Langage et musique
Questions en suspens et erreurs de traduction
Texte intégral
L’existence d’un lien naturel de parenté entre musique et langage ne semble guère contestée. Cependant, la question est complexe et même terriblement intimidante, car, selon que l’on parle en général des rapports entre la musique et les différentes langues qui rendent possible le commerce entre les hommes, ou qu’on analyse les formes diverses prises au fil du temps par une grammaire et une syntaxe proprement musicales, mille sous-ensembles viendront nuancer – et peut-être même contredire – certaines affirmations trop hâtives.
Une autre idée communément admise veut que la musique jouisse d’une aura universelle, qu’elle soit immédiatement reçue sous toutes les latitudes, indifférente aux abîmes qui séparent les cultures et capable de briser le barrage redoutable des multiples racines linguistiques. On a aussi beaucoup dit qu’elle seule détenait un pouvoir singulier : abolir les cloisonnements imposés par une mythique tour de Babel. De fait, il existe bien une vocation musicale tendant vers l’universel, qu’on ne rencontre dans aucune autre activité relationnelle ou, à tout le moins, pas à un tel niveau d’intensité et surtout d’immédiateté. Quand on connaît la difficulté de traduire la littérature, et plus particulièrement la poésie (alliance infiniment subtile de la sonorité des mots et du sens qui s’y attache), on reconnaîtra aisément que la musique, dans son essence même, se passe de tout effort de traduction, voire tout simplement de médiation.
Elle apparaît comme le plus mystérieux de tous les arts par sa faculté de s’extraire de toute signification première et par son refus, d’emblée revendiqué, de décrypter les énigmes ou de clarifier notre perception du monde. Tout se passe, en effet, comme si les arrière-mondes, plus que le monde en soi, étaient son domaine : un jardin secret dont l’accès reste toujours ouvert, comme une invitation permanente à en franchir le seuil.
De nos jours, à l’heure de la mondialisation des échanges et des moyens de diffusion, il n’est pas indifférent de vérifier qu’une telle invitation au voyage intérieur, lancée à la multitude, n’a pas manqué son cœur de cible. En d’autres termes, il semble bien que la bouteille à la mer que constitue le Testament d’Heiligenstadt ait été recueillie, ainsi que le message qu’elle contenait, adressé par Beethoven à ses « frères humains » ; un mouvement qui ne semble pas près de s’arrêter et qui est marqué par un phénomène d’éclatement des frontières historiques et géographiques (nous y reviendrons).
Par ailleurs, on peut remarquer que la musique, loin de cantonner son magistère à l’enclos qui lui est réservé, aussi vaste soit-il, n’hésite pas à jouer de son influence sur d’autres expressions artistiques. Sans donner toutes les précieuses recettes qui lui appartiennent en propre, elle partage volontiers une partie de sa substance en envoyant son plus fidèle messager, c’est-à-dire la pure musicalité, en soutien de l’œuvre des poètes. Ces derniers ne jouent-ils pas presque exclusivement sur la sonorité des mots, leur courbure et leur agencement rythmé ? Leur action n’est-elle pas une tentative sans cesse renouvelée de briser l’écorce qui enferme le mot dans sa signification objective ? En vérité, c’est par la musicalité du verbe qu’une puissance d’évocation et de suggestion peut surgir, qui délivre tout élément de langage de sa gangue originelle. Elle donne des ailes pour se soustraire à la pesanteur des apparences trompeuses et retrouver rien de moins que l’âme des choses.
La musique, muse maternelle qui enfanta toutes les autres, n’a-t-elle pas toujours agi ainsi ? Elle qui fut, dès l’aube de l’humanité, la compagne obligée de la danse, étincelle primordiale qui alluma le feu d’une aspiration à la grâce du corps et de l’esprit.
On peut penser aussi qu’elle a su s’effacer à tel ou tel moment de l’Histoire, faire oublier quelque peu son rôle dans la matrice des origines de l’art et ne pas s’imposer sempiternellement sur le devant de la scène, sûre qu’elle était, malgré tout, d’être rappelée en toute circonstance. C’est ce qui ressort du discours prononcé par Paul Valéry à l’occasion du cinquantenaire de l’Orchestre Lamoureux (1931), quand le poète déclarait que, durant un demi-siècle (période qui va de Wagner à Stravinski, en passant par Debussy), la musique avait tiré l’attelage de tous les autres arts. Ne souligne-t-il pas en creux que cela n’a pas toujours été le cas ? Par-delà la contagion littéraire, doit-on aussi retenir de ces paroles l’idée que, lors de la révolution wagnérienne puis du réveil des musiciens français, épris de jeux de lumière et de couleur, de description et de sensation, la musique aurait étendu l’envergure de son sillage jusqu’aux arts plastiques ? Quoi qu’il en soit, nous prenons acte du fait qu’il fut un temps où elle dirigea la rêverie des artistes et où un Mallarmé put affirmer : « Toute âme est une mélodie. » Empruntant aux philtres d’enchantement wagnériens, le même Mallarmé livrait cette profession de foi : « La poésie dit plus que ce qu’elle énonce explicitement, elle ajoute au registre de la signification celui de l’évocation, qui a fait surgir l’imagination. »
Ce don de l’évocation, toute musique semble le posséder, et Proust remarque même que le phénomène transcende la valeur intrinsèque d’une composition. Bien plus, il suggère qu’une simple petite phrase, souvent naïvement sentimentale, peut constituer un tabernacle de la mémoire affective, dont les essences qu’il renferme seraient infiniment plus puissantes que celles d’un chef-d’œuvre ; tant il est vrai que la grande musique – c’est bien connu – ne parle que d’elle-même.
Au XIXe siècle, à l’heure de l’éclosion de ce qu’il est convenu d’appeler les « nationalismes musicaux », il est frappant de constater que plus une musique est enracinée, gorgée de la sève d’un terroir et d’une culture, plus sa veine évocatrice paraît peu à peu gagner en force, jusqu’à franchir toutes les barrières qui séparent les peuples. Qu’un Lied de Schubert, une mazurka de Chopin, une danse slave de Dvořák, nourris au lait de traditions populaires spécifiques, aient de nos jours élargi l’empire de la nostalgie à l’ensemble des terres habitées, voilà un phénomène qui ne peut manquer de surprendre ; car cette nostalgie fait de nous des exilés d’un monde qui pourtant n’est pas le nôtre, mais qui le devient presque instantanément quand ses accents se répercutent dans la caisse de résonance de notre intériorité.
À l’évidence, certaines musiques – c’est une question qui fâche – ont connu une plus grande influence que d’autres. Aujourd’hui, par exemple, l’attrait irrésistible de l’Asie tout entière pour des musiques qu’on pourrait croire loin d’elle ne peut se réduire à un fait contingent, encore moins à un caprice de la mode véhiculé par les moyens planétaires de communication. En vérité, il interroge surtout sur ce qui semble s’apparenter à une sorte de conscience universelle ; la musique étant l’agent principal de cette « Internationale des esprits » appelée de ses vœux par Romain Rolland.
On ne saurait, à ce sujet, faire l’économie d’une méditation sur l’oral et l’écrit, sur des pratiques musicales n’ayant d’autre ambition que de s’adresser à un public proche, comme sur la « mise en solfège du monde », aurait dit Maurice Emmanuel ; division que nous pourrions peut-être étendre au binôme improvisation-composition. Apparemment, la première démarche ne cherche nullement une existence pérenne, même à travers des grilles de codification qui n’ignorent pas le principe de transmission d’un langage, puisque la geste musicale vit et meurt en même temps, et s’efface aussitôt après l’émission d’un fragment de discours. À l’opposé, il s’agit bien de fixer, de capturer un moment et de le fondre dans une unité de construction susceptible de prolonger sa mémoire par la soumission à des procédés préétablis ; variation sur un thème bien connu : « Les paroles s’envolent, les écrits restent. » Il n’est pas interdit de voir dans la première attitude une vertu d’humilité, et dans la seconde un orgueil ou une volonté de puissance, mais ces catégories morales, qui valent ce qu’elles valent, ne sauraient occulter le fait que l’étape décisive du passage à l’écrit a puissamment contribué à approfondir et enrichir la notion de langage musical, à travers une chaîne dont chaque maillon s’inscrit dans l’ordre de succession d’un héritage dûment enregistré ; chacun étant ainsi convié à apporter sa pierre à un édifice perpétuellement inachevé. Et l’intégration du génie de l’instant dans le déroulé d’un projet formel prémédité – processus qui ne s’est pas fait en un jour – reste un jalon capital, comparable en importance à la naissance de l’alphabet, rendant possible la composition comme déploiement linéaire d’un récit. L’œuvre musicale cesse alors d’être une injonction fugitive ou un simple accompagnement ornemental de la parole (partenaire obligé des aèdes et des troubadours) pour devenir conteuse, pour, littéralement, « prendre la parole » dans la durée.
Certaines musiques nous restent étrangères et sans doute ont-elles réussi moins que d’autres à toucher la multitude, notamment pour les raisons que nous venons d’examiner, mais il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’elles parviennent jusqu’à nous, elles peuvent nous parler, fût-ce à la surface, dans les couches les plus superficielles de notre perception. Par ailleurs, il est frappant de constater que diverses sources, sans avoir gagné à l’exportation un label reconnu d’universalisme, n’en viennent pas moins renouveler l’imaginaire fatigué de traditions vénérables. Un jour, alors que le vieux George Crumb était interrogé sur la création d’aujourd’hui, écrasée par un lourd héritage de cinq siècles, il répondit que sa chance avait été de voir venir à lui toutes les musiques du monde, orales ou écrites, sans préjudice de frontières dans le temps et dans l’espace. Un Messiaen n’aurait pas dit autre chose, lui chez qui l’attrait pour le Japon ou l’Inde n’entrait nullement en conflit avec une méditation sans fin sur l’œuvre de Webern ou sur le Premier livre de pièces de clavecin de Rameau ! C’est une ligne de conduite que l’on trouve déjà chez Debussy, vivement impressionné par les musiques d’Extrême-Orient, fugitivement entendues dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1889. Loin de toute imagerie exotique, telle qu’on l’a vue se développer dès le milieu du XIXe siècle, la mise en commun actuelle des patrimoines, due à l’enregistrement et sa diffusion, n’a pas peu fait pour mêler les différents langages et ouvrir l’imaginaire à d’autres horizons.
Dans un même ordre d’idée, il semble bien que la malédiction de Babel ait été conjurée ou au moins contournée chez les interprètes modernes, et que les phrasés et les inflexions des différentes langues aient fini par se laisser gagner par la contagion des échanges ; et nous ne parlons pas ici des seuls chanteurs, confrontés par nature au mariage difficile des sons et des mots. Certes, le grand quartettiste Hatto Beyerle ne cesse de relier les articulations des classiques viennois à la prononciation de l’allemand ; certes, un motet élisabéthain fait sonner idéalement la langue de Shakespeare ; certes, le rapport à la sonorité en général restera marqué par les accents de la langue maternelle, car nul doute qu’il existe une musique de la langue parlée que le petit enfant perçoit quand la signification des paroles lui échappe (et nous pourrions faire appel aux thèses de Janáček sur l’intonation des mots pour conforter ce propos). Et peut-être pourrions-nous parler aussi de l’imprégnation des environnements, en envisageant, par exemple, une possible incidence des grands espaces russes sur l’étirement des lignes au sein du tissu musical. Nous arrêterons là ce florilège superficiel et restreint et, sans nier l’effort consenti, nous prendrons acte d’un désir, chez les musiciens d’aujourd’hui, d’aplanir les différences, avec un niveau de réussite incontestable. Faut-il s’en réjouir ? Ou faut-il le déplorer dans la crainte d’une dilution des caractérisations ? C’est là une tout autre question.
Bien loin du métissage des influences, les analyses historiques et civilisationnelles du développement des langages musicaux ont toujours lié les évolutions aux avancées de la pensée scientifique, et il est inutile de remonter jusqu’à Pythagore pour comprendre cette méthode (par ailleurs, la tentation ésotérique n’est pas loin si l’on se réfère aux mises en équation d’une fugue de Bach, aux gloses « kabbalistiques » sur un hypothétique nombre d’or ou tout autre avatar de la « mystique des nombres »). Plus sérieusement, l’exemple le plus célèbre est peut-être l’épanouissement de la polyphonie occidentale à l’heure même où l’espace galiléen s’ouvrait à de nouvelles dimensions. Autre exemple bien connu : le rapprochement entre le tempérament enfin fixé, qui allait faire la gloire du système tonal, et la théorie de la gravité de Newton ; une dialectique tension-détente, dissonance-consonance, qui correspondrait à des données physiques et physiologiques conformes aux lois de la nature (un argument souvent opposé au dodécaphonisme et à sa non-hiérarchisation des degrés au sein de la série). On a même été jusqu’à associer la montée en majesté de la gamme tonale à l’apogée du christianisme. Cent cas de même espèce pourraient être présentés, qui introduisent une réflexion sur les sciences et les techniques, jusqu’à l’ère des machines et de la révolution informatique qui n’en est qu’à ses balbutiements ; autant de considérations savantes que nous laisserons aux chercheurs mais qui, toutes, témoignent de l’extension prodigieuse d’un art n’ayant jamais renoncé à sa vocation universaliste.
Dans les temps modernes, et particulièrement quand s’ouvre le XXe siècle, la question de la pérennité du langage musical européen, dont l’ambition avouée ou inavouée est d’embrasser le monde dans sa totalité, à l’image d’un système philosophique clos et sphérique, pousse un Schönberg à descendre au cœur de la matière pour tenter de régénérer les cellules d’un tissu menacé d’épuisement. Pour cet aventurier de l’intérieur, dont on ne dira jamais assez qu’il entra dans la modernité à reculons et à contre-cœur, il s’agissait ni plus ni moins que de forger un vocabulaire pour mille ans, et ainsi de refuser la mort programmée d’un art à bout de souffle. « Bouteille à la mer » (Adorno), « crépuscule qu’on aurait pris pour une aurore » (mot de Debussy sur Wagner) ? Peu importe, et chacun ira de son opinion sur le sujet, pourvu qu’on ne perde pas de vue – conviction toute personnelle – que Schönberg est infiniment plus grand que son système, ou du moins plus grand que le système dans lequel on a voulu l’enfermer. À l’inverse de cette démarche musicale toute germanique (pour laquelle toutes les musiques non allemandes sont des satellites d’une planète-mère !), un Maurice Emmanuel s’opposera à l’esprit de système, allant jusqu’à fustiger la mise au pas, romaine et palestrinienne, des musiques jugée déviantes, si ce n’est hérétiques, par exemple les admirables polyphonies flamandes qui furent les premières victimes de cette politique inquisitoriale. De la même manière, il jugera sévèrement le défrichage et la coupe réglée imposée à la langue française après les folles luxuriances du XVIe siècle. Dans cette perspective, il s’opposera à l’École de Vienne, incitant les musiciens à aller au-devant des « trésors enfouis de la mémoire » de l’humanité, jouissant sans vergogne de l’hétérogénéité des langages, s’abreuvant à la fontaine des traditions populaires et puisant sans relâche à une source originelle, celle des temps mythiques où, selon le mot de Rousseau, « dire et chanter était la même chose ». Ses travaux sur l’orchestique grecque, sur le mouvement et la danse comme premiers moteurs, sur les rapports fusionnels entre la langue et la prosodie qui en découle sont justement célèbres, mais on ne saurait y voir la simple érudition d’un grand helléniste. Certes, on peut remarquer qu’il oppose une lumière méditerranéenne aux brumes du Nord, les modes grecs et les mélismes grégoriens aux carrures du choral luthérien – une route ouverte par Debussy et suivie plus tard, par exemple, par un Maurice Ohana –, mais on ne saurait cantonner cette pensée dans un parc régional, en l’occurrence l’espace européen, car elle ne fait qu’en repousser les limites. Elle est tout simplement une autre manière d’aborder la notion d’universalisme.
Nous n’entrerons pas ici dans une telle querelle, pas plus que nous n’analyserons la leçon de liberté initiée par Debussy, qui voulait que « chaque œuvre crée sa propre forme ». De la même manière, nous n’irons pas jusqu’à une remise en cause de la forme elle-même, telle que l’a théorisée un John Cage. Seuls nous intéressent les chemins pris par les uns et les autres qui, pour divergents qu’ils soient, ne visent en réalité qu’une seule destination : le sanctuaire où se fait entendre rien de moins que le « Chant de la Terre ».
Nous venons de parler, sans trop y réfléchir, d’un sanctuaire, mais le terme renvoie fort à propos à l’alliance multiséculaire de la musique et du sacré. Il n’est aucune civilisation qui ait jamais tenté de les séparer, et on ne saurait s’en étonner tant il est vrai que le sacré s’enveloppe de mystère. Ainsi – nous l’avons dit –, si la vocation du langage musical est d’approfondir le mystère au lieu d’essayer de l’éclaircir (comme le veut la simple verbalisation des concepts), alors l’osmose avec le phénomène de sacralisation apparaîtra comme un processus naturel d’enchantement du réel. Les pouvoirs dans l’ordre de l’évocation sont sollicités pour soutenir et même provoquer l’invocation de l’invisible, et il n’y a là aucun jeu de mot ou complaisance dans le glissement sémantique. Bien plus, on pourrait même parler d’« incantation », et on ne connaît pas un musicien qui ait résisté à cet appel des profondeurs qu’autorise son art.
Au cœur de la relation au sacré, on remarque que l’incantation, dans sa dimension primitive, convoque irrésistiblement deux adversaires irréductibles : la guerre et la paix ; la marche en avant (aucune armée depuis la plus haute Antiquité ne s’est passée des vertus entraînantes et galvanisantes de la musique) et la mélopée apaisante, celle de la mère qui berce son nouveau-né (le rite de la berceuse ayant probablement donné corps à l’idée reçue selon laquelle « la musique adoucit les mœurs »). La conquête, avec les seules armes bienfaisantes de la musique polyphonique, du continent sud-américain par les Jésuites au XVIIIe siècle, fournit une sorte de preuve par le tragique de cet antagonisme fondamental, l’œuvre du « Royaume musical du Paraguay », dans laquelle on a vu la réalisation d’une sorte de Cité idéale, ayant aussi précipité sa damnation et son anéantissement. D’un côté un rêve de « paix perpétuelle » orchestré par la musique, de l’autre la rage destructrice, au son des fifres, des tambours et des canons, qu’il semble avoir provoquée. Peut-être pouvons-nous ici introduire aussi une distinction entre l’éloquence rythmique, scandée et percussive, et l’éloquence mélodique. On a beaucoup dit que la première libérait les forces de l’instinct et la seconde les forces de l’esprit. Dans la même veine, on a opposé les basses et les aigus, les uns et les autres outrepassant souvent l’ambitus de la voix humaine. Mais la voix peut également prêter son concours aux formules répétitives, à l’ostinato rythmique de l’incantation rituelle, drogue bien connue qui précipite dans les abîmes de la méditation anesthésiante ou dans ceux de la violence cathartique et sacrificielle.
Quand, à l’orée des temps modernes, apparaissent les premières salles de concert, c’est-à-dire des lieux exclusivement consacrés à l’écoute de la musique, l’interprète ou le virtuose ne sentent-ils pas qu’ils endossent l’habit d’un célébrant ? C’est certainement le cas du chef d’orchestre beethovénien qui, dès que le silence se fait et qu’il lève la baguette, apparaît comme un grand prêtre à l’heure solennelle où un culte va égrener ses litanies ; culte moderne mais qui semble très ancien, dont les racines plongent très loin dans la mémoire des hommes, ou du moins en donnent le sentiment. Et quand un chœur mixte s’ajoute à la masse de l’orchestre symphonique, c’est l’humanité entière, en un raccourci saisissant, qui paraît se lever pour entonner un chant d’espérance ou d’action de grâces. Peu avant l’entrée du chef, véritable montée à l’autel, le hautbois a lancé un la « liturgique », dont la sonorité, presque archaïque dans sa nudité, et comme venue du fond des âges, a sonné le rassemblement d’un troupeau dispersé, soudain réuni en vue d’une célébration commune. Sans doute n’est-il aucun rite religieux qui ne fasse appel au passé, à l’histoire et au récit, et aussi à une langue qui lui est spécialement dédiée, capable de fondre les destins individuels dans un dessein plus vaste et qui les dépasse.
Le détour par l’univers beethovénien, dans la période charnière des années révolutionnaires et impériales, s’impose dès que l’on se penche sur la nature même de l’art musical, car si la musique est un langage, alors on doit admettre qu’il est essentiellement celui de la vie intérieure. Or, l’amorce du mouvement romantique, bien loin de l’acception vulgaire ou naïvement sentimentale du terme, n’est rien d’autre qu’un repli dans l’intériorité, dans la chambre d’écho du « je » de l’artiste-prophète qui invite notre propre « je » à gagner des régions de l’âme où l’être peut s’exprimer dans sa totalité. N’a-t-on pas identifié Beethoven aux prophètes bibliques, dans ses fureurs guerrières comme dans les accents de prière que donnent à entendre ses adagios, en allant jusqu’à affirmer qu’il constitue à lui seul un retour en force du religieux après l’athéisme altier de la seconde partie du XVIIIe siècle ? La harangue biblique, de ce point de vue, s’éloigne de l’art essentiellement contemplatif des Anciens dont la visée ultime fut d’exalter une « harmonie universelle », vérifiée par Mersenne, qu’il s’agissait de glorifier comme on s’incline devant les signes du divin. Ainsi, le Beau essentiel, à travers toutes les pérégrinations des processus de construction et de déconstruction des formes qui conduisent jusqu’à nos jours, n’aurait modifié ses modes de langage que pour mieux rester fidèle à une vocation éternelle et immuable, sans rien affirmer d’explicite, c’est-à-dire en ne renonçant jamais à offrir, en dehors de toute représentation, un au-delà du réel. Même dans les fameuses « musiques à programme » (la Symphonie fantastique de Berlioz, La Mer de Debussy, Don Quichotte de Strauss, etc.) qui empruntent au pictural et au descriptif, voire au descriptif de l’action (Janequin, déjà, s’était illustré dans cet art), il faut se souvenir des mots tracés par Beethoven en exergue de sa Symphonie pastorale : « plutôt expression de la sensibilité que peinture. » On ne saurait mieux dire que la musique est à jamais une « présence » (« présence réelle », diraient les chrétiens). Elle s’éprouve plus qu’elle ne se conçoit, ou plutôt, elle impose une antériorité ontologique sur les modes du comprendre et du penser.
Après ces considérations générales et quelque peu désordonnées, il peut sembler étrange, voire incongru, de limiter désormais notre réflexion à l’étude d’un unique instrument, dans l’espoir qu’elle offrira un point de vue salutaire sur des questions trop vite survolées ou à peine esquissées. En réalité, un tel poste d’observation, en l’occurrence la pratique et l’enseignement du violon – nous en avons fait mille fois l’expérience –, loin de réduire l’horizon au « petit bout de la lorgnette », permet au contraire de l’élargir. En restant sagement dans le champ de quatre siècles de musique occidentale, nous ferons le pari d’un approfondissement possible des questions liées au langage musical, en n’ignorant pas que la magie des cordes frottées et de l’arc tendu qui les met en vibration plonge dans la nuit des temps, sans ancrage précisément situé dans l’immensité de la géographie et de l’histoire.
Sans nous aventurer en amont de la Renaissance vers les ancêtres supposés de l’instrument, nous pouvons tout de même nous arrêter aux anges musiciens qui, chez les frères van Eyck ou leurs cousins italiens, manient l’archet avec grâce en vue d’un embellissement de la parole sacrée. Plus tard, quand naît le petit violino, accordé en quintes et jugé criard et plébéien, on l’assigne à la seule fonction d’entraînement de la danse villageoise. Et si, très vite, il acquiert ses lettres de noblesse, c’est encore en tant que maître à danser qu’il est engagé à la cour de Savoie, puis à la cour de France. On nous pardonnera ce bref rappel historique si on opère un « arrêt sur image » sur une scène fascinante : la naissance du concert. Cet instant solennel, jalon décisif (est-il besoin de le dire ?) dans l’histoire de la musique, a eu lieu, comme il se doit, au cours d’une scène de bal ; non plus sur les pavés d’une place italienne mais sur un parquet et sous des lambris. En effet, vint un moment où, séduite par une musique qu’on ne pouvait plus cantonner dans un rôle principalement rythmique ou même motorique, l’assemblée passa commande de quelques « interludes » insérés entre deux danses. Et puis on prit un siège pour mieux entendre. Et puis, et puis, on cessa tout à fait de danser pour véritablement écouter. Ainsi naquit la suite de danses, première grande forme de musique pure, que l’on doit à la famille des violons. Par la suite – nous ne cessons de le répéter, non sans fierté – on attribuera au même clan la naissance d’autres formes de compositions (sonates de chambre et d’église, concertos, symphonies…), comme celle des formations du quatuor, des orchestres d’opéra ou de concert. Retraçant ce parcours étonnant, qui va du peuple à l’aristocratie, de la rue au palais (et jusqu’à la Chambre du Roy), qui investit l’église (jusqu’à Corelli et la Maison papale), pour s’imposer enfin dans la salle de concert, marquée par la prise de pouvoir d’une bourgeoisie mécène et mélomane, on doit se rendre à l’évidence : le violon est devenu un convive dont on recherche la compagnie.
Jusqu’à aujourd’hui, il se prête volontiers et sans effort apparent à tous les emplois, à tous les rôles, à tous les schémas de représentation du musicien virtuose. Nous l’avons beaucoup dit : il est un fidèle serviteur des liturgies sacrées et profanes mais ne dédaigne pas l’encanaillement dans des lieux peu recommandables, il se donne à la Chaconne, à la Symphonie « Jupiter » ou aux quatuors « Razumovski », mais ne cache pas la jubilation que lui inspirent des pièces délibérément charmeuses ou frivoles, il est austère ou cabotin, humble ou insupportable prima donna. Du sanctuaire à la brasserie, du temple à la guinguette, le trajet pour lui est vite parcouru. Le cinéma fait appel à lui pour suggérer la pureté séraphique mais aussi la sensualité charnelle. Il est suave ou pointilliste, dansant ou élégiaque, entraînant ou lascif, imitatif ou jaloux de son identité, chantant ou tranchant, caressant ou percussif, doux ou strident, modeste ou héroïque, moine ou voyou, masculin ou féminin. Il n’abandonne jamais sa fierté tout en s’embarquant pour toutes les aventures : le bruiteux ne lui fait pas peur, pas plus que la collaboration avec les machines ou tous les matériaux nouveaux qu’on voudra bien lui présenter. Il est tout prêt, par ailleurs, à rencontrer de lointains cousins, venus des Indes, des Amériques ou de la Chine, pour engager des joutes et des jeux propres à enrichir encore la palette de son imaginaire en liberté. On aura compris que, en égrenant cette liste très incomplète de dons et de vertus, nous avons voulu rendre hommage aux capacités du violon polyglotte et polymorphe, avide d’explorer les multiples facettes des langages musicaux, non pas pour les traduire mais bien pour se les approprier. En bref, ce n’est pas faire preuve de chauvinisme que d’affirmer que le violon peut tout dire. En conséquence, on ne s’étonnera pas qu’il ait étendu son fief sur tous les continents, en soldat infatigable ou en archange zélé de la cause d’un langage universel.
Tout dire ? Qu’entendons-nous par là ? En vérité, chaque instrument se voit octroyer un registre. Pas seulement un registre de timbre ou de tessiture, mais un périmètre d’évocation ou de convocation de l’imaginaire. Et chacun semble indispensable, désigné pour jouer un rôle spécifique dans un grand chœur dont l’ambition est de couvrir tout le spectre des affects. Certains se voient attribuer un domaine pastoral, dans le souvenir des faunes et autres créatures mythologiques, d’autre la spatialité et la profondeur de l’horizon, d’autres un enracinement dans le tréfonds des basses, capables de réveiller des forces telluriques, d’autres une présence toute de sagesse, d’autres une ardeur traductrice des désirs, d’autres un appel à la louange, ou au combat, ou à l’hymne triomphal… Nous pourrions prolonger ce jeu de « casting » dans la gamme des régions de la sensibilité, en nuançant toutefois notre propos, ou en le confortant, par la prise en compte de contre-emplois recherchés dans toutes les familles d’instruments.
Bousculant d’emblée un ordre trop bien établi, le piano, enfant tardif mais à l’ambition démesurée, veut concurrencer l’orchestre à lui tout seul, et, en vérité, y parvient assez bien. Quant au violon, dont les moyens, en comparaison, semblent bien plus pauvres, il veut lui aussi dominer l’étendue des sentiments et tous les compartiments de l’imagination visionnaire. Soucieux de ne pas perdre sa couronne lors de l’entrée dans les temps modernes (après avoir conquis le pouvoir de haute lutte tout au long du XVIIIe siècle), il n’aura de cesse de s’adapter, d’épouser tous les contours des évolutions en cours, c’est-à-dire de maîtriser les nouveaux langages de la modernité en marche. Il sent qu’il peut le faire. N’est-il pas, dans le passé, sorti victorieux dans bien des querelles, que ce soit la querelle des Italiens ou la querelle des Bouffons qui allait assurer le primat de la mélodie (pour autant, il ne renoncera pas, à grand renfort de doubles cordes et d’accords, à occuper le terrain dans le champ de l’harmonie et même du contrepoint) ? Il est hors de question pour lui de se laisser distancer dans les premiers rôles, par la présence quelque peu envahissante du piano, avec lequel, malgré tout, il finira par passer contrat, sans excès de bonne volonté, une alliance prometteuse mais qui avait à ses débuts des allures de paix armée.
Pour le violoniste comme pour le professeur de violon, une vision claire des différents langages n’est certainement pas facultative, surtout à l’heure où les frontières ne cessent d’être repoussées en amont et en aval du répertoire. Le temps n’est plus, en effet, où l’on couvrait à peine deux siècles de musique, où l’on chaussait les lunettes des écoles modernes pour faire bénéficier Vivaldi ou Bach des lumières du Progrès, et où la modernité venait butter sur les audaces d’un Prokofiev, voire d’un Bartók. L’inculture n’est plus de mise, non par souci de suivre une mode alimentée par les avancées musicologiques, mais parce que certains manques ne sont plus acceptables dans un paysage musical enrichi, informé et diversifié. Il ne s’agit pas tant d’exiger d’un interprète actuel qu’il fasse étalage d’érudition, mais plutôt de souhaiter qu’il soit capable de dégager de lui-même les enjeux réels de l’interprétation des textes, en éliminant, autant que faire se peut, les « erreurs de traduction » : contre-sens, entorses aux lois de l’écriture, faux accents ou articulations indifférenciées qui dénaturent la diction, et par là amoindrissent le discours proprement dit. Car il y a bien plusieurs manières de dénaturer : trahir un langage instrumental, consubstantiel au langage compositionnel, et trahir ce que, précisément, une œuvre musicale veut dire.
Il est frappant de constater que le « dire », conformément aux règles d’un langage, laisse encore nombre de violonistes relativement indifférents. Et malheureusement nous ne parlons pas ici que des jeunes étudiants… Tout le monde en convient : le niveau instrumental n’a cessé de progresser depuis un demi-siècle, mais il a parfois été accompagné d’une inculture directement proportionnelle. Ainsi on s’est contenté trop souvent de fixer, et même de figer, l’héritage des pionniers des écoles modernes qui, dans les années révolutionnaires, avaient eu l’ambition de bâtir un arsenal technique de portée universelle (nous y revenons !), porteur de toutes les promesses d’une science instrumentale refondée. Il s’agissait, ni plus ni moins, de faire bénéficier les Anciens de toutes les lumières dont – les pauvres ! – ils avaient été tragiquement dépourvus. C’est l’époque où l’on corrigeait sans aucune mauvaise conscience le matériel d’un quatuor de Mozart.
Si l’on en reste au monde du violon, qui – répétons-le – demeure un bon observatoire, nous pouvons nous arrêter à cette période charnière à laquelle nous avons déjà fait allusion, c’est à dire la fin du XVIIIe siècle. Comment ignorer, en tout premier lieu, la révolution en cours du point de vue organologique, qui concerne aussi bien la lutherie que l’archèterie, autant de réformes initiées ou encouragées par Viotti, grand-père fondateur des écoles modernes. Ces écoles (Kreutzer, Rode et Baillot en tête) se mettaient au service de la musique moderne de leur temps, c’est à dire essentiellement celle de Beethoven ; fin de la liberté d’ornementation, dictature de l’écrit et donc respect scrupuleux des valeurs de l’hyper-solfège en tant que dramatisation du discours (fin des « inégalités », notamment dans le rapport brèves-longues), sostenuto et legato appuyés qui soulignent le primat de la mélodie et la continuité du chant, codification extrême, presque totalitaire, des procédés techniques adossés à des principes intangibles, etc. Nous pourrions développer encore longtemps de telles catégories, et surtout en ajouter d’autres, mais nous nous arrêterons là, non sans avoir fait remarquer que l’instrument voit s’inscrire au cœur de son histoire une rupture « révolutionnaire », esthétique et organologique, un fossé séparant l’Ancien Régime des Temps modernes. Dans l’ordre des approches pédagogiques, on a répété à satiété, comme un mantra, qu’il est impératif de ne jamais dissocier technique et musique, mais force est de constater qu’on a fait, dans bien des cas, exactement le contraire. En entachant le répertoire (mot à lui seul historiquement daté) de mille anachronismes, on a en réalité posé plus de problèmes qu’on en a résolus, tant il est vrai que les entorses aux lois d’un langage instrumental rendent infiniment plus ardue, voire impossible, la réalisation de certains passages. La somme des Six Sonates et Partitas de Bach, dernière coupole posée sur l’édifice de l’art baroque, en offre un exemple éloquent et édifiant. Plus d’une centaine d’éditions a fait assaut de solutions ingénieuses pour rendre justice à une musique réputée injouable en l’état ; en réalité, on n’a fait que compliquer les choses au lieu de les faciliter. La raison en est simple : il est vain, surtout dans un texte de violoniste à usage des violonistes, de lui appliquer des règles contraires à ses lois organiques, de transposer sans discernement les canons esthétiques et techniques d’un temps sur une musique d’un autre temps (et qui se montrera inévitablement rétive à l’exercice).
Il nous faut insister, et redire que la trahison d’un langage instrumental est une chose, qui, dans un même élan, entraîne une faute encore plus grave : le détournement de sens ; car, à l’évidence, l’esprit et la lettre n’aiment pas qu’on leur impose un divorce. Le respect des codes d’un écrit, contrairement à ce que croient les superficiels, ne s’apparente ni à l’approche d’un moine bénédictin ni à une vision muséale des œuvres du passé. C’est une condition pour redonner vie à des œuvres, une vie pleine et entière, puisqu’il s’agit de conter une histoire déjà mille fois entendue à une personne qui l’entend pour la première fois, afin d’éclairer son rapport intime à une beauté qu’on veut croire éternelle.
Le recueil de Bach dédié au violon, promu artisan solitaire d’une richesse polyphonique sans équivalent dans son histoire, nous ramène de lui-même vers une sacralisation du discours musical. N’a-t-on pas parlé de « la Bible des violonistes », objet d’études « talmudiques », dont on a scruté chaque détail avec le scrupule qu’on accorde aux Écritures ? Une sacralisation sans doute légitime, mais qui n’a pas manqué de susciter des malentendus, et nous pouvons appréhender ce terme dans son acception première. Car l’orgueil moderne, malgré sa foi dans ses forces neuves, semble avoir traîné comme un remords la nostalgie d’une grandeur passée tristement reléguée sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques. Alors, pour revisiter ces chapitres de la mémoire, il a surjoué cette grandeur, il l’a proclamée au lieu de la dévoiler. Avec emphase, à grand renfort de pathos et de grandiloquence, il a parlé en son nom au lieu de se mettre à l’écoute du rayonnement de ses voix. Et puis, parfois, prenant conscience qu’il faisait fausse route, il a fait machine arrière, surjouant, encore et toujours, une froideur et une mise à distance émotionnelle, tout aussi artificielles dans leurs visées et dans leurs effets. Autant d’« erreurs de lecture » qui ne furent pas sans conséquences. Certaines musiques ont résisté à tous les traitements qu’on leur infligeait, mais d’autres, étouffées sous les couches d’incompréhension, n’ont pas survécu. Car en affectant directement leur langage, on les a littéralement vidées de leur substance.
L’histoire du violon, on le sait, est l’union intime de trois pôles d’influence, de trois éléments de langage en quête d’unité : l’âme de la danse – d’origine française –, le ben cantare italien et la polyphonie allemande – qui se souvient toujours de la gloire immortelle de l’orgue ; trois pôles qui reçoivent une grandiose couronne, la plus belle et la plus définitive, des mains de Jean-Sébastien Bach. Par la suite, le triptyque mettra plus ou moins en avant un des trois éléments, que ce soit dans le classicisme, le romantisme, l’annonce de la révolution copernicienne opérée par Debussy ou toute autre aventure de l’esprit qui lui succèdera, et on verra l’appui changer de pied, mais sans jamais perdre contact avec l’entité trinitaire, dont on peut se demander si elle ne résume pas à elle toute seule les trois sources d’énergie de l’art musical. C’est en ce sens que nous avons pu dire que l’étude de l’instrument constituait un bon point d’observation, en surplomb de la dérive des continents ou de la dérive des sentiments.
Avec le violon, nous avons fait une halte prolongée dans le sanctuaire du temps linéaire, juif et chrétien, relié à la figure centrale de l’homme et voué, de ce fait, à la contemplation puis à l’incantation. Et puis nous l’avons suivi sur les traces de Debussy dans un temple d’Apollon où le temps est grec et sphérique, et où l’homme est une présence parmi d’autres, en suspens dans une myriade de vibrations dont il reçoit les effets comme une harpe éolienne sous la caresse des vents. Ensuite, il nous a entraînés dans le tableau barbare et païen du Sacre du printemps, où ses arêtes vives ont tranché un dernier lien, en une danse sacrificielle qui semble avoir chassé l’homme définitivement du cadre. Et puis nous avons poursuivi avec lui un périple incertain, souvent en manque de boussole car toujours à la croisée des chemins entre les forces de construction et de déconstruction ; un périple dont on veut croire qu’il n’est pas achevé.
Cependant, les trois pôles auront sans doute raison un jour du petit violon, né dans la rue mais proclamé roi dès l’adolescence. Et sans doute porteront-ils leur rayonnement vers d’autres porte-parole, d’autres messagers. Car on ne les voit pas renoncer à leurs pouvoirs tant qu’un seul être humain subsistera à la surface du globe. Pouvoirs infinis dont, par voie de conséquence, on n’aperçoit pas les limites physiques ou même métaphysiques, puisqu’ils mettent en mouvement, sans ordre de préséance, les corps et les esprits.
Cette alliance de l’âme et du corps, indéfiniment recherchée, a-t-on dit, par toutes les religions, nous l’éprouvons quotidiennement instrument en main. Un ressenti – nous l’avons assez suggéré – qui précède toute action de la pensée, mais qui est aussi une condition du surgissement de la pensée ; l’action et la réflexion se nourrissant mutuellement en un mouvement perpétuel qui, certainement, donne ses vraies lettres de noblesse à la geste instrumentale.
Si un Nietzsche a pu affirmer que « sans la musique la vie serait une erreur », il n’est pas le seul philosophe, loin s’en faut, qui se soit penché sur le lien entre langage et musique, une question qui, en vérité, n’a cessé de diviser. Certains ont considéré, en effet, que la caractérisation de la musique en tant que langage n’est qu’une figure métaphorique, et peut-être même une trahison de ce qu’elle est dans son essence, c’est à dire une présence immanente capable de transcender la symbolique de sa grammaire, de sa codification extrême dans l’organisation des phénomènes sonores. Elle serait surtout volonté, manifestation de la vie comme volonté, « énergie spirituelle » selon le beau titre de Bergson, ou encore, disait Schopenhauer, « le rythme même de l’âme ».
Il serait certainement présomptueux et vain de prendre position dans un débat trop lourd à porter pour les épaules d’un musicien. Et sans doute préférons-nous rester dans l’inachevé, nous réjouissant sans trop le dire que la musique garde un statut à part : celui d’une Élue, gardienne de tous les secrets et n’en livrant aucun.