu’il est à l’origine de l’arrangement et que celui-ci est créé en fonction de la nouvelle interprétation dramatique de la chanson.
La figure 7 ci-après récapitule le travail effectué. Là encore le contenu musical de l’arrangement est mis en parallèle avec les objectifs pédagogiques fixés par les professeurs, ainsi qu’avec les structures cognitives mises en jeu lors de cette seconde phase du travail.
Objectifs pédagogiques |
Structure cognitive impliquée |
- Acquérir un champ sémantique musical restreint (apprendre à communiquer avec un musicien). - Acquérir des champs sémantiques transversaux (idem). - Apprendre à exprimer un retour face à une proposition musicale donnée. - Assimiler les différentes étapes de la construction d’un arrangement musical, à moyenne échelle (phrases, connexions entre les phrases) et à petite échelle (objets musicaux individuels). |
Voir le visuel ci-dessous
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Conclusion
Nous avons donc vu, au fil de ces quelques pages, en quoi consistait exactement le travail du pianiste accompagnateur dans le cadre d’un cours d’art dramatique, ou plus exactement d’un cours d’interprétation de chansons dispensé à des comédiens. Une des premières caractéristiques du rôle du pianiste est la dualité : il est musicien mais il participe également activement au bon déroulement des processus pédagogiques bien qu’il ne soit pas le professeur du cours. Par conséquent nous avons choisi, après avoir replacé ce travail dans son contexte, d’analyser l’activité de l’accompagnateur en deux temps :
- de façon intrinsèque (totalement indépendante des relations avec enseignants et élèves), nous avons étudié de près le fonctionnement interne des mécanismes qui sous-tendent le savoir-faire musical du pianiste, qui est lui-même double puisque dans le contexte du cours il doit être lecteur et improvisateur ;
- de façon extrinsèque, en examinant en détail les liens qui unissent accompagnateur et élève lorsqu’ils interagissent en vue de l’aboutissement d’un projet artistique.
Tout au long du travail en classe, l’accompagnateur opère des allers-retours entre le contenu enseigné (musical ou périphérique au répertoire étudié), les objectifs pédagogiques (assignés par les enseignants) et l’élève lui-même – d’où son rôle de « médium » que nous avons déjà évoqué et sa position si particulière sur le triangle pédagogique.
Nous avons insisté sur la structuration hiérarchique mise en jeu lors de l’exécution d’un accompagnement musical, à laquelle s’ajoute, dans le cas plus spécifique de l’improvisation, une capacité à agencer des objets musicaux préexistants dans la mémoire à long terme. Cette hiérarchisation est indispensable à l’aboutissement et à la réussite des processus cognitifs.
Nous avons également repris cette vision d’ensemble hiérarchique dans la section suivante, afin de mieux discerner la façon dont elle se met en place chez le comédien et chez le musicien lors de l’élaboration de l’arrangement. Cependant, le point le plus important de cette partie était de relever le but pédagogique qui donne son sens au cours (objectifs) et la ou les façons d’y parvenir (moyens). Le maître-mot, pour l’accompagnateur, est susciter : par ses questions, ses remarques et ses propositions, il stimule l’élève et guide celui-ci sur un chemin aboutissant à un projet artistique valorisant et qui l’aura aidé à obtenir certains acquis.
Il est incontestable que les élèves comédiens apportent une dimension de jeu et de « mise en scène » de la chanson extrêmement rare et précieuse, différente de ce que les musiciens chanteurs de formation classique peuvent eux-mêmes apporter. Même en cas de technique vocale lacunaire, la qualité artistique s’en ressent. L’impact émotionnel sur les spectateurs qui ont assisté aux spectacles autour du cours est d’autant plus grand. Les implications d’ordre esthétique issues de ce constat débordent du cadre de cet article et il n’est pas question de les évoquer ici. Cependant, gageons qu’un travail de recherche centré sur de tels problèmes d’esthétique pourrait faire émerger des conclusions pertinentes sur ce qu’apporte au monde musical cette formule artistique extrêmement originale.
Annexe
La Nonne par contrainte – paroles
1. C’était une jeune fille,
D’une riche famille,
Son père l’a mise dans un couvent
Pour l’éloigner de son amant.
2. J’y maudirai la toile
Dont on a fait mon voile,
Et les ciseaux des malheureux
Qui ont coupé mes longs cheveux.
3. J’y maudirai l’étoffe
Dont on a fait ma robe,
Et ce joli grand cordon noir
Qui fait trois fois le tour de moi.
4. J’y maudirai le prêtre
Qui a chanté la messe,
Et le servant qui la servait,
Les assistants qui l’assistaient.
5. J’y maudirai les murs,
Les murs et les murailles,
Les tailleurs qui les ont taillés
Si haut que je ne puis voir mon aimé.
6. Quand je suis à la grille
Et que je vois ces filles
Se promener avec leurs amants
Et moi, je suis une fille dans un couvent.
Bibliographie
LEVAILLANT Denis
1996, L’Improvisation musicale, essai sur la puissance du jeu, Arles, Actes Sud.
MANTOVANI Bruno
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NATTIEZ Jean-Jacques
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