Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Claude Delangle

La relation entre le compositeur et son interprète au centre de la formation, une aventure musicale et humaine incomparable. Témoignage

Article
  • Résumé
  • Abstract

Le développement du répertoire et la recherche de nouvelles voies pour un saxophoniste dans le monde artistique actuel n’ont cessé d’aiguillonner mon activité. Susciter des œuvres qui définissent l’identité d’un jeune interprète et celle de son instrument m’a tout naturellement conduit à accueillir au sein de ma classe de nombreux compositeurs. Ces rencontres ont largement dépassé mes objectifs en matière de quantité d’œuvres nouvelles, de connaissance des langages musicaux et de capacité à les partager. Elles sont devenues une culture. La transmettre dans toute sa réalité humaine est toujours l’un de mes projets les plus vivaces.

Texte intégral

Le courage d’aborder de nouvelles langues

 

Pour nombre d’instrumentistes dont le répertoire est immense et suffit amplement à occuper toute une vie, la question est essentiellement musicologique : recherche de documents, de traités, de traces, écrits ou enregistrements ; quête de l’esprit d’un compositeur et de son époque, tâtonnements pour retrouver les fils d’une tradition. Les langages des siècles passés trouvent toujours une référence dans notre mémoire. La rencontre a déjà eu lieu d’une manière ou d’une autre. Enregistrement, lecture, concert : ils « nous racontent déjà quelque chose ». Dans le répertoire actuel, l’interprète progresse hors piste : pas ou peu de balises, la carte est en cours d’établissement. Il faut écrire le dictionnaire : une langue s’invente au fur et à mesure de la conversation. Et si la langue semble déjà connue, il s’agit alors de la parler sans accent. La remise en question permanente générée par l’étude de nouveaux répertoires est inconfortable : la lecture patiente, l’assimilation de nouveaux langages et leur mémorisation requièrent une énergie, un goût du risque qu’il n’est pas facile de partager.

 

Du « prêt-à-porter » de luxe au « sur mesure »

 

Lorsque le compositeur a le temps et la motivation de travailler avec son interprète en amont de l’écriture, alors s’opère la coupe d’un vêtement « sur mesure ». À l’inverse, le grand répertoire m’apparaît parfois comme du « prêt-à-porter » de luxe ! Les tendinites et autres grandes mésaventures physiologiques du musicien proviennent souvent d’un travail excessif ou trop frontal de difficultés contre « sa » nature parce qu’écrites pour des mains qui ne sont pas les siennes.

 

Création et apprentissage de la musique

 

J’ai connu très jeune l’expérience de jouer la musique de mes professeurs d’écriture. Le partage de l’autorité musicale entre celle de mon professeur et celle de l’auteur, ressentie comme incontournable, a fondé pour moi une conception de l’enseignement qui n’a cessé de s’amplifier. Le « contrat » de l’œuvre musicale imprimée ne pouvait trouver son sens, son interprétation, sa transmission sans le dialogue avec l’auteur.

 

Collégialité de l’enseignement et création

 

En quelques décennies, l’enseignement musical supérieur a considérablement évolué. Nous nous souvenons de « la » classe et du maître dans une relation qui excluait toute autre influence considérée comme nuisible. On lira à ce sujet le récit d’Ami Flammer sur la classe de violon de Mr. Charmy1. La dimension collégiale de l’enseignement a largement gagné du terrain, cette fameuse classe devenant davantage un carrefour de rencontres2. Le compositeur est aujourd’hui un intervenant naturel d’une classe d’instrument.

 

Confronter les jeunes instrumentistes avec des figures incontournables de la création musicale 

 

L’événement

L’une de mes toutes premières collaborations avec un compositeur dans ma classe au Conservatoire de Paris fut de taille et prit immédiatement un caractère historique. En 1989, une réponse de Karlheinz Stockhausen à une question concernant la version pour saxophone de In Freundschaft me fit comprendre que le compositeur était disposé à écrire une œuvre pour un ensemble de saxophones. Une très heureuse synergie entre le Conservatoire et les établissements Vandoren, facteur d’anches et de becs, permit de commander l’œuvre pour le tout nouvel Ensemble de saxophones du Conservatoire. Les répétitions et la création de Linker Augentanz pour huit saxophones, percussion et clavier électronique furent dirigées par le compositeur en résidence dans nos murs pendant une dizaine de jours. Pour certains élèves, ce fut une révélation. L’un d’eux, Jean-Denis Michat, passait deux années plus tard le concours d’entrée dans la classe de composition de Guy Reibel. D’autres ne perçurent pas l’enjeu d’une telle situation et durent être remplacés suite à leur défection aux premières répétitions ! Cependant, l’exigence du contrôle de Stockhausen sur le geste instrumental et corporel et la théâtralisation globale de la présence scénique, dans un souci permanent de cohérence entre l’œil et l’oreille, a orienté durablement toute une génération de jeunes saxophonistes.

 

L’onde de choc

L’évolution de la carrière de Jean-Denis Michat, entre autres, m’a convaincu de la nécessité d’une connaissance précise de l’écriture et d’une pratique régulière de l’improvisation pour l’interprétation de la musique contemporaine. Plusieurs parmi mes élèves sont devenus compositeurs de manière exclusive ou bien en parallèle d’une carrière d’instrumentiste : Gilles Martin, professeur à Nevers, Vincent David, très influencé par les formes improvisées, Antonin Servière, élève de Michael Jarrell à Genève.

 

Une relation dans la durée 

 

Partager la scène

Certains compositeurs sont devenus au fil des années des habitués de la classe de saxophone et de véritables partenaires pédagogiques, les motifs de leur présence variant selon les situations. Marc-Olivier Dupin, directeur du Conservatoire (1993-2000), avait engagé en octobre 1994 l’Ensemble Court-Circuit, dont j’étais membre, et son directeur musical Pierre-André Valade pour les « Journées de la composition ». Je fis ainsi la création de Premier Round, concerto pour saxophone et ensemble du tout jeune élève en classe de composition Bruno Mantovani. J’ai toujours rêvé de développer de manière plus institutionnelle ce type de situation où un professeur défend sur scène le travail d’un élève, se retrouvant ainsi à niveau égal dans une relation professionnelle.

 

L’influence sur un parcours

Le même Bruno Mantovani venait peu de temps après présenter dans ma classe L’Incandescence de la bruine pour saxophone et piano avec Vincent David, aujourd’hui professeur au Conservatoire de Versailles et soliste international. L’énergie que Vincent et Bruno s’insufflaient réciproquement dans une extrême vivacité musicale devait les réunir jusqu’à la création récente du prodigieux Troisième Round.

 

Retour sur investissement

Ce virtuosissime concerto devient un standard du répertoire pour l’examen de fin de deuxième cycle supérieur au Conservatoire ! Fin mai dernier, mon élève Nicolas Arsenijevic se mit lui-même au défi de le jouer de mémoire. Le compositeur ne pouvait cette année disposer du temps disponible pour diriger, comme cela avait été le cas en 2014 pour le master de Joshua Hyde et en 2010 pour celui de Carl-Emmanuel Fisbach avec des ensembles réunis par les élèves eux-mêmes. Ce dernier témoignait récemment : « je me sens très concerné par la musique dite contemporaine qui constitue la quasi-intégralité du répertoire de mon instrument. Pendant les études au Conservatoire, mon travail avec les nombreux compositeurs que j’ai côtoyés a confirmé mon goût pour les musiques de notre temps, qui utilisent un langage du quotidien et m’ont toujours parlé. Collaborer avec les compositeurs me permet aujourd’hui de nouer un lien unique et affectif, à la fois avec les créateurs et avec les partitions elles-mêmes. C’est cette affinité qui me donne confiance pour concevoir et surtout cadrer une interprétation cohérente. C’est cette affinité qui me donne envie de reprendre les partitions pour les faire vivre sur scène. Enfin, c’est cette affinité, une étincelle née pendant les études au Conservatoire, qui guide et dynamise ma vie d’interprète dans la modernité sociale, politique et artistique. »

 

L’ascenseur

Voir leur directeur « descendre » de son bureau, prendre en main la répétition, régler en quelques secondes des coups d’archet, proposer une respiration et révéler par sa simple présence au pupitre la cohérence entre le geste écrit et l’attitude mentale et instrumentale est pour ces instrumentistes un événement extraordinaire. Le partage de la scène dans un même souffle avec le compositeur abolit les codes de la pédagogie, l’œuvre elle-même devenant le pédagogue dans une communion suprême avec son énergie.

 

 

Écriture et improvisation

 

Accepter l’éphémère

En 1994, je commandai une œuvre à mon collègue Alain Savouret – professeur d’improvisaton générative au Conservatoire – pour établir des ponts entre l’écriture et l’improvisation. À flanc de Bozat (1995) pour un saxophone et piano préparé fut créé à l’examen des prix. Plus écrite qu’improvisée, la texture instrumentale surgissait cependant directement de la matière vivante d’expérimentations improvisatoires. Je souhaitais proposer cette œuvre de grande qualité aux éditeurs parisiens. Le compositeur ne m’y encouragea pas, préférant circonscrire cette expérience à l’intimité de notre relation pédagogique et amicale. Témoignage étonnant d’humilité ou acte politique du compositeur/improvisateur visant à désacraliser l’« immortalité » de l’écriture ?

 

Théâtralisation de la création

Alexandros Markeas, lui-même aujourd’hui professeur d’improvisation générative au Conservatoire, dispose d’un catalogue impressionnant pour le saxophone, majoritairement dédié à mes élèves. Je compte beaucoup sur son écriture et ses conseils pour éveiller les jeunes saxophonistes à une conscience théâtrale du geste sonore. Agissant comme un miroir de la pratique instrumentale, sa relation avec l’image ouvre des perspectives formidables sur la conscience de soi en situation scénique. De manière très complémentaire, le travail harmonique dans l’improvisation enseigné par Vincent Lê Quang,successeur d’Alain Savouret, merveilleux saxophoniste improvisateur, met les étudiants de plain-pied avec l’acquisition de la liberté du mouvement.

 

 

À long terme

 

L’instrumentiste au cœur de la décision

La présence discrète et régulière de Luis Naon, compositeur et professeur de nouvelles technologies au Conservatoire de Paris, dans la classe de saxophone est très précieuse. Par la qualité de ses conseils aux élèvescompositeurs, Luis serait en droit de revendiquer une certaine paternité de beaucoup d’œuvres mixtes (instrument et électronique) écrites pour mes élèves. Être témoin d’un cours de composition donne beaucoup de maturité à l’interprète. La clé de l’interprétation musicale ne serait-elle pas exactement à ce moment précis où le compositeur choisit tel ou tel code pour transmettre au plus près le geste imaginé ? Moment où le jeune interprète prend conscience que rien ne s’écrit de manière absolue. La partition dit « quelque chose », dit « presque la même chose »3. Ce « presque » est précisément l’espace de l’interprétation.

 

Technologie et redécouverte de l’instrument acoustique

Les jeunes interprètes apprécient le soutien simple et direct de Luis Naon, la place interprétative que sa musique permet, ses références aux auteurs argentins, Jorge Luis Borges en tout premier lieu. Sa manière naturelle de partager une conscience des « temps parallèles », des « sentiers qui bifurquent »4, rend totalement limpide le tissage subtil entre l’instrument et le dispositif de transformation électronique en temps réel. L’expérience de modes de jeu nouveaux fut initiée avec le tubax du parc instrumental du Conservatoire, saxophone contrebasse de format compact réalisé par le facteur allemand Benedikt Eppelsheim.

Acteurs ou témoins, lesélèves gardent une relation artistique forte avec ce compositeur qui a écrit plusieurs œuvres à leur intention. La dernière en date, le quatuor de saxophones Tangos Utópicos, fut créée en novembre 2015 par le quatuor Yendo à Radio France.

 

 

L’étude contemporaine en binôme

 

En 1998 se formèrent dix binômes compositeur/saxophoniste qui choisirent chacun une technique et produisirent une étude de moins de trois minutes pour améliorer la maîtrise des techniques dites « avancées » (respiration circulaire, slaptones, overtones, etc.). « Bien au-delà de l’enseignement de la composition, cette collaboration a été un espace de liberté, d’exigence et d’échange », confiait Luis Naon en préface de l’édition de ces études chez Lemoine. De son côté, Marco Stroppa, ancien professeur de composition du Conservatoire, note « le cheminement complexe et fragile du compositeur et la rencontre avec l’interprète qui joue un rôle primordial : transformer les idées du compositeur, déjà traduites dans un format lisible, la partition, en énergie sonore, et retrouver ainsi, parfois non sans surprises, l’essence de l’imagination du compositeur afin de la partager avec les auditeurs. »

 

 

Quand le professeur de composition participe lui-même au renouvellement du répertoire avec unélève instrumentiste

 

Mise en regard de l’expérience du professeur d’instrument et de son élève

La réussite du projet précédent trouvait une ramification naturelle dans la création de Übersicht écrit par Frédéric Durieux pour le Diplôme d’artiste interprète (DAI contemporain) d’Alexandre Souillart. Le professeur de composition offrait au jeune interprète virtuose du saxophone baryton des champs nouveaux d’expression sur un instrument magnifique en déficit de répertoire solo. Une seconde version pour saxophone ténor connut une extension spectaculaire avec Übersicht 2, solo de dix-huit minutes en quatre mouvements que je créai moi-même. Cette double collaboration fut un terrain sur lequel nous avons acquis une grande confiance réciproque, un partage technique et esthétique qui a largement fait progresser la classe de saxophone.

 

Doctorat et création

Clément Himbert, premier étudiant doctorant de la classe de saxophone, s’est donné pour objectif d’interroger le rôle créatif de l’interprète contemporain. Sa thèse s’intitule Entre interprète et compositeur : analyse d’un processus de fabrication d’une œuvre. Il fera la création de Blanc mérité de Gérard Pesson pour saxophone et ensemble instrumental avec l’ensemble Cairn dirigé par Guillaume Bourgogne en juin 2017. C’est le résultat et l’objet d’une recherche sur les processus de création musicale. La genèse de l’œuvre, scrutée au travers du croisement des activités de composition et d’interprétation, sera le fil rouge de ce concert en miroir de la dissertation doctorale.

 

 

Pour conclure : utilité de la mission

 

On peut évidemment sourire face au militantisme pour une initiation active et durable aux esthétiques actuelles alors que tôt ou tard la plupart des musiciens auront une expérience de fait avec un compositeur. Les orchestres invitent régulièrement un compositeur en résidence ou programment a minima une ou deux créations par saison. De jeunes ensembles de chambre s’intéressent à la création, particulièrement ceux dont le répertoire est en cours de développement.

Il apparaît cependant que nombre de musiciens subissent plus qu’ils n’adhèrent réellement à ce processus. La motivation pour un partage vivant de la création reste à développer. Nos élèves passeront-ils à côté des grands créateurs du XXe siècle ? Les soi-disant musiques actuelles submergeront-elles une création véritable dans laquelle notre responsabilité d’artiste est engagée ? Pierre-Laurent Aimard affirme que « la création implique de se pencher sur le rôle et les responsabilités de l’interprète aujourd’hui […] pour mettre à profit sa position très singulière d’interface entre l’univers secret de la création et le partage social. »5 Il réfléchit sur les mutations de l’écriture musicale au XXe siècle et sur le monde musical actuel, pris entre un certain conservatisme et les sirènes du show-biz. Il souligne combien la pédagogie fait aussi partie, et de plein droit, du rôle et des responsabilités de l’interprète.

Notes

1 Ami Flammer, Apprendre à vivre sous l’eau, Paris, ChristianBourgois, 2016, p. 58-63.

2 Jean Geoffroy, « La classe de percussion, un carrefour », Cité de la musique, 2000.

3 Umberto Eco, Dire presque la même chose, essai sur la traduction littéraire, Grasset, 2006.

4 Jorge Luis Borges, El jardín de senderos que se bifurcan, 1941.

5 Pierre-LaurentAimard, Rôle et responsabilités de l’interprète aujourd’hui, leçon inaugurale au Collège de France, 2009, Fayard.

Pour citer ce document

Claude Delangle, «La relation entre le compositeur et son interprète au centre de la formation, une aventure musicale et humaine incomparable. Témoignage», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le cinquième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 23/06/2017, URL : http://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=1473.

Quelques mots à propos de :  Claude Delangle

Né en 1957, Claude Delangle est professeur de saxophone au Conservatoire de Paris (CNSMDP). Entré en 1975 rue de Madrid, il avait obtenu en 1977 un premier prix de saxophone. Il a enseigné le saxophone à l’École nationale de musique d’Angoulême (1978-1982) et au Conservatoire national de région de Boulogne-Billancourt (1982-1988). À l’origine de la création de beaucoup d’œuvres pour son instrument, qu’il a enregistrées entre autres pour le label Bis, il mène une carrière de soliste et de chambriste à travers le monde. Il est directeur d’une collection pédagogique aux éditions Lemoine et participe à la recherche et au développement des saxophones Henry-Selmer Paris.