Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Philippe Le Corf

Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Plaisir de la musique : « …tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté… »

Article
  • Résumé
  • Abstract

Philippe Le Corf s’attache au corpus des émissions radiophoniques « Plaisir de la musique » dont Roland-Manuel fut le producteur et qu’il choisit d’explorer à travers la terminologie proposée par Gide et empruntée à Baudelaire : ordre, beauté, luxe, calme, volupté, terminologie qu’il combine à loisir pour mieux définir l’essence même des émissions dont il souligne les vertus tant humanistes que pédagogiques.

Texte intégral

À la suite de Georges Piris qui vient de nous faire une présentation générale des émissions, je vais pour ma part tenter de cerner, à partir des « Plaisir de la musique », la personnalité féconde de Roland-Manuel où se manifestent ses qualités profondes de pédagogue.

En vingt années d’existence, ces émissions radiophoniques ont évolué mais elles permettent toujours de noter une cristallisation de la pensée. Sous leur première forme, les émissions proposaient à l’auditeur des considérations de technique musicale (instruments, écriture, structure…) ou de repères historiques (écoles diverses et principaux compositeurs…). Ces séries furent certes reprises dans les années ultérieures en connaissant des remaniements, soit par condensation de certains aspects, soit, au contraire, par le développement de certains autres. Mais, d’une manière générale, restait présent un parti pris pédagogique et chronologique, où l’esthétique était, pour ainsi dire, une leçon d’histoire et de technique.

Peu à peu apparurent pourtant des cycles d’une nature différente, prenant pour thème de base des sujets seulement évoqués auparavant. Ces cycles témoignent d’une volonté de maturation pour ouvrir toutes grandes les portes d’une réflexion esthétique globale.

Finalement, si l’on veut porter un regard synthétique sur l’ensemble des émissions, on pourrait dire que Roland-Manuel s’est fixé toujours davantage une vocation de guide pour approcher le mystère de la création musicale. Du secret de cette création, il tente constamment d’extirper quelques concepts à l’aide d’outils et de matériaux concrets que lui fournissent une culture et une connaissance exceptionnelles.

Au centre de cette démarche, ce qui l’intéresse par-dessus tout est l’expression musicale, si jalousement gardée par diverses serrures. Qu’à cela ne tienne, il se propose continuellement d’essayer de les ouvrir avec un trousseau garni de nombreuses clés d’écoute. Et la radio lui fournit précisément les moyens d’affiner cette écoute en étendant son investigation à une véritable phénoménologie de la perception, qui scrute avec finesse les rapports étroits entre l’oreille et l’esprit.

Certes, aucune émission à proprement parler ne traitera fondamentalement du sujet mais cela ne le rend que plus important car il est présent partout. Et si la perception est réellement la base de l’émotion et du raisonnement esthétique, alors celui-ci ne doit tendre à son tour qu’à ouvrir des champs de conscience nouveaux !

Pour traduire l’état d’esprit de cette haute pensée, j’emprunterai un seul exemple mais qui résume assez bien, je crois, la quête perpétuelle de partage qui marque toute la carrière radiophonique de Roland-Manuel. Nous pourrions d’ailleurs en utiliser le thème comme sous-titre des « Plaisir de la musique » puisqu’il s’agit de l’invitation au voyage, comprenez bien sûr au voyage esthétique… !

L’idée lui est venue à la lecture des feuillets de Gide qui empruntait à Baudelaire sa cascade de mots : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », mais pour en faire la base de chapitres successifs pour un hypothétique traité esthétique. Gide va même jusqu’à en suggérer le plan :

1)      Ordre (logique, disposition raisonnable des parties)

2)      Beauté (la ligne, l’élan, le profil de l’œuvre)

3)      Luxe (mais comme abondance disciplinée)

4)      Calme (comme tranquillisation du tumulte)

5)      Volupté (sensualité, charme adorable de la matière, attrait)

Tout excité par cette proposition, Roland-Manuel va emprunter les clés de Gide et de Baudelaire pour interroger l’esthétique musicale et considérer les serrures qu’aucune d’elles ne parviendrait à ouvrir :

Ordre : Bach s’impose d’abord à lui, magnifiant la splendeur de l’ordre où la beauté rayonne, de surcroît, plus belle encore de n’avoir pas été sollicitée. Puis, comme pour révéler la primauté de l’ordre, il va nous faire prendre le chemin qui mène de Bach à Stravinsky, en citant d’ailleurs ce dernier par cette phrase : « La musique a pour but d’établir un ordre entre les hommes et le temps. »

Beauté : Quel mot intimidant… ! Ne devrait-il pas apparaître en fin de traité puisque le terme même suppose réunies l’ensemble des conditions de l’œuvre d’art ? Il pense pourtant immédiatement à Mozart mais aussi à son cher esprit français et à sa divine arabesque en convoquant tout à la fois Couperin et Debussy.

Ordre et beauté : Un beau couple en vérité car tout ce qui n’a pas de forme n’a pas de sens et tout ce qui n’a pas de sens ne peut prétendre à la beauté.

Luxe : Ce petit mot de flamme attire sur lui les concepts de magnificence, de somptuosité, de profusion, de recherche ornementale, de riche parure. Autant de termes qui, appliqués à la musique, composent l’image du virtuose en impliquant la recherche de l’effet et l’exploitation des formules brillantes. Certes, le luxe de la matière ne fait pas l’œuvre belle mais il faut pourtant affirmer que l’authentique profusion porte en soi un message spirituel dont on aurait tort de récuser l’exubérance (Paganini, Liszt…).

Ordre et Luxe : Encore faut-il que la vertu d’ordre vienne discipliner l’abondance, pour reprendre les propos de Gide !

Calme : Schubert et Brahms semblent les plus clairs représentants d’un lyrisme paisible ou apaisé et le calme caractérise leur humeur habituelle. Tous deux semblent incarner cette rêverie immobile, ce calme savouré et ils représentent par excellence ces musiciens de l’adagio et de l’allegro non troppo en s’affichant comme deux grands classiques de l’ère romantique.

Ordre et calme : L’idée constante de Gide, c’est que les origines immédiates de la sensibilité, le jaillissement spontané, chaleureux et brutal des forces instinctives, doivent être freinés, disciplinés et que c’est le fruit de cette contrainte que l’on savoure dans la perfection classique. Le même Gide a dit que l’œuvre est classique en raison de son romantisme dompté ! Et Roland-Manuel de renchérir : « Tout grand artiste est un romantique dompté. » Il y voit d’ailleurs l’essence du génie français avec son ascèse de la délectation et donc ce besoin de tranquilliser le tumulte.

Volupté : Notre vieux fond de jansénisme ne saurait nous faire oublier, quoi que l’on fasse, que la fin de l’art est la délectation, pour reprendre une affirmation de Nicolas Poussin. Pour parler de volupté sonore, quel meilleur exemple emprunter que celui de la musique italienne, si sensible au charme de la voix humaine.

Ordre et volupté : Il faut encore reconnaître ici cette espèce d’ascèse de la délectation qui semble résumer pour l’essentiel l’esthétique française dans sa plus riche tradition. Il y a en effet une tradition de la sensualité française plus strictement surveillée qu’ailleurs et moins abandonnée à la pure effusion vocale. L’élément voluptueux se plaît ici à souligner les grâces de la mélodie par l’appui mouvant des accords qui en accusent le charme.

 

Au terme de toutes ces considérations, une sentence pourrait servir de résumé : La beauté est une promesse de bonheur ! Gardons-nous d’y entendre une invitation au péché ! Comme le dit un Roland-Manuel convaincu, voilà une maxime à laquelle le plus sévère théologien ne trouverait pas plus à redire que l’esthéticien le plus libéral. Et voilà du même coup la pensée esthétique remise en ordre !

Mais Roland-Manuel ne choisit pas la simplification des catégories pour embrasser tout l’univers musical. Il sait faire de belles exceptions pour les romantiques (Beethoven, Schumann, Berlioz, Wagner). C’est que le trousseau de clefs proposé par Gide n’ouvre pas toutes les serrures. Il ouvre en fait le bien familier d’une esthétique classique. À ce traité de Gide, il faudrait donc ajouter d’autres vertus complémentaires que l’on nommerait l’énergie, la puissance, la chaleur, en un mot l’intensité.

Et de prêter à Beethoven cette réponse à la définition de Jean-Jacques Rousseau pour qui la musique était l’art de combiner les sons de manière agréable à l’oreille : « Que m’importe, je suis sourd ! » Cela dit, il ne lui fait cependant pas répondre que « là, rien n’est ordre ou beauté, luxe, calme ou volupté », ce qui serait absurde à ses yeux.

En fait, le traité imaginaire de Roland-Manuel veut prôner l’union des vertus d’une œuvre, l’analyse de leurs proportions devant servir de révélateur à l’art d’un grand musicien.

 

Au travers de cet exemple thématique, j’ai cherché à montrer que la hauteur de vue de Roland-Manuel ne se contente jamais de considérations abstraites ou poétiques, de formules toutes faites ou de citations éparses. À chaque fois, l’auteur-pédagogue préfère confronter ses idées à la matière musicale, par l’analyse d’une œuvre, sa situation historique, psychologique… tout en montrant ouvertement les limites de ses investigations.

Parmi les différents plans de réflexion qu’il juge nécessaires, le premier d’entre eux semble s’attacher à un besoin permanent de retourner aux sources de la musique et des arts, aux valeurs essentielles qu’ils ne cessent d’actualiser, quitte à dénoncer les préjugés courants et les faux problèmes qui les travestissent trop souvent.

Que ce soit dans l’attribution de vertus expressives à tel compositeur ou pays, de qualités géniales ou talentueuses, ou encore de sentiments propres à chacun, Roland-Manuel poursuit finalement, avec une rigueur qui n’exclut pas de temps à autre quelques clins d’œil, un discours tout en finesse, laissant souvent apparaître les incertitudes des domaines d’application intellectuels à un art qui n’est peut-être pas une science, mais qui exige pourtant un « calcul » préalable à sa réalisation.

Pour cerner mieux encore la personnalité de Roland-Manuel, laissons-le d’ailleurs se présenter lui-même : « Je ne puis me targuer d’être un musicologue ; je ne suis qu’un musicien qui, comme tout musicien, se prend parfois à méditer sur les choses et les gens qui touchent à ce métier qui est le sien. » (Roland-Manuel, Plaisir de la musique, émission no 502 datée du 19 mai 1957).

Finalement, on peut considérer que l’inspiration humaniste est constante chez Roland-Manuel, comme pour faire passer cette idée universelle que « tout art vrai est adoration. » (Roland-Manuel, Plaisir de la musique, même émission no 502).

Pour conclure, nous laisserons le mot de la fin au bel hommage prononcé par Tony Aubin, dans la même émission :

 

Vous connaissez Roland-Manuel par sa voix d’abord ; posée, réfléchie, la voix de Roland ressemble à son esprit. Elle prend parfois un imperceptible temps d’arrêt. Ne nous y trompons pas. Ceci n’est point une hésitation. Ceci est le mouvement d’une intelligence qui embrasse tous les aspects d’une question, les pèse et les comprend, en exprime les vérités parfois contradictoires, mais choisit l’aspect sous lequel il veut que nous voyions cette question, et par la netteté de son choix, nous donne en étincelante affirmation le produit de mille pensées intensément réfléchies.

Cette vertu de totale compréhension est la marque de l’humaniste le plus riche ; cette vertu de choix et cette forme de conviction sont la marque du pédagogue le plus rare.

 

 

Ecoute de la voix de Roland-Manuel

avec un extrait de la 884ème émission de PLAISIR DE LA MUSIQUE, du 30 octobre 1966 (Archive INA).

Pour citer ce document

Philippe Le Corf, «Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Plaisir de la musique : « …tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté… »», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le septième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 23/05/2019, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=2174.

Quelques mots à propos de :  Philippe Le Corf

Fondateur de l’Académie de recherches sur l’interprétation ancienne(ARIA) en 1985, Philippe Le Corf a été directeur de la mission baroque de la Soufflerie en 2016 et 2017. Il a voulu se réapproprier la démarche des générations de l’époque baroque, en visant l’objectif du « musicien complet ». C’est pourquoi on le croise à la fois comme instrumentiste professionnel, chef de chœur ou musicologue. En qualité d’instrumentiste, il s’est produit en concert et dans des enregistrements au sein d’ensembles baroques réputés, avec le violone, la grande basse de violon ou encore la contrebasse. En tant que chef de chœur, il a créé l’ensemble Aria Voce en 1995, groupe vocal de haut niveau qu’il a dirigé à travers des activités de recherches sur le répertoire polyphonique des XVIIe et XVIIIe siècles. Passionné par la musicologie appliquée, il a assuré également la direction artistique d’une collection d’enregistrements qui rassemble aujourd’hui une trentaine d’albums, particulièrement bien accueillis par la critique spécialisée (Collection ARIA). Philippe Le Corf se consacre désormais à ses activités personnelles de recherche, de formation professionnelle, de conseil artistique et d’instrumentiste.