Le Moment musical D 780 op. 94 n° 6 en la bémol majeur de Franz Schubert
Analyse didactique à partir de la notion de milieu
- Résumé
- Abstract
Cet article est le fruit d’une collaboration croisant la didactique du piano et les sciences de l’éducation de la musique. À partir des concepts de milieu didactique (Brousseau, 1998 ; Margolinas, 1998) et de transposition didactique (Verret, 1975 ; Chevallard, 1991 ; Terrien, 2014), plusieurs paradigmes sous-tendent le texte : théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy et Mercier, 2007 ; Batézat-Batellier, 2013), neurosciences appliquées au mouvement (Berthoz, 2013), médecine du musicien (Chamagne, 1995). À partir de quelques extraits du Moment musical D 780 op. 94 n° 6 en la bémol majeur de Schubert, l’article s’attachera à montrer l’intérêt à penser le geste et le mouvement dans le temps pédagogique du cours à partir de la notion de milieu. Il pourra en outre trouver un prolongement dans des observations de séquences d’apprentissage, montrant les adaptations singulières de l’élève aux gestes pianistiques et les transactions didactiques qui l’accompagnent.
Plan
Texte intégral
Toute une vie
Et le rêve ne meurt jamais…
Avant-propos
Jean-Pierre Loublier est décédé le 18 mai 2022, avant la parution de cet article dont il se réjouissait tant ! Jean-Pierre était non seulement un pianiste virtuose – mais dont une dystonie de fonction à la main droite avait handicapé la carrière –, mais aussi un professeur passionné par la didactique du piano, inventant avec une inépuisable créativité des exercices permettant à ses élèves de maîtriser les difficultés de la littérature pianistique, infatigable chercheur en transposition didactique. Il m’a fait connaître très tôt L’Art du piano de Heinrich Neuhaus (1971), les Principes rationnels de la technique pianistique d’Alfred Cortot (1928) et les 51 Exercices de Brahms (1928) qui sont, encore aujourd’hui, mes ouvrages de référence en matière de technique. Il se définissait comme un créateur de « concepts pianistiques », dont un certain nombre figurent dans son mémoire de Médecine des arts (2003), prolongé par des exercices et des études, car Jean-Pierre était aussi un compositeur plein de talent.
Lors de notre dernière réunion de travail, chez lui, à Achères, nous avions commencé l’analyse des savoirs pianistiques à l'œuvre dans la pièce de Clara Wieck-Schumann, Impromptu (Le Sabbat), première des Quatre Pièces caractéristiques op. 5 (1834-36) : notes répétées, descentes en tierces, accords appogiaturés, déplacements... y étaient analysés en termes de postures et de gestes, autant de milieux-corps à assimiler pour l’élève. Nous avions le projet de faire éditer des Cahiers didactiques, sous-titrés Savoirs pianistiques en jeu, autour de deux ou trois œuvres, et il cherchait, après Schubert et Clara Schumann, une troisième pièce pour terminer ce premier cahier, mais la maladie et les circonstances de la vie en ont, hélas, décidé autrement.
Cadre théorique
La notion de milieu
Lorsque l’on aborde une œuvre pianistique en vue d’un apprentissage, on identifie un style musical et l’on convoque un certain nombre de techniques sensées s’y appliquer au mieux. Marcel Mauss parle de « techniques du corps » pour décrire cet « acte traditionnel et efficace » (1934, p. 9), s’inscrivant dans la transmission de la tradition interprétative. Ces techniques font appel au corps en ce qu’il est à la fois objet sur lequel on agit et moyen d’action (Mauss, 1934, p. 10). L’élève-pianiste est ainsi confronté à la nécessité d’adapter son geste au passage considéré en mobilisant la technique appropriée. En quoi la notion de « milieu » issue de l’épistémologie génétique de Piaget, puis reprise par Guy Brousseau (1998), didacticien des mathématiques, et plus récemment dans le cadre de la théorie de l’action didactique conjointe (Sensevy et Mercier, 2007), permet-elle de penser différemment l’apprentissage que les notions de gestes ou de techniques ? Nous nous efforcerons, dans cet article, d’en convaincre le lecteur, après avoir, dans un premier temps, défini la notion de milieu didactique.
Au sens commun, le milieu est ce qui nous environne, dans lequel nous vivons et auquel nous devons nous adapter, connoté parfois d’attributs psychologiques, tel un milieu protecteur, ou hostile. Le milieu est défini par Guy Brousseau comme « système antagoniste de l’élève » (1998, p. 321), c’est-à-dire tout ce qui lui oppose une résistance lors de son apprentissage : raisonnement mathématique, compréhension de texte, apprentissage instrumental en sont des exemples. Ce milieu que Brousseau qualifie d’« antagoniste » peut être cognitif, sensori-moteur, expressif : ce dernier combinant par ailleurs milieux cognitifs, sensori-moteurs, proprioceptifs, subordonnés au style de l’œuvre, à ses hiérarchies de changements, à sa forme temporelle (Imberty, 2004).
Cette caractéristique antagoniste rend compte de la nécessité, pour l’élève, de l’assimiler dans un premier temps aux moyens disponibles. L’assimilation est définie par Piaget « comme l’incorporation d’une réalité extérieure » (Piaget, 1977, p. 357). L’élève assimile – ce qui n’implique pas qu’il en ait la maîtrise – une difficulté pianistique aux moyens techniques à sa disposition, aux schèmes sensori-moteurs qui sont disponibles. Il lui faudra, dans un second temps, adapter ces schèmes à la difficulté rencontrée, ce que Piaget nomme accommodation des schèmes au milieu. Cette adaptation conduira à une équilibration majorante, correspondant à un perfectionnement du schème sensori-moteur mobilisé et donc, à un perfectionnement de la compétence travaillée.
Comme le dénote le sens commun du mot « milieu », en situation d’enseignement-apprentissage, le savoir en jeu est également au centre, au milieu, entre l’élève et le professeur, qui agissent conjointement sur lui, le milieu agissant en retour sur eux au cours du jeu didactique que constitue un cours. Le milieu peut ainsi être comparé à un tapis de jeu, régi par des règles :
On considère deux joueurs, A et B1. Pour gagner au jeu, le joueur A doit produire certaines stratégies. Ces stratégies, il doit les produire de son propre mouvement, proprio motu. Il accompagne A dans ce jeu. B gagne lorsque A gagne, c’est-à-dire lorsque A produit les stratégies gagnantes […]. C’est un jeu organiquement coopératif : A ne peut prétendre gagner sans B, B ne peut prétendre gagner sans A. (Sensevy, in Sensevy et Mercier, 2007, p. 20)
Pour que l’élève apprenne, le milieu doit agir sur lui et il doit, en retour, pouvoir agir sur le milieu ; le professeur, de son côté, est impliqué dans le milieu, le remodelant dans le but de faire apprendre l’élève. Le milieu est ainsi un système d’interactions entre élève et professeur, sur lequel ils agissent conjointement. L’un ou l’autre sont ainsi amenés à le faire évoluer en réponse aux actions exercées par chacun : une séquence de cours est ainsi caractérisée, entre autres, par une succession de milieux, appelée mésogenèse (Sensevy, 2007), décrivant les modifications des transactions didactiques à partir de l’objet d’apprentissage entre l’élève et le professeur : « les transactions didactiques, par essence, voient leur contenu se modifier avec le temps » (Sensevy, 2007, p. 30). La catégorie de mésogenèse permet de décrire cette succession de milieux co-élaborés par le professeur et l’élève : « on peut alors considérer cette catégorie comme manière de décrire spécifiquement le travail conjoint du professeur et des élèves […] » (Sensevy, 2007, p. 30).
Le rôle du professeur consiste non seulement à proposer à l’élève des milieux didactiques calibrés à ses capacités, mais encore à établir avec lui un « contrat » réglé par les attentes réciproques entre lui et son élève. Ces attentes dépendent du milieu considéré et des « règles du jeu » tacitement admises par les deux partenaires de ce jeu didactique (Sensevy, 2007). Ainsi, une activité de déchiffrage ou d’interprétation d’une pièce constitueront des milieux différents, soumis à des contrats différenciés : l’erreur par exemple n’y aura pas la même cause (de lecture dans la première, de mémoire, par exemple, pour la seconde) et sera traitée différemment dans l’une ou l’autre des situations. Contrat et milieu doivent être équilibrés et évoluer parallèlement.
De l’œuvre musicale à sa didactisation
Tout milieu n’est pas destiné à faire l’objet d’un enseignement : ainsi en est-il de la plupart des œuvres musicales, à l’exception des exercices et études, dont la finalité est explicitement didactique. On parle alors de milieu adidactique, où toute intervention pédagogique est absente. Lorsqu’un élève est confronté à une œuvre qui n’a jamais été travaillée avec son professeur et que celui-ci n’intervient pas, le milieu est adidactique. Ce caractère non didactique du milieu peut masquer les notions à apprendre, dont l’absence de maîtrise se manifeste à l’occasion d’erreurs qui sont le signe de la rétroaction du milieu : les milieux à aborder se manifestent ainsi diachroniquement, et avec une logique didactique propre à l’élève qui devient de facto son propre professeur. Ce concept trouve en particulier son origine dans la philosophie de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau telle qu’il la développe dans l’Émile : « Ne donnez à votre élève aucune leçon verbale ; il n’en doit recevoir que de l’expérience. » (Rousseau, cité dans Sensevy, 2011, p. 111). L’élève apprend donc seul, par l’expérience, et c’est la résistance que lui offre ce milieu antagoniste et les rétroactions qu’il produit, qui provoquent l’apprentissage, l’amenant à s’adapter, à accommoder son geste à la prescription de la partition.
La formule de Debussy, « Cherchons nos doigtés », est un exemple de milieu adidactique, en invitant l’élève au tâtonnement et à la recherche du doigté qui lui convient, selon l’adage cité par le compositeur, selon lequel « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». L’inscription de doigtés par le professeur est un premier geste de transposition didactique, défini ainsi par Yves Chevallard : « le travail qui, d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement, est appelé la transposition didactique2. » (Chevallard, 1991, p. 39). Transformer le « savoir savant », une pratique experte, en objet d’enseignement est le rôle dévolu au professeur qui va didactiser l’œuvre musicale, en isoler les passages qu’il sait être sources de difficultés, voire inventer des exercices permettant à l’élève de surmonter ces difficultés.
Milieu-corps et milieu-soi
Si les savoirs théoriques se matérialisent dans des milieux cognitifs, l’enseignement instrumental fait agir l’élève sur un instrument – ici le piano (milieu-instrument) – et sur son corps (milieu-corps). Les informations proprioceptives3 – lui donnant le sens de la position des segments et de leur vitesse – seront associées aux informations auditives, tactiles, aux émotions, émanant des différents récepteurs. Perceptions, anticipations mobilisant la mémoire et action créent ainsi une boucle complexe où interagissent corps et instrument :
Le corps en tant que milieu spécifique implique qu’il fait résistance et produit des rétroactions, donnant des informations au professeur et à l’élève. Le corps permet aussi à l’élève d’agir sur l’instrument et par voie de conséquence sur le son. Le son est alors de nouveau perçu par l’élève et ainsi de suite. (Batézat-Batellier, 2017, p. 53)
L’idée d’une boucle simple entre actions et perceptions est aujourd’hui à relativiser en prenant en compte la théorie des neurones miroirs, selon laquelle action ou perceptions activeraient les mêmes neurones (Berthoz, 2013, p. 27), accréditant la thèse de « l’existence d’un répertoire de préperceptions lié à un répertoire d’actions », grâce auquel « le cerveau peut simuler des actions pour en prédire les conséquences et choisir la plus appropriée » (Berthoz, 2013, p. 20).
L’élève est confronté à un méta-milieu complexe et nous reprendrons le concept de milieu-soi (Batézat-Batellier, 2013) pour articuler les milieux corporels et sensoriels, pour « attirer l’attention des élèves sur leurs sensations et l’expérience qu’ils en ont » (Batézat-Batellier, 2013, p. 54). Batézat-Batellier en donne une définition en le rattachant à la perception de soi et des autres, ainsi qu’aux techniques du corps :
Le milieu-soi intègre l’attention au corps. Il est un milieu de la conscience dans le corps et du corps pénétré par la conscience. Il émane du milieu-corps qui fonctionne comme un support de techniques (Mauss, 1934-1936) permettant un usage adéquat de l’instrument de musique. Il est source de sensations, permettant à la fois la justesse du son produit par l’instrumentiste, et son accord avec les sons produits par les autres. (Batézat-Batellier, 2017, p. 53)
C’est ce milieu-soi, considérant le corps du pianiste, à la fois comme objet et comme instrument, comme ensemble de récepteurs et effecteurs, qui sera l’objet de la seconde partie de cet article. Nous avons choisi d’appliquer cette notion à l’étude de trois passages du Moment musical D 780 op. 94 n° 6 en la bémol majeur de Schubert, composé en 1825, dont Alfred Einstein nous dit qu’il est « une variante de la sarabande de l’op. 142, mais plus émouvante et davantage voilée de souffrance ; ce pourrait être le menuet d’une sonate que Schubert n’a jamais écrite » (1958, p. 374). Nous proposerons successivement un exercice préparatoire avant de nous centrer sur trois milieux didactiques : le mouvement de piston du coude, le rôle de l’index et la synergie pouce-auriculaire et, enfin, le toucher dans la production de deux accords enharmoniques.
Application pratique
Le mouvement de piston du coude
Quel que soit l’instrument, le musicien se doit d’exercer des mouvements physiques qui lui permettent de faire travailler les muscles et des segments musculaires autres que ceux dont il a besoin dans la vie courante, pour pratiquer son art.
Avant de se mettre au piano ou à un quelconque autre instrument, il est nécessaire d’échauffer les muscles de la main et des doigts. A cette fin, nous proposons un exercice de cinq doigts en posant les doigts sur les cinq notes.
Tête haute, épaules en avant sans les affaisser, élargir les omoplates, amener lentement les mains sur le clavier en commençant par le bras et non l’avant-bras puis poser les doigts sur une des positions choisies (do-ré-mi-fa-sol, ou mi-fa#-sol#-la#-si, ou la gamme par tons à partir de si, selon sa main), le creux du coude toujours vers le haut.
Dans un premier temps, sans jouer, exercer quelques mouvements circulaires du poignet, puis des mouvements de « piston » du coude, en laissant les doigts sur les touches, sans les enfoncer. Le pouce doit glisser sur la touche, la main « roulant » au-dessus des doigts longs sans glisser sur les touches et l’auriculaire fait ressortir son articulation. Nous recommandons d’exercer une dizaine de mouvements de pistons du coude, poignets fixes mais souples.
Jouer ensuite l’exercice n° 1 en faisant bien les différentes nuances indiquées, sans attaques verticales mais en éprouvant la sensation d’entrer vers l’intérieur du piano (horizontalement), de « rouler » sur les doigts longs et de stabiliser la main avec la synergie pouce-auriculaire.
C’est le même mouvement qui sera utilisé pour les motifs « anacrouse » du Moment musical op. 94 n° 6.
Le travail de l’index, la synergie pouce-auriculaire
Avec la même position que pour l’exercice n° 1, creux du coude vers le haut, le pouce sert de « gouvernail » dans la succession des accords, index tendu en « clé de voûte » permettant de stabiliser la main.
Milieu 1, le motif « anacrouse »
Motif récurrent dans la pièce, il suit un schème de tension-détente, en deux phases : anacrouse entre la première noire et la blanche pointée, accent expressif sur la blanche pointée, et désinence entre la blanche pointée et la dernière noire.
Les élèves ayant tendance à piquer la première noire, nous suggérons de mettre un tiret sur la noire en anacrouse et un accent sur la blanche pointée (appui suivi d’un accent expressif). Au niveau des doigtés, l’index de la main droite sur le la bémol stabilise la main.
Avec la pédale enfoncée avant le premier accord, la noire sera jouée avec le mouvement de piston écourté, vers l’intérieur du clavier – ce qui évitera le piqué du premier accord –, avant d’attaquer la blanche pointée selon le même principe mais cette fois-ci, tenu. Ce geste s’appliquera à tous les motifs de même type, en accommodant ce schème aux différentes empreintes.
Milieu 2, la conduite mélodique dans le jeu en accords
Le coude joue ici un rôle dans la conduite mélodique : le mouvement symétrique de croches part des deux coudes qui s’écartent progressivement jusqu’à la première blanche et ce, sans relâcher la tension jusqu’au ré bémol.
D’autres passages de l’œuvre donneront lieu à un travail spécifique du corps du musicien, mais l’important sera d’accommoder le geste en fonction des intentions expressives portées par l’imaginaire, le geste pouvant lui-même induire de l’expressivité, selon une boucle geste-musique. C’est particulièrement le cas pour le passage en enharmonie des mesures 28 et 29.
Milieu 3, l’enharmonie
En variant le poids et l’attaque en fonction de la tonalité et des enharmonies (fa bémol – mi bécarre), et en mobilisant les récepteurs tactiles des doigts, il est possible de faire sonner différemment le même accord. Ceci n’est toutefois possible que si l’enchaînement des deux sonorités est anticipé mentalement, programmant le geste, l’important étant de changer « à l’intérieur de soi-même ». C’est précisément le sens du toucher et une attention particulière aux perceptions émanant de la peau qui caractérisera le milieu-soi considéré.
Conclusion
Après avoir explicité la notion de milieu comme « système antagoniste », à partir duquel s’effectue l’apprentissage, et qui génère les transactions didactiques, nous avons décliné la notion en milieu adidactique versus didactique, avant d’introduire les milieux spécifiques à l’apprentissage instrumental que sont le milieu-corps et le milieu-soi, dont il est en quelque sorte la prise de conscience. Choisissant quelques exemples du Moment musical op. 94 n° 6, nous avons proposé un travail de didactisation, transposant didactiquement ces passages en en explicitant les gestes et les rôles des différents segments : ainsi le mouvement de piston orienté vers l’intérieur du clavier, le rôle stabilisateur de l’index (milieu 1), celui structurant des coudes (milieu 2), ou enfin, le sens du toucher en vue du changement de couleur enharmonique (milieu 3).
La description de ces milieux n’épuise pas leurs infinies actualisations au cours des situations d’apprentissage car leurs successions et les transactions didactiques dont ils feront l’objet dépendront des interactions entre l’élève et le professeur. Circonscrire et expliciter ce qui se passe dans chacun des passages choisis du Moment musical de Schubert n’augure donc pas de la manière dont ces milieux seront abordés, de l’infinie variété d’échanges verbaux, de gestes, de représentations et d’émotions auxquels ils donneront lieu à chaque fois que cette pièce sera travaillée : comment l’élève s’appropriera-t-il le schème du mouvement du piston, comment l’accommodera-t-il au motif liminaire et à ses différentes variantes ? À quelles transactions didactiques entre l’élève et le professeur cela donnera-t-il lieu ?
Le milieu ouvre non seulement un espace dialogique et ludique – au sens du jeu didactique –, mais invite à une praxéologie, conjuguant pratique et savoir, praxis et logos (Bourg, 2008, p. 74). Ce que nous retiendrons toutefois pour ouvrir cet article sur de futurs prolongements, c’est l’inscription du geste dans la temporalité du mouvement musical et l’impossibilité de le réduire à une représentation arrêtée, encore moins à sa traduction verbale : chaque milieu générera d’innombrables variations des milieux-corps, réfractés dans la conscience et guidés par « le sens du mouvement » (Berthoz, 2013). Le paradigme des neurosciences nous invite à approfondir le concept de milieu, en pensant le geste, pas simplement soumis à une boucle de rétroaction entre actions et perceptions, mais en considérant les perceptions – en particulier proprioceptives –, comme des actions potentielles : « il faut partir du but que poursuit l’organisme et comprendre comment le cerveau va interroger les capteurs en en réglant la sensibilité, en combinant les messages, en en préspécifiant des valeurs estimées, en fonction d’une simulation interne des conséquences attendues de l’action. » (Berthoz, 2013, p. 287) Appliqué à notre mouvement du piston et au rôle de l’index dans le début du Moment musical, cela impliquera de prendre conscience des sensations combinées du coude – tourné vers l’extérieur –, et son mouvement en profondeur vers l’intérieur du clavier, l’index clé de voûte de la main, le pouce en « gouvernail », et d’en anticiper les conséquences sur le phrasé et la sonorité, conséquences que la mémoire des actions passées aura permis de prédire et d’évaluer.
Bibliographie
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Notes
1A est ici l’élève et B le professeur.
2Cette notion, initialement appliquée à l’enseignement des mathématiques, a été développée dans le contexte de l’enseignement musical par Pascal Terrien dans son article « De l’enseignement à la musique : la transposition didactique » (2014).
3Venant des récepteurs visuels, vestibulaires, musculaires, cutanés et musculo-articulaires (Berthoz, 2013, p. 33).