Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Pasqualina Noël

Danser avec Graham : une tradition contemporaine

Article
  • Résumé
  • Abstract

L’enseignement professionnel de la danse propose des savoirs et des pratiques qui, loin d’être tout autant de générations spontanées, sont fondés dans l’histoire et la tradition de notre art. Isaac Newton nous rappelle : « Si j’ai vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants. » La connaissance, sinon la reconnaissance, de ces traditions mérite d’être un axe majeur de notre transmission, recentrant la pédagogie sur le plan de l’éthique et de la maîtrise des fondamentaux qui régissent nos situations de représentation sur scène pour les danses d’aujourd’hui.

Texte intégral

Danser avec Graham : une tradition contemporaine

 

Le progrès

« La technique Graham aujourd’hui diffère de celle du passé, incluant des additions récentes, abandonnant certains autres principes. [… C]haque exercice peut être enseigné comme des séries qui progressent des fondements vers des développements plus complexes […].La technique n’est qu’un guide […].Le cours est un processus créatif et sa structure prend en compte les compétences physiques et émotionnelles des étudiants présents. La technique ne régule pas strictement. La présence de Martha était incroyablement dynamique dans la classe, telle une force unificatrice. Bien qu’elle ne soit plus là désormais, cette force existe toujours dans la technique. »1

 

Je suis une danseuse. Je suis professeur de technique Graham. De quels savoirs suis-je l’héritière ?

 

Dominique Dupuy nous aide en évoquant justement l’importance de Martha Graham : « Ne manque-t-il pas à la danse contemporaine un regard critique qui donne les moyens de la questionner, ou, mieux encore, de se questionner elle-même pour ne pas se figer dans ses formes, ce qui est contraire à sa nature même ? »2

Initions une visite de cette vision singulière et authentique de la danse pour découvrir non seulement sa vitalité, au sens premier du terme, mais aussi pour en tirer des enseignements pour les danses d’aujourd’hui, un archétype d’« outil pédagogique ».

 


	Le sol – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

Le sol – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

 

 

La technique

On peut apprécier le concept d’éducation comme un héritage propre à une civilisation dans son espace-temps, façonnant l’individu dans son rapport à sa culture. Mais l’éducation pose aussi en termes ontologiques la question du sens, et suggère une différence fondamentale entre la transmission de savoirs et la transmission de connaissance, où la connaissance est universelle, archétypale tandis que les savoirs sont précis, limités… À la base, il y a un constat éthique : l’apprentissage de la danse implique une connaissance fondamentale des règles explicites et implicites qui régissent la réalité corporelle du mouvement. Comment ?

Pour pouvoir traduire et exprimer toutes les nuances de son monde intérieur, le danseur doit notamment connaître, comprendre et maîtriser ses possibilités corporelles. Cela s’appelle la technique, ou encore la maîtrise de compétences. Martha Graham précise : « L’art du danseur est bâti sur une attitude d’écoute, qui implique tout être […]. On ne bâtit pas sur la sécurité. On risque. Tout est risque. On se sert de l’ensemble de ce dont on se souvient comme d’une partie du présent, de maintenant »3.

Il y a donc une exigence déontologique du professeur de danse : celle de proposer au danseur les outils et la maîtrise d’outil qui vont lui permettre de cheminer vers son plein potentiel d’expressivité. Cette approche de la danse n’est donc pas sans un entraînement précis, analysé, maîtrisé, reproductible…

La technique renforce la musculature, corrige le placement, améliore la souplesse et renforce la solidité des ligaments, fait découvrir et explorer le schéma corporel, les compétences et frontières somatiques de chacun, proposant tout autant d’ajustements anatomiques dynamiques, de mouvements initiés internes qui nous plongent dans notre corps profond. La technique ouvre la porte de l’exploration de nos univers intérieurs par le mouvement et, partant, la liberté d’expression, l’autonomie, l’art…

« On forme le corps, on le discipline, on l’honore et, le temps venu, on lui fait confiance. Le mouvement devient net, précis, éloquent, véridique. Le mouvement ne ment jamais »4.

Martha Graham ajoute :« La technique est un langage qui élimine toutes tensions. On en fait ce qu’on veut en faire »5.Cette liberté de s’exprimer spontanément par la danse doit donc être gagnée en faisant sienne la discipline nécessaire pour acquérir la maîtrise éthique de son art6et salégitimité.

 


	Les oppositions – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

Les oppositions – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

 

L’essence de la danse

Le développement, la mobilisation et la maîtrise de compétences esthétiques corporelles sont alors les bases éthiques de la transmission en danse. Comment ?

Àpartir de propositions pédagogiques qui abordent et stimulent les imaginaires quant au sens et à l’origine du mouvement dansé, sa motivation, sa manifestation, etc., quel est alors l’intérêt de la technique Graham dans la pratique professionnelle des danses d’aujourd’hui ?

Comme avec toute contribution pionnière, il est judicieux de se pencher sur les origines de la démarche. Graham détaille son processus de recherche qui débute vers 1925 : « Le premier matin où je rentrais dans le studio, je pensais que je ne danserais rien de ce que je connaissais […]. Je voulais commencer non pas à partir de caractères ou d’idées, mais à partir du mouvements. Donc, je commençais avec ce qu’il y a de plus simple : marcher, courir, sauter. Et je construisais sur ces bases. En corrigeant ce qui sonnait faux, je commençais à créer. Je voulais du mouvement signifiant. Je ne le voulais pas joli ou fluide. Je le voulais gorgé de sens intérieur, d’excitation, d’émotion. Je voulais perdre la qualité facile. Je ne voulais pas m’éparpiller donc je me concentrais sur un petit espace. Au fur et à mesure, je pus m’éloigner de l’ancien, de petites nouvelles choses commencèrent à grandir»7.

Ce laboratoire chorégraphique initié et analysé par Martha Graham favorise l’approche expérimentale et révèle, sui generis, les fondamentaux qui singularisent et identifient l’ADN de la danse d’aujourd’hui en mettant en relief sa dimension anthropologique. L’anthropologue André Leroi-Gourhan nous a rappelé que dans le processus d’évolution naturelle qui mène à Homo sapiens, tout a commencé par les pieds…et que notre bipédieréside dans la maîtrise du sacrum8, le centre souverain, l’os sacré donné en offrande aux dieux, os racine de la colonne vertébrale, l’arbre de vie…

Leroi-Gourhan puis l’ethnologue Claude Lévi-Strauss nous enseignent aussi que la danse est un trait universel du comportement humain, un élément civilisateur et singulier de l’aventure humaine ; mais si la danse revêt aux origines un caractère cérémoniel évident, elle demeure a fortiori une énigme à part entière : qu’est-ce qui motive au fond la danse ?

On découvre ainsi que les archétypes du mouvement expressif sont bien inscrits dans notre schéma corporel intrinsèque lié ipso factoà la station verticale debout. Graham les met en relief dans son enseignement et nous donne à méditer : « On n’invente pas le mouvement. On le découvre. Et il n’y a qu’une seule loi corporelle que j’ai pu découvrir : la ligne perpendiculaire reliant le ciel à la terre. »9

 


	La gravité – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

La gravité – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

 

 

Le pédagogue

Nous sommes au service des danseurs. Enseigner, en règle générale, c’est rattacher le non connu au connu ; ainsi notre rôle de « passeur » est d’exposer de façon claire et objective ce qui relie dans la danse tous les éléments et manifestations du corps dansant, et ainsi de mettre en relief la nature de la danse par la connaissance des fondamentaux de notre appareil locomoteur.

Ces notions anthropologiques constituent ipso factol’essence de la danse. Martha Graham les redécouvreintuitivement, avec l’aide de son directeur musical et mentor Louis Horst, elle les retranscrit dès la fin des années 1920, les travaille tout au long de son œuvre… car ces signes corporels émergent bien sûr en permanence de nos danses…formes très simples10, strictement dépouillées de toutes fioritures susceptibles de recouvrir leur structure première. Ces signes, je les enseigne comme tels, je les suscite chez les danseurs telle une maïeutique corporelle, avec humilité et effacement, mue par la déontologie du passeur de tradition…un « griot » de la danse…

Cette danse est un livre ouvert, un champ d’étude appliqué à l’être humain en situation de représentation organisée. Daniel Dobbels évoque pour Martha Graham une « danse intemporaine »11, ce qui est parfaitement juste. Martha Graham initie en effet une danse « essentielle », une connaissance des caractères universels des facteurs physiologiques, poids, équilibre, mobilisation de la colonne vertébrale, direction du regard, etc.,qui produisent des phénomènes organiques manifestant l’expressivité, l’acting12.La connaissance de ces caractères universels permet d’apprendre à apprendre, et de franchir ensuite les limites de la technique.

Le cours de technique Graham propose et expose ainsi des fondamentaux de la danse, explorant sa nature intime, son identité : une pierre d’angle13sur laquelle manifester son urgence de danser…posséder la technique pour la dépasser ! Quelles que soient les époques ou les inspirations plus ou moins spontanées, chacun peut y plaquer les ornements qui lui plaisent sans pour autant faire quelque chose de nouveau.

Professée avec éthique, cette technique Graham se déploie dans le cours à partir de ses vraies racines, et ne propose rien d’autre qu’une réappropriation des universaux des mouvements corporels dans leur réalité anthropologique, en une synthèse esthétique à la fois anatomique et symbolique.

Cette danse est authentique, vivante, elle questionne sa propre causalité et propose alors une quête du « connais-toi toi-même ».

 


	L’arbre de vie – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

L’arbre de vie – © Fred the Red 2011, tous droits réservés.

Bibliographie

DOBBELSDaniel

1990, Martha Graham, Paris, Bernard Coutaz.

 

DUPUY Dominique

1994, Le Maître, Marsyas no 30, Paris.

 

GRAHAM Martha

2002, Mémoire de la danse, Arles, Actes Sud.

 

HOROSKO Marianne

1991, Martha Graham : Evolution of her Dance Theory and Training, Gainesville, University Press of Florida.

 

LEROI-GOURHAN André

1964, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel.

 

LLOYD Margaret

1949, The Borzoi Book of Modern Dance, New York, Dance Horizons.

 

ROSEMAN Janet Lynn

2004, Dance Was Her Religion, Chino Valley, Hohm Press.

Notes

1Christine Dakin, première danseuse de la Martha Graham Dance Company (Horosko, 2002, pp. 129-133).

2Dupuy, 1994, pp. 34-35.

3Graham, 2002, pp. 276-277.

4Ibid., p. 10.

5Ibid., p. 272.

6En étudiant par la paléontologie les processus d’hominisation, Leroi-Gourhan a précisé que l’outil ne vaut que par le geste esthético-technique de l’ouvrier pouvant mener, par le biais de chaînes opératoires maîtrisées, à « l’extériorisation de symboles non concrets » (Leroi-Gourhan, 1964, pp.161-166).

7Lloyd, 1949, pp. 49-50.

8Leroi-Gourhan, 1964, p. 57.

9Roseman, 2004, p. 143.

10On pourrait parler de kinèmesou de gestèmes.

11Dobbels, 1990, pp. 74-77.

12L’héritage de François Delsarte, « père de la danse contemporaine », est ici une évidence. François Delsarte (1811-1871) est professeur de chant et développe une réflexion sur la nature, l’origine et le travail d’appropriation et de maîtrise du « geste juste ». Sa démarche pédagogique, connue sous l’appellation de « Cours d’esthétique appliquée », consiste en une mise au point de lois physiques sur l’art et l’esthétique, support d’une méthode de formation physique de l’artiste à la fois pratique et théorique. Ces principes universels de l’expression corporelle serviront de matrice à l’éclosion de la danse contemporaine à la fin du XIXesiècle.

13Tel l’angle du plateau sacré… entre notre cinquième vertèbre lombaire et notre première vertèbre sacrée.

Pour citer ce document

Pasqualina Noël, «Danser avec Graham : une tradition contemporaine», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le troisième numéro, Dossier les savoir-faire de l’artiste, mis à jour le : 23/06/2014, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=982.

Quelques mots à propos de :  Pasqualina Noël

Interprète du Martha Graham Ensemble et de la Compagnie Pearl Lang, Pasqualina Noël est formée notamment au sein de la Martha Graham School de New York par Marianne Bachmann, Armgard von Bardeleben, Pearl Lang et Diane Gray dont elle est l’assistante et avec laquelle elle suit avec succès l’enseignement spécifique de la Pedagogic Faculty en 1991. Pasqualina Noël enseigne ensuite au Kazakhstan (Académie Seleznova, Opéra national d’Almaty), en Russie (Université de la culture de Moscou, GITIS, Académie de danse du Bolchoï) et en France chez ACTS et au Conservatoire national supérieur de musique et de danse. Elle est interprète pour les compagnies OKOEM, Dance in corpore… Chevalier des Arts et Lettres, nommée master teacher de technique Graham par la directrice du Graham Center Janet Eilber, Pasqualina Noël perpétue et redessine ainsi l’héritage de Graham, en restitue toute l’acuité, toute l’intemporéanité. « Je suis une héritière de Martha Graham. Avec elle, j’estime que la certitude que tout est dit nous annule. Aucune danse n’est une entité close : ses signifiants sont en devenir perpétuel et n’appartiennent en définitif à aucun genre. » Contact