Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Marianne Sytchkov

Faut-il une approche collective ou individuelle dans un cours de diction lyrique en langue étrangère ?

Article
  • Résumé
  • Abstract

Si la prononciation d’une langue étrangère est une affaire de capacités individuelles, elle obéit aussi à des règles grammaticales applicables de façon identique à tous. Alors faut-il une approche collective ou individuelle dans la pédagogie de la diction lyrique en langue étrangère ?

En 10 ans d’existence du cours de diction lyrique russe au conservatoire, notre approche pédagogique a évolué d’un cours collectif vers un cours avec une individualisation possible. Près de 90 étudiants, chanteurs et pianistes accompagnateurs confondus, se sont confrontés aux difficultés de cette langue : écriture en alphabet cyrillique et peu de racines communes avec des langues latines ou germaniques. Face à ces difficultés et à la spécificité de la langue, l’évolution pédagogique s’est articulée autour de la notion d’objectif artistique et professionnel des étudiants. L’expérience pédagogique a permis de dégager différents apports de cette discipline pour la formation des artistes. Ces apports sont de l’ordre de la culture générale dans le cas d’une pédagogie collective et de l’ordre de l’élaboration musicale dans le cas d’une pédagogie individualisée. Le fait que le cours soit obligatoire ou optionnel entraîne également des réponses pédagogiques différentes. C’est alors que la possibilité de mouvement entre approche individuelle et approche collective donne une nouvelle souplesse pédagogique et des atouts pour surmonter les difficultés posées par le caractère obligatoire du cours.

Nous pouvons conclure que la question de l’approche collective ou individuelle dans un cours de diction lyrique en langue étrangère soulève au bout du compte la question de la finalité même d’un cours de diction lyrique dans un conservatoire. S’agit-il d’un cours de langue ou s’agit-il d’une approche aidant les élèves à structurer leur discours musical ? Il devient évident qu’un cours de diction lyrique en langue étrangère a pour vocation d’être en mouvement entre la langue parlée et le discours musical et entre le collectif et l’individu. La pédagogie de la diction lyrique ne peut donc être qu’une pédagogie en mouvement.

Texte intégral

Une langue est « un système de signes vocaux (éventuellement graphiques), propre à une communauté d’individus, qui l’utilisent pour s’exprimer et communiquer entre eux. » Il est donc évident, d’après cette définition du Larousse, qu’une langue est un bien collectif, reliant une communauté d’individus.

Et pourtant, il est certain que prononcer une langue, à commencer par sa propre langue maternelle, dépend de la manière très singulière dont chacun de nous entend le rythme et la mélodie de la langue. Et aussi de la manière absolument subjective dont chaque individu vit et ressent les expériences particulières de sa vie, liées à ce bain linguistique où il baigne. La voix parente qui nous parle, est-elle très douce ou trop puissante à l’oreille du bébé qui apprend à écouter ? Est-elle seule ou entourée d’une polyphonie d’autres voix ? Dit-elle des choses que le bébé veut entendre ou pas ?

Si la langue est un patrimoine commun, collectif, la façon de l’entendre, de la restituer et de se l’approprier est singulière, subjective, individuelle.

Tout le paradoxe est là : une langue est une entité sonore symbolique qui relie un collectif d’individus entre eux et pourtant c’est un individu qui a le pouvoir et la puissance de la faire exister. Une langue qui n’est plus parlée par des individus s’éteint.

 

À partir de ces constats, lorsqu’il s’agit d’enseigner une langue mise en musique à des artistes-musiciens, est-ce une approche collective ou individuelle qui s’avère la plus pertinente ? Ce questionnement est progressivement devenu central dans la mise en place d’un cours de diction chantée en langue russe au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

 

C’est en 2005-2006 que l’aventure passionnante de l’enseignement de la langue russe au Conservatoire de Paris a débuté. Le Conservatoire est orphelin depuis peu de Serge Zapolsky, accompagnateur, chef de chant, pianiste, musicien accompli, à l’aise dans tellement de langues, dont le russe qu’il transmet généreusement à ses élèves. Pour continuer la transmission des bases d’une langue superbement mise en musique, le cours de « Diction lyrique russe » ouvre officiellement en 2006 au sein du département de Disciplines vocales. Ce cours, initialement optionnel, est proposé aux chanteurs et aux pianistes accompagnateurs et ouvert aux autres départements. La première année d’enseignement débute comme un cours de langue habituel, avec un cours collectif qui enseigne toutes les bases : l’alphabet cyrillique, les règles de lecture et de prononciation, les exceptions. Seuls les exemples et les cas pratiques sont issus de la littérature musicale, pour mettre en corrélation le texte et la musique.

 

La langue russe est une langue slave, elle s’écrit avec des caractères spécifiques, le cyrillique. Hormis quelques mots d’origine indo-européenne commune à toutes les langues d’Europe et des emprunts tardifs aux langues d’Europe occidentale, la plupart des mots russes ont des racines spécifiques slaves. La prononciation du russe se caractérise par une forte présence des consonnes : il n’est pas rare de rencontrer des syllabes qui comportent 3 ou 4 consonnes pour 1 voyelle. Enfin, elle se caractérise par un accent tonique mobile : en fonction des mots ou des formes grammaticales il pourra se trouver sur la 1re, 2e, 3e, 4e, 5e ou dernière syllabe du mot. Sa structure grammaticale est complexe, puisque c’est une langue qui comporte six déclinaisons et dans laquelle presque tous les mots se déclinent.

Il est évident qu’il s’agit d’une langue difficile à aborder, lente à acquérir. Or l’idéal dans l’interprétation d’œuvres en langues étrangères voudrait que les interprètes puissent savoir lire, prononcer et comprendre parfaitement ce qu’ils interprètent.

 

Cet enjeu a immédiatement questionné notre pédagogie de la langue russe dès la première année de la mise en place du cours au conservatoire :

- comment transmettre en un temps limité à une seule année des clés pour rentrer dans un univers linguistique si différent ;

- comment dépasser les difficultés sans démotiver ;

- comment intégrer les étudiants de langues maternelles autres que le français et qui ont par conséquent d’autres aptitudes et d’autres difficultés ;

- comment aborder les liens entre musique et texte alors même que le texte est dans une langue non acquise ?

 

Pour tenter de répondre à ces questionnements, c’est une pédagogie qui combine des temps collectifs et des temps individuels qui s’est très rapidement mise en place. En neuf ans, près de 90 étudiants, chanteurs, pianistes accompagnateurs, mais aussi quelques chefs d’orchestre et instrumentistes d’autres départements, ont suivi les cours de la classe de diction lyrique russe. L’expérimentation que nous avons mené entre temps collectifs et temps individuels à géométrie variable a permis de dresser quelques constats simples.

 

L’approche collective permet de transmettre des bases et des informations générales, essentiellement d’ordre théorique, mais aussi quelques notions pratiques basiques. Elle peut être un frein lorsque dans un même groupe les étudiants n’ont pas la même vitesse de progression et d’assimilation, ce qui est très fréquent. Ainsi, un étudiant qui apprend très vite va s’ennuyer et décrocher lorsque le collectif est plus lent. Inversement, un étudiant qui rencontre plus de difficultés que d’autres sera écrasé par le collectif.

En revanche, l’approche collective est un atout pour créer une dynamique, un élan, qui permettent de dépasser ensemble les difficultés. En effet, il est rare que dans un groupe tout un chacun ait les mêmes difficultés. Bien souvent là où nous avons une faiblesse, notre voisin peut avoir une force. Le fait de se laisser épauler par le collectif n’est alors pas une « béquille » mais un apprentissage : lorsqu’il a été possible de traverser une difficulté une fois, le corps mémorise le chemin et peut le reproduire tout seul une prochaine fois.

 

L’approche individuelle permet de chercher pour chaque étudiant un espace singulier de rencontre entre un univers linguistique et les capacités/les difficultés qui lui sont propres. Lorsqu’une rencontre a lieu entre la matière linguistique et les capacités de l’étudiant, évidemment le chemin de progression dans la discipline s’ouvre. Mais de même, lorsque nous nous confrontons en tant qu’artiste à une difficulté individuelle face à une matière, un domaine, un sujet, le fait de travailler avec cette difficulté, de s’y confronter, permet de rentrer dans une démarche qui peut être structurante et qui est en tout cas une démarche de construction artistique.

 

La possibilité de proposer des temps pédagogiques collectifs et individuels alternés a été précieuse lorsque le cours est devenu imposé pour une certaine catégorie d’étudiants. Il est vrai que se trouver obligé de se confronter à une matière difficile et pour laquelle on n’a pas autant d’affinités que quelqu’un qui l’aurait choisie peut être un frein pour la progression dans la discipline. Dans cette configuration particulière, il a fallu s’appuyer d’abord sur la dynamique collective avant d’envisager un travail plus individuel et plus approfondi.

 

La confrontation empirique entre approche pédagogique collective et approche pédagogique individuelle dans le cours de diction russe a amené au constat que cette langue, malgré ses difficultés à l’apprentissage, constitue un véritable matériau musical sonore très intéressant dans le travail de tout musicien. Il s’agit d’apprendre à s’orienter dans un flux de mots plutôt longs, à intégrer les consonnes dans le discours musical, à les rendre musicales, à conduire les phrases d’un accent tonique à l’accent tonique suivant sans répétition mécanique du mouvement. Travailler dans ce sens donne des acquis transposables à un discours musical même dépourvu de mots, et ce, quel que soit son origine géographique.

 

Enfin, le mouvement pédagogique possible entre approche collective et approche individuelle a permis de structurer le cours avec une idée d’ensemble : en duos, trios, quatuors, quintettes, assemblés par affinités pour certains types de répertoire ou par convergence d’objectifs pédagogiques ou artistiques. Nous approchons ici de la démarche de la musique de chambre. Il est évident qu’un musicien doit être engagé dans une démarche artistique personnelle, individuelle mais aussi pouvoir faire de la musique avec d’autres artistes, en petits ou grands groupes. Il semble donc impossible, même dans un cours de langue, de choisir entre une approche collective et une approche individuelle ; ces deux leviers sont nécessaires et sont tous les deux un atout pédagogique dont il faut pouvoir disposer.

 

Pour conclure, il ne faut pas oublier que ce mouvement entre individuel et collectif se fait aussi dans le sens du collectif d’étudiants en direction d’un individu, le professeur.

C’est par un enseignement collectif d’étudiants musiciens qu’en dix ans un cours de langue traditionnel est devenu un cours de langue mise en musique.

 

Et finalement c’est l’approche musicale qui permet de résoudre les difficultés liées à la langue : c’est par la sollicitation d’une écoute musicale qu’une prononciation compliquée au premier abord se met en place ; c’est par une sollicitation du sens musical qu’une masse de mots incompréhensibles devient un discours sensible. C’est la musique qui crée une interface de contact entre l’univers linguistique et culturel du professeur et l’univers linguistique et culturel de chaque étudiant. Et chacun de ces univers a en lui une composante individuelle et une composante collective.

 

Ainsi, une pédagogie de diction lyrique ne saurait être qu’une pédagogie de l’entre-deux : entre texte et musique, entre approche individuelle et approche collective, entre une langue et une autre, entre une culture et une autre. Une pédagogie en mouvement.

Pour citer ce document

Marianne Sytchkov, «Faut-il une approche collective ou individuelle dans un cours de diction lyrique en langue étrangère ?», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le quatrième numéro, Dossier Individuel / Collectif, mis à jour le : 17/12/2015, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=1343.

Quelques mots à propos de :  Marianne Sytchkov

Après des études d’histoire de l’art à l’École de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et de lettres à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), Marianne Sytchkov est interprète russe-français pour des stages de musique organisés par le Conservatoire Tchaïkovski de Moscou dans la ville de Tours, traductrice pour Rochas et Kenzo et correspondante de presse pour le magazine russe Medved. Elle écrit également des pièces de théâtre, devient membre de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et fonde en 2002 sa propre compagnie de création dédiée à des formes artistiques mixtes : conte, théâtre, musique, photo, vidéo. Elle dirige la compagnie pendant 10 ans avant d’emprunter une route plus éclectique. Ses rencontres professionnelles l’amènent à côtoyer différentes traditions orales, à la fois traditions de parole et traditions de musique. Cet intérêt la conduit au Musée du quai Branly à Paris où elle intervient en tant qu’auteure de scénarios de visites contées et conteuse autour des collections permanentes Océanie et pour les différentes expositions temporaires, dont les dernières en date sont « Papunya : Aux sources de la peinture aborigène » et « Kanak, l’art est une parole ». Elle est également professeur, depuis 2004, de diction chantée en langue russe au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) et collabore régulièrement avec l’Opéra-comique à Paris.