Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Martin Barré

L’édition des Suites pour violoncelle de Bach par Friedrich Grützmacher
Profanation ou éloge ?

Article
  • Résumé
  • Abstract

Bien qu’on attribue la renaissance des Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach à Pablo Casals, celles-ci ont été omniprésentes dans la formation des violoncellistes du XIXsiècle. Depuis la première édition publiée en 1824 par Louis Norblin, professeur de violoncelle au Conservatoire de Paris, sous le titre de Six Sonates ou Études, les Suites furent constamment rééditées par divers interprètes de toute l’Europe. La fidélité aux sources et la notion d’Urtext n’étant pas ancrées dans les esprits du XIXsiècle, les Suites se virent quelques peu arrangées, remaniées voir complètement défigurées. Friedrich Grützmacher en livre sa propre édition en 1866. Considérée comme une vieillerie presque comique de nos jours en raison de la multitude d’indications qui noircissent la partition et surtout de la réécriture fréquente de la musique même, cette version est totalement tombée dans l’oubli. Avec ses indications de phrasé ou de tempo, ses ajouts de nuances, d’accords, de voix, ses nouvelles modulations et même ses transpositions, l’édition de Grützmacher semble à l’opposé de notre notion actuelle d’authenticité, alors que le violoncelliste prétendait justement rendre service à l’œuvre. Pourtant, loin d’être une simple folie arbitraire, cette édition a beaucoup à nous apprendre. Que ce soit à propos des habitudes interprétatives d’une époque, de la réception de la musique ancienne ou de l’amour cultivé pour Bach, la version des Suites de Grützmacher est une mine d’or qu’il convient d’exploiter pour réinterroger nos pratiques actuelles.

Texte intégral

Introduction

Le mouvement de l’interprétation historiquement informée connaît un important tournant à la charnière des XXe et XXIe siècles. Chargée d’un lourd passé encore trop proche, la musique du siècle romantique ne fait pas partie des priorités des acteurs de ce mouvement qui, dans les années 1959-1960, commencent par rejouer les œuvres de la période dite baroque, celle qui n’avait pas de tradition d’interprétation. Certains ensembles se sont aventurés dans la musique du XIXe siècle et les grands noms de l’interprétation historiquement informée comme Nikolaus Harnoncourt1, Philippe Herreweghe ou John Elliott Gardiner se sont mis à enregistrer les symphonies de Schubert, Brahms et même Bruckner. Ce qui était entendu par « historiquement informé » se limitait souvent, dans le cadre des interprétations de la musique du XIXe siècle, à l’utilisation d’instruments d’époque et à une réflexion sur le style. Il s’agissait de donner une nouvelle couleur aux œuvres canoniques de Brahms, Mendelssohn et Beethoven, notamment en rejetant la lourdeur et le pathos qui caractérisaient les interprétations de la génération de la première moitié du XXe siècle, celle de chefs comme Furtwängler, Mengelberg ou Karajan un peu plus tardivement. Cela n’était d’ailleurs pas sans une certaine volonté de déplacer la dimension politique de l’interprétation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme l’a expliqué Harnoncourt à la fin de sa vie2.

Ce n’est qu’au crépuscule du XXe siècle que l’interprétation historiquement informée de la musique dite romantique a connu une importante mutation. Ce changement s’est particulièrement fait sentir dans la musicologie anglo-saxonne notamment à travers les travaux de Clive Brown3. À l’instar des recherches entreprises quelques décennies plus tôt autour des XVIIe et XVIIIe siècles, qui avait aboutie à la parution de grammaires de l’interprétation, Brown s’est appuyé sur une étude approfondie des méthodes, éditions et témoignages du XIXe siècle pour aboutir à une volumineuse somme qui ouvre la voie à un nouveau champ d’étude. La grande nouveauté apportée par ces nouvelles recherches est l’intérêt porté aux premiers enregistrements. En plus de permettre d’entendre des interprètes du siècle précédent, cette nouvelle source met au jour l’écart qu’il peut exister entre la performance et les sources écrites4.

En parallèle, les études sur l’interprétation de la musique romantique ont également permis de reconsidérer les éditions d’interprètes, regardées avec beaucoup de méfiance de nos jours. Encore fortement positiviste à ses débuts, le mouvement de l’interprétation historiquement informée a pu entraîner une sorte de fétichisation de l’original et de quête chimérique de l’authenticité5. De nos jours, l’Urtext règne en maître sur l’interprétation et il n’est pas question de s’en écarter. L’utopie d’une édition idéale, synthèse arbitraire des différentes sources, a fait l’objet de nombreuses critiques notamment à propos de son autorité6. La vague de l’Urtext a donc totalement éclipsé les autres types d’éditions. Jouer aujourd’hui une pièce pour clavecin de Rameau dans l’édition faite par Saint-Saëns7 ou l’Orfeo de Monteverdi dans celle de Vincent d’Indy8 relèverait de la plus grande ignorance alors que des éditions scientifiques existent. Ce n’est que très récemment que les éditions d’interprètes, longtemps regardées comme des incohérences historiques, ont été reconsidérées. Les très nombreuses éditions de Friedrich Grützmacher sont symptomatiques de ce changement de paradigme. Kate Bennett Wadsworth, dont la thèse porte sur ce corpus, montre que, loin d’être considéré comme un acte de vandalisme, le geste éditorial de Grützmacher s’inscrit dans une tradition établie au fil du XIXe siècle9. Mais le corpus d’œuvres éditées par le violoncelliste est si vaste qu’une seule thèse ne pouvait suffire à le traiter exhaustivement et c’est pourquoi Kate Bennett Wadsworth a fait le choix de se concentrer sur les éditions d’œuvres contemporaines et de ne pas s’attarder sur celles de musiques considérées comme anciennes.

Nous nous proposons donc de prolonger la réflexion de Bennett Wadsworth sur la reconsidération des éditions de Grützmacher et plus particulièrement du canon que représentent de nos jours les Suites de Bach. Cette édition, « la plus impardonnable des contributions de Grützmacher »10, pose de nombreuses questions. Que faire d’un Bach fardé et travesti ? Que peut nous apprendre cette édition ? Que peut-on en déduire à propos des habitudes interprétatives d’une époque et surtout du rapport que celle-ci peut entretenir au passé, plus particulièrement à Bach ? Nous commencerons par un bref portrait de Grützmacher dont l’intense activité d’éditeur a profondément impacté la transmission du répertoire pour violoncelle. Nous replacerons ensuite la figure de Bach et les Suites pour violoncelle du compositeur dans le contexte de la seconde moitié du XIXsiècle pour nous concentrer enfin sur l’édition qu’en fait Grützmacher qui, malgré l’anachronisme extrême qui se dégage de la partition, se rapproche curieusement de certaines habitudes interprétatives associées à la période baroque.

 

Friedrich Grützmacher, l’éditeur infatigable

Le XIXe siècle est marqué par la figure du virtuose. Cependant, alors que des artistes comme Liszt ou Paganini ont connu une certaine pérennité, les violoncellistes sont vite tombés dans l’oubli. Pourtant, plusieurs d’entre eux mènent alors une véritable carrière de soliste, donnant lieu à la production d’un vaste répertoire virtuose dont seule une infime partie est encore jouée actuellement. David Popper, Auguste-Joseph Franchomme ou encore Alfredo Piatti : tant de noms qui ont marqué l’histoire de leur instrument à travers certains ouvrages théoriques, mais surtout un répertoire, édité avec la plus grande minutie. Friedrich Grützmacher est sûrement l’exemple le plus probant de cette triple figure du virtuose-compositeur-éditeur.


	Portrait de Friedrich Grützmacher, 1880, photographie, 8 x 6 cm, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique (IFN-7721017).

Portrait de Friedrich Grützmacher, 1880, photographie, 8 x 6 cm, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique (IFN-7721017).

Violoncelliste allemand né en 1832, Grützmacher tient une place de choix dans la riche généalogie de l’école allemande du violoncelle11. Il est l’un des principaux représentants de l’école de Dresde fondée par Karl Drechsler et surtout Friedrich Dotzauer, avec qui il étudie12. Avant cette carrière en Saxe, Grützmacher tient à partir de 1848 la place de violoncelle solo dans l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig après avoir été recommandé par Ferdinand David. Il est au même moment professeur au conservatoire de la ville et joue aux côtés de David, avec lequel il devient ami, dans le célèbre quatuor à cordes du Gewandhaus. Ce n’est qu’en 1870 qu’il est appelé à Dresde, où il restera jusqu’à sa mort en 1903, pour devenir violoncelle principal de l’orchestre de la cour du roi de Saxe et, à nouveau, professeur au conservatoire. On compte parmi ses élèves Hugo Becker, auteur d’un important traité pour l’instrument13 ou encore Wilhelm Fitzenhagen, créateur des Variations sur un thème rococo de Tchaïkovski.

Les positions importantes qu’occupe Grützmacher au cours de sa vie lui permettent d’être en contact avec l’élite musicale de l’époque, comme le violoncelliste russe Karl Davidov (son ami), ou encore Richard Strauss, dont il créée le Don Quichotte en 1898. En tant que compositeur, Grützmacher laisse un important corpus d’au moins 72 opus autour duquel un important travail de recherche reste encore à faire. De nos jours, parmi ses œuvres, seules ses redoutables Études op. 38 sont encore travaillées.

En tant qu’éditeur, il reste dans les mémoires comme étant l’un des plus importants « vandales »14 de l’histoire de la musique. Tout au long de sa vie, le violoncelliste a arrangé, transcrit et édité des centaines d’œuvres15. Son édition du Concerto en si bémol de Boccherini a d’ailleurs longtemps fait référence16. Parmi ce vaste corpus, on trouve aussi bien des compositeurs contemporains du virtuose tels que Schumann ou Mendelssohn, que des compositeurs considérés comme plus « anciens », comme Haydn, Tartini, Bach et ses fils. L’intérêt débordant pour le répertoire de son instrument le pousse même à éditer des œuvres alors tombées dans l’oubli comme des concertos de Jean-Louis Duport ou de Daniel-François-Esprit Auber.

Bien qu’elles aient longtemps fait office de références, les éditions de Grützmacher ont été rejetées avec virulence et jugées impures par les récents mouvements d’interprétation historiquement informée qui ont abouti à la suprématie de l’Urtext17. Noircies de doigtés, de coups d’archet, de phrasés et de toutes autres sortes d’indications se rapportant à l’interprétation, ces éditions sont devenues le symbole de la décadence d’un siècle qui a mutilé et défiguré les œuvres du passé autant que celles du présent18. Ni Mendelssohn ni Tartini n’échappent à cette herméneutique musicale qui caractérise l’époque et à laquelle se plie également l’édition. Il faut expliquer, commenter, préciser les œuvres des grands compositeurs. Au-delà du simple « aide-mémoire » pour l’interprète, des refontes totales des œuvres sont parfois opérées. Le fameux Concerto en si bémol de Boccherini est en réalité constitué de quatre pièces différentes du violoncelliste italien et complété par une cadence de Grützmacher dans un style tout à fait romantique. C’est avec le plus profond mépris que notre époque a regardé d’un œil paternaliste ce siècle où naissait la musicologie, où le rapport au passé était considérablement différent et où l’arrangement avait une tout autre place. Que faire de ces éditons aujourd’hui ? Doit-on les voir comme des curiosités archéologiques qui n’auraient leur place que dans le domaine de la recherche ? Ou bien peut-on y trouver des informations quant aux habitudes interprétatives d’une époque, voire les considérer comme des œuvres à part entière ?   

Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de resituer le contexte. Le XIXe siècle est celui de l’arrangement, de la transcription et du pastiche désormais produits à une échelle industrielle19. Les virtuoses sont également compositeurs et font démonstration de leur technique à travers les multiples « fantaisies », « variations » ou « réminiscences » sur tel air d’opéra à la mode. Il est donc tout à fait naturel pour eux de proposer une édition personnelle d’une œuvre avec leurs doigtés, coups d’archet et phrasés.

À propos de Grützmacher, éditeur particulièrement prolifique, Kate Bennett Wadsworth distingue plusieurs niveaux d’édition. Beaucoup d’œuvres publiées par le violoncelliste sont de la plume de compositeurs contemporains, les informations sont alors d’ordre interprétatif et s’inscrivent dans une optique didactique. Il s’agit de fournir un guide aux violoncellistes amateurs ou étudiants qui leur permettrait d’aborder une œuvre sans risquer de s’y noyer comme cela peut être le cas face à une partition vierge d’indications. Tels des échafaudages, les doigtés, les liaisons, les nuances et les coups d’archet servent de fondement à l’étude d’une œuvre et peuvent être retirés une fois la musique assimilée. Il y a derrière ces éditions une volonté d’aboutissement d’un travail considéré comme inachevé par les autres compositeurs, comme l’explique le violoncelliste dans une lettre adressée à son éditeur Max Abraham, fondateur des éditions Peters20. Cette initiative ne concerne d’ailleurs que des compositeurs que le violoncelliste a pu côtoyer directement ou à travers leur entourage comme ce fut le cas avec Clara Schumann ou Ferdinand David. Il précise d’ailleurs sur ses éditions que ses indications s’inscrivent « dans la tradition du compositeur »21 : ce sont le respect et le sens de la pédagogie qui l’animent.

C’est donc avec un regard totalement neuf qu’il faut reconsidérer ces éditions, ainsi que le défend Bennett Wadsworth. Alors que les actuels Urtext proposent une version édulcorée, passée au filtre de l’objectivité scientifique qui défend une certaine forme d’authenticité, les éditions d’interprètes contemporains des compositeurs sont bien plus proches de la réalité de l’époque. Les musiciens ont tenté de noter l’interprétation, poussant parfois à l’extrême la précision : en résulte des partitions noircies d’indications. De fait, ces annotations sont de précieuses informations quant à la réalité interprétative d’une époque, bien qu’elles nous paraissent totalement étrangères de nos jours. À l’instar de la déstabilisation provoquée par l’écoute des premiers enregistrements, c’est tout un imaginaire interprétatif solidement établi depuis quelques décennies qu’il faut déconstruire pour reconsidérer ces sources et accepter que même les œuvres canoniques n’échappent pas à leur contexte d’exécution.

Au XIXsiècle, la connaissance de la musique du passé est encore assez limitée et, bien souvent, on ne connaît les compositeurs qu’à travers une seule pièce comme le célèbre Menuet de Boccherini ou le Rigaudon de Rameau22. Les éditions de musique du passé de Grützmacher n’échappent pas à cette tendance et il est parfois difficile de retrouver la source d’un Vivace de Martin Berteau ou encore d’un Lento de Charles-Nicolas Baudiot. À côté de ces pièces isolées aux origines obscures, on trouve également des œuvres éditées intégralement comme des concertos de Boccherini, les Sonates pour viole de gambe et clavecin de Bach et surtout ses Suites pour violoncelle seul.

 

Le baroque romantique : des Sonates ou Études de Sébastien Bach aux Suites de Johann Sebastian Bach

Bach n’a jamais eu à être redécouvert comme veut le faire croire chaque nouvelle génération musicale23. Sa figure est omniprésente dans l’histoire de la musique et la stabilité de son statut réside dans sa plasticité. Il n’y a pas un Bach mais de multiples Bach, fabriqués par chaque époque pour permettre de définir et réguler la musique comme l’ont montré Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion à travers leur ouvrage La Grandeur de Bach24. Alliant leurs disciplines, le musicologue et le sociologue retracent « l’histoire de l’historicisation de Bach » et montrent comment ce dernier a subi une « musicalisation » (Bach devient synonyme de la musique à lui seul) au XIXe siècle tout en jouant un rôle central dans la fabrication des nouvelles sensibilités musicales25.

Des compositeurs du passé, Bach est le seul à susciter un tel engouement, et Haendel ou Rameau, bien que connus à cette époque, n’accèdent pas au titre de « père de la musique »26. À côté de l’enthousiasme, c’est aussi la crainte que suscitent ses compositions. Projetées dans ce siècle où une musique n’est considérée comme sérieuse que si elle transcende la technique instrumentale, les œuvres du Cantor de Leipzig fascinent par leur complexité contrapuntique et leur virtuosité d’écriture. Alors que s’impose de plus en plus l’idée d’un travail préalable à la compréhension d’une œuvre, la déstabilisation provoquée par sa musique devient la clé du génie de Bach. Son œuvre est un mystère qu’il faut tenter de décrypter, un labyrinthe dans lequel se perdre est synonyme de jouissance. Ce n’est pourtant qu’une infime partie de son catalogue qui est alors connue à cette époque. Fauquet et Hennion soulèvent ce paradoxe qui perdure tout au long du siècle : un Bach démiurgique est placé sur un piédestal alors que sa vie et son œuvre sont quasiment méconnues.

D’un point de vue biographique, les musicographes comme Forkel ou Fétis ne ressassent que quelques anecdotes qui permettent de forger une hagiographie où sont mises en avant la simplicité et la modestie de la vie de Bach, faisant de lui un véritable exemple moral. De sa musique, on connaît son œuvre pour clavier et surtout le Clavier bien tempéré, abondamment pratiqué dans une perspective pédagogique. Quelques cantates comme l’Actus tragicus sont également données en concert ainsi que des pièces de danses isolées. Enfin, « la » Passion de Bach est considérée comme son plus grand chef d’œuvre, celle selon Saint Matthieu qui occulte pendant longtemps celle selon Saint Jean. Ce ne sont donc que des fragments épars de sa vaste production qui sont connus et joués au XIXe siècle. En France, les trois pièces les mieux connues de Bach sont le premier prélude en do majeur du Clavier bien tempéré – mais par le biais de l’Ave Maria de Gounod –, « l’Air de la Pentecôte » – qui est en fait l’aria pour soprano « Mein gläubiges Herz » de la Cantate BWV 68 – et la Passion selon Saint Matthieu dont on ne joue que des extraits27.

En Allemagne, la création de la Bach-Gesellschaft en 1850 est une étape décisive car elle entraine la publication de la première édition monumentale de l’œuvre du compositeur28. Pour la première fois, sa musique est accessible à travers une version vierge de toutes les transformations qu’elle a pu subir à travers les divers arrangements et transcriptions. Les Suites ont constamment été éditées au cours du XIXe siècle mais l’intérêt qui leur était porté était essentiellement dû à leur qualité pédagogique.

Les Suites pour violoncelle seul BWV 1007-1012, composées dans les années 1720, sont assez peu présentes dans les discours sur Bach élaborés au cours du XIXe siècle. Forkel, premier biographe de Bach, ne fait que les mentionner avec toutefois beaucoup d’estime29. Exceptée la musique pour clavier, l’œuvre instrumentale de Bach ne trouve guère son auditoire et elle est en grande partie reléguée à un rôle didactique. C’est pourquoi la première édition que fait Louis-Pierre Norblin30 en 1824 des Suites s’intitule Six Sonates ou Études. Il prétend d’ailleurs dans la préface que Bach avait écrit des séries d’exercices pour les « trois principaux instruments » et qu’il ne fait que réhabiliter une œuvre injustement oubliée auprès de ses autres corpus didactiques que sont les « Fugues pour piano [le Clavier bien tempéré] et les Études pour violon [les Sonates et Partitas] »31. Cette édition, qui se veut respectueuse de l’original, d’où l’absence d’indications de la part du violoncelliste, souffre de nombreuses erreurs et sert pourtant de référence à toutes celles qui vont suivre jusqu’à la première publication Urtext de l’œuvre par la Bach-Gesellschaft en 1879, qui est loin de faire office de référence au moment de sa parution. Après plus d’un siècle d’oubli, l’intérêt pour les Suites est exponentiel.


	Six Sonates ou Études pour le Violoncelle Solo. Composées par J. Sébastien Bach, Paris, Janet et Cotelle, 1824 (éd. Louis-Pierre Norblin).

Six Sonates ou Études pour le Violoncelle Solo. Composées par J. Sébastien Bach, Paris, Janet et Cotelle, 1824 (éd. Louis-Pierre Norblin).

À la suite de la première édition, entreprise contre toute attente par un Français, les Suites sont constamment rééditées par tous les plus grands virtuoses de l’époque. L’édition française paraît un an plus tard à Leipzig puis, l’année suivante, c’est Dotzauer, professeur à Dresde, qui en donne sa propre version. Il s’agit de la première édition d’interprète : elle aura une vaste descendance32. Les termes de Sonates et d’Études ont totalement occulté celui de Suites qui sera, paradoxalement, rétabli par Grützmacher dans sa fameuse édition publiée en 1866. C’est d’ailleurs au moment où les violoncellistes cherchent à sortir l’œuvre de son statut pédagogique que le texte original commence à être modifié, alors que les premières éditions étaient relativement sobres d’un point de vue des indications.

Les Suites dans leur version d’origine étaient inadaptées au cadre de la prestation publique telle qu'on la concevait au XIXe siècle. Elles sont travaillées dans les conservatoires à des fins didactiques mais ne sont que très rarement données en concert, encore moins dans leur intégralité33. Une œuvre pour violoncelle seul représente déjà un événement singulier, d’où l’étiquette d'études qui a directement été plaquée sur les Suites. De plus, leur manque de virtuosité ainsi que leur stabilité dans les graves de l’instrument les rendent inadaptées au goût du public de l’époque. Plusieurs tentatives vont être faites pour sortir l’œuvre de son statut didactique.

Les plus populaires sont les multiples tentatives d’harmonisation à travers l’ajout d’un accompagnement au clavier34. C’est ce qu’avait commencé à entreprendre Schumann à la suite de son harmonisation des Sonates et Partitas pour violon. Détruit en partie, l’arrangement fut terminé par Friedrich Wilhelm Stade35.


	[Prélude de la deuxième Suite], Sonaten für Violoncello solo. Mit Begleitung des Pianoforte herausgegeben von Dr. W. Stade, Leipzig, Heinze, 1864.

[Prélude de la deuxième Suite], Sonaten für Violoncello solo. Mit Begleitung des Pianoforte herausgegeben von Dr. W. Stade, Leipzig, Heinze, 1864.

C’est également ce que propose Carl Georg Peter Grädener en 187136 ou Alfredo Piatti, violoncelliste italien, qui, défendant l’idée que Bach improvisait un accompagnement au clavecin sous la partie de violoncelle, projetait de les publier avec une partie de piano37. Ce dernier les jouait d’ailleurs régulièrement en concert à partir de 1859, donnant plusieurs mouvements d’une même suite, une combinaison de mouvements issus de différentes suites ou une suite complète38. L’accompagnement est toujours modeste et le piano ne prend jamais le dessus sur le violoncelle, il ne se contente que de souligner les harmonies suggérées par Bach. Ce besoin d’harmonisation est chose courante à cette époque et il est fréquent d’entendre, jusqu’aux années 1920, des mouvements isolés des Suites accompagnés d’un piano39. Joachim Raff va même jusqu’à transcrire les six Suites pour piano solo comme il l’avait fait pour les Sonates et Partitas pour violon, en ajoutant tout de même la mention « d’après Bach ». Le texte est réécrit et adapté aux possibilités techniques du clavier. À l’instar de l’Ave Maria de Gounod, les préludes sont interprétés comme des appels à la mélodisation à l’instar de celui de la quatrième Suite, dont la partie de violoncelle devient une figure d’accompagnement.


	[Prélude de la quatrième Suite], Sechs Sonaten für Violoncell von Joh. Seb Bach für Pianoforte bearbeitet von Joachim Raff, Leipzig, Rieter-Biedermann, 1871.

[Prélude de la quatrième Suite], Sechs Sonaten für Violoncell von Joh. Seb Bach für Pianoforte bearbeitet von Joachim Raff, Leipzig, Rieter-Biedermann, 1871.

Dans un bref article en ligne à propos des éditions des Suites parues au cours du XIXsiècle40, George Kennaway, après avoir analysé et comparé une douzaine d’éditions, propose deux hypothèses pour expliquer les nombreuses modifications de l’œuvre. Une première explication serait pour lui l’absence de manuscrit autographe qui empêche, par conséquent, une certaine autorité du texte, comme c’est le cas des Sonates et Partitas pour violon. Bien que la connaissance de l’œuvre de Bach soit assez restreinte dans la première moitié du siècle, les manuscrits connus comme étant de la main de Bach n’ont pas empêché les différents arrangements, retouches et autres transformations. Mendelssohn, par exemple, avait reçu pour ses quatorze ans une copie du manuscrit original de la Passion selon Saint Matthieu et c’est pourtant dans une version amputée de près d’un tiers des numéros, avec un vaste chœur accompagné d’un orchestre symphonique, où les instruments modernes remplacent ceux du temps de Bach, comme le clavecin, qu’il recréé l’œuvre en 182941.

L’argument de l’autorité exercée par l’existence d’un manuscrit autographe semble donc anachronique lorsqu’il est appliqué au XIXsiècle. La fidélité à l’Urtext est une notion très récente et l’idée d’authenticité était alors bien éloignée de celle que nous avons de nos jours. Pour la société du XIXsiècle, respecter une œuvre, lui rendre hommage et surtout l’aimer, c’est la transcrire, l’arranger, la modeler, la rendre plastique. Comme l’ont montré Fauquet et Hennion, la première édition monumentale des œuvres de Bach, publiée par la Bach-Gesellschaft à partir de 1850, a donné lieu, paradoxalement, à une floraison d’arrangements. L’accès au texte original devient un argument pour légitimer les modifications. L’authenticité découle alors du caractère sourcé de l’arrangement.

La seconde hypothèse formulée par Kennaway est l’absence de statut canonique des Suites pour violoncelle au XIXsiècle, canonisation qui s’effectue notamment à partir de l’enregistrement qu’en fait Pablo Casals entre 1936 et 1939. Bien que l’idée d’un canon musical se développe à partir du XVIIIsiècle42, l’autorité du texte ne s’impose comme nouveau paradigme qu’à la fin du XIXsiècle, et le concept même d’œuvre musicale n’émerge qu’à l'orée de celui-ci43. La musique de Bach est perçue au XIXe siècle comme un idéal inaccessible, qui impose le respect, l’admiration et la piété. Sans être véritablement connue, elle est immédiatement élevée au rang de canon musical, à tel point que l’arrangement et la transcription deviennent des rites initiatiques pour se rapprocher du compositeur. Transcrire Bach, c’est travailler à sa compréhension et à son assimilation. L’arrangement est, dans le cas de Bach, le signe d’une profonde marque de respect. Il est le modèle à partir duquel tout doit découler. La musique de Beethoven est beaucoup moins remaniée car il ne dispose pas de la même figure d’autorité. Comme on le répète souvent au XIXsiècle : « Bach est le père, Beethoven le modèle44. »

Si l’enregistrement qu’en fait Pablo Casals marque définitivement l’entrée des Suites dans le Panthéon musical, celles-ci, étant l’œuvre de Bach, jouissaient déjà d’un statut canonique, ce qui ne permet donc pas de justifier les modifications opérées par les différents violoncellistes au XIXsiècle. Le canon, pas plus que son processus de fabrication, ne sont ni immuables ni atemporels. Alors qu’au cours du siècle romantique, une œuvre est canonisée à travers l’arrangement, et donc l’altération, au XXsiècle, elle l’est par la recherche du texte d’origine, vierge de toute modification.

La seconde tentative pour rendre les Suites dignes d’être exécutées au concert consiste à les arranger ou, si nous pouvons nous permettre ce néologisme, à les « virtuoser ». Jugées trop simples, trop graves ou encore trop monodiques, les Suites subissent diverses opérations consistant à les complexifier pour correspondre à l’horizon d’attente du public de l’époque. L’ère des virtuoses est caractérisée par une démonstration permanente des capacités techniques des interprètes et ceux-ci, comme le public, ne peuvent se contenter d’une œuvre soliste ne contenant aucun passage virtuose. L’exemple le plus probant à cet égard est la première édition que livre Friedrich Grützmacher des Suites en 1866.

 

Éloge de l’impur : les Suites de Bach par Grützmacher

Les Suites de Bach semblent avoir toujours fait partie du répertoire de Grützmacher. Il les découvre à travers l’édition annotée par son professeur, Friedrich Dotzauer45, qui contient quelques suggestions de doigtés, de tempi et d’articulations. C’est dans cette version qu’il exécute, en 1867, toute la cinquième Suite sans accompagnement à Halle46. Il a pourtant fait éditer sa propre version chez Peters l’année précédente47. Pour la première fois, le terme d’« études » est abandonné au profit de l'original « suites », affirmant d’emblée la volonté de sortir l’œuvre de la sphère didactique, bien que subsiste l’appellation « sonates ». Le sous-titre du frontispice indique « Édition nouvelle, revue et arrangée pour être exécutée aux concerts », le nom imposant de Grützmacher, écrit dans les mêmes lettres capitales que celui de Bach, trônant au-dessus. Rendre exécutable une œuvre au concert, c’est-à-dire appréciable pour le public de l’époque, nécessite de la rendre virtuose et donc de la transformer. Bien au-delà des simples ajouts que les précédentes éditions avaient pu contenir, c’est toute l’œuvre que Grützmacher modifie en profondeur. Sermonné par son éditeur Max Abraham, fondateur des éditions Peters, à propos d’autres œuvres arrangées, le violoncelliste prend la défense de son acte éditorial dans une lettre que nous retranscrivons ci-dessous, tant elle est décisive pour comprendre ce qui l’animait.

Très estimé ami !

Je ne pouvais pas avoir de surprise plus inattendue et plus douloureuse que celle que m’ont apportée vos lignes aujourd’hui. Un travail que j’ai fait avec un soin et un amour inexprimable peut-il vous paraître aussi raté ? Qu’ai-je fait pour susciter un tel avis ? Ces compositions que j’apprécie tant, comme quiconque, n’ont pas été touchées par quoi que ce soit, et mon travail porte uniquement sur les indications.

À cet égard, le point de vue que je défends depuis longtemps est que de si grands hommes, tels que Schumann, Mendelssohn, etc. ne pouvaient pas prendre le temps d’écrire toutes les indications jusque dans les moindres détails, alors que ce doit être mon but ultime  et j’en serai très honoré  de réfléchir à toutes les nuances que ces maitres ont imaginées et de faire connaître leurs œuvres à tous ceux qui ne sont pas capables d’un tel travail. Je peux me considérer comme légitime devant les autres à exercer une telle activité en raison des multiples expériences que j’ai eues à cet égard avec de nombreux compositeurs de renom, qui m’ont toujours témoigné leur entière reconnaissance pour la réduction de leurs œuvres.

Schumann et Mendelssohn ne peuvent plus m’exprimer leur jugement, mais pour me justifier et me satisfaire, je peux dire que ma conception des petites pièces de Schumann a eu l’entière approbation de Madame Clara Schumann, et que je possède un avis écrit très favorable sur mon arrangement du Concerto pour violoncelle de Schumann par W. Bargiel (parent du maître et juge sévère en ce qui concerne la conception et le traitement des œuvres de Schumann), que je vous présenterai volontiers lors de la visite que vous m’avez promise.

Je ne crois pas non plus pouvoir regarder le jugement des compositeurs que j’ai cités, car lorsque, comme moi, on a joué si souvent les œuvres en question avec les artistes les plus divers, en privé et en public, la bonne manière de jouer se révèle peu à peu si clairement qu’il ne peut plus y avoir de doute. Ce sont les résultats de ma longue pratique que je me suis efforcé de consigner dans mes éditions.

Il m’a toujours semblé que le but particulier de votre édition (et j’ai cru que vous partagiez ce point de vue) était de rendre les œuvres accessibles à tous ceux qui ne sont pas en mesure de s’y orienter suffisamment, grâce aux indications les plus précises  et pas uniquement grâce aux doigtés  car c’est de loin la chose la plus insignifiante (même avec un mauvais doigté, on peut encore jouer une pièce), mais surtout grâce à l’indication de la bonne exécution, à l’apport des nuances et des contrastes nécessaires, sans lesquels aucune œuvre musicale au monde ne peut être pensée et mise en valeur  et à cet égard, il y avait également dans les œuvres de Schumann (et précisément dans celles-ci, parce que le compositeur était particulièrement éloigné de la pratique) bien des choses, non à corriger, mais à compléter !

Si certains ne partagent peut-être pas le point de vue que je viens d’exposer, je sais par une très grande expérience que beaucoup en sont très reconnaissants, et je suis certain qu’une bonne volonté telle celle que je montre, associée aux connaissances nécessaires, sera de plus en plus reconnue. Qui pourrait découvrir dans mon travail autre chose que le plus grand soin et le plus grand amour pour ces compositions ? Et seule la légèreté serait à blâmer !

En vous remerciant encore une fois et en vous assurant que je n’ai modifié aucune note des œuvres que je vous ai envoyées et qu’aucune atteinte ne leur a été portée, j’attends votre visite avec grand plaisir et je vous adresse mes salutations les plus cordiales, les plus amicales et les plus respectueuses.

F. Grützmacher, Dresde, 17 septembre 1884.

P.S. : Mon arrangement des suites de Bach pour concert, que vous avez mentionné, ne peut pas non plus m’être reproché, car j’ai poursuivi et atteint le but indiqué, j’ai ensuite obtenu de grands succès en les présentant, ce qui aurait été impossible avec l’original, plus simple48.

Grützmacher insiste sur le fait que ses éditions n’ont pas pour objectif de corriger, mais bien de compléter les œuvres des autres compositeurs. Pour lui, ces derniers n’ont pas pris le temps de doter leur partition d’indications musicales assez précises. Il dénonce par exemple l’absence de nuances chez Schumann, qui serait due à son manque de sens pratique. Tel un scribe au service d’un créateur, il se met dans une position de retrait, complétant seulement le travail des autres et défendant l’idée d’une partition-guide qui contiendrait tous les éléments pour rendre l’exécution de l’œuvre la plus fidèle possible.

Pour défendre cette position, Gützmacher avance l’argument de la légitimité, procurée tout d’abord par son appartenance à l’élite musicale. Lorsqu’il édite des œuvres de ses contemporains, c’est qu’il est soutenu par ces derniers. Mais aussi, et surtout, sa légitimité est procurée par son expérience, qui lui permet, entre autres, de justifier ses éditions d’œuvres de compositeurs du passé, s’octroyant ainsi un droit de modification sur la musique des autres. Ce privilège provient de sa renommée en tant que soliste, mais aussi en tant que pédagogue. Selon lui, sa longue carrière lui a donné l’occasion de jouer tout type de musique, comme en témoigne son important corpus éditorial. Son édition des Suites de Bach est donc le fruit d’une érudition et d’une expérience, et non une fantaisie totalement arbitraire. Difficile en revanche, de se faire une idée de la réception de cette version, bien que le violoncelliste en vante le succès auprès du public – mais cette question dépasserait le cadre du présent article.

Grützmacher est le seul interprète à avoir publié deux éditions différentes des Suites de Bach. Une seconde édition paraît l’année suivant la première. Beaucoup plus proche des manuscrits, elle rejoint la lignée des éditions d’interprètes ne comportant que de simples suggestions de doigtés et de coups d’archets49. Elle pourrait être perçue comme la conséquence d’une prise de conscience des excès de la précédente édition, mais une lettre de l’éditeur Peters adressée au violoncelliste en 1865 vient réfuter cette idée50. Il semblerait que le projet d’origine était de publier la version de concert et la version « originale » sur deux portées, dans une même édition, comme l’avait fait Ferdinand David pour les Sonates et Partitas51. La seconde édition n’est donc pas publiée en réaction à la première, mais devait la compléter. Encore une fois, un regard anachronique a été porté sur cette anecdote, participant à la diabolisation de la première édition.

Maintenant que nous connaissons la double mission que s’est imposée Grützmacher, à savoir expliciter la musique des autres compositeurs et proposer une version de concert plus populaire auprès du public, ouvrons désormais cette édition pour voir en quoi consistent ces révisions et arrangements.


	Six Sonates ou Suites pour Violoncelle seul par J. Seb. Bach. Édition nouvelle, revue et arrangée pour être exécutée aux concerts par Fr. Grützmacher, Leipzig / Berlin, Peters, 1866.

Six Sonates ou Suites pour Violoncelle seul par J. Seb. Bach. Édition nouvelle, revue et arrangée pour être exécutée aux concerts par Fr. Grützmacher, Leipzig / Berlin, Peters, 1866.

Plusieurs niveaux de modifications sont à distinguer. C’est tout d’abord sur le paratexte qu’intervient Grützmacher, c’est-à-dire toutes les indications autour du texte musical. Quasiment absentes chez Bach, elles abondent dans la version de Grützmacher. S’inscrivant dans la tradition des précédentes éditions, le violoncelliste commence par indiquer les tempi en italien. C’est un long processus de ralentissement de la musique ancienne qui commence à cette époque, et qui perdurera jusque dans l’après-guerre. Les mouvements considérés comme lents, à l’instar des sarabandes, sont constamment qualifiés de Largo ou Lento. D’un autre côté, certaines indications surprennent par leur écart vis-à-vis des habitudes interprétatives actuelles. Vierge de tout enregistrement canonique, Grützmacher indique Allegro moderato en tête du prélude de la Deuxième suite alors que, depuis Casals, celui-ci est joué plutôt lentement, avec un certain sentiment d’austérité. Ou encore l’indication Vivace pour la gigue de la quatrième Suite, alors qu’on lui donne aujourd’hui un caractère plutôt populaire ou solennel.

De très nombreuses indications noircissent la partition. Que ce soit à propos du caractère, des nuances ou du phrasé, Grützmacher a méticuleusement annoté l’œuvre de Bach. Une grande gamme de nuances est déployée, allant du pp au ff. Sans surprise, les mouvements au caractère vif et majestueux comme les préludes des troisième et quatrième Suites, sont indiqués forte, et les sarabandes commencent toujours piano, souvent accompagnées de la mention dolce ou ma espressivo. C’est cette même mention qui précède, de manière plus inattendue, le premier menuet de la deuxième Suite ou la courante de la quatrième. Dans le panel des dynamiques, la forte présence d’accents et surtout de sfz peuvent autant servir à mettre en avant certaines notes étrangères qu’à marquer les temps forts, comme dans le prélude de la cinquième Suite. Les accents ou sfz peuvent aussi être placés sur des temps faibles, ce qui vient perturber le flux original de la phrase, comme dans la gigue de la deuxième Suite, où le troisième temps est accentué, donnant un aspect bancal à la ligne.


	Prélude de la cinquième Suite, mes. 1-4.

Prélude de la cinquième Suite, mes. 1-4.


	Gigue de la deuxième Suite, mes. 1-9.

Gigue de la deuxième Suite, mes. 1-9.

De nombreux crescendi, diminuendi, ralentendi rythment les mesures, suivant la plupart du temps la ligne mélodique, comme dans le prélude de la troisième Suite. Chaque mouvement se termine d'ailleurs par un ritenuto, souvent accompagné d’accents pour marquer la cadence et lui donner un aspect grandiose. Grützmacher prend même la peine d’écrire systématiquement une case de deuxième fois pour la dernière mesure.


	Prélude de la troisième Suite, mes. 33-45.

Prélude de la troisième Suite, mes. 33-45.


	Gigue de la première Suite, mes. 30-34.

Gigue de la première Suite, mes. 30-34.

Grützmacher propose également des indications de caractère. Aux côtés des dolce et ma espressivo qui accompagnaient la plupart des sarabandes, d’autres indications plus surprenantes apparaissent. C’est le cas du début du prélude de la deuxième Suite, qui est à jouer molto marcato, ce qui, encore une fois, est à l’opposé des habitudes actuelles, tout autant que les pesante écrits pour l’allemande de la troisième Suite. La moitié des allemandes doivent être jouées con grandezza. Toutes ces indications témoignent d’une volonté de « romantiser » Bach, de le rendre monumental. La notation extrêmement précise empêche tout écart et assure le respect de l’œuvre du maître. Grützmacher cherche donc à montrer que cette musique, loin d’être obsolète, est parfaitement d’actualité et peut revêtir une parure moderne.

Pour ce faire, le violoncelliste n’hésite pas à intégrer des coups d’archet qui pourrait être qualifiés d’anachroniques, comme le staccato, geste virtuose par excellence, popularisé par Paganini. C’est avec ce coup d’archet que s’ouvre le prélude de la troisième Suite, probablement joué à un tempo très vif.


	Prélude de la troisième Suite, mes. 1-3.

Prélude de la troisième Suite, mes. 1-3.

À côté de la virtuosité du staccato, de nombreux types de coups d’archet tout aussi virtuoses, par leur combinaison et leur variété, cohabitent. Les indications originales, que ce soit celles des manuscrits ou celles des premières éditions, sont totalement modifiées. L’exigence technique de la main droite du violoncelliste se retrouve dans des mouvements comme l’allemande de la première Suite, qui alterne à une vitesse impressionnante les différents types de phrasés.


	Allemande de la première Suite, mes. 1-6.

Allemande de la première Suite, mes. 1-6.

Toutes ces indications sont assez courantes au XIXsiècle. L’absence de paratexte dans les partitions de musique ancienne est souvent considérée comme un manque à combler. C’est encore ce que fait Bartók au siècle suivant lorsqu’il édite Bach, Scarlatti ou Mozart52. Tous ces commentaires musicaux sont à considérer comme des échafaudages. Ils permettent d’accompagner les amateurs ou les élèves dans la construction d’une interprétation, mais sont éphémères. Grützmacher, loin de se contenter d’un simple paratexte, va plus loin encore en modifiant le texte lui-même.

De cette transformation, parfois profonde, du texte, émerge alors un paradoxe entre la volonté de rendre virtuose l’œuvre, tout en l’adaptant aux contraintes organologiques de l’époque, ce qui donne parfois lieu à des simplifications. En plus du paratexte, dont la fonction est surtout didactique, Grützmacher densifie l’écriture en introduisant de nouveaux accords, de nouvelles harmonies, ou tout simplement des gestes virtuoses pour faire concorder l’œuvre avec le goût contemporain. Parmi ces gestes, les octaviations sont fréquentes. Les graves du violoncelle sont comme évités, dans la mesure où les violoncellistes prétendent à concurrencer le violon. Il est donc courant de voir certains passages transposés à l’octave supérieure, comme la courante de la première Suite.


	Courante de la première Suite, mes 1-3.

Courante de la première Suite, mes 1-3.

Le violoncelliste va encore plus loin dans la deuxième gavotte de la cinquième Suite en transposant la mélodie à l’octave supérieure, mais sur la corde de , de manière à pouvoir tenir un bourdon sur le sol grave, donnant un caractère beaucoup plus énigmatique au mouvement.


	Deuxième Gavotte de la cinquième Suite, mes 1-6.

Deuxième Gavotte de la cinquième Suite, mes 1-6.

Alors que certains passages sont complexifiés et octaviés pour correspondre aux attentes de l’époque, d’autres sont simplifiés pour des raisons organologiques. L’exemple le plus significatif est celui de la sixième Suite. Celle-ci est originalement écrite pour un violoncelle piccolo à cinq cordes, avec une corde de mi aigu supplémentaire. Les sonorités sont donc naturellement hautes et la suite est particulièrement difficile à exécuter sur un instrument à quatre cordes. La question de l’authenticité organologique ne se posant pas pour les esprits du XIXsiècle, Grützmacher transpose la Suite à la quinte inférieure, soit de majeur à sol majeur, pour pouvoir la rendre plus ergonomique (Fig. 17). Un certain type de virtuosité est recherché, et l’aigu ne doit pas être favorisé au détriment de l’ergonomie. Le violoncelliste allemand favorise la sonorité au profit de la tessiture, il rend la sixième Suite jouable sur un instrument à quatre cordes.

Parallèlement à l’intérêt pour les aigus, le rôle de basse de l’instrument semble être le nouveau critère esthétique de certains mouvements. C’est le cas du prélude de la première Suite, où le schéma original est modifié au profit d’un arpège gravitant autour du sol grave. Le geste devient par ailleurs beaucoup plus complexe, et fait du prélude une véritable étude pour le bras droit.


	Prélude de la première Suite, mes. 1-6.

Prélude de la première Suite, mes. 1-6.

Ce paradoxe qui persiste entre la volonté de complexifier l’œuvre tout en l’adaptant à une technique instrumentale contemporaine, pousse Grützmacher à modifier également la cinquième Suite. Cette fois, la particularité ne réside pas dans le nombre de cordes du violoncelle mais dans son accord, car la suite requiert une scordatura, c’est-à-dire une modification de l’accord original de l’instrument. Dans le cas de la cnquième Suite, la corde de la est baissée au sol, ce qui donne une sonorité plus grave à l’instrument. Toujours dans l’idée d’actualiser l’œuvre, Grützmacher abandonne cette technique, pourtant encore utilisée53, et ajuste la suite pour la rendre jouable avec l’accord moderne du violoncelle, soit do-sol--la. Cet accord diminue les possibilités harmoniques de la scordatura, ce qui n’empêche pas le violoncelliste d’en ajouter de nouvelles, sur lesquelles nous reviendrons. Étonnamment, la seconde édition des Suites que publie Grützmacher réintègre la scordatura tout comme elle replace la sixième Suite dans sa tonalité originale, en précisant qu’elle était destinée à un instrument à cinq cordes.

La cinquième Suite, par son caractère tragique et sa tonalité de do mineur, convenait parfaitement à un certain idéal propre au romantisme que l’on retrouve dans des marches funèbres comme celle de la Sonate op. 35 de Chopin, ou dans le deuxième mouvement de l'Eroica de Beethoven. Grützmacher associe à l’ouverture à la française, qui constitue le prélude, une grande gamme chromatique, geste bien romantique, avant le début de la fugue (Fig. 15), en ajoutant de nombreux portamenti (notés gliss.), ce qui vient une nouvelle fois déraciner Bach de son époque. Cet ornement, très en vogue au XIXsiècle, est encore audible dans les enregistrements anciens, comme ceux de Joseph Joachim ou de Julius Klengel54. Totalement étranger à nos oreilles, il déroute de nos jours et semble à l’opposé des pratiques enseignées dans les conservatoires. C’est pourtant une grande marque d’expressivité du temps de Grützmacher, qui en utilise toute une gamme dans ses éditions55, dont les mouvements lents sont remplis.


	Fin de l’introduction du Prélude de la cinquième Suite, mes. 15-29.

Fin de l’introduction du Prélude de la cinquième Suite, mes. 15-29.

Parfois, des mouvements entiers sont recomposés. C’est le sort réservé à l’allemande de la quatrième Suite qui, à force d’octaviations, d’altérations de la ligne mélodique et d’ajouts de doubles-cordes, devient totalement méconnaissable. Le squelette de l’allemande originale est à peine perceptible et le mouvement s’apparente plutôt à une réminiscence. 


	Allemande de la quatrième Suite, mes. 1-17.

Allemande de la quatrième Suite, mes. 1-17.

Deux niveaux d’arrangements ont été distingués dans cette édition des Suites. Premièrement, un niveau paratextuel, encore relativement courant pour les esprits de l’époque. Grützmacher est loin d’être le seul interprète à s’être livré à cette tâche, bien qu’il y apporte une minutie particulière. Ces indications ont essentiellement un but didactique et, exceptée la grande variété de coups d’archet, n’apportent pas une nouvelle virtuosité. Le deuxième niveau d’arrangement est directement textuel, avec pour objectif de complexifier le discours et de le rendre virtuose. Un paradoxe est alors apparu car certains mouvements, voire des Suites entières, sont réadaptés aux habitudes de l’époque pour convenir à certaines contraintes organologiques. La virtuosité est recherchée mais de manière ergonomique. Toutes ces modifications, anachroniques pour la plupart d’entre elles, pourraient laisser supposer une profonde ignorance de la part de leur auteur. Les questions d’authenticité sont très différentes de notre époque au moment où Grützmacher livre sa version des Suites56. Pourtant, de nombreuses modifications tendent vers les habitudes interprétatives du XVIIIsiècle.

 

Grützmacher néo-baroque ?

Si les Suites de Bach intriguent et fascinent autant les interprètes, c’est en raison des contraintes monodiques de l’instrument auxquelles elles sont destinées. Il existe d’autres exemples de pièces pour violoncelle seul précédant Bach, mais le maitre allemand est le premier à transcender autant la technique instrumentale. L’harmonie et le contrepoint ne sont souvent que suggérés, et c’est cette énigme qui a poussé certains interprètes du XIXe siècle à harmoniser les Suites et à les doter d’un accompagnement. Les mentalités de l’époque ont transformé le mystère en manque. Il fallait combler le vide : c’est ce qu’a tenté de faire Grützmacher.

La limpidité de la ligne mélodique est chargée d’accords et de doubles-cordes. Le violoncelle devient polyphonique. Comme dans la courante de la troisième Suite, chaque changement d’harmonie est explicité par un glorieux accord qui donne de l’épaisseur et de la noblesse au discours. Ces choix sont bien évidemment spéculatifs et participent à la cristallisation de la vision que porte le violoncelliste sur les Suites.


	Courante de la troisième Suite, mes. 1-14.

Courante de la troisième Suite, mes. 1-14.

L’anachronisme surgit dans certains mouvements lorsque les harmonies proposées par Grützmacher s’éloignent de Bach pour tendre vers un certain romantisme, comme à la mes. 10 de la sarabande de la Sixième suite, lorsque le thème revient sur un accord de neuvième de dominante sur pédale de tonique, mais cette fois orné d’un mi bémol, le tout dans la nuance pp.


	Sarabande de la sixième Suite, mes. 1-14.

Sarabande de la sixième Suite, mes. 1-14.

Les mouvements originellement chargés harmoniquement ne sont que peu modifiés, mais les plus sobres, comme la sarabande de la cinquième Suite, un des rares mouvements totalement dépourvu de doubles-cordes, n’échappent pas à ce processus d’harmonisation. En plaçant des doubles-cordes sur le troisième temps, auquel il ajoute même un accent, Grützmacher brise les caractéristiques de la danse même en déplaçant l’appui sur le troisième temps.


	Sarabande de la cinquième Suite, mes. 1-8.

Sarabande de la cinquième Suite, mes. 1-8.

Ne peut-on pas voir dans ces ajouts d’harmonies et de doubles-cordes un geste baroque de la part de Grützmacher ? La partition du temps de Bach constitue en effet tout sauf un objet figé. Plastique et donc malléable, elle ne contient que le squelette de la musique, et c’est à l’interprète de le sublimer selon son « bon goût » pour reprendre les termes de l’époque57. Inutile de rappeler à quel point l’harmonisation est naturelle du temps de Bach, comme en témoigne la pratique de la basse continue. Loin de se limiter aux instruments polyphoniques, l’harmonisation pouvait tout aussi bien être réalisée par des instruments monodiques, comme le violoncelle, qui a longtemps complété l’harmonie aux côtés de la contrebasse, et ce parfois jusqu’au début du XXsiècle58. Ce sont d’ailleurs deux violoncelles et une contrebasse qui constituent le pupitre de basse continue et qui accompagnent les récitatifs lors de la re-création de la Passion selon Saint Matthieu par Mendelssohn en 182959. L’idée d’un violoncelle harmonique n’est donc anachronique ni du temps de Bach ni de celui de Grützmacher.

Un autre élément fait écho à la période baroque : il s’agit des transitions entre les deux parties des danses. Les manuscrits ne contiennent que des barres de reprise à la fin des deux parties comme le veut la forme originale de la suite de danse (AABB). Grützmacher ne se contente pas seulement d’effectuer les reprises habituelles mais prend soin de noter systématiquement une case de première fois lorsque la partie est reprise. Lorsqu’il s’agit de la deuxième partie de la danse, la case de deuxième fois contient le même texte musical pourvu d’accents et d’un ritenuto. Bien plus intéressante est la case de première fois des premières parties, où Grützmacher propose une transition pour effectuer la reprise et donc revenir dans le ton de la tonique. C’est surtout dans les sarabandes que l'on retrouve cette pratique (Fig. 20). Le souci de varier les reprises se fait sentir chez le violoncelliste, qui note par exemple, dans la sarabande de la deuxième Suite, de jouer pp au lieu de p lors de la reprise de la première partie. Comme l’a montré Beverly Jerold60, les questions autour des reprises variées sont au centre des débats esthétiques au XVIIIsiècle, et Carl Philipp Emmanuel Bach en est un des principaux acteurs. Il est donc possible que Grützmacher ne fasse que perpétuer une tradition.


	Sarabande de la quatrième Suite, mes. 1-16.

Sarabande de la quatrième Suite, mes. 1-16.

Une autre tradition est perpétuée à la fin du prélude de la deuxième Suite. La série d’accords en blanches pointées qui termine ce mouvement a longtemps été jouée telle quelle mais les recherches autour de l’interprétation ont montré que cette notation n’était que schématique61. L’arpégiation pouvait être une solution possible pour réaliser ces accords, et il était courant de la noter ainsi, mais de nombreuses autres possibilités existent et ces accords doivent plutôt être lus comme un appel à l’improvisation. C’est ce que fait Grützmacher en poursuivant le flux des doubles sans stopper le discours jusqu’à l’accord conclusif.


	Prélude de la deuxième Suite, mes. 49-63.

Prélude de la deuxième Suite, mes. 49-63.

Et si ces modifications n’étaient qu’une continuité de pratiques héritées de l’époque baroque ? Des éléments de réponses peuvent émerger lorsqu’on compare l’édition de Grützmacher à un enregistrement récent des Suites, celui de Mauro Valli paru en 201962. Prenant le parti de mettre en parallèle l’œuvre avec les sept Ricercari de Domenico Gabrieli, le violoncelliste défend l’idée que les pièces du compositeur italien, considérées comme la première œuvre pour violoncelle seul de l’histoire, auraient influencé Bach. Son principal argument concerne les tonalités, qui sont identiques entre les deux corpus. Cette thèse est discutable, mais ce n’est pas là l’objet de notre intérêt pour cet enregistrement. Partant de cette idée, Valli propose une lecture italienne des Suites. C’est une véritable table rase qu’opère le violoncelliste vis-à-vis de la tradition interprétative des Suites. Cette lecture italienne de l’œuvre donne lieu à une profusion d’ornements et de diminutions, qui rendent certains mouvements parfois méconnaissables. Valli harmonise, diminue, il enrichit la ligne mélodique d’accords et de doubles cordes, il improvise des transitions pour les reprises, exactement comme le fait Grützmacher. Alors que le point de départ et la démarche diffèrent radicalement, le résultat de ces deux lectures de Bach est finalement assez proche. L’une des seules différences, discrète mais essentielle, réside dans le fait que Valli n’applique ses modifications qu’au moment de la reprise, alors qu’elles sont présentes d’emblée chez Grützmacher. À part cela, les deux lectures, qui de prime abord semblent totalement opposées, l’une proposant une interprétation historiquement informée radicale, et l’autre étant de nos jours considérée comme la plus inauthentique des interprétations, convergent finalement dans leur rapport à Bach. Elles rappellent que le texte des Suites n’est pas figé, que la partition n’est qu’un canevas et que l’œuvre appelle à l’ornementation et à la modification. Grützmacher, par sa position de virtuose romantique, nous livre sa lecture de Bach en y greffant les habitudes interprétatives de son temps. Valli fait de même aujourd’hui et, malgré l’argument de l’interprétation historiquement informée, l’interprétation des Suites continuera d’évoluer et d’être remise en question.

 

« Un soin et un amour inexprimable »63

À l’aube du XXIsiècle où l’on chérit le retour à la partition d’origine, l’avatar monstrueux d’une œuvre devenue canonique proposé par Grützmacher apparaît aux antipodes des préoccupations actuelles. Bach est travesti, déformé, orné, commenté… Beaucoup de termes pourraient décrire les opérations effectuées par le violoncelliste sur l’œuvre du Cantor de Leipzig. Pourtant, c’est bien l'authenticité que revendique Grützmacher au moment de la publication de sa version en 1866. Le XIXsiècle est mû par l’idée d’actualisation et celle d’une œuvre non figée est motivée par une certaine forme de positivisme, qui perpétue la notion d’un progrès perpétuel encore défendue par Adorno64. Il faut donc constamment réadapter les œuvres qui, grâce aux dernières avancées techniques ou organologiques, sont sublimées, tout en se rapprochant, selon les mentalités du XIXsiècle, de la volonté originelle du compositeur. Grützmacher semble être aujourd’hui victime d’un procès anachronique et il convient de tenter de participer à sa réhabilitation.

Peter Szendy, grâce à son ouvrage sur l’écoute, peut nous donner des clés quant à la question de l’avenir de cette édition65. Retraçant une histoire de l’écoute et, plus particulièrement, du droit à l’écoute, l’auteur consacre tout un chapitre à l’arrangement. D’après lui, l’arrangeur signe son écoute d’une œuvre. S’instaure alors une hiérarchie entre le compositeur, son œuvre, l’arrangeur et l’auditeur. L’idée de médiation suppose un effacement volontaire de l’arrangeur derrière l’œuvre. Il ne fait que rendre service à l’original.

Parallèlement à cette idée de diffusion des œuvres, l’arrangement porte également une vocation pédagogique. Il servirait à expliquer et à commenter l’œuvre, exactement dans l’idée du trope médiéval que l’auteur évoque. Enfin, l’arrangement permet de conserver l’œuvre et participe à sa normativité. Il permet une réactivation constante des œuvres et les rend, par conséquent, intemporelles. Les œuvres sont brassées d’époque en époque et se retrouvent propulsées, par cette dynamique, au rang de canon musical.

À la suite de cette distinction entre les différentes fonctions de l’arrangement, Szendy dresse un parallèle avec la traduction littéraire en s’appuyant sur le célèbre texte de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur »66. Ce dernier invoque l’idée d’un original en danger dont la survivance n’est permise qu’à travers ses traductions, rendues possible grâce à sa plasticité. « L’original, pour survivre et en survivant, demande à être traduit dans sa “propre” langue devenue “étrangère”67. » La traduction, comme l’arrangement, n’a pas pour objectif de dévoiler le sens de l’original, mais bien plutôt de le laisser désirer. Il y a donc une tension créée entre l’original et ses multiples arrangements, bûches jetées dans un immense brasier pour le maintenir en vie.

Si on transpose désormais ces idées à Bach, les Suites deviennent une œuvre en mouvement, brassée, qui ne demande qu’à être réactivée (entendre « actualisée ») pour assurer sa survie. C’est par leurs multiples éditions qu’elles sont parvenues jusqu’à notre époque et qu’elles font désormais parties du canon musical. Un important travail de déconstruction s’impose alors pour comprendre ces éditions qui nous paraissent étrangères, car il faut rappeler qu’au XIXsiècle le « vrai » Bach est d’abord un Bach transcrit68. L’aura du compositeur terrifie, sa musique est redoutée et l’arrangement ou la transcription s’imposent comme un long chemin pour espérer atteindre la grandeur du personnage. Ce sont tous ces avatars qui font accéder les Suites au statut d’Œuvre, au sens romantique du terme69.

Dans leur ouvrage sur Bach, Fauquet et Hennion parlent de la musique du compositeur comme d’une structure ou d’un patron à partir duquel la musique continuerait à être composée et produite70. À cette idée, nous préférons celle de sédimentation, qui suppose l’accumulation. Accumulation de dépôts, de particules qui viennent former un sol ; le multiple aboutit à un ensemble cohérent et sans limites. L’idée de sédimentation présente également l’avantage de contourner la recherche de l’origine. Il n’y pas de point de départ, de particules premières sur lesquelles se superposeraient les suivantes, le dépôt est ininterrompu et infini.

La quête de l’origine a longtemps obsédé les esprits dans le domaine musical. L’origine serait, tel un long fil, retraçable à force d’accumulation de connaissances. Cette position est d’ailleurs vivement critiquée par Marianne Massin pour qui l’origine est une chimère et peut elle-même être recréée de manière anachronique71. Pour la philosophe, ce qui importe, c’est le désir d’authenticité, la force qui meut cette recherche de l’origine. C’est cette curiosité insatiable qui fait s’accumuler les dépôts pour créer une sédimentation.

Les Suites pour violoncelle de Bach sont loin de constituer une œuvre figée. Elles dessinent un vaste horizon entretenu par leurs multiples éditions, arrangements et refontes. Ce sont toutes ces versions qui permettent de maintenir l’œuvre vivante, ravivant sans cesse sa flamme. Qu’elles soient recomposées, comme le fait Grützmacher, ornées à l’italienne, comme le fait Mauro Valli, ou ramenées à leur fonction de danse, comme l’ont proposé récemment Jean-Guihen Queyras et Anna Teresa de Keersmaeker, ce sont toutes ces couches accumulées qui donnent leur sens à l’œuvre.

Encore plus que l’arrangement, l’enregistrement ou les autres formes de médiation possibles, la force désirante provoquée par cette quête de l’origine, qui aboutit à l’anachronisme, est peut-être le premier socle autour duquel se construit le canon. L’émergence de ce dernier traduit un besoin de la part de la société et des individus d’appartenir à une histoire, de s’historiciser. Grützmacher, à travers ses divers arrangements et notamment son édition des Suites, s’inscrit dans une histoire de la musique dont Bach est alors considéré comme le Saint Père. C’est un hommage au compositeur que livre le violoncelliste, un guide pour nous apprendre à jouir de Bach comme lui a pu le faire, et une telle déclaration d’amour mérite d’être réintroduite dans notre imaginaire des Suites.

 

Annexe no 1 : Liste des éditions des Suites pour violoncelle de Bach au XIXsiècle

Éditions intégrales

1824 : Six Sonates ou Études pour le Violoncelle Solo. Composées par J. Sébastien Bach, Paris, Janet et Cotelle [éd. Louis-Pierre Norblin].

1825 : Six Sonates ou Études pour le Violoncelle Solo. Composées par J. Sébastien Bach, Leipzig, Probst [rééd. de l’éd. de Paris mais sans la préface de Norblin].

1826 : Six Solos ou Études pour le Violoncelle. Ouvrage posthume de J. S. Bach. Avec les doigtés et les coups d’archet indiqués par J. J. F. Dotzauer, Leipzig, Breitkopf & Härtel [1ère éd. d’interprète].

1864 : Joh. Seb. Bachs Sonaten für Violoncello Solo mit Begleitung des Pianoforte herausgegeben von Dr. W. Stade, Leipzig, Gustav Heinze [1ère éd. d’un arrangement avec piano après les esquisses de Schumann].

1866 : Six Sonates ou Suites pour Violoncelle seul. Par. J. Seb. Bach. Édition nouvelle, revue et arrangée pour être exécuté aux concerts par Fr. Grützmacher, Leipzig, Peters [version de concert].

1866 : Sechs Suiten dür die Violine solo von Joh. Seb. Bach. Als Vorstudien zu den grossen Violin Sonaten dieses Meisters nach dessen Violoncell Sonaten zum Gebrauch im Conservatorium der Musik zu Leipzig bearbeitet von Ferdinand David, Leipzig, Gustav
Heinze [version pour violon d’après la version de concert de Grützmacher].

1867 : Sechs Suiten (Sonaten) für Violoncell von Joh. Seb. Bach. Herausgegeben von Fr. Grützmacher. Neue Ausgabe, Leipzig, Peters [2ème version, plus proche de l’original].

1871 : Joh. Seb. Bachs Sonaten für Violoncello Solo mit Begleitung des Pianoforte herausgegeben von Dr. W. Stade, Leipzig, Gustav Heinze [rév. de l’éd. de Stade].

1871 : Sechs Sonaten für Violoncell von Joh. Seb Bach. für Pianoforte bearbeitet von Joachim Raff, Leipzig, Rieter-Biedermann [1ère version intégralement pour piano seul].

1871-1872 : Sechs sonaten für das Violoncell von Joh. Seb. Bach mit Klavierbegleitung von Karl G. P. Grädener, Hamburg, Pohle.

1879 : « Sechs Suiten für Violoncello », Bach-Gesellschaft Ausgabe, vol. 27, no 1, Leipzig, Breitkopf und Härtel, p. 59-94 [éd. Alfred Dörffel].

1880 : Joh. Seb. Bach. Sechs sonaten für Violoncell. Zum vortrag bezeichnet von J. J. F. Dotzauer, Leipzig, Breitkopf & Härtel [rééd. de la version de Dotzauer].

1891 : Sechs Suiten für Violoncell Solo von J. Seb. Bach. Nach den handschriften der Kgl. Bibliothek zu Berlin unter Vergleichung der Ausgabe der Bach-Gesellschaft und anderer Druckausgaben revidiert und bezeichnet von Robert Hausmann, Leipzig, Steingräber [1ère ed. d’interprète basée sur la version de la Bach-Gesellschaft].

1900 : Sechs Suiten (Sonaten) für Violoncell. Genau bezeichnete Ausgabe für Unterricht und praktischen Gebrauch herausgegeben von Julius Klengel, Leipzig, Breitkopf & Härtel.

1907 : Sechs Suiten (Sonaten) für Violoncello solo von Joh. Seb. Bach. Neue Ausgabe von Hugo Becker, Leipzig, Peters.

1913 : Joh. Seb. Bach. Sechs Suiten (Sonaten für Violoncell solo) für Violine solo übertragen von Joseph Ebner, Leipzig/Zürich, Gebrüder Hug.

1918 : J. S. Bach. Six Suites pour violoncelle seul. Révision par Fernand Pollain, Paris, Durand et Fils.

 

Éditions de mouvements isolés

1867 : Bach, Allemande und Gavotten [sixième Suite]Bremen, Cranz [éd. Jules de Swert]72.

1870 : Bach, Compositionen für Violoncell mit Begleitung des Pianoforte, Berlin, Simrock [éd. Jules de Swert]73.

1885 : Sarabande [sixième Suiteand Courante [première Suitefrom the Violoncello Sonatas of J. S. Bach for the Pianoforte by Arthur Foote, Boston, Arthur P. Schmidt.

 

Annexe no 2 : Liste des enregistrements des Suites pour violoncelle de Bach avant l’intégrale de Pablo Casals

Versions pour violoncelle

Interprète

Mouvements

Date

Éditeur

Version avec piano

Pablo Casals

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Prélude », « Sarabande », « Bourrée », « Gigue ».

Avril 1915 : Prélude, Sarabande et Bourrée.

Avril 1916 : Gigue.

Columbia (7132)

non

Oskar Brückner

Suite no 6 en majeur BWV 1012 : « Sarabande ».

1916

???

oui

Beatrice Harrison

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Prélude », « Gigue ».

1920

???

non

///

Suite no 4 en mi bémol majeur BWV 1010 : « Sarabande » (en si bémol majeur).

1920

Gramophone Company (2-7871)

oui (Georges Henschel)

///

Suite no 6 en  majeur BWV 1012 : « Sarabande ».

30 mars 1920

???

oui (Georges Henschel)

Guilhermina Suggia 

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Prélude », « Allemande ».

Mai 1925

His Master’s Voice (DB764)

non

/// 

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Bourrée », « Gigue ».

???

His Master’s Voice (DA888)

oui

Julius Klengel

Suite no 6 en  majeur BWV 1012 : « Sarabande ».

1927

Polydor – Deutsche Grammophon (4210BR) ; Decca (DE 7062)

oui (E. Steinberger)

Marix Loevensohn

Suite no 1 en sol majeur BWV 1007 : « Sarabande ».

1930

Odéon

oui

Mario F. Giucci

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Sarabande ».

9 octobre 1936

Telefunken (E2109)

non

Emmanuel Feuermann

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Sarabande », « Bourrée ».

1939

???

non

 

 

Versions pour d'autres instruments

Interprète

Mouvements

Date

Éditeur

Mario Maccaferri (guitare)

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Courante ».

27 mars 1929

Columbia (D19203)

Andres Segovia (guitare)

Suite no 3 en do majeur BWV 1009 : « Courante ».

Suite no 1 en sol majeur BWV 1007 : « Prélude ».

2 avril 1935

His Master’s Voice (DA1553)

Bibliographie

BENNETT WADSWORTH, Kate, ‘Precisely Marked in the Tradition of the Composer’ : The Performing Editions of Friedrich Grützmacher, thèse de doctorat, Université de Leeds, 2017.

BUTT, John (dir.), The Cambridge Companion to Bach, Cambridge University Press, 1997.

ELLIS, Katharine, Interpreting the Musical Past : Early Music in Nineteenth-Century France, Oxford University Press, 2005.

FAUQUET, Joël-Marie et Antoine HENNION, La Grandeur de Bach : L’amour de la musique en France au XIXsiècle, Paris, Fayard, 2000.

GOEHR, Lydia, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, Paris, La Rue musicale, 2018 [1ère éd. 1992].

HENNION, Antoine, « Hercule et Bach : La production de l’original », Revue de Musicologie, t. 84, no 1, 1998, p. 93-121.

KENNAWAY, George, Cello Techniques and Performing Practices in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, thèse de doctorat, Université de Leeds, 2009.

—, Bach Solo Cello Suites : An Overview of Editions, Chase, Université de Leeds, en ligne.

—, Friedrich Grützmacher : An Overview, Chase, Université de Leeds, en ligne.

KNOBEL, Bradley James, Bach Cello Suites with Piano Accompaniment and Nineteenth-Century Bach Discovery : A Stemmatic Study of Sources, thèse de doctorat, Université de Floride, 2006.

LÜTZEN, Ludolf, Die Violoncell-Transkriptionen Friedrich Grützmachers : Untersuchungen zur Transkription in Sicht und Handhabung der 2. Hälfte des 19. Jahrhunderts, Regensburg, G. Bosse, 1974.

PÉBRIER, Sylvie (dir.), « Les chemins de l’authenticité », Cahiers d’Ambronay, vol. 9, Ambronay Éditions, 2019.

SZABO, Zoltan, Problematic Sources, Problematic Transmission : An Outline of the Edition History of the Solo Cello Suites by J. S. Bach, thèse de doctorat, Université de Sydney, 2016.

SZENDY, Peter, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Éditions de Minuit, 2001.

WEBER, William, « The History of Musical Canons », in EVERIST, Mark et Nicholas COOK (dir.), Rethinking Music, Oxford University Press, 1999, p. 340-359.

ZENCK, Martin, « Reinterpreting Bach in the Nineteenth and Twentieth Centuries », in BUTT, John (dir.), The Cambridge Companion to Bach, Cambridge University Press, 1997.

Notes

1Harnoncourt se démarque des autres pionniers du mouvement par ses nombreux écrits théoriques, notamment Le Discours musical : Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 2014 [1ère éd. 1984] et La Parole musicale : Propos sur la musique romantique, Arles, Actes Sud, 2016.

2HARNONCOURT, Nikolaus, « Qu’est-ce que la vérité ? ou esprit du temps et mode », in PÉBRIER, Sylvie (dir.), « Les chemins de l’authenticité », Cahiers d’Ambronay, vol. 9, Ambronay Éditions, 2019, p. 11-18.

3Cf. en particulier son ouvrage pionnier, Classical and Romantic Performing Practice 1750-1900, Oxford University Press, 1999.

4À propos de l’étude des premiers enregistrements, plus particulièrement sur le piano, et des limites qu'elle pose, cf. : PERES DA COSTA, Neal, Off the Record : Performing Practices in Romantic Piano Playing, New York, Oxford University Press, 2012.

5Ces questions ont récemment été abordées dans le cadre d’une publication collective : PÉBRIER, op. cit.

6Cf. notamment la critique qu’en fait Nicholas Cook dans Musique, une très brève introduction, Paris, Allia, 2006 [1ère éd. 1998], p. 94-100.

7Saint-Saëns participe à la publication de la première édition monumentale de l’œuvre de Rameau chez Durand de 1895 à 1924. Cf. à ce propos GÉRARD, Yves, « Saint-Saëns et l’édition monumentale des œuvres de Rameau (Durand, 1895-1924) », Revue de la Bibliothèque nationale de France, vol. 1, no 46, 2014, p. 10-19.

8Orfeo de Claudio Monteverdi. MDCVII. Sélection conforme à l'exécution donnée par les Louis de la Schola Cantorum, le 25 Février 1904, publiée d'après l'édition du temps avec réalisation de la basse, nuances et indications d'exécution par Vincent d'Indy, Paris, Bureau d’édition de la Schola Cantorum, 1905.

9BENNETT WADSWORTH, Kate, ‘Precisely Marked in the Tradition of the Composer’: The Performing Editions of Friedrich Grützmacher, thèse de doctorat, Université de Leeds, 2017.

10CAMPBELL, Margaret, « Nineteenth-Century Virtuosi », in STOWELL, Robin (dir.), The Cambridge Companion to the Cello, Cambridge University Press, 1999, p. 68.

11Au XIXsiècle, différentes écoles sont encore clairement identifiables selon les pays et même selon certaines régions. Ces identités musicales perdurent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et se dissolvent petit à petit à la suite du phénomène de mondialisation que connaît notre époque. Cf. à propos de la notion d’école CHASSAIN, Laetitia, « Le Conservatoire et la notion d’“École française” », in BONGRAIN, Anne, POIRIER, Alain et Marie-Hélène COUDROY-SAGHAÏ (dir.), Le Conservatoire de Paris : Deux-cents ans de pédagogie (1795-1995), Paris, Buchet-Chastel, 1999, p. 15-27.

12VENTURINI, Adriana, The Dresden School of Violoncello in the Nineteenth-Century, thèse de doctorat, Université de Floride, 2009.

13Mechanik und Ästhetik des Violoncellospiels, Vienne, Universal, 1929.

14CAMPBELL, Margaret, The Great Cellists, Londres, Gollancz, 1988, p. 36, cité in BENNETT WADSWORTH, op. cit., p. 9.

15Le site de partitions en ligne IMSLP compte déjà 121 pièces sous le terme d’arrangement ou d’édition mais il en existe probablement plus encore.

16C’est encore cette version qu’enregistre Jacqueline du Pré en 1967 chez EMI.

17Cf. à ce propos le chapitre dédié à la réception de ses éditions dans BENNETT WADSWORTH, op. cit., chap. 1.

18À propos de l’évolution du concept d’authenticité, cf. le chapitre qu’y consacre Harry Haskell dans son ouvrage Les Voix d’un renouveau : La musique ancienne et son interprétation de Mendelssohn à nos jours, Paris, Actes Sud, 2013 [1ère éd. 1988], p. 281-307.

19Ce phénomène est expliqué notamment dans LITERSKA, Barbara, « Nineteenth-Century Transcriptions of Works by Fryderyk Chopin », Eastern European Studies in Musicology, no 16, Berlin, Peter Lang, 2020.

20Cf. la partie suivante de notre article.

21BENNETT WADSWORTH, op. cit., p. 40.

22FAUQUET, Joël-Marie et Antoine HENNION, La Grandeur de Bach : L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000, p. 126.

23ZENCK, Martin, « Reinterpreting Bach in the Nineteenth and Twentieth Centuries », in BUTT, John (dir.), The Cambridge Companion to Bach, Cambridge University Press, 1997.

24FAUQUET et HENNION, op cit.

25Ibid., p. 25.

26Ibid., p. 33.

27Ibid., p. 161.

28Cette société, qui perdure jusqu’en 1900, a joué un rôle fondamental dans la connaissance de l’œuvre de Bach et dans sa sacralisation.

29« Les solos de violon ont été considérés pendant de longues années par les plus grands virtuoses sur le violon, comme étant les meilleurs morceaux pour conduire rapidement l’élève à se rendre maître de son instrument. Les solos pour le violoncelle sont à cet égard d’une égale valeur. » (FORKEL, Johann Nikolaus, Vie, talents et travaux de Jean-Sébastien Bach, Paris, Baur, 1876 [1ère éd. 1802], p. 252.)

30Violoncelle solo de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, il est également professeur de violoncelle au Conservatoire de Paris de 1826 à 1846.

31« Préface », in NORBLIN, Louis-Pierre (éd.), Six Sonates ou Études pour le Violoncelle Solo. Composées par J. Sébastien Bach, Paris, Janet et Cotelle, 1824.

32Cf. la liste de ces éditions dans l’annexe no 1.

33KENNAWAY, George, Bach Solo Cello Suites : An Overview of Editions, Chase, Université de Leeds (en ligne).

34Cf. à ce sujet KNOBEL, Bradley James, Bach Cello Suites with Piano Accompaniment and Nineteenth-Century Bach Discovery : A Stemmatic Study of Sources, thèse de doctorat, Université de Floride, 2006.

35Sonaten für Violoncello solo. Mit Begleitung des Pianoforte herausgegeben von Dr. W. Stade, Leipzig, Heinze, 1864.

36Sechs Sonaten für das Violoncell von John. Seb. Bach mit Klavierbegleitung, Hambourg, Pohle, 1871.

37Nous remercions sincèrement Job ter Haar de nous avoir fourni ces informations. Pour plus d’informations sur le style de Piatti, cf. son travail de thèse, pionnier sur le sujet : The Playing Style of Aldredo Piatti : Learning from a Nineteenth-Century Virtuoso Cellist, thèse de doctorat, Londres, Académie royale de Musique, 2019.

38KENNAWAY, op. cit.

39Plusieurs enregistrements en témoignent, comme ceux de Julius Klengel, Beatrice Harrison ou Oskar Bruckner.

40KENNAWAY, op. cit.

41VEIT, Patrice, « Bach à Berlin en 1829 : Une “redécouverte” ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 6, 2007, p. 1347-1386.

42WEBER, William, « The Eighteenth-Century Origins of the Musical Canon », Journal of the Royal Musical Association, vol. 114, no 1, 1989, p. 6-17.

43GOEHR, Lydia, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, Paris, La Rue musicale, 2018 [1ère éd. 1992].

44FAUQUET et HENNION, op. cit., p. 41.

45Six Solos ou Études pour le Violoncelle. Ouvrage posthume de J. S. Bach. Avec le doigter [sicet les Coups d’Archets indiqués par J. J. F. Dotzauer, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1826.

46KENNAWAY, op. cit.

47Six Sonates ou Suites pour Violoncelle seul. Par. J. Seb. Bach. Édition nouvelle, revue et arrangée pour être exécuté aux concerts par Fr. Grützmacher, Leipzig, Peters, 1866.

48Un fac-similé de la lettre est reproduit dans LÜTZEN, Ludolf, Die Violoncell-Transkriptionen Friedrich Grützmachers : Untersuchungen zur Transkription in Sicht und Handhabung der 2. Hälfte des 19. Jahrhunderts, Regensburg, G. Bosse, 1974. Nous remercions très chaleureusement Louise Guerot pour sa transcription et sa traduction.

49Plusieurs témoignages attestent que Casals a découvert les Suites à travers l’édition de Grützmacher, sans jamais préciser laquelle. Il se trouve qu’il s’agit de la première édition, celle de concert, qui est encore aujourd’hui conservée au Musée Casals d'El Vendrell. Cf. à ce sujet BARRÉ, Martin, La Fabrique du canon. Les Suites pour violoncelle de Bach avant Pablo Casals, mémoire d’esthétique (dir. Emmanuel Reibel), Conservatoire de Paris, 2023. 

50Nous remercions très chaleureusement Kate Bennett Wadsworth de nous avoir fourni le fac-similé de la lettre.

51Sechs Sonaten für die Violine allein von Joh. Sebastian Bach, Kistner, Leipzig, 1843.

52SREBRENKA, Igrec, Bela Bartok’s Edition of Mozart’s Piano Sonatas, Université de Louisiane, 1993.

53Par Schumann, par exemple, dans son Quatuor avec piano op. 47 où le violoncelle doit descendre la corde de do au si bémol à la fin du troisième mouvement.

54Par exemple dans l’enregistrement de Joachim jouant sa propre Romance en do majeur en 1903, ou dans l’enregistrement déjà cité de Klengel jouant la sarabande de la sixième Suite de Bach.

55Cf. à ce propos la partie dédiée par Grützmacher au portamento dans KENNAWAY, George, Cello Techniques and Performing Practices in the Nineteeth and Early Twentieth Centuries, thèse de doctorat, Université de Leeds, 2009, p. 160-174.

56L’intérêt pour la musique ancienne existe pourtant bel et bien et ce dès le début du XIXe siècle. Cf. à ce sujet, en ce qui concerne la France, ELLIS, Katherine, Interpreting the Musical Past : Early Music in Nineteenth-Century France, Oxford University Press, 2005.

57DENS, J.-P., « La notion de “bon goût” au XVIIsiècle : Historique et définition », Revue belge de philologie et d’histoire, no 53, 1975, p. 726-729.

58Nous remercions très chaleureusement Hilary Metzger pour les précieuses informations qu’elle nous a apportées à ce sujet, qui fait l’objet de ses recherches. Cf. aussi, à propos du violoncelle harmonique, WHITTAKER, Nathan H., Chordal Cello Accompaniment : The Proof and Practice of Figured Bass Realization on the Violoncello from 1660-1850, thèse de doctorat, Université de Washigton, 2012.

59Ibid., p. 110.

60« The Varied Reprise in 18th-Century Instrumental Music : A Reappraisal », The Musical Times, vol. 153, no 1921, hiver 2012, p. 45-61.

61Michel Corrette, dans sa Méthode pour violoncelle, consacre tout un chapitre à l’arpège : « L’Arpegio se note par accords et se joue par batterie, mais comme l’on peut arpéger un accord de plusieurs manières différentes, les auteurs notent quelquefois la première mesure de l’Arpegio selon qu’ils désirent que l’Arpegio soit battu, ce qui sert de modèle pour le reste des accords. » (Méthode théorique et pratique pour apprendre en peu de temps le violoncelle dans sa perfection, Paris, l’Auteur, 1741, p. 39.

62Bach in Bologna, Aracana, A459, 2019.

63Lettre de Grützmacher au Dr. Max Abraham, op. cit.

64ADORNO, Theodor W., « Bach défendu contre ses amateurs », Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, 2018 [1ère éd. 1955].

65SZENDY, Peter, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Éditions de Minuit, 2001.

66BENJAMIN, Walter, Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, t. 1, p. 244-262 (originellement publié in Charles Baudelaire : Tableaux Parisiens. Deutsche Übertragung mit einem Vorwort über die Aufgabe des Übersetzers, Heidelberg, Richard Weißbach, 1923.

67SZENDY, op. cit., p. 71.

68FAUQUET et HENNION, op. cit., p. 126.

69GOEHR, op. cit.

70FAUQUET et HENNION, op. cit., p. 128.

71MASSIN, Marianne, « Plaidoyer pour une authenticité anachronique et intempestive », in PÉBRIER, Sylvie (dir.), « Les chemins de l’authenticité », Cahiers d’Ambronay, vol. 9, Ambronay Éditions, 2019, p. 25-28.

72Citée in KENNAWAY, George, Bach Solo Cello Suites, op. cit.

73Ibid. ; n’ayant malheureusement pas eu accès à cette édition, nous ne savons pas de quelles suites sont issus les mouvements.

Pour citer ce document

Martin Barré, «L’édition des Suites pour violoncelle de Bach par Friedrich Grützmacher», La Revue du Conservatoire [En ligne], Le huitième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 13/01/2025, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2990.

Quelques mots à propos de :  Martin Barré

Martin Barré est doctorant contractuel en Arts et langages à l’École des hautes études en sciences sociales. Il prépare actuellement une thèse sous la direction de Rémy Campos et Céline Frigau-Manning consacrée à l’histoire du trac, et plus particulièrement aux discours et représentations qui lui sont rattachés en France au XIXe siècle. Avant d’entamer son doctorat, il a effectué un master de musicologie dans les classes d’esthétique et d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris. Ses travaux en musicologie ont été récompensés en 2020 par l’attribution du Prix Monique-Rollin de la Fondation de France. Martin fait également partie des lauréats de la bourse Sylff 2022-2023 attribuée par la Tokyo Foundation for Policy Research, pour son projet « Stage Fright through History : When the Past Serves the Present ». Parallèlement à ses études de musicologie, Martin est également violoncelliste. Après avoir obtenu une licence de violoncelle moderne au Pôle supérieur de Paris – Boulogne-Billancourt, il poursuit actuellement une licence de violoncelle baroque au Conservatoire national supérieur de Lyon.