De la musique à l’enseignement : la transposition didactique
- Résumé
- Abstract
Les savoir-faire de l’artiste représentent une somme de connaissances procédurales, appelée par Gérard Vergnaud « forme opératoire de la connaissance » (Vergnaud, 2013), que le musicien-enseignant a parfois des difficultés à transmettre à ses élèves. Le propos de l’article part du constat que le musicien ne didactise pas son geste – au sens où on entend la didactique aujourd’hui (Verret, 1975, Chevallard, 1985, Brousseau, 1998, Vergnaud, 2001) –, il le réalise dans l’instant, car sa pratique quotidienne de l’instrument l’a rendu expert dans l’exécution. En revanche, le professeur de musique doit construire un cheminement pédagogique pour que ses élèves s’approprient ce savoir-faire. Une des problèmes que rencontre le musicien-enseignant est de discerner entre sa posture d’artiste et celle de professeur, deux fonctions distinctes, complémentaires et insécables, mais qui ne peuvent pas se superposer dans la transmission d’un savoir musical. Dès lors, comment les outils de la didactique moderne peuvent-ils aider le professeur de musique dans son métier de pédagogue ?
Cet article présente et explicite le concept de transposition didactique dans son histoire récente, et souhaite vérifier s’il est transférable, adaptable, et opératoire dans l’enseignement musical. Cette réflexion nous amènera aussi à reconsidérer la notion de disciplines dans l’enseignement musical, et les caractéristiques d’un savoir musical à l’aune d’une transposition didactique.
Plan
Texte intégral
De la musique à l’enseignement : la transposition didactique
Je souhaiterais dans cet article résumer et présenter un travail de réflexion que je mène depuis quelques années sur la transférabilité du concept de transposition didactique dans l’enseignement musical. La notion de transposition didactique a fait l’objet de nombreux travaux dans les disciplines scolaires dès son apparition (Verret, 1975), et notamment en mathématiques (Brousseau, 1978 ; Chevallard, 1985). Conjointement à la révision du concept de didactique, la transposition didactique a permis de renouveler les questionnements sur les modalités d’enseignements des curriculae. Quelle est la nature et la fonction de cet outil ? D’où vient-il et à quoi peut-il servir en pédagogie musicale ? Quelles perspectives a-t-il fait émerger dans le domaine de l’enseignement musical ?
Lorsque j’ai commencé à étudier la didactique, telle qu’elle est entendue actuellement en France, une première observation s’est imposéeà moi. Cette discipline est à différencier de la pédagogie (Terrien, 2010), et la transposition didactique est l’un des éléments qui la structure. Les mathématiques, l’éducation physique et sportive furent les premières disciplines à réinterroger fondamentalement leur didactique à la lumière de cet outil. Suivirent les lettres, les langues et les autres disciplines, y compris les arts plastiques (Gaillot, 1992). J’appartiens au premier groupe de chercheurs en didactique de l’enseignement musical qui en France, dès 1998, a travaillé sous la responsabilité de Jean-Pierre Mialaret. Pour autant, si ces questions de didactique, appréhendées de façon moderne (cf. Vergnaud, 1978, Chevallard, 1985, Martinand, 1984, et al.), me passionnaient et me passionnent toujours, je me suis toujours posé la question de la transférabilité de ces notions dans l’enseignement musical. C’est pour cette raison que je suis revenu sur l’histoire récente de ce concept et que j’ai essayé d’en comprendre la pertinence et l’efficacité dans le champ de la pédagogie musicale.
Après un rappel des origines de la notion de transposition didactique, qui émane des recherches faites en sociologie sur les curriculae, et des questions qu’elle pose sur l’enseignement des disciplines, j’expliquerai comment elle est porteuse de transformations dans l’enseignement musical, et quels sont ses apports dans la prise en compte des spécificités des métiers de musicien et d’enseignant, tant au niveau des cursus que des référentiels professionnels. Je présenterai ensuite cet outil en explicitant dans quelle mesure le principe d’isomorphisme (Raisky, 1996) nous oblige à des adaptations pour que la transposition didactique soit opératoire dans l’enseignement de la musique.
Un concept apparu en sociologie (Verret, 1975)
L’origine du concept
Lorsqu’en 1975, Michel Verret, dans son ouvrage Le Temps des études, crée le concept de transposition didactique, il fabrique un outil sociologique pour expliquer comment se conçoivent et se mettent en place les programmes, les curriculae, et comment un savoir théorique (savant) est transformé en savoir universitaire (puis scolaire). Il explique la distance qui existe entre l’objet universitaire et l’objet théorique (savant), et la distorsion qui s’opère sur ce dernier lorsqu’il vient à être enseigné hors du cercle des chercheurs. Cette transformation du savoir n’est ni plus ni moins qu’une substitution de l’objet pour en créer un autre qui n’a parfois rien à voir avec la dimension théorique première. Un savoir universitaire, ou scolaire, peut avoir sa propre existence, sa propre autonomie, et ne représenter qu’une parcelle d’un savoir savant. Cette parcellisation du savoir est le résultat de ce qu’on nomme la transposition didactique.
C’est cette idée qu’Yves Chevallard décrit lorsqu’il écrit en 1985 son ouvrage La Transposition didactique :
Un contenu de savoir ayant été désigné comme savoir à enseigner subit […] un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre sa place parmi les objets d’enseignement. Le « travail » qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement est appelée transposition didactique. (Chevallard, 1985, p. 39)
Les caractéristiques de la transposition didactique pour Michel Verret sont les suivantes :
- la désyncrétisation du savoir ;
- la dépersonnalisation du savoir ;
- la programmabilité de l’acquisition du savoir ;
- la publicité du savoir ;
- lecontrôle social des apprentissages.
Comme le définit Michel Verret dans son ouvrage, la désyncrétisation est « la division de la pratique théorique en champs de savoirs délimités donnant lieu à des pratiques d’apprentissages spécialisés » (Verret, 1975, p. 146). La dépersonnalisation est « la séparation du savoir et de la personne » (ibid.), enfin, « la programmation des apprentissages et des contrôles suivant des séquences raisonnées permet une acquisition progressive des expertises, c’est-à-dire la programmabilité de l’acquisition du savoir. » (Verret, 1975, p. 147). L’auteur observe qu’il ne s’agit pas d’une règle mais d’un processus qui a lieu dans toutes les transformations de savoir savant en savoir à enseigner. Chevallard reprend cette observation de Verret et l’applique dans ses premiers travaux sur l’enseignement des mathématiques pour en tirer le schéma du processus de transposition didactique :
objet de savoir => objet à enseigner => objet d’enseignement
La transposition didactique a pour première conséquence la prise de conscience que le professeur n’enseigne toujours qu’une parcelle d’un savoir plus conséquent en soi, et que ces savoirs sont souvent présentés comme des savoirs autonomes pour les rendre compréhensibles par les élèves. L’Institution-École les sort du laboratoire de recherche où ils ont été formalisés, les décontextualise et les dépersonnalise pour les rendre enseignables (Brousseau, 1998, p. 75). Ainsi la nature du savoir est partiellement ou totalement changée, car le savoir passe du stade d’hypothèse au stade de présentation axiomatique1 pour être appris. Enfin, il [le savoir] est recontextualisé à un niveau de compétence préalablement défini par le professeur pour ses élèves (cycle I de conservatoire, classe de 5e en collège, etc.), il est repersonnalisé par l’enseignant pour le mettre à la portée de ceux-ci, et il est programmé pour être étudié par étapes successives. Ces différentes étapes, décrites par Guy Brousseau dans son ouvrage Théories des situations didactiques (1998, p. 75), se nomment la transposition didactique interne.
Cela posé, on observe que cette transposition didactique s’opère à deux niveaux, externe et interne : le niveau institutionnel, celui qui configure les programmes, ou transposition didactique externe, et le niveau de l’enseignant, celui qui configure les contenus d’un cours à partir des programmes qui lui sont donnés, celui de la transposition didactique interne (cf. Annexe I).
Trois autres conséquences sont observables.
- Premièrement, cet outil oblige l’enseignant à revoir la nature des savoirs qu’il enseigne, à faire une épistémologie du savoir enseigné, à se questionner sur sa provenance, son origine, ses évolutions, en un mot sur son histoire et son évolution. Le savoir enseigné a-t-il toujours été de même nature, a-t-il toujours été enseigné de la même manière, et ne faudrait-il pas faire évoluer son enseignement ?
- Deuxièmement, au niveau institutionnel, il a fallu réinterroger la nature et les fonctions des disciplines au sein des enseignements universitaires et scolaires. Sur quoi repose une discipline ? Quelles sont ses caractéristiques ? Existe-t-il des paradigmes, des différences ? Quelle épistémologie peut-on en faire ?
- Troisièmement, cela a entraîné une révision des métiers de l’enseignement et des gestes professionnels qui les caractérisent. Tous les enseignants font-ils leur métier de la même façon ? Et dans l’enseignement musical, quelles seraient les différences professionnelles ?
Ainsi, la transposition didactique devient un outil qui permet d’expliciter la formation des programmes (cursus académiques), mais qui possède aussi la puissance de configurer des référentiels professionnels (cursus professionnels), car la professionnalisation des curriculae prend de plus en plus d’importance dans la formation des étudiants au sein des universités et des écoles (grandes et petites) au cours des années 1980. On peut ainsi comprendre comment un concept issu de la sociologie a été utile dans le champ de la didactique. Mais restons encore un peu dans le champ des professionnalités, car il apparaît maintenant que le métier de musicien et d’enseignant ne sont pas de même nature, et ne remplissent pas les mêmes fonctions, et que par conséquence ces deux professions appellent des gestes professionnels différents : « On n’enseigne pas comme on joue ! » mais on enseigne comment jouer, ou plus exactement on enseigne comment apprendre à jouer.
Les fondements de la professionnalité
Le métier de musicien est polymorphe : on peut être interprète, compositeur, accompagnateur. Dans tous les cas, le lieu de réalisation de l’œuvre est souvent la scène, et le musicien travaille pour se produire sur scène. C’est pour cette raison que les sociologues Béra et Lamy, à la suite de Weber (1921/1998), Benjamin (1991), ou Passeron (1986), associent l’artiste au démiurge (Béra et Lamy, 2003, p. 99). Il brille sous les feux de la rampe.
Le métier d’enseignant est plus en retrait, son lieu de réalisation est dans la classe, devant un public réduit et loin d’être acquis. Il travaille à la réalisation d’un autre, son élève, et il l’accompagne sur le chemin de l’acquisition. C’est une des raisons pour laquelle on le nomme pédagogue (au sens étymologique).
Musicien et enseignant sont deux métiers fondamentalement différents qui possèdent deux fonctions dans notre société. Si les deux professionnels, dans le cas de la musique, ont pour but de faire découvrir ou redécouvrir un patrimoine, de partager avec d’autres en jouant ou en permettant d’acquérir ce qui fonde notre humanité, les moyens d’y parvenir diffèrent profondément. L’interprète joue de la musique, livre l’œuvre au public, le professeur de musique forme ses élèves pour qu’ils soient en capacité un jour de jouer cette musique. Le musicien réalise la musique, le professeur adapte, transforme et éduque pour que les élèves puissent réaliser la musique.
C’est ce glissement d’artiste à enseignant qui est parfois mal perçu par le musicien-enseignant, car il passe, d’une certaine manière, de la lumière – la scène – à l’ombre – la classe –, de démiurge il devient pédagogue, il se met au service non d’une œuvre mais d’une personne. Interprète, il devient celui qui permet aux autres de le devenir. Et dans ce changement de posture professionnelle, il y aussi un changement d’attitude et donc de gestes.
Tout cela a été accentué par la contrainte de la tertiarisation, c’est-à-dire par la professionnalisation des métiers qui sont passés d’une approche par compagnonnage à une approche par certification de compétences dûment évaluées et reconnues. On peut observer ces changements en France dans les textes qui décrivent les référentiels de compétences d’instrumentiste et chanteur, et les référentiels de compétences de musicien-enseignant (DE ou CA).
Mais la professionnalisation ne s’arrête pas à ces deux identités de musicien ou d’enseignant. Le musicien-enseignant peut être tour à tour professeur de musique ou professeur d’éducation musicale, l’un travaille dans l’enseignement spécialisé de la musique, les conservatoires ou écoles de musique, l’autre travaille pour l’éducation nationale, à l’école, au collège ou au lycée. Ce sont deux métiers qui ne se confondent pas, l’un vise à former un musicien amateur autonome et/ou un musicien professionnel (cf. Schéma d’orientation pédagogique, 2008), l’autre éduque à la musique, forme à l’éveil musical (cf. Programme d’éducation musicale et de chant choral, 2008).
Une fois ces distinctions professionnelles révélées et expliquées, nous percevons mieux la différence des métiers, mais aussi leur complémentarité, sur le fond et sur la forme, car à la différence d’autres disciplines, enseigner la musique sans la pratiquer semble difficilement possible…
Pour autant, force est de constater qu’il ne suffit pas d’être un musicien et un artiste professionnel aguerri pour être un professeur de musique efficace et pertinent, car si les deux métiers puisent à la même source – la musique –, leurs buts, leurs objectifs, et les manières de les atteindre sont bien différents. Dans le domaine de l’éducation de la musique, cela pose clairement la question des modalités de son enseignement.
Ainsi, comment peut-on passer de la profession d’artiste à la profession d’enseignant ?
En ignorant tout sur l’éducation ? En s’appuyant sur sa propre expérience d’artiste ? En considérant que l’acte prévaut sur la réflexion ? Ou en prenant conscience qu’enseigner, c’est mettre en signes, qu’éduquer, c’est conduire hors de soi, en cherchant à comprendre les processus (didactique) propres à un savoir (épistémologie), les processus de transmission et d’acquisition de ce savoir (pédagogie), donc en didactisant ses cours ?
La tâche du musicien-enseignant est de passer d’une forme opératoire de la connaissance à une forme prédicative de la connaissance (Vergnaud, 2013), d’une connaissance procédurale à une connaissance déclarative (Develay, 1991), ou d’un savoir procédural à un savoir déclaratif (Beillerot, 1996).
La transposition didactique : du concept à l’outil
Avant d’aborder le concept de transposition didactique et ses spécificités, nous souhaitons clarifier le sens du mot didactique aujourd’hui dans le domaine des sciences de l’éducation.
Définition du concept de didactique
L’adjectif et nom féminin « didactique » vient du grec didaktikos2 ou didaskô, fréquentif de disco : art de la répétition ; de didaskein, enseigner, et de didascalos, l’enseignant, le répétiteur (Morandi, 2001). Le sens du mot est attaché à l’idée de répétition, d’enseignement, et Comenius, l’un des premiers à définir ce terme dans son ouvrage de 1657 Magna didactica, le décrit comme « l’art d’enseigner, l’ensemble des moyens et des procédés qui tendent à faire connaître, à faire savoir quelque chose, généralement une science, une langue, un art » (Comenius, 1657/1992). Il s’agit alors de « maîtriser » les différents éléments qui constituent l’objet d’enseignement3 que le professeur s’est donné pour objectif, d’en posséder les tenants et aboutissants qui fondent ce que nous nommons aujourd’hui « concept » (Barth, 2004, pp. 35-454) afin de pouvoir le révéler à l’élève.
Gérard Vergnaud, pour qui « la didactique d’une discipline étudie les processus de transmission et d’acquisition relatifs au domaine spécifique de cette discipline » (Vergnaud, 1978), situe cette discipline dans la réflexivité sur le savoir et l’ingénierie de l’éducation. Étudier « les processus de transmission et d’acquisition » entraîne nécessairement une réflexion sur la nature de ce qu’on a à enseigner.
L’introduction de l’ouvrage de Johsua et Dupin explicite le mot en ces termes :
Si l’on devait risquer une définition [de la didactique], on pourrait dire que la didactique d’une discipline est la science qui étudie, pour un domaine particulier […], les phénomènes d’enseignements, les conditions de la transmission de la « culture » propre à une institution (singulièrement ici les institutions scientifiques) et les conditions de l’acquisition des connaissances par un apprenant (Johsua, Dupin, 1999, p. 2).
On comprend que la didactique est une discipline qui se situe en dehors de l’action pédagogique, de l’ici et maintenant du cours, qu’elle est un champ de la réflexion sur l’action pédagogique, qu’elle participe à l’ingénierie de l’élaboration d’un enseignement.
Raisons pour lesquelles nous avons placé le temps didactique en amont et en aval du temps pédagogique (Terrien, 2010). Le temps didactique est le temps du questionnement de l’objet d’enseignement, du questionnement épistémologique et du questionnement sur les modalités de transmission qui permettront à l’élève d’acquérir et de comprendre ce qu’il apprend, le temps des hypothèses de travail qui seront vérifiées par et dans l’activité de l’élève, le temps de la réflexion et de la préparation des actions pédagogiques (contrats didactiques). Mais il est aussi après l’action, quand nous faisons le bilan sur le résultat des actions pédagogiques menées avec l’élève ou le groupe, et que nous en tirons des enseignements pour ajuster nos prochains cours.
Le temps didactique est distinct du temps pédagogique, car c’est un temps de réflexion en profondeur sur ce qu’on veut enseigner, les raisons pour lesquelles on enseigne un savoir, sur les manières dont on l’enseigne, et qui tient compte de ce que l’on connaît des élèves qui nous sont confiés5.
Les types de transposition didactique : externe, interne
Revenons, maintenant que la notion de didactique est située, au concept de transposition didactique. Comme nous l’avons relevé ci-dessus, il existe deux formes de transposition didactique : externe et interne. La première est faite par ce que Martinand appelle la noosphère (Martinand, 1984), c’est-à-dire un groupe de personnes qui détermine ce qui doit être enseigné dans tel ou tel programme. Ces personnes sont des experts d’une discipline scientifique ou d’un métier et sont en capacité de définir ce qu’un étudiant ou un élève doit savoir et donc apprendre au cours de son cursus. Leurs choix des contenus déterminent les programmes ou curriculae qui devront être enseignés. Ils peuvent aussi définir des référentiels professionnels de compétences. Pour l’école, il s’agit principalement de chercheurs et d’universitaires, mais aussi d’inspecteurs de l’éducation, de professeurs en charge d’enseignements. Pour les enseignements professionnels, les experts sont les professionnels du métier, mais aussi les inspecteurs, les chercheurs ou universitaires ayant un rapport avec le métier, et des professeurs en charge des enseignements. Ce groupe polymorphe n’a pas forcément les mêmes points de vue sur les savoirs à enseigner, et les choix des cursus et leur organisation sont le résultat d’un consensus, de négociations, où les luttes de pouvoir entre spécialistes et professionnels ne sont pas absentes. L’intersubjectivité n’est pas acquise et doit aussi faire partie des discussions qui permettront d’élaborer un programme ou un référentiel.
La transposition didactique externe permet de passer d’un savoir savant ou expert (professionnel) à des contenus qui seront consignés dans des programmes ou référentiels.
La transposition didactique interne, celle de l’enseignant
La transposition didactique interne est celle que fait le professeur à partir d’un ou des savoirs pris dans les programmes qui sont mis à sa disposition, mais aussi depuis peu, à partir des indicateurs donnés dans les référentiels de compétences. Cette transposition didactique a deux formes : la première amène le professeur à s’assurer du contenu de ce savoir, à le questionner épistémologiquement, à connaître l’ensemble des éléments qui le constituent, pour pouvoir faire des choix dans l’organisation de son enseignement, voire des « deuils », c’est-à-dire des parcelles de la connaissance qui ne seront pas traitées ; la seconde l’oblige à faire des choix dans l’organisation des savoirs à enseigner, à organiser par étapes son enseignement, à créer des espaces de transaction didactique entre lui et les élèves, ou les élèves entre eux, et à contrôler l’acquisition de ce savoir. Là encore, le professeur fait le choix d’abandonner certains contenus pour se centrer sur d’autres qu’il estime plus importants : il fait des « deuils ». D’une certaine manière, ses choix révèlent ses conceptions de l’enseignement de sa discipline, une forme idéologique de sa pédagogie.
La transférabilité du modèle sur la question des savoirs
La transposition didactique est un processus qui décrit le passage d’un savoir savant à un savoir universitaire, et plus exactement à un programme de première année en sociologie (Verret, 1975). Les didacticiens en mathématiques l’ont transféré dans leur domaine et en l’adaptant au niveau scolaire. Ce faisant, du processus qui décrit, on a fabriqué un outil qui prescrit des programmes et des référentiels de compétences. Ce qui fonctionne pour les mathématiques devrait fonctionner pour les autres disciplines enseignées à l’École. Mais cette hypothèse a été très vite discutée, car qu’appelle-t-on savoir savant ? Et tous les savoirs enseignés à l’École sont-ils des savoirs savants ? Jean-Louis Martinand, dès 1984, a été l’un des premiers à faire remarquer que tous les savoirs enseignés à l’École n’étaient pas des savoirs savants, et que beaucoup d’entre eux étaient directement issus de pratiques professionnelles, de métiers, ce qui l’a amené à parler de pratiques sociales de référence. À ce stade de la réflexion, la transposition didactique était adaptée aux disciplines universitaires et scolaires issues des savoirs théoriques « savants », mais qu’en était-il des disciplines professionnelles, celles directement liées au métier ? Poursuivant la réflexion sur la didactique professionnelle, Raisky en 1996 fait remarquer que dans les enseignements professionnels, le principe d’isomorphisme – on enseigne à l’élève des gestes déjà professionnels – obligeait à reconsidérer le phénomène de transposition didactique. S’il ne remet pas en cause le concept, il l’interroge différemment. Enfin un autre didacticien, Johsua (Johsua, 1996), note qu’on enseigne à l’école principalement des pratiques (savoir lire, écrire et compter).
Ainsi le concept de transposition didactique a permis de distinguer les savoirs savants, des pratiques sociales de référence ou savoirs experts et leur niveau d’enseignement, le laboratoire, l’université, et l’école. Sur cet aspect les travaux réalisés par Develay au début des années 1990 permettent de mieux cerner les caractéristiques des catégories de savoirs et comment les enseigner (Develay, 1991).
La définition de la discipline
Une autre conséquence de la transposition didactique a été la redéfinition des disciplines. En effet, s’il y a des disciplines scolaires, on observe qu’elles ne sont pas toutes constituées des mêmes éléments. Reprenant à son compte le concept de matrice disciplinaire, Develay redéfinit en 1992 la structure d’une discipline. Elle est constituée (cf.Annexe II) :
- d’une matrice disciplinaire et ses quatre éléments ;
- d’objets ;
- de tâches (définies par des activités et par la mise en œuvre des connaissances et des compétences. Elles caractérisent la discipline) ;
- de connaissances procédurales : forme opératoire de la connaissance ;
- de connaissances déclaratives : forme prédictive de la connaissance.
En délimitant ainsi les éléments qui fondent une discipline, Develay fait principalement référence à l’ouvrage de Thomas Samuel Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1969-1971) qui questionne les présupposés épistémologiques qui structurent un groupe de chercheurs. Pour Develay, une discipline (scolaire ou autre) est caractérisée par ces cinq éléments et si certains peuvent être communs à plusieurs disciplines (le livre, la méthode), d’autres sont spécifiques (l’instrument, l’archet). Sur ce point, l’écriture musicale, comme objet et comme tâche, caractérise la discipline musique.
Allant plus avant dans ce qui délimite le champ disciplinaire, Johsua relie les savoirs enseignés dans une discipline à différentes références qu’il décrit ainsi : les savoirs répertoriés peuvent ainsi appartenir à des références théoriques (reconnues par l’institution), des références savantisées (rendues savantes pour l’occasion), des références expertes (reposant principalement sur des savoir-faire, des pratiques) et des références intermédiaires (liées à des techniques spécifiques) (Johsua, 1996). Ainsi, la discipline « Musique », ou du moins son enseignement, possède des références théoriques (reconnues par le monde de la recherche) telles l’acoustique, la physique, la physiologie, etc., des références « savantisées » (rendues savantes pour l’occasion) comme la formation musicale (ex-solfège), l’harmonie, etc., des références expertes (savoir-faire ou pratiques) : la composition, l’interprétation, l’improvisation, etc., et des références intermédiaires (savoirs techniques spécifiques) : la dictée musicale, la transposition, etc. (Terrien, 2012)
Ainsi le concept de transposition didactique oblige l’enseignant à questionner la nature du savoir qu’il veut enseigner et ce questionnement l’amène à situer les éléments caractéristiques de celui-ci dans différents domaines qui montrent la complexité du savoir musical, démythifiant sa structure. Le travail de transposition didactique décrit l’aspect polymorphe de l’enseignement musical et situe les connaissances dans leur contexte d’origine.
À quoi sert la transposition didactique au musicien-enseignant ?
Suite à cet exposé, nous réalisons que la transposition didactique d’un savoir musical nécessite de déconstruire celui-ci en autant d’éléments qui le constituent et d’être en mesure de connaître l’ensemble de ses caractéristiques. Connaître l’histoire d’un savoir musical, les processus cognitifs qui le constituent, ceux qui permettent son acquisition, amène le professeur de musique sur le chemin du questionnement épistémologique, afin d’éviter une présentation axiomatique de son enseignement. La transposition didactique analyse le savoir musical dans l’ensemble de ses dimensions, sous tous ses aspects (musicaux et musicologiques, techniques, scientifiques), et permet à l’enseignant de mieux le cerner, d’en organiser la transmission en prenant en compte les processus cognitifs impliqués dans son acquisition. Le travail de transposition didactique conduit le musicien-enseignant à une plus grande rigueur dans son projet pédagogique car la préparation du cours, l’élaboration de contrats didactiques et leurs ajustements aux capacités des élèves le mettent à l’écoute de ses élèves. Préparer un cours, c’est aussi l’inscrire dans une perspective d’autres cours, dans une progression pédagogique, qui peut englober une séquence dans le continuum d’une année de cycle, et de pouvoir penser jusqu’à un projet pédagogique global.
La maîtrise de son objet d’enseignement, des références associées à ses caractéristiques, tant scientifiques que technico-pratiques, procurent à l’enseignant la disponibilité nécessaire à l’observation et la compréhension des processus cognitifs des élèves. Le professeur peut ainsi adapter, réguler et organiser les activités du cours en tenant compte des capacités des élèves. Ces attentions, loin d’être démagogiques, garantissent aussi une approche éthique de l’enseignement musical dans le respect de chacun.
La transposition didactique interne peut être considérée comme un outil de professionnalisation de l’enseignant-musicien.
Pour autant, la mise en œuvre d’une telle réflexion et du travail qu’elle demande est, dans les premiers temps, chronophage et quelque peu désorientante car elle nécessite de considérer l’objet d’enseignement sous l’ensemble des éléments qui le constitue, musical, technique et scientifique. En même temps, cela nécessite d’imaginer la situation de cours dans toute sa diversité pour élaborer des contrats didactiques susceptibles de mettre l’élève en état de recherche (Brousseau, 1998) et donc d’apprendre. Si la transposition didactique ne fait pas le pédagogue, elle y contribue en le rendant plus sensible aux enjeux de la transmission de son savoir et de connaissances spécifiques à son domaine musical.
Conclusion
La transposition didactique, dont on a considéré les différentes facettes dans ce rapide exposé, représente dans l’espace de l’enseignement musical un outil qui doit aider le musicien à devenir professeur de musique en le conduisant progressivement à identifier les caractéristiques de chaque posture professionnelle, celle de l’artiste et celle de l’enseignant,à mieux connaître les techniques nécessaires à l’enseignement de la musique et ses spécificités, à accroître ses capacités réflexives pour passer d’une forme opératoire de la connaissance musicale à une forme prédictive de la connaissance musicale (Vergnaud, 2013), et ainsi mieux situer son enseignement selon le niveau et les capacités de ses élèves.
Reste que cet outil qui parcellise le savoir doit être adapté à l’enseignement musical car le professeur d’instrument ou de chant, de formation musicale ou d’écriture, n’enseigne jamais une partie de la musique, mais un ensemble. Raison pour laquelle, s’il veut que l’apprentissage musical soit cohérent, pertinent et surtout non axiomatique, il lui faut préparer ses objets d’enseignement pour être en mesure de les adapter aux capacités des élèves qui lui sont confiés. Si la transposition didactique déconstruit le savoir pour mieux connaître et comprendre les éléments qui le constituent, il ne le disloque jamais dans l’enseignement musical. Le professeur n’enseigne pas un geste sans une intentionnalité musicale, sa pédagogie est toujours inscrite dans le sens que véhicule l’œuvre étudiée. Cela signifie qu’une fois délimité, le savoir musical ne prend son sens que s’il est réintégré dans l’ensemble. Le travail de transposition didactique clarifie la compréhension de la musique.
Des savoir-faire de l’artiste à ceux de professeur, il s’agit de deux postures complémentaires qui s’enrichissent par une pratique réflexive organisée par la transposition didactique.
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Sous presse, « Quelques perspectives pour une didactique de l’enseignement musical », inCalmettes Bernard, Carnus Marie-France, Garcia-Debanc Claudine et Terrisse André, Regard des didactiques des disciplines sur les pratiques et la formation des enseignants. Presses Universitaires de Louvain, CRIPEDIS, Belgique.
Sous presse, « La matrice disciplinaire des programmes d’éducation musicale (1970-2008) : enjeux et perspectives de formation », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, revue internationale, 14 p. (à paraître).
2012, « Pour une didactique de l’enseignement musical », in Elalouf Marie-Laure, Robert Aline, Belhadjin Anisa et Bishop Marie-France (dir.), Les Didactiques en question(s). État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2012,pp. 170-179.
VERGNAUD Gérard
2001, « Àquoi sert la didactique », in Ruano-Borbalan Jean-Claude (coord.), Éduquer et former, les connaissances et les débats en éducation et en formation, Auxerre, Edition Sciences Humaines, 2e édition refondue et actualisée, pp. 273 à 279.
2000, Lev Vygotski, pédagogue et penseur de notre temps, Paris, Hachette éducation.
1994, « Théorie et concepts fondamentaux », in Apprentissages et didactiques, Paris, Hachette Éducation, p. 66 et suivantes.
VERRET Michel
1975, Le Temps des études, Paris, Honoré Champion.
WEBER Max
1998, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Paris, Métailié.
Notes
1 Axiome : vérité indémontrable, qui doit être admise.
2 Le Petit Robert (2002), article « Didactique », Paris, Le Robert VUEF, p. 744.
3 Nous nommons « objet d’enseignement » un concept, une notion, un geste musical.
4 Lire sur la notion de concept le travail de Britt-Mari Barth dans son ouvrage réédité en 2004, L’Apperntissage de l’abstraction, Paris, Retz.
5 Pour celles et ceux qui s’intéresseraient aux théories didactiques, je renvoie aux ouvrages de Brousseau (1998), Chevallard (1985), Sensevy et Mercier (2007). Cf. bibliographie.