Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Marianne Sytchkov

Langages éloignés
Enseigner la diction lyrique russe à distance

Article
  • Résumé
  • Abstract

Enseigner la diction lyrique d’une langue place la question des langages au cœur de la pratique du chant : un langage en particulier devient l’objet d’étude à transmettre, tandis que le langage du professeur devient un vecteur de transmission, s’efforçant de créer une passerelle entre la langue étrangère enseignée et la « langue artistique » chantée. Petit à petit, un langage commun s'établit entre l’élève et le professeur. Sans prétendre mener une recherche approfondie sur ce sujet, le présent article propose de rendre compte d’un an d’expérience d’enseignement du chant à distance. Avant de passer en revue les conséquences de l’enseignement à distance de la langue russe chantée sur le langage déployé entre professeur et élève, il est nécessaire de préciser les contours de notre travail : tout d'abord, enseigner la diction lyrique nécessite de travailler séparément le linguistique, l'artistique et l'instrumental, puis de donner à ces éléments un aboutissement musical. Nous rappelons ensuite que les mots langue et langage ne sont pas synonymes : le langage se définit comme la capacité à exprimer et à communiquer sa pensée, tandis que la langue se définit comme l'outil développé à cette fin de communication. C’est l'aptitude commune au langage qui permet l'apprentissage, par le recours à des signaux visuels, gestuels et auditifs. Dans ce contexte, le langage musical nous semble le meilleur moyen d’accéder à la maîtrise d'une langue étrangère. Nous nous interrogerons en particulier sur l'influence de l'enseignement à distance sur le langage utilisé entre professeur et élève : interférence du langage informatique, démultiplication des canaux d’information, constitution d’une communauté apprenante, morcellement des corps, modification des signaux visuels et auditifs, structuration du discours entre rationnel et émotionnel, constitution d’une « intelligence collective »... La situation inédite d’enseignement que nous avons vécue pendant un an nous rappelle l’importance primordiale du langage, servant à communiquer et à exprimer notre pensée.

Texte intégral

La diction lyrique

L’enseignement de la diction lyrique, tel que nous le pratiquons au Conservatoire de Paris, se définit par l'apprentissage de la lecture et de la prononciation d'une langue dans le respect de ses règles et normes linguistiques. Mais la définition de cet enseignement ne peut se limiter à ce seul aspect. Le terme « lyrique », en ce qu'il renvoie étymologiquement à la lyre, indique que l’objectif de la prononciation chantée ne consiste pas seulement à restituer précisément les sonorités d’une langue, mais aussi à véhiculer des images, inspirations et émotions visant à toucher un destinataire, qu'il soit réellement présent, éloigné ou même imaginaire : c'est là qu'intervient tout le travail d’interprétation artistique. Ce travail implique pour le chanteur de conférer à une langue totalement étrangère suffisamment de vie et d'expression. Parler une langue ne suffit pour autant pas à bien la chanter ; pour s’en convaincre, il suffit d’écouter différents musiciens chantant dans leur langue maternelle : de grandes variations dans la qualité et l’intelligibilité de leur diction sont alors audibles.

L'enseignement de la diction lyrique se définit aussi par un aspect purement instrumental : la langue que l’on chante influence en effet la caisse de résonance que consitue l’« instrument » chanteur. En ce qui concerne l’« agent moteur » (le souffle), les enjeux de la diction seront différents selon la langue, qu'il s'agisse de l’italien – qui se caractérise par une prédominance des voyelles – ou du russe – qui multiplie au contraire les consonnes au sein d'un même mot. En ce qui concerne la « caisse de résonance », si la forme du crâne reste fixe, les muscles de la langue travaillent très différemment selon la langue : ainsi, un l français sera bien différent d’un l russe. Faut-il chanter à l’identique tous les l de toutes les langues du monde, ou est-il possible d’utiliser pour les différencier les différents espaces de la « caisse de résonance » ? Enseigner la diction lyrique nécessite dans un premier temps de travailler ces trois aspects – linguistique, artistique et instrumental – séparément, puis de les mener vers un aboutissement musical.

 

Langue ou langage ?

Le dictionnaire Larousse (2021) définit le langage comme :

• la capacité, observée chez tous les hommes, d’exprimer leur pensée et de communiquer au moyen d’un système de signes vocaux et éventuellement graphiques

• tout système structuré de signes non verbaux remplissant une fonction de communication

• la manière de parler propre à un groupe social, à une discipline

• la manière particulière de s’exprimer d’un groupe, de quelqu’un

• l'expression propre à un sentiment, une attitude

• l'ensemble des procédés utilisés par un artiste dans l’expression de ses sentiments et de sa conception du monde

• l'ensemble de caractères, de symboles et de règles qui permettent de les assembler, utilisé pour donner des instructions à un ordinateur

Le même dictionnaire définit la langue comme :

• un système de signes vocaux, éventuellement graphiques, propre à une communauté d’individus

• le système abstrait sous-jacent à tout acte de parole

• l'ensemble des règles concernant les diverses composantes d’un système linguistique

• la manière de parler, de s’exprimer, considérée du point de vue des moyens d’expression à la disposition des locuteurs

• un système d’expression défini en fonction du groupe social ou professionnel qui l’utilise

• la manière particulière de s’exprimer inspirée par un sentiment

• le moyen d’expression non verbal utilisé par un artiste pour traduire sa pensée ou ses sentiments

• la langue étrangère actuellement parlée

Le Dictionnaire Robert (2021) ajoute à cette définition de la langue : « organe charnu, musculeux, allongé et mobile, placé dans la bouche », et indique une synonymie entre langue, langage, discours, parole et propos, que l’on rencontre en effet souvent dans la langue courante.

Si nous reprenons la définition du Larousse pour en extraire ce qui concerne la pratique artistique – le langage comme « ensemble des procédés utilisés par un artiste dans l’expression de ses sentiments et de sa conception du monde » et la langue comme « moyen d’expression non verbal utilisé par un artiste pour traduire sa pensée ou ses sentiments » –, nous constatons que le langage est défini comme un ensemble de procédés, et la langue comme un moyen d’expression précis. Nous pouvons simplifier ces définitions en nous appuyant sur les théories linguistiques de Ferdinand de Saussure, qui s'appuient sur trois éléments principaux : 1. Le langage est la capacité humaine à exprimer et à communiquer sa pensée. 2. La langue et ses différentes déclinaisons constituent les outils développés collectivement à cette fin. 3. La parole est le moyen, propre à chacun, d’utiliser ces outils. Ce modèle, appliqué à l’enseignement de la diction lyrique russe, pourrait se résumer ainsi : la parole du professeur se confronte à celle de l'élève, elle utilise la langue française pour permettre l'apprentissage de la langue russe, et c’est l'aptitude au langage, commune au professeur et à l'élève, qui permet cet apprentissage.

 

Langage élève / professeur

Habituellement – c'est-à-dire en dehors des périodes de pandémie –, le parcours d'apprentissage de la diction lyrique russe au Conservatoire de Paris est structuré en deux niveaux : initiation en première année, pratique renforcée en deuxième. L'apprentissage commence par l’acquisition des connaissances de base : maîtrise de l’alphabet cyrillique, de sa prononciation et des principes de versification. Cette première partie de l'apprentissage s'appuie sur la pratique, qui vient illustrer et consolider les connaissances : savoir lire un texte, le prononcer, le dire en rythme, puis enfin le chanter.

Pour accéder à la connaissance d'une langue nouvelle, il est indispensable de développer un langage commun entre élève et professeur. La langue française seule, pourtant maîtrisée par les deux acteurs, ne peut suffire pour cela. Ainsi, par exemple, le mot « accent » évoque en français quelque chose qui se détache, en relief, tandis que son équivalent en russe, « ударение » désigne plutôt un coup massif, comme un coup de poing sur la table. Il est essentiel de comprendre cette différence pour pouvoir phraser correctement en russe ou en français.

Prenons un autre exemple : le russe distingue deux types de consonnes, dites « dures » ou « mouillées ». On peut associer le mot « dur » à « agressif », « rigide », « violent », et ainsi, dans le chant, attaquer « durement » les consonnes concernées, ce qui serait nuisible tant pour la musicalité que pour la voix elle-même. Or, en russe ces consonnes sont dites « твёрдые », mot apparenté à « твердыня », qui évoque la terre ferme, donc la stabilité, soit une toute autre idée que « dur » en français.

Pour parvenir à ces conclusions sur les différences de perception entre les différentes langues, il est nécessaire qu'élève et professeur utilisent leur aptitude commune au langage, à savoir leur volonté commune d’exprimer et de communiquer leurs pensées. Dans un deuxième temps, il devient nécessaire, pour parvenir à cette fin, de recourir aux images et aux gestes, signaux visuels essentiels associés au langage.

Une fois qu'ils ont acquis les connaissances de base, les élèves doivent transformer ces connaissances en outils. Un élève chanteur définit ainsi la manière dont il utilise la langue russe :

Il faut être particulièrement attentif à la bonne utilisation des consonnes sifflantes (f, s, v, z, ch), qui permettent de faire circuler le souffle. Chaque consonne doit être chantée sur la hauteur de note qui lui est assignée.

Le simple fait de juxtaposer outils linguistiques et techniques ne permet cependant pas une interprétation artistique réellement « vivante ». Le même élève résume ainsi son expérience à ce sujet :

La diction n’est qu’un outil : il vaut mieux que les sons soient intimement connectés à l'émotion et à l'imaginaire, plutôt que d'élaborer une diction parfaite, dénuée de sentiments, la première option rendant certainement beaucoup plus justice à l’œuvre que la seconde.

Il est donc nécessaire d'accéder à la véritable dimension du langage, telle que définie par le Larousse, comme « l'ensemble des procédés utilisés par un artiste dans l’expression de ses sentiments et de sa conception du monde ».

Juliette Journaux, pianiste et cheffe de chant, décrit ainsi son rapport à la langue russe :

Au cours de ma découverte de la langue russe, j’ai souvent rencontré le mot « тоска » dans les poèmes mis en musique. Le problème étant que, lorsque je tentais de traduire ce mot, je me retrouvais confrontée à de multiples définitions : « aspiration », « anxiété », « angoisse », « ennui », « tristesse »… Heureusement, la musique me permettait de choisir entre ces différentes traductions. Ces difficultés de traduction d'un mot russe en français m'ont surtout permis de comprendre à quel point le russe peut concentrer plusieurs définitions dans un seul mot. En poussant plus loin mes recherches sur le mot « тоска », j'ai rencontré la définition suivante : « douleur teintée de nostalgie, sans qu'il soit possible de désigner précisément l’objet de cette douleur. » En effet, chaque langue a ses mots « magiques », désignant un état psychologique très précis, mots nés dans la littérature de chaque pays : le spleen français, le Sehnsucht allemand, le saudade portugais… Ainsi, dans mes recherches sur un seul mot, je ne tente pas seulement de traduire  plus ou moins maladroitement  un mot russe en français, en essayant de calquer le français sur le russe, mais j'entre en relation avec l’esprit de tout un peuple, fruit de ses multiples courants artistiques, politiques et philosophiques. Et en ajoutant à la langue une dimension musicale, sa portée se trouve encore plus élargie.

Dans cette approche, c’est donc la dimension musicale qui permet de passer de la langue au langage, défini comme cet ensemble plus vaste recouvrant notre capacité à nous exprimer et à communiquer. Margaux Poguet, soprano, définit quant à elle ainsi son expérience avec la langue russe :

Ma rencontre avec le russe s’est opérée par « lueurs » successives, qui ont constitué autant de moments de communication. Cette langue continue d’ailleurs à agir sur moi, s’imprimant physiquement au sein d’un « instrument » qui n’en connaît pas les repères. Accepter qu'une langue soit « en dehors » de nous demande un effort : on peut en maîtriser les règles de diction, de grammaire, connaître son vocabulaire, et pourtant on ne sera pas « avec » cette langue. Ce qui fait qu’une langue est « en nous » résiderait donc dans la manière dont on pense « à travers » elle. Je ne parle pas russe, mais je « parle », je crois, la musique : c'est elle qui m’a permis l’accès à une langue tierce, à travers son prisme propre.

Là encore, la dimension musicale permet de passer de la langue au langage. Ce témoignage met également en lumière la présence de connexions manifestes entre langage et pensée. Cette expérience de pensée par la musique est ici complétée par un aspect physique (sonore), les signaux acoustiques constituant un autre mécanisme essentiel associé au langage.

La « stratégie » de transmission que nous avons élaborée au cours de nos quinze années d’enseignement peut être synthétisée par : 1. la volonté d’établir un langage commun entre professeur et élève, nécessaire pour aboutir à un apprentissage réciproque. 2. le recours aux signaux visuels, gestuels et auditifs, essentiel pour ne pas en rester au niveau de la langue comme simple « outil ». C’est bien par la musique que chaque élève parvient à s’approprier une langue étrangère, et cet acquis nouveau vient enrichir son propre langage musical.

 

L'enseignement à distance

En mars 2020, un confinement général est décrété : le Conservatoire ferme initialement pour quelques semaines, mais le confinement s’installe finalement dans la durée. Les élèves ne sont alors pas tous « équipés » à égalité : débit internet, accès ou non à un ordinateur, à un piano... Certains élèves, retournés précipitamment dans leur famille, ont laissé derrière eux leurs cours et leurs partitions. Je communique alors avec eux hebdomadairement, sous forme de rendez-vous dont la durée est adaptée en fonction de leurs souhaits et de leurs possibilités matérielles (visioconférence, messagerie, téléphone...). Très rapidement, il devient nécessaire de mettre à leur disposition des ressources numériques (cours et partitions) facilement accessibles. Il devient également très vite clair qu’il est complexe de « faire de la musique » par écran interposé, compte tenu du débit internet et de la qualité sonore de la retransmission. Il reste cependant possible de travailler la mise en place de textes via des enregistrements audio réalisés au préalable et commentés ensemble.

À la fin de l’année scolaire, la pandémie n'étant pas terminée, un fonctionnement hybride a dû être mis au point pour la rentrée suivante, avec une alternance entre enseignement en présence et à distance. Le nouveau système informatique du Conservatoire a alors permis de disposer d’outils Microsoft Office, dont Teams, One Note et One Drive. Au sein de ce dispositif hybride, il était nécessaire de déterminer pour quels aspects de l'enseignement la présence physique de l'élève et du professeur était nécessaire, et quels aspects pouvaient tolérer l'enseignement à distance. Certains aspects de l'enseignement, mécaniques, répétitifs et fastidieux pour le professeur, et laborieux pour la dynamique collective, mais cependant nécessaires à l'apprentissage, pouvaient être réalisés à distance, sans regret : chaque élève pourrait désormais réaliser cette partie du travail à son rythme.

À partir de la rentrée 2020, l’ensemble des connaissances (cours théoriques, exemples et exercices) ainsi que diverses ressources (partitions et documentation) sont devenus accessibles via une interface numérique, élaborée progressivement à partir du bloc-note OneDrive, puis par une intégration des ressources internes et externes via SharePoint, qui s'est déployé progressivement au sein du département. La classe de diction lyrique russe du Conservatoire de Paris est désormais dotée d’un assistant pédagogique numérique, Oleg : O pour « ouverture » (introduction et prise en main guidée par l’enseignante), L pour « langue » (cours théoriques des premières années, en trois modules), E pour « exploration » (pistes de réflexion artistique pour les secondes années, en trois modules) et G pour « général » (ressources et espaces de discussion sur Teams concernant la vie et l’organisation de la classe).

 

Influences de l’éloignement

L’assistant numérique Oleg permet dorénavant d’aborder en classe la pratique musicale en langue russe dès le mois d’octobre, là où, jusqu'ici, celle-ci ne l'était qu'à partir du second semestre. Nous pouvons donc nous interroger sur la manière dont ce mode de fonctionnement a interféré dans le langage développé entre professeur et élèves. Nous notons à ce propos cinq points principaux :

1. Aux langages professeur / élève, interculturel et musical, il a fallu ajouter le langage informatique. Par exemple, il a fallu calquer le plan des cours théoriques sur le séquençage possible avec les outils informatiques. Plutôt qu’un discours organisé en une articulation d’étapes, il a fallu imaginer un fonctionnement en « arborescence », pour permettre un chemin d’accès aux connaissances plus simple pour les élèves.

2. L'irruption des technologies numériques dans le dispositif d'enseignement a inévitablement conduit à une démultiplication des canaux d’information : mails, messageries, appels téléphoniques, plateformes de partage... Nous avons à cette occasion pu constater que ces différents canaux n'étaient pas adaptés, chacun, à tous les élèves. Il était en effet nécessaire d'entretenir une dynamique de groupe au sein de la classe, tout en permettant à chaque élève de s’épanouir et de s’exprimer individuellement et, pour cela, construire un réseau de communication accepté par tous. Cette démarche témoigne selon nous de l'aptitude humaine au langage, mais également à l’acquisition d’une langue commune par une communauté d’individus. Cette approche confère au professeur un nouveau rôle, celui d’animateur, et permet d'envisager la constitution d’une « communauté apprenante ».

3. Les cours par visio- ou audio-conférence ne permettent pas au professeur de voir le corps et le geste de l'élève en entier. Or, les signaux visuels sont essentiels pour qu’il y ait transmission, pour qu'un langage commun se développe entre les deux acteurs. Au cours d'une séance par visio-conférence, les visages et les expressions faciales peuvent prendre une place excessive et entraîner une communication plus difficile, en raison d'inévitables biais de perception. En ce qui concerne les signaux auditifs, la précarité et l'instabilité du son, bien que parfois fatigante, implique aussi une plus grande concentration d’écoute, pour l'élève comme pour le professeur.

Tout au long de l'épidémie, nous avons été confrontés à des visages masqués dans les cours en présence, et à des visages « sans corps » pendant les séances à distance. Ce morcellement de la perception nous a finalement conduit à une plus grande attention vis-à-vis de nos élèves, apparentée à la vigilance nécessaire lorsque l'on pénètre dans un lieu inconnu. Le langage élève / professeur étant coupé des signaux visuels et auditifs habituels, il était naturel de s'appuyer sur les outils numériques pour aller chercher des images et des sons en dehors de la classe, et c'est pourquoi le temps de l'épidémie a été l'occasion d'échanges vidéo et audio beaucoup plus fréquents qu'à l'accoutumé : le monde entier a alors pu « communiquer » avec la classe, et ce sans occasionner de déconcentration, bien au contraire.

4. La disparition soudaine du corps dans le dispositif d'enseignement pourrait légitimement nous inquiéter. En effet, selon une opinion communément admise, 90 % de la transmission d’un message passe par le corps : cela veut-il dire que, dans une communication à distance, face à l’absence de corps, il faudrait se satisfaire de 10 % du message transmis ? Fort heureusement, ces chiffres se révèlent en réalité faux. En effet, Albert Mehrabian, chercheur à l’origine des travaux sur l’appréciation globale de la communication humaine, déclare (1981) : « à moins qu’une personne ne parle de ses sentiments ou de ses états d’esprit, ces équations ne sont pas applicables » (cité par LEBRUN, Isabelle, conférence « Neuromythes : Cerveau et apprentissage », Université de Grenoble, 2021.) Le langage de l’enseignement peut donc tout à fait se structurer entre dimension factuelle des connaissances, et dimension sensible, artistique : là réside sans doute la clé pour « hybrider » efficacement l'enseignement, entre distanciel et présentiel.

5. La plateforme numérique à laquelle élèves et professeurs pouvaient se connecter pendant l'épidémie est devenue une entité tierce pour communiquer et formuler ses pensées. Au sein de cette nouvelle configuration, le langage de l’enseignement ne s’est plus bâti seulement entre deux pôles (professeur / élève), mais entre trois, incluant une entité virtuelle dotée de ses propres mécanismes, ce qui a permis l’émergence d’une nouvelle « intelligence collective ». La circulation des idées et des connaissances a alors emprunté des chemins multiples, apport non négligeable pour l’enseignement, habitué, en présence, à une communication « en rayons », « ruisselant » du professeur vers chaque élève.

De façon plus générale, cette « intelligence collective » permet d'ouvrir un nouveau champ de connaissances : en ce qui concerne l'année scolaire 2020-2021, nous avons pu constater que les connaissances de base avaient été acquises dès novembre, alors qu'auparavant, elles l'étaient au mieux en janvier. En effet, les outils numériques ont permis de fixer les productions de l’intelligence collective, et cet acquis collectif est devenu plus facilement transmissible, par la suite, à d’autres élèves. La puissance de l’intelligence collective facilite ainsi pour les élèves l'accès aux connaissances, et positionne l'enseignant en posture, lui aussi, d'« apprenant », fruit d'enrichissement des langages à notre disposition pour enseigner.

 

La situation inédite d’enseignement que nous avons vécue pendant la crise sanitaire nous a rappelé l’importance primordiale du langage, comme faculté à communiquer et à exprimer notre pensée. Tout le reste n’est qu’outils et peut s’acquérir. Mais cette acquisition n’est possible que si la faculté au langage est sans cesse cultivée, entretenue et enrichie. L’enseignement et la musique, capables de communiquer et d’exprimer par-delà tout éloignement, constituent selon nous les clés de cet enrichissement.

Pour citer ce document

Marianne Sytchkov, «Langages éloignés», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le huitième numéro, mis à jour le : 13/01/2025, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2785.