SONATiNeXPRESSIVE de Stefano Gervasoni. La spontanéité : le mythe ou la réalité
- Résumé
- Abstract
L’œuvre tentaculaire de Stefano Gervasoni opère des retours constants à elle-même impliquant parfois aussi des éléments extérieurs, bien qu’à première écoute tout puisse paraître nouveau, et le processus en lui-même spontané, naturel. L’examen approfondi dévoile un penchant prononcé du compositeur pour les proportions numériques soigneusement choisies.
Dans ce travail se posent de nombreuses questions : quels sont les motifs artistiques qui poussent le compositeur à se citer, quelles sont les œuvres empruntées et pourquoi ont-elles été choisies, comment les « retours » sont-ils intégrés dans le concept et contexte sonore nouveau, modifiant ainsi leur sens, et quels sont les procédés compositionnels caractéristiques ?
À travers l’analyse de la SONATiNeXPRESSIVE se profile l’univers du compositeur dans une période donnée de sa vie créative en même temps qu’une réponse, même partielle, aux questions soulevées.
Plan
Préambule
J’ai fait la découverte de l’œuvre de Stefano Gervasoni en octobre 2014. Alors élève au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), fraîchement admise en 3e cycle supérieur en Diplôme d’Artiste Interprète (DAI) – Répertoire contemporain et création, je devais travailler la SONATiNeXPRESSIVE avec un collègue pianiste pour la jouer lors d’un concert dédié aux œuvres des compositeurs professeurs au Conservatoire de Paris.
Pendant l’intense et courte période préparatoire, nous avions essayé de comprendre le fonctionnement de ce duo, saisissant intuitivement les cycles internes et les processus ordonnés. Il nous fallait trouver et conscientiser au moins quelques principes régisseurs, car l’une des difficultés de cette œuvre était de réussir à la jouer d’un seul tenant, ne pas perdre le fil dans le labyrinthique réseau de petits morceaux collés ensemble.
Lorsque, quelque temps après, j’ai été amenée à rejouer cette pièce ainsi que le duo Masque et Berg pour violon et alto, j’ai décidé de m’y intéresser plus en profondeur. Le musicien doit être conscient du dessein de l’auteur, par-delà sa propre approche du sens de l’œuvre. Le compositeur m’a révélé des liens intertextuels entre certaines de ses œuvres. Il s’est avéré que la SONATiNeXPRESSIVE entretient des relations directes ou référentielles avec ses œuvres antérieures, notamment avec Folia pour violon seul, comportant des allusions musicales induites par des faits réels. Il devient intéressant d’explorer ce qui pousse un compositeur aussi inventif à l’autocitation d’une telle manière et quels sont les types d’interactions entre les différents textes : nouveaux, cités ou quasi cités.
Au cours du travail d’analyse sur cette partition, je me suis passionnée pour des schémas, chiffres et calculs divers qui m’ont permis d’entrevoir l’inventivité de la « cuisine » du compositeur. Bien sûr, à la lecture, cela peut paraître trop fastidieux, voire ennuyeux, mais j’ai trouvé un appui dans le travail de Philippe Albèra pour aller dans ce sens. Quel plaisir lorsqu’une révélation se fait sentir, par exemple, derrière l’observation objective d’Albèra dans le passage de son analyse de In Dir pour sextuor vocal et sextuor à cordes :
La musique transcrit le sens verbal dans le sens musical. Toute la pièce repose sur les accents marqués sff suivis d’une longue tenue ppppp, les [o] de « Gott » étant toujours chantés à la quinte, p, sortes d’exclamations chargées de ferveur. Les trois couches musicales sont ainsi différenciées par leur forme de présence et par leur dynamique, les sons brefs s’y inscrivant avec une certaine régularité. La lente transformation de cette figure tient au raccourcissement et aux agrandissements des sons tenus ainsi qu’au décalage de leurs accents initiaux, qui vont de 1 à 4 impulsions. Les durées résultent d’une manipulation d’une série de Fibonacci. Elles donnent les valeurs de noires suivantes :
17-12-16-12-7-11-15-10-7-12-10-14-9-6-4-3-4-6-9-13-8-5-3-2-11
Cependant l’évidente rationalité et spécificité de l’outil compositionnel de Stefano Gervasoni s’explique par ses vues esthétiques s’enracinant profondément, comme il le dit lui-même, dans ses« goûts personnels et artistiques ». Il choisit dans son travail de compositeur
l’inexpressivité (l’expression déjouée) plutôt que l’expression directe. Retenir pour « plus » ou « mieux » exprimer.
Je préfère donc dire en retenant une émotion plutôt qu’en la montrant en toute son ampleur. J’attache plus d’importance aux modes d’expression qui sont le résultat d’un processus de contrôle extrême des émotions, presque dans la tentative de ne pas les faire ressortir2.
Avis au lecteur
La musique de Stefano Gervasoni prend deux directions principales qui sont différentes, mais non antagonistes.
D’une part, à cause de sa subtilité, elle semble entourée d’un nuage d’allusions poétiques et semble compter sur la faculté d’écoute de son auditeur idéal. Elle génère un langage de même style dans les études analytiques, stimulées par les écrits et commentaires de l’auteur même à propos de sa musique.
D’autre part, la musique de Stefano Gervasoni peut captiver par la beauté des constructions. On y sent la présence d’un esprit rationnel, pas moins fascinant, ce qui ne semble pas contredire les intentions de l’auteur :
Et je voudrais également mettre l’accent sur le mot fascination [...]. Le compositeur, pour moi, est bien le créateur de ses objets et de leurs conditions d’écoute, mais il l’est d’une façon non rusée : il est donc fasciné lui-même par les effets que le dispositif de son œuvre peut produire sur son auditeur. Il a la maîtrise de ses moyens, mais non celles des résultats qu’ils sont capables de produire chez un auditeur. Il peut se contenter de tout simplement devenir une sorte d’actualisateur de ses mécanismes, en les affinant et en les rendant de plus en plus conformes à ses volontés expressives, les transformant en instruments prévisionnels d’un résultat, jouant ainsi le rôle de séducteur de son auditoire [...]. La fascination a donc à voir avec l’imprévu, l’hétérogène, l’impossibilité de tout maîtriser et de s’ériger en tant que centre unique et générateur de la communication artistique. À exprimer, donc, de l’intérieur à l’extérieur sa seule volonté, sûr de ses effets, et à imprimer (ou pour mieux dire, à impressionner) ses auditeurs.
En partant de cet aspect de la musique de Gervasoni, il faut préciser deux points. La similitude des techniques, notamment des proportions numériques basées sur des combinaisons rythmico-métriques et des relations de hauteurs, accentuant les rapports spatio-temporels et donc les relations registro-timbrales très complexes, ne fait que souligner leur emploi extrêmement varié, particulier dans chaque cas donné.
De façon paradoxale, tous les schémas dégagés ne simplifient pas la réception, ni l’exécution, mais les stimulent au maximum, les aiguisent. D’autant plus que de fréquentes déviations de la direction prise déjouent la prévisibilité primitive.
J’estime nécessaire de faire précéder l’analyse de l’œuvre annoncée dans le titre du présent article de quelques exemples qui peuvent donner une idée des méthodes compositionnelles de Stefano Gervasoni, caractéristiques, selon ses propres dires, de cette période de sa production (des années 2000 jusqu’à 2012-2013 environ). Le choix se limitera à des extraits démontrant la stabilité de certains procédés à travers lesquels transparaissent les positions prédominantes de l’auteur autant sur le plan technico-structurel qu’esthétique. D’autre part, vu la multiplicité des intersections de la SONATiNeXPRESSIVE avec d’autres œuvres, l’une des difficultés d’écriture de ce travail consistait à trouver une structure cohérente.
Toutes les partitions citées sont consultables sur le site officiel du compositeur.
En périphérie de l’œuvre
L’Aria de Carl de Limbus-Limbo (« … crois–en l’Expérience »)
Le premier exemple est tiré de l’opéra Limbus-Limbo, sous-titré « apéro-bouffe » (2012) : l’Aria de Carl (scène 1, p. 14-27 de la partition). De toute évidence l’Aria est apparentée à l’introduction qui ouvre SONATiNeXPRESSIVE et qu’on appellera conventionnellement par la suite son Prélude3.
Le morceau cité est titré « aria cassata », ce qui vient non pas du nom du gâteau italien (bien que, compte tenu du sous-titre extravagant, cette blague soit envisageable), mais de casser, briser, parler en s’interrompant. Cette « nouveauté générique » s’explique par la structure reflétant l’action scénique : le phrasé morcelé et diverses sortes d’interruptions et d’intercalations (surtout dans le 3e couplet) s’ajoutent à la tripartition en couplets, disposés chacun à sa propre hauteur, avec l’alternance couplet-refrain propre à la chanson.
Pour les deux premiers couplets, le texte (en suédois et en latin) est emprunté au testament de Carl von Linné4, destiné à son fils. Dans l’opéra, il se transforme en soliloque. La subdivision des couplets – toujours en deux sections terminées par refrain – est conditionnée par le texte : Carl se questionne, exprime ses doutes et répond à lui-même.
Le choix de procédés curieux reflète l’approche systématisée propre aux recherches du naturaliste suédois, qui transparaît jusqu’à son épître intime : « Le grand nombre des années m’a instruit ; c’est leur enseignement que je te transmets. […] J’ai enregistré les exemples restés dans ma mémoire ; consulte ce tableau fidèle et veille sur toi ». Ce texte est jouxté d’une conclusion en latin : « Felix quem faciunt aliena pericula cautum [Heureux celui que les épreuves d’autrui ont rendu sage] » qui correspond à un vers célèbre de Virgile : « Felix qui potuit rerum cognoscere causas [Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses]5 ».
La progression intervallique devient un principe généralisé, mais elle se réalise différemment. De plus, l’observation stricte d’une norme prise comme base voisine, à la manière typique du compositeur, avec des écarts teintés d’expressivité inspirés des inflexions parlées.
Le début des couplets révèle les réflexions du savant sur le monde qui présente un « spectacle confus » décourageant et sur l’existence d’un Dieu omniscient. Dans la partie vocale, la polyphonie cachée (à laquelle l’oreille est habituée depuis la « monodie polyphonique » de Jean-Sébastien Bach et qui devient définitivement consciente grâce aux travaux d’Ernst Kurth6) permet de révéler quelques lignes directrices. Le dessin mélodique des figures, séparées de silences ou juxtaposées, se subdivise en deux lignes parallèles. La descente glissante (par paires) adoucit le mouvement résultant en zigzag. Chacune des figures commence obstinément par un intervalle constamment grandissant, mais varie à l’intérieur, surtout dans le 2e couplet, plus animé, élastique.
Le texte déclamé dans la 2e section reste invariable : « [Détrompe-toi], au milieu de ce monde réside un Dieu juste qui fait droit à chacun » (dans le 3e couplet, il est omis). Cette parole demi-persuadée, demi-hésitante est suivie par une sorte d’exhortation : « Si tu ne crois pas aux Saintes Ecritures, alors crois en l’Expérience7 » et amène au refrain en latin « Innocue vivito ; numen adest8 ».
Le principe d’élargissement dans cette phase « répondante »9 prend une autre forme : deux lignes descendantes – supérieure chromatique et inférieure par ton – donnent en somme une chaîne intervallique de la seconde mineure jusqu’à la septième mineure. Elle représente la modulation du doute vers un enthousiasme croissant accompagné par le « réveil » des percussions et couronné par une conclusion mesurée et solennelle mise en valeur par l’orchestration recherchée.
L’ambitus croissant est redoublé par de larges intonations propres à l’emphase rhétorique. Il est très probable que celles-ci soient stimulées par des accents sémantiques dépassant la méticulosité d’écriture : les mots Gud, Scrift (Dieu, saintes Écritures) qui exigent le respect religieux profond s’accordent avec des éléments fuguralistes marquant les mots Pracht (version allemande : splendeur, magnificence), vackraste Lilien (beaux lys).
Dans le 3e couplet où Carl chante de façon moins soignée, en grognant (les derniers conseils à son fils cèdent absurdement la place aux considérations sur les bienfaits de la bière), la netteté des phrases est voilée, comme imitant l’articulation nonchalante.
L’étude comparative, même restreinte à la partie vocale, permet d’apprécier le travail qui n’empêche pas la sensation que le personnage s’exprime librement, sans contrainte.
Le 1er couplet :
Le 3e couplet (le début) :
L’auteur indique que chaque personnage a un instrument soliste attitré : Carl est accompagné par le cymbalum. Le fond qu’il crée est assez statique, mais favorise la distinction des détails. Il s’appuie sur l’oscillation de tierces majeures et mineures (strictement parlant, on a ici une seconde augmentée) et se déplace simultanément avec les couplets, ce qui forme sommairement la suite descendante des tierces (doublant le pas dans le 3e couplet).
L’idée de la progression intervallique est reprise par les deux vibraphones qui avancent : par les intervalles parallèles augmentant d’un couplet à l’autre (1er) et par leur consécution élargissante (2e).
Certes, il n’y a aucune préméditation réalisée mécaniquement. Le matériau est organisé tout en restant vivant, plein de surprises et de détours imprévus qui donnent une impression/illusion d’échapper à l’agencement ordonné. Par exemple, le refrain concluant chaque couplet ne correspond pas au système de déplacement établi, mais referme le morceau selon une logique purement musicale.
En résumé, on peut se référer à une des idées de Vladimir Jankélévitch, « philosophe de la discrétion », dont les raisonnements sont manifestement partagés par le compositeur10 :
La matière sonore n’est donc pas purement et simplement à la remorque de l’esprit et à la disposition de nos caprices : mais elle est récalcitrante et refuse parfois de nous conduire là où nous voulions aller. [… L]oin d’être maniable au gré de nos désirs, ce serviteur de l’intention se sert de son propre maître. La matière n’est ni instrument docile ni obstacle pur.
Il met en parallèle la musique et la poésie :
… et de même le poète conçoit son poème non point avant de le faire, mais en le faisant : car aucun vide ne sépare en poésie la spéculation et l’action ; aucune distance, aucun intervalle de temps ! Pour créer il faut créer […] Le créateur pose l’essence conjointement avec l’existence, la possibilité en même temps que la réalité11.
Le cycle Prés pour piano
Pour entrer en matière, je voudrais me tourner vers l’étude de quelques pièces du cycle Prés pour piano (ou pour toy piano)12, constitué de trois cahiers, chacun étant composé de six pièces groupées par trois13. Mon choix de se focaliser sur les miniatures est conditionné par la forme de la SONATiNeXPRESSIVE qui naît visiblement de l’assemblage de morceaux de caractère distinct. L’écoute active sur laquelle insiste toujours le compositeur est particulièrement sollicitée pour la miniature. Il vaut mieux citer les mots de l’auteur à propos de la SONATiNeXPRESSIVE :
Le développement architectural de la Sonate qui stérilise ou dompte l’impulsion expressive de la petite forme ; l’intimité de la page d’album, la confession plus intime – et le désir de la partager – de l’impromptu, du lied, du prélude ; la force ou la fragilité des émotions ou le besoin de consolation dans l’intermezzo, la berceuse, le nocturne…
Philippe Albèra remarque la prononciation identique du pré comme nom et pré comme préfixe qui signifie devant, en avant et marque l’antériorité. Cela découle d’ailleurs des dires du compositeur lui-même qui utilise dans sa préface au cycle les mots premonizione, anticipatamente (les mots appartenant au même champ sémantique en français : prémonition, pressentiment, prescience).
L’extrait de cette préface explique le concept du cycle. Le pré (la prairie) est une étendue d’herbe où « dans l’atmosphère insouciante en apparence les enfants jouent avec la prémonition de quelque chose d’obscur qui doit advenir et que leur regard innocent est capable de pressentir, avec ce sens de la menace que l’adulte ne peut ou ne veut pas saisir ». On pourrait se rappeler Benjy, le personnage de Sound and Fury de William Faulkner14, un déficient mental dont la vie est délimitée par le pré devant la maison. Beaucoup de choses du monde lui sont inaccessibles. Une fois parvenu à l’âge adulte, il garde une sensibilité d’enfant, mais une sensibilité particulièrement aiguë aux sons, odeurs, voix, etc. Des événements ou des sensations qu’un adulte normal refoulera ou auxquelles il ne prêtera pas d’importance restent imprimés dans sa mémoire sans notion de temps, glissent, grandissent et prennent une autre forme. Certaines sont quasi « normales », d’autres assez fantasques, voire effrayantes :
Nous avons descendu les marches où se trouvaient nos ombres […]. Nous avons suivi l’allée en briques avec nos ombres […]. Nos ombres étaient sur l’herbe. Elles arrivèrent aux arbres avant nous. La mienne est arrivée la première. Et puis nous sommes arrivés, et les ombres ont disparu.
Mais, après avoir aspiré, je n’ai plus pu expirer pour crier et j’ai essayé de m’empêcher de tomber du haut de la colline, et je suis tombé du haut de la colline parmi les formes lumineuses et tourbillonnantes.
C’est les chiens qui meurent, dit Caddy. Et quand Nancy est tombée dans le fossé et Roscus lui a tiré un coup de fusil et les busards sont venus pour la déshabiller.
Les os débordaient du fossé où les plantes noires se trouvent, dans le fossé noir, et entraient dans le clair de lune comme si quelques-unes des formes s’étaient arrêtées. Et puis, elles se sont toutes arrêtées, et tout était noir […]. Le fossé est sorti de l’herbe bourdonnante. Les os sortaient des plantes noires […]. [… j]e me suis assis à regarder les os où les busards ont mangé Nancy, s’envolant du fossé, tout noirs, lourds et lents15.
Les pièces du premier cahier
Les trois pièces initiales du premier mini-cycle de Prés (2008-2010) peuvent aider à entrouvrir le monde du compositeur et donner quelques idées utiles et applicables à l’analyse de la SONATiNeXPRESSIVE. C’est pourquoi l’analyse orientée de ces pièces pour piano ne vise pas l’exhaustivité, mais plutôt la mise en évidence de procédés particuliers fondés sur des proportions numériques semblables et en même temps différenciés par la manière de les appliquer, dictée par l’inspiration intellectuelle, les diverses combinaisons « programmées » allant jusqu’à leur confrontation (par ex. binaire/ternaire). Il en résulte, même dans les pièces les plus simples, une action qui se déroule sur plusieurs plans alternés ou mêlés.
Les pièces choisies constituent un mini-cycle dans le cycle et ont des traits communs. Il y a une corrélation ostensible entre leurs titres rimés, dont chacun aurait une signification multiple. Toutes les miniatures ont un ton d’appui commun, ré bémol, et le même changement cyclique de mesure. Le geste analogue – comme un presagio – fait brusquement irruption dans la mes. 19, proche visuellement du nombre d’or, bien qu’en réalité cette explosion soit retardée, suivie d’une brève « postface ». Cet inattendu évoque curieusement le climax différé du romantisme tardif (« tout est trop tard »16). Mais ici la structure rationalisée et suffisamment exposée aboutit à une crise nécessaire, une sorte de perturbation de la métastabilité.
Périodicité du changement de mesure (unité de valeur équivalent à une noire) :
Chaque pièce présente un assortiment de figures caractéristiques dont les notes de départ, soulignées par des sons tenus, constituent la même succession. Sur ce « fondement »17 sont bâties des miniatures raffinées, rappelant en partie les variations sur basse obstinée.
Au-delà de leur similarité, ces dessins sonores raffinés, exigeant d’être très attentif aux détails, se distinguent par leur logique structurelle singulière qui se complexifie d’une pièce à l’autre : « Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme » (Edgar Degas).
Pré ludique (le Prélude/homo ludens)
Le premier exemple ouvrant le cycle – Pré ludique – attire par sa sonorité transparente : l’appui sur les octaves et quintes ainsi que les accords parfaits, qui se propagent de plus en plus dans l’espace pour revenir au niveau de départ, accompagnés par l’accélération rythmique évoquant la série de Fibonacci. La superposition des figures mélodico-harmoniques crée l’illusion polytimbrale.
Malgré la sonorité consonante prédominante, toute la série chromatique est utilisée : les six sons comme les fondamentaux et le reste comme les tierces ou quintes des accords parfaits, sauf mi constituant avec la bémol la quinte et ensuite l’accord augmentés.
Le plus intéressant, c’est la distribution des rôles entre les éléments, comme dans tout jeu au cours duquel les personnages (les éléments musicaux) subissent des influences réciproques et en résonance avec le titre de la pièce, où le compositeur dissimule ses calculs sous un air disteso. Ainsi, la quinte augmentée qui modifie l’élément b (mes. 4) reste rattachée pour la plupart à la bémol, et donc elle imprègne formellement les autres figures. La musique s’évapore sur le point d’appui secondaire la bémol (quasi la dominante, typique du prélude).
Schéma a : le continuum sonore.
Schéma b : les notes de départ.
Pré lubrique (sur la pente glissante)
Le titre suivant – Pré lubrique – rime avec le précédent, tandis que le sens habituel ne semble pas convenir, compte tenu de l’idée générale du cycle. Interprété étymologiquement, il signifie entre autre « glissant » du latin lubrucus. Par extension, il peut être interprété comme « envieux », « qui désire avec avidité ».
Enfin, on peut se rappeler les scènes de « jeu érotique ordinaire » qui entrent dans le système d’éducation des élites dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley :
Dans un creux herbeux entre deux hautes masses de bruyères méditerranéennes, deux enfants, un petit garçon d’environ sept ans et une petite fille qui pouvait avoir un an de plus, s’amusaient, fort gravement et avec toute l’attention concentrée de savant plongé dans un travail de découverte, à un jeu sexuel rudimentaire.18
Le développement rythmique de la pièce (contrairement à la précédente) ne se soumet pas au même principe que le changement cyclique de mesure. La musique tissée d’impulsions hésitantes acquiert une structure qui semble moins systématique.
Sans entrer dans les détails, on peut représenter le déroulement de la pièce sous la forme du schéma suivant, insistant sur l’accroissement/décroissement de valeurs rythmiques19 (mis en évidence par des fourches) et régulé par les notes qui « retiennent » le mouvement (les silences et les notes tenues dans le médium sont omises) :
Le même schéma projeté sur le « fondement » sonore montre (même sous forme réduite) que toute tendance à la progression ascendante est bloquée par des inflexions descendantes pour finalement se figer dans une incertitude.
Pré public (seul parmi tous)
L’exemple suivant – Pré public (la 3e pièce du 1er cahier) – étonne par le contraste entre le titre et l’indication de caractère Intimamente espressivo. De cette coexistence paradoxale naissent des suppositions possibles relatives au contenu : de la simple image d’espace public qui se remplit (le jardin public) jusqu’au parallèle découlant du sens « public » comme connu ou devenant connu de tous, et enfin le sentiment d’un être qui se trouve en dehors.
Cette pièce anticipe la technique des relations spatio-temporelles dans les séquences variationnelles de la Folia. Le déroulement des événements peut être représenté par un schéma linéaire d’augmentation de la quantité d’unités rythmiques, tandis que l’alternance de figures binaires et ternaires (triolets) avec leur accroissement progressif constitue deux plans différents.
Chaque figure en triolets dans la couche supérieure commence par le même son, mais la 3e figure du groupe change de profil (au lieu de la tierce initiale : lab1-do1, un large saut ascendant souligné par l’appogiature lab1-réb2→do2). L’augmentation de l’amplitude du balancement « sur place », peu signifiante de prime abord, exprime l’idée de résistance à la « gravitation » et crée ainsi une impression de volume.
À la différence des triolets sédentaires, les figures binaires (les mesures impaires ensuite paires dans la coda) se déplacent successivement. En schématisant, on obtient : ré-fa1 / mib-solb1 / fa-réb1 / fa#-sib / lab. Les strates d’abord alternéesse rapprochent, se superposent, s’emmêlent. Le mouvement semble momentanément « coincé », ce qui amène à l’explosion fff (toujours en « fausse » conformité avec le nombre d’or).
Dès lors le schéma linéaire, toujours sur le même « fondement »-patron, peut être représenté ainsi :
- la ligne supérieure désigne le changement de mesure commun aux trois pièces ;
- les lignes médiane et inférieure suivent le mouvement a) en duolets et b) en triolets de croches, marquant l’entorse à la régularité strictement rationnelle :
Le même schéma (abrégé, jusqu’à la rupture) projeté sur le « fondement » sonore reflète la tendance au rapprochement des couches.
Dans la coda, l’extinction du grouillement passager se fait dans le même registre, avec le décroissement métro-rythmique, mais sur fond de basse grave dont les notes couplées ascendantes et le mib4 suspendu rappellent les extrêmes de l’espace sonore de nouveau désert où se déroulait une action brève mais dense20. Compressé et tout à coup élargi au maximum (sept octaves), il donne l’impression d’être vidé, abandonné.
Prato prima presente. Le pré d’autrefois aujourd’hui.
Les trois pièces présentées sont induites in extenso dans le corps d’une autre œuvre Prato prima presente (2009) qui a l’air d’un « véritable puzzle où des pièces et des parties des pièces existantes sont reprises, collées ensemble et prolongées sous forme de résonance21 ».
Le retour de Gervasoni à ses propres textes (déjà créés et connus) n’est pas un fait d’exception pour lui, mais plutôt une partie intégrante de sa position artistique22. Même s’il se sert d’eux en les reproduisant littéralement, il les installe dans de nouvelles conditions conceptuelles, dans le nouveau contexte sonore, ce qui influence notre perception. Par le nouvel entourage inventif, il s’établit une sorte de dialogue qui peut être tourné en polémique.
Comme les Prés cités plus haut deviennent le point de départ pour la nouvelle composition dérivée, je voudrais relever quelques innovations les concernant et permettant d’entendre des images familières d’une manière nouvelle. Il y a au moins deux aspects qui m’interpellent. Le premier est technique.
La partie du vibraphone (toujours morbidissimo), ajoutée aux pièces citées et dont les deux lignes ont un comportement distinct, forme une structure porteuse complémentaire qui est « en réalité une résonance légèrement distordue du piano », un « halo autour de lui »23. Les pièces d’origine sont transposées : au lieu d’un ton d’appui réb, unique pour les trois Prés, on a mib-ré-réb à quoi répond le déplacement contraire par paliers au niveau inférieur du vibraphone : mi-fa-fa♯, comme points de départ des lignes descendantes à l’intérieur de chaque section. Au mépris de ce mouvement divergent établi, la strate supérieure du vibraphone ne bouge pas de sa hauteur qui correspond à celle de la pièce initiale (au mib). Elle reproduit la succession fondamentale unissant les trois premiers Prés24, formant ainsi son « double »25.
Outre l’enrichissement de l’écriture, l’auteur donne une nouvelle perspective au sens des pièces familières. « Le sous-entendu n’est-il pas comme le prolongement virtuel de la « pièce brève », l’auréole de réticences qui en grandit la brièveté ?26 ». Il répond à cette question en déployant l’action sur deux plans parallèles : le deuxième étant aussi cité, il se forme un système compliqué d’interdépendance, même si les nouveaux fragments s’en tiennent à leur propre tempo.
Le compositeur a recours à son duo Masque et Berg (2009), lui aussi en trois parties de plus en plus contrastées par leur type de mouvement en accélération de la pulsation rythmique. Elles sont incorporées en alternance avec les Prés par un procédé proche du fondu-enchaîné cinématographique et marquent le même moment précis : come un presagio27. Certes, le dévoilement des références complémentaires, des relations ramifiées qui mènent à l’approfondissement du sens originel des pièces semblant naïves, tout cela exige la reconnaissance de leur provenance, condition sine qua non pour toute citation et allusion.
La partie centrale de Masques et Berg – corrente – est purement instrumentale et présente une sorte de mouvement perpétuel, tandis que les volets encadrants du duo se révèlent être une version instrumentale des deux premiers Aster Lieder (2005-2011). Ainsi la première image qui fait surface, étant identifiée comme le mouvement initial du duo, renvoie du même coup au premier Aster Lied : Herbst [L’automne] sur le poème de Reiner Maria Rilke, avec cet aveu intime et oxymorique : « So steigt mir rein die Stimme hervor aus Gebirge des Nichtmehr [Ainsi me pénètre la voix venant des montagnes du néant]. »
L’image qui émerge vers la fin – le 2eAster Lied, Im Winter [En hiver], sur le poème de Friedrich Hölderlin – exprime la vision multidimensionnelle du monde inspirée par le paysage hivernal : « und wie die Pfade gehen, erscheinet die Natur, als Einerlei [comme vont les sentiers [pratiqués, battus], la nature apparaît dans sa monotonie]. »
Sous ce nouvel éclairage, le connu acquiert une autre dimension qui reflète l’intention formulée par l’auteur même. Pour lui le présent est « le point de rencontre entre passé et futur », nous vivons « en faisant de notre propre présent l’intersection entre passé et futur ». Il conclut avec l’allusion limpide aux dédicataires architectes : « Celui qui, par exemple, envisage d’ériger un édifice doit savoir conserver la mémoire du pré autrefois présent en ce lieu et inscrire cette mémoire dans une œuvre qui trace le futur ou est une trace pour le futur. »
L’interférence qui renforce l’impression générale concrétise la signification du geste prémonitoire, un peu théâtral jusqu’à présent. Le passage (qui appelle involontairement au temps retrouvé proustien) du livre de Aldous Huxley Point Counter Point peut compléter la sensation de la perspective acquise par ce geste dans Prato prima presente. Mais avant de le citer, je voudrais ajouter à propos de mes régressions périodiques que la pensée associative – distincte de la pensée comparative et descriptive – peut se révéler, certes, sous réserve de ne pas être arbitraire, assez fructueux sans s’imposer ni prétendre saisir en profondeur les desseins de l’auteur.
Le personnage du roman, Spandrell, « attendit que le souvenir, mort depuis si longtemps, pût revenir à la vie. »Et soudain il se revit petit garçon montant la route de ses promenades habituelles :
Un nuage froid de blanc était tombé sur la vallée […]. Il n’y avait plus de hauteurs, plus de creux. Le monde n’avait plus que cinquante pas de large, – il n’était plus que cette neige blanche sur le sol, cette nuée blanche alentour et là-haut. Et, de moment en moment, se détachant sur la blancheur, apparaissait quelque forme sombre de maison ou de poteau télégraphique, d’arbre, d’homme, ou de traîneau, présage étrange dans son isolement et son caractère unique, – comme si chacune d’elles était un survivant solitaire de l’anéantissement général. La sensation était un peu inquiétante, mais comme elle était, avec cela, passionnément nouvelle, et belle d’une étrange beauté28 !
Quoi qu’il en soit, la musique de Gervasoni en dépit de toute l’ingéniosité des schémas individuels pour chaque morceau, n’est guère le résultat d’une action spéculative. Le plus important reste le sens qu’elle contient, exprime, et combien celui-ci peut être perceptible par l’auditeur ou l’interprète.
Inexpressive ou pas, une pièce de musique appelle à établir un rapport avec un sens à interroger par la stimulation d’une volonté d’intelligibilité qui va de même avec sa volonté d’expression : une sorte de quête perpétuelle du sens, irrépressible, qui intervient dans tout acte de communication artistique.
Les pièces du deuxième cahier
Les deux exemples suivants appartiennent au deuxième cahier (2011-2013).
Gervasoni prête toujours attention au choix du titre en utilisant des jeux de mots (homonymes, homophones), le double sens, les allusions plus ou moins transparentes, le mélange de diverses langues. Il suffit de mentionner des titres comme Heur, leurre, lueur pour violoncelle et orchestre, Masques et Berg pour violon et alto, Limbus-Limbo, apéro bouffe, Eufaunique pour ensemble, Sviete tihi, cappriccio dopo la fantasia pour 2 piano et 2 percussions, Six lettres à l’obscurité (und zwei Nachrichten) pour quatuor à cordes. La sensibilité au son commence chez Gervasoni par la sensibilité au mot, provoquant une écoute particulièrement attentive à sa prononciation.
Tout comme les pièces citées du premier cahier des Prés sont unies par le mot pré : Pré ludique, Pré lubrique, Pré public, de même les trois premières pièces du deuxième cahier sont liées de plus par la deuxième partie consonante des titres : Précieux, Prétentieux, Pernicieux. Comme la première pièce – Précieux – est introduite dans la SONATiNeXPRESSIVE, je commence par l’analyse brève des deux pièces suivantes.
Prétentieux (seul dans son théâtre)
Cette miniature demande de fixer notre attention sur la multiplicité des images. Elle démontre un sens de l’humour aigu et comme toujours un alliage de la structuration rationnelle et d’une fantaisie débridée, ce qui engendre derechef une impression d’improvisation contrôlée.
Il est clair que l’interprète est un maillon indispensable, un intermédiaire incontournable dans la communication de l’auteur avec son auditoire, mais il me semble que chez Gervasoni, c’est une sorte de partenariat, réel ou imaginaire. C’est à l’interprète, à son œil et à son oreille que s’adresse tout d’abord le compositeur. On pourrait dire, en adaptant à la musique les réflexions d’Umberto Eco29, qu’il prévoit certes l’interprétation sémantique, mais préfère l’interprétation sémiotique :
[L]’interprétation sémantique ou sémiosique est le résultat du processus par lequel le destinataire, face à la manifestation linéaire du texte, le remplit de sens. L’interprétation critique ou sémiotique, en revanche, essaie d’expliquer pour quelles raisons structurales le texte peut produire ces interprétations sémantiques (ou d’autres, alternatives).
Le schéma proposé de Prétentieux se focalise sur le développement en parallèle d’éléments divers très contrastés. C’est un des rares cas du jeu pur avec l’expressivité. L’alternance rapide des indications de caractère (ou plutôt d’attitude) et le tempo mouvant rappelle les dires de Berio : « En effet [...], si l’on respecte scrupuleusement les rapports de tempo, on a parfois l’impression, sinon d’une véritable polyphonie, du moins d’une simultanéité des événements. »
Pernicieux (des ciels périlleux)
La pièce, assimilable par l’ensemble de procédés à la Folia, se distingue par la fluidité et la continuité de son mouvement qui, après des accélérations périodiques, s’interrompt brusquement à trois reprises30. Parmi les interprétations possibles, on peut envisager aussi une reproduction métaphorique d’un parcours humain de l’insouciance jusqu’à l’engouffrement dans le tourbillon de la vie, le naufrage au sens figuré. L’étymologie du mot peut donner plusieurs variantes de sa lecture, je cite le dictionnaire : 1) pernicieux, latin, de nex « mort violente » ; famille de noyer, nuire ; 2) périr, latin perire, « s’en aller tout à fait », de ire « aller », par exemple, périr noyé. Enfin on peut envisager un sens dérivé des mots cieux et pré/per librement liés.
Chacune des trois sections de la pièce se termine par une exclamation (comme les corni), ce qui, en somme, forme la tournure emblématique tierce – quinte – sixte dite l’appel des cors (cf. mes. 24, 37, 63). La sixte finale imitant les corni bouchés et le cluster-klaxon qui la suit prêtent néanmoins à sourire à cette blague musicale.
On perçoit la forme de la pièce comme une sorte d’enchaînement de variations métro-rythmiques et amplificatrices. Les petites figures mélodiques sont agencées une fois de plus en segments qui se dilatent et se contractent quantitativement de deux notes jusqu’à 6, 7 et enfin 8. Le déferlement des vagues rythmiques est accompagné par les consécutions intervalliques oscillantes, aussi augmentant et diminuant, mais selon leur propre régime.
Dans la 1ère section, les figures mélodiques commencent toujours par la même note, tout comme les figures concises de basse. Dans la 2e section apparaissent les intervalles faisant une légère allusion anticipée à la tournure sommaire de la pièce : l’appel des cors (cf. exemple suivant, deux premières pages et fin de la pièce).
L’itinéraire mélodique des notes d’appui dans la voix supérieure passe dans la 3esection d’une à trois notes : do2-si1-sib1. Derrière la configuration tourbillonnante, le travail motivique intense, se cache la même double tendance à l’organisation rythmico-intervallique rigoureuse. La main gauche, avec ses sauts commencés toujours sur le temps faible accentué, prend son élan conformément à son propre modèle de périodicité. C’est un autre type de relation entre les deux mains, plus étroit, fondé sur leur complémentarité. Les voix en mouvement contraire évoluent vers l’interaction contrapuntique s’approchant du genre de l’invention à deux voix.
À toute la combinatoire opérée, il faut ajouter la pulsation du tempo, un facteur auquel le compositeur prête une attention particulière. La fréquence frénétique de son changement, quoique minutieusement calculée, renforce l’effet d’accumulation d’énergie mêlée d’une certaine fébrilité. La pièce a une forme en augmentation progressive : chaque section, de plus en plus longue, commence par un tempo relativement plus retenu (croche = 300, puis 280 et enfin 260), mais, essayant de « se rattraper », elle s’accélère par saccades jusqu’à la limite ou la catastrophe. Notons les indications più, più, puis più più più, et ainsi de suite jusqu’à più + 7, importantes pour le travail conscient de l’interprète.
Aux approches de la SONATiNeXPRESSIVE
Précieux du cycle Prés (la sincérité enfantine)
Le compositeur a recours à son cycle Prés pour une des parties de sa SONATiNeXPRESSIVE (mes. 19-46). Comme la pièce intitulée Précieux y est entièrement citée, les indications de mesures renvoient directement à la nouvelle œuvre.
Il est curieux que le compositeur n’utilise pas pour le titre le genre féminin, ce qui serait plus habituel, mais provoquerait aussi une allusion instantanée à telle ou telle image féminine célèbre (les portraits féminins rendus célèbres par Molière ou François Couperin). Ainsi pourrait-on supposer un certain objet précieux qui donnerait envie de le posséder31. Il est aussi possible de scinder le mot : pré-cieux et même substituer pré à l’adverbe près. Bien sûr il ne s’agira pas de trouver un équivalent grammaticalement correct, mais juste d’une possible interprétation, d’un champ sémantique dans lequel le mot évolue.
Essayer de définir le sens exact du titre équivaudrait à une vaine tentative d’imposer à l’œuvre une image concrète. Il restera toujours une certaine ambiguïté, d’autant plus que l’amphibologie est ici sûrement intentionnelle. Ce phénomène est saisi dans la phrase d’Alexander Grin32 : « Je m’assieds et je ne dis rien me figurant clairement que le sentiment ravi par les mots, dans l’inexactitude et l’infidélité du langage, laissera une âpre conscience du non-dit et bien sûr, d’aucune manière exprimable, d’extase abaissée33 ».
Il me semble que la partie de la SONATiNeXPRESSIVE où est intégré Précieux nous plonge dans un état de contemplation, qui diffère d’observation, même si l’un comme l’autre exigent de la concentration. Ce peut être la contemplation du ciel, un des plus hypnotisants spectacles. Il captive par sa fluctuation et éveille l’imagination. Le ciel est infini, mais a une limite : le fil d’horizon. Étant éloigné, il peut « se rapprocher » ou nous « étreindre ».
La pièce pour piano, qui se distingue par sa limpidité et sa sincérité d’expression, se subdivise en deux sections. Dans la première (mes. 19-31), la fluidité et la multi-pulsation de la musique évoquent de loin le Prélude en do majeur du 1er livre du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach. Mais on peut l’appréhender comme une sorte d’intermezzo légèrement empreint de nostalgie du style romantique (le Prélude en mi mineur de Chopin avec son changement imperceptible d’harmonie) ou plutôt de jeunesse de Claude Debussy (Arabesques pour piano, les mélodies pour voix et piano). La transformation successive du mouvement est faite dans les deux plans34.
Les figures ondoyantes – toujours autour de la note mi – augmentent sans arrêt de trois unités rythmiques (égales à la croche) à onze. Dans cette continuité sonore se profile graduellement une série d’accords parfaits majeurs et mineurs bariolés jusqu’à former un enchaînement des accords indissoluble. Les figures commencées par l’anacrouse sont regroupées par paires, ce que souligne le son mi répété – comme une pédale – avec l’accentuation légèrement différente.
Rendre évidente la multi-pulsation qui en découle, les fines inflexions de l’attaque est une tâche complexe pour l’interprète. Comme le mi ne bouge pas, inséparable du mouvement mélodique dans le même registre (sans étagement), il y a un danger de confusion des lignes.
Dans la SONATiNeXPRESSIVE, ce son répété est doublé par le violon dont le mode de jeu, assez particulier, tente d’éclaircir cette segmentation raffinée. Sur le schéma, le continuum mélodique en croches est exprimé en chiffres et la pédale par des groupes de notes accompagnées par le violon (non vibrato à vibrato) :
Dans la 2e section (mes. 32-45), la musique devient « capricieuse » : des mesures qui se dilatent et se resserrent librement, des lignes polymotiviques entrelacées, des micro-éléments réitérés et variables, le mélange de continuité (combinaison glissante d’accords majeurs et mineurs déjà connue) et du mouvement saccadé avec des sauts scherzando.
En même temps, il y a des facteurs organisateurs qui déterminent le rythme de la forme. Les mesures se terminent par des « rimes » similaires : le duolet qui s’étire de la seconde mineure à son renversement (cf. ex. a ci-dessous). Et ce n’est pas un procédé purement spéculatif. Les petites vagues s’accumulent, créant un contraste par rapport au « mouvement statique » du temps dans la1re section. L’alternance stringendo/a tempo correspond au profil sonore mobile.
Le violon animé accentue en prime le paramètre spatial (bien entendu cette division des paramètres est relative). Il reprend l’enchaînement ascendant du piano ainsi que ses intonations de soupir et se déploie jusqu’à l’extrême aigu (cf. ex. a). Les intonations serrées de seconde qui apparaissent ici ne restent pas incidentes : légèrement variées, elles closent la pièce, accompagnées de chutes de plus en plus distendues jusqu’à la disparition complète (cf. mes. 32-36 et 40-45).
Ex. a (à partir de mes. 31 jusqu’à la fin de la pièce citée, les sauts extraits du texte) :
Ex. b (mes. 30-32) :
Ex. c (mes. 33 et 40-43 respectivement) :
Ces exemples montrent clairement la différence entre certaines notions des micro-éléments. Parmi des figurations glissantes transportées de la 1re section, on peut discerner un motif bref bien caractéristique duquel se détache une cellule sautillante de deux notes. L’agrandissement « mécanique » des intervalles fait ressortir la dynamique du développement, très souple, « non calculée ». Une petite tournure finale du violon peut être nommée aussi comme un motif, dont l’expressivité résulte de ses répétitions variées.
Ainsi il est clair que les deux volets de cette miniature, qui s’incruste dans la SONATiNeXPRESSIVE, sont différenciés mais non dépareillés. La 1re section est polarisée par l’accord de mi mineur avec une pédale de mi accentuée qui passe et continue dans la partie de violon. La 2e section est polarisée par le si aigu du violon et, se déployant dans un mouvement descendant, atteint à la fin du morceau l’accord de si mineur. Ces notes d’appui sont soulignées par la variation de timbre : les modes de jeu variés – l’un des avantages du violon – sont toujours pleinement exploités par le compositeur.
Ce qui vient d’être écrit à propos de cet impromptu délicat, resté en suspens, est important afin de faire sentir la perspective du déploiement/développement à travers l’interaction de nouveaux éléments et surtout pour apprécier l’intention de l’auteur de nous faire revivre le vécu, ressentir le connu. On peut citer à ce propos l’observation de Vladimir Jankélévitch :
Pour l’auditeur et l’interprète la redite n’est pas moins novatrice : il arrive que réentendre et rejouer soient un moyen de découvrir, à l’infini, des rapports nouveaux, des correspondances subtiles, des beautés secrètes, des intentions cachées. La superposition polyphonique de plusieurs voix indépendantes et pourtant l’une à l’autre accordées, l’ambiguïté plurivoque qui en résulte, les sous-entendus et allusions que ces niveaux superposés accumulent, les arrière-pensées qu’ils recèlent, – voilà sans doute la source d’un plaisir inépuisable […]. Si toute cette richesse est reçue chaque fois comme un effet d’ensemble et dans une émotion simple, l’émotion elle-même, au fil du temps, ne cesse de changer de couleur35.
L’Ariade Tina de Limbus-Limbo (« … think it, think it… »)
Encore une citation, empruntée par le compositeur à son opéra Limbus-Limbo, qui pourrait étonner par son apparition dans le contexte de la SONATiNeXPRESSIVE en alternance avec Folia. C’est l’Aria de Tina de la 5e scène. Sous le nom de Tina est sous-entendu le personnage de Marilyn Monroe36. L’Aria est écrite d’une manière qui parodie le style d’Andrew Lloyd Webber et s’accompagne d’indications deciso,desperately kitsch. Étant le fruit de l’imagination de Gervasoni saupoudré de l’humour qui lui est propre, par ailleurs finement dosé, l’Aria reproduit certains traits de style qui renvoient aux morceaux les plus populaires de Webber, notamment au Fantôme de l’Opéra : les grappes des accords parallèles descendants, un large ambitus vocal, des sauts outrés, des chaînettes de sons descendants (comme des vocalises, mais en version instrumentale), l’exécution excitée, etc.37
Abstraction faite des motifs éventuellement personnels justifiant l’intégration de l’Aria dans la SONATiNeXPRESSIVE, cette infiltration d’un esprit populaire est devenu « légale » dans la musique savante. Parmi les compositeurs qui exploitent ce procédé, citons Mahler, Berg, Chostakovitch ou Berio, sans parler de la transposition des images dans le registre populaire et même vulgaire chez Berlioz, Bartók ou Richard Strauss.
Le croisement, la superposition, le collage de l’incompatible créent un phénomène formulé par Bernd Alois Zimmermann dans sa théorie de Kugelgestalt der Zeit38. Bien avant, il a trouvé une expression dans le 2e quatuor de Charles Ives. Le même phénomène devient partie intégrante de style d’Alfred Schnittke et est expliqué dans ses travaux théoriques sur la polystylistique39. Par exemple, nous trouvons chez Zimmermann :
Il serait vain de nier que nous vivons en bonne intelligence avec une incroyable quantité de matériaux culturels d’époques très diverses. Nous vivons à la fois à différents niveaux temporels et événementiels dont la plupart ne peuvent être ni dérivés les uns des autres, ni assemblés les uns avec les autres, et pourtant nous nous trouvons – osons le dire – en sécurité dans ce réseau confus de fils entremêlés. Il semble, en effet, que l’un des phénomènes les plus étonnants de notre existence soit notre capacité de jouir, de manière permanente, de cette incroyable richesse de sensations, avec tous les changements qui la traversent, de telle sorte qu’il y a toujours différents fils qui s’entremêlent, ne fût-ce qu’une fraction de seconde.
La citation utilisée dans la SONATiNeXPRESSIVE est fragmentée dans le but de créer un collage. On peut remarquer que le compositeur peut « ignorer » le phrasé naturel de l’Aria. En même temps, il prend en compte les exigences de la perception auditive. Il en résulte son incorporation dans des points comme prévus d’avance par fractionnement interne de Folia (nous y reviendrons plus tard). Mais regardons brièvement le « comportement » de la citation et l’effet obtenu dans la SONATiNeXPRESSIVE.
L’arrangement pour piano, qui prend sur soi les fonctions harmoniques des marimbas, cloches à vache et vibraphones, simplifie la sonorité. En revanche au violon, qui reprend la partie vocale, s’ajoute une pointe d’ironie apportée par quelques retouches : les trilles et les notes envolées (cf. mes. 121, 169, 232, 252 et 255), quoique le compositeur se limite ostensiblement à un mode de jeu « ordinaire », ce qui n’est pas typique de lui. Le fragment initial de l’accompagnement (mes. 61-63) et ensuite la première phrase de l’Aria (mes. 77-82) préparent peu à peu sa « vraie » apparition, son entrée en scène. Le premier couplet intégralement cité (mes. 105-122) donne la possibilité de se familiariser avec le nouveau matériau dont le contenu thématico-motivique est facilement assimilé par l’oreille. À cela contribue aussi la structure rythmique ordonnée : l’alternance périodique des mesures 7/8, 5/8, 2/4 avec une subdivision constante.
Par la suite l’Aria sera écartée comme ayant accompli sa fonction de collage. Son retour est bien réfléchi : le 2e couplet (mes. 164) commence « à son aise », s’accordant avec le récitatif pathétique qui le précède. Dans cette phase, la façon de procéder de l’Aria devient presque obsessionnelle, elle avance avec persistance par deux mesures s’opposant aux interventions de plus en plus étendues de Folia (mes. 164 à 202 avec des interruptions).
Vers la fin (mes. 229 à 255), qui coïncide avec la reprise textuelle40, le matériau de l’Aria se dissipe en bribes, de même que dans l’opéra. De ce fait, sa présence dans le texte en tant que collage devient presque indistincte d’autant plus que l’Aria stagne sur la même note expirante (« … think it, think it… ») en ponticello, sul tasto, trille harmonique comme vibration du son.
Das Lebewohl(les Adieux). De la référence à la citation
La pièce pour violon seul Folia (2011-2012) occupe une place prépondérante dans la SONATiNeXPRESSIVE. Le rapport entre les deux œuvres est assez complexe. Folia, écrite plus tôt et intégrée dans la SONATiNeXPRESSIVE, a agi sur sa conception, mais sans pour autant changer la sienne, originelle. Sans connaissance de ce fait et en s’arrêtant à l’impression première, on pourrait conclure que le déroulement de l’action dans la SONATiNeXPRESSIVE se dirige vers la Folia, concentrant un matériau disparate autour d’elle.
Cette sensation est due tout d’abord à son complexe leitmotivique dont le noyau – la tierce mineure – décrypté sous forme Al-do comme le prénom ou A-C comme les initiales rend hommage à Aldo Clementi41 (la-do, a-c42, mi-do, etc.). Ce noyau-hommage de Folia « germe », s’élargit et évoque dans ses transformations les contours de l’appel des cors. Ses occurrences apparaissent toujours avec la même couleur timbrale sul tasto, flautando, la nuance autour du p et le temps suspendu43. Voici le commentaire du compositeur (consultable en ligne sur son site) à propos de l’inspiration de Folia :
In un gioco di ripetizioni, varianti, sviluppo microstrutturale di una cellula iniziale e di apparizioni di nuovi elementi per allargamento del “raggio di camminamento” del viandante compositore, come quella di due oggetti cristallizzati attorno alle note La e Do che si fanno via via più importanti, quasi a trasformarsi in persona incontrata durante il cammino e in un momento di dialogo con lei. Situazione tipica del pellegrinaggio o dell’ascesa a un monte, nella quale la storia o la natura ci staccano dalla realtà quotidiana e ci permettono di costituire un rapporto profondo con un compagno di viaggio incontrato momentaneamente forse per caso, e che si è certi di ritrovare.
Cette trace codée de la rencontre des deux compositeurs opère un glissement sémantique qui donne à cette tournure, somme toute commune, le sens concret de la citation du motif initial (der Kopfmotiv ou das Motto) de la Sonate no 26 op. 81a pour piano, dite « das Lebewohl » (« les Adieux ») de Beethoven qui devient le leitmotiv de la SONATiNeXPRESSIVE. Comme on sait, chez Beethoven l’harmonisation de ce motif présente une particularité. Dans l’introduction sa résolution sur le VIe degré apporte une légère teinte mineure. Reprenant cette idée, Gervasoni la développe à sa manière, non sans ingéniosité, en mélangeant en premier lieu les modes majeur et mineur homonymes.
Sa perception en tant que citation ne vient pas d’emblée, mais plutôt comme le résultat d’accumulation graduelle des impressions auditives, car le compositeur, avec la retenue qui lui est propre, évite de l’exposer de façon trop évidente, en différant sa révélation (cf. la pièce pour piano Pernicieux avec l’appel des cors éparpillé). Sa présence en tant que motif Lebewohl est le plus souvent allusive, incomplète. Il peut être présenté dans sa disposition « normale », plus libre (« hors tonalité ») ou dispersée (il suffit de comparer les mesures 92-96/58-60, cf. exemple p. 44). Le plus souvent, seule une partie du motif est utilisée : la paire tierce-quinte sera dorénavant désignée comme l1 et l’autre, quinte-sixte, comme l2.
On pourrait faire un parallèle avec le Trio pour violon cor et piano de Ligeti où on peut rencontrer : a) la tournure de l’appel des cors déformée, mais reconnaissable grâce à son profil (autant en version descendante qu’ascendante) ; b) la même tournure avec permutation des composants intervalliques.
Dans sa forme complète le motif est exposé la première fois dans l’épisode desolato pensieroso (repris plus tard ( !)) dans lequel on entend les accords du Choral qui émergent dans le silence (mes. 46-55 et 152-161)44. Pourtant même ici la citation reste voilée : les sons des intervalles sont partagés entre le violon et le piano en « zigzag » (d’où le problème de balance sonore), le fond est en rapport dissonant avec une tournure consonante et, enfin, le motif ternaire est en contradiction avec le groupement du Choral45 (la carrure +6 avec des arrêts écrits). Cet épisode a par conséquent un caractère mixte, entre le choral et la berceuse.
En tenant compte du rôle de la citation beethovénienne dans la conception structurelle de la SONATiNeXPRESSIVE, le Choral pourrait être placé en tête en guise d’épigraphe. Mais le titre à double sens46 suggère la supposition selon laquelle cette citation aurait une signification trop particulière dans l’esprit du compositeur pour qu’il la montre manifestement (il pourrait s’agir de circonstances profondément personnelles ou bien imaginaires, d’inspiration purement artistique).
Indépendamment de son apparence inconstante, elle marque une empreinte sur toute la composition à l’instar de bribes de souvenir. Involontairement, émergent les vers de Boris Pasternak : « По-прежнему давнее кажется давешним, / По прежнему […] / Безумствует боль, притворяясь незнающей, / Что больше она уж у нас не жилица [D’un poème : Toujours et encore le passé lointain semble vécu la veille. La douleur comme jadis se déchaîne, feignant d’ignorer ne plus désormais être hôte chez nous]47. »
Le Prélude de la SONATiNeXPRESSIVE (au seuil des événements)
Suivant le cours des événements, je me tourne vers l’étude du début de la SONATiNeXPRESSIVE (mes. 1-18). À cause de son écriture, et notamment de la fluidité des figurations du violon, cette partie initiale s’approche d’un prélude et peut être considérée comme une sorte de « Pré ludique ». Assumant le rôle de l’introduction, elle contient des éléments unificateurs qui présagent des événements futurs.
À mon avis, l’appellation de Sonate dans le titre est utilisée dans le sens ancien du terme, étymologiquement remontant par l’italien au latin « sonare » signifiant « sonner »48. Savoir écouter le son, le timbre, les combinaisons sonores accompagnées par les modes de jeu variés, saisir des nuances imperceptibles – tout cela, la musique de Gervasoni l’exige. Mais aussi elle éveille l’envie de percevoir ses intentions constructives, liées souvent avec la magie des chiffres, ce dont atteste le début de la SONATiNeXPRESSIVE. D’ailleurs il me vient souvent à l’esprit en rapport avec cette musique la modulation réciproque des expressions : l’âme des chiffres, l’âme (dé)chiffrée.
Dans la partie initiale, on peut assez facilement distinguer cinq strates, mais derrière cette constatation se cachent des rapports plus complexes. Le matériau mélodique principal confié au violon ne semble pas diversifié. On entend la combinaison, répétée à maintes reprises, qui comporte trois figures de seize sons en doubles-croches ayant une même source, marquée par le point d’orgue (fermata) hésitant. Les figures, où les deux premières sont identiques et la troisième change légèrement, sont basées sur un étirement progressif des intervalles : de la tierce mineure à la septième mineure (figure a) et de la tierce majeure à la septième majeure (figure b), ce qui peut être exprimé comme (2a + b)×5. De la polyphonie cachée résultent deux lignes descendantes : par tons dans la voix inférieure et chromatique dans la voix supérieure.
Bien que certains paramètres de ce Prélude puissent être mis en regard avec l’Aria de Carl mentionnée plus haut, ses figures purement instrumentales sont plutôt neutres en comparaison, avec des phrases vocales flexibles, imprégnées des intonations parlées49. Et pourtant, malgré la figuration réglementée et la même indication dynamique (pp poco crescendo), l’interprète doit créer un effet molto esitando, obtenir – par le rubatissimo bien géré – la liberté « encadrée ».
Je voudrais m’attarder pour une fois sur les détails du travail compositionnel.
Chacune des figures, jouées sul tasto, comporte le son harmonique qui se déplace successivement du 2e son au 3e, ensuite au 4e et ainsi de suite jusqu’au dernier et 16e son. Les harmoniques se doublent de « piqûres » du piano dans le suraigu, imitant le piccolo. Ces sons en doubles-croches staccato arrivent avec un délai, à intervalles augmentant régulièrement, donc en retard grandissant.
La sensation du mouvement cadencé des figures mélodiques est assez relative. La situation se complique du fait qu’avec les « piqûres » qui dépendent de leurs harmoniques, ces figures se décalent aussi par rapport à la barre de mesure à cause des petits silences : la figure du début commence par le premier temps fort, la seconde démarre une double-croche plus tard. Désormais les silences séparent chaque ensemble de deux figures, donc le décalage s’accroît par paires, ce qui amène à la superposition de deux principes – binaire et ternaire –, rompant la prévisibilité du développement.
Pour réfréner la « liberté calculée », la rendre compatible avec la division métrique (mesure à 4/4 stable), le fondement, posé par le piano et subdivisé en trois plans synchronisés, assure cette fonction. Au milieu se dessine de plus en plus clairement le motif qu’on peut associer à la citation à venir du Lebewohl beethovénien (qui apparaîtra comme telle plus tard dans l’épisode choral). Dans le cas présent, c’est une « demi-citation » désignée comme l1. Ce court motif tierce-sixte se frayant d’abord un chemin à travers la densité sonore (cf. les complexes sonores de Bartók ou de Ligeti) s’étire sur deux mesures en formant une chaîne chromatiquement descendante en mouvement contraire par rapport aux lignes encadrantes. Ces dernières se meuvent par chromatisme ascendant et avec la périodicité concordante, mais la basse marche en retard d’une mesure parce qu’elle est attachée au motif l1 qu’elle ponctue. De plus les complexes de trois ou quatre sons, qui se cristallisent dans les points de coïncidence et affermissent l’ossature de la construction (légère malgré tout), se succèdent avec une petite anticipation par rapport à la mesure, donc à intervalles imperceptiblement resserrés (à l’instar d’un chromatisme de durées).
Cette description peut être représentée sous forme du schéma concret suivant, où x désigne la suite des harmoniques dans les figures du violon, y les « piqûres » de piano doublant les harmoniques et z le fondement ; les rangées de chiffres a correspondent à la position du son par rapport aux harmoniques du violon (poury) ou par rapport au début de chaque figure de violon (pourz) ; les rangées b indiquent la place dans la mesure (toujours 4/4).
Il n’est pas difficile de s’apercevoir que le positionnement par rapport aux figures du violon (a) est strictement cadré. Évidemment que par rapport à la mesure, le positionnement, basé sur la proportionnalité binaire, est plus élastique (b). Dans des structures bien calculées des écarts volontaires apportent de la souplesse à la musique, bien que ce soient de détails dont il s’agit. De toute façon les principes d’organisation rationnels n’entravent pas l’impression de quasi-improvisation typique d’un prélude.
D’un autre côté, l’organisation interne n’est pas forcément conçue pour être complétement détectée par l’oreille. La citation, certes un peu longue mais passionnante, du Docteur Faustus50 de Thomas Mann donne sujet à réflexion sur le thème « la musique et l’œil », bien qu’elle concerne un autre système compositionnel, celui de Schoenberg :
Comme le titre l’indiquait, notre conférencier parla de son art dans la mesure où il s’adresse au sens visuel, ou tout au moins s’adresse aussi à lui […].
Il cita encore des traits pythagoriciens de ce genre auxquels s’était toujours complu la musique et qui s’adressaient plus à l’œil qu’à l’oreille et en quelque sorte en cachette de celle-ci. Bref, il avança qu’en dernier ressort il les attribuait à une certaine absence de la sensualité de l’art des sons, pour ne pas dire une antisensualité, un secret penchant à l’ascèse. C’était en effet de tous les arts le plus spirituel, on s’en apercevait déjà au fait que forme et contenu s’y confondaient comme dans nul autre et en définitive ne faisaient qu’un. On disait bien que la musique « s’adressait à l’ouïe ». Toutefois, c’était conditionnellement, dans la mesure où l’ouïe, comme les autres sens, est le truchement et l’organe réceptif du spirituel. Peut-être […], le souhait le plus profond de la musique était-il de ne pas être entendue ni même vue ou sentie, mais, si possible, d’être perçue et contemplée dans un au-delà des sens et même du sentiment, à l’état spirituel. Toutefois, liée au monde des sens, il lui fallait également s’efforcer à la plus forte, voire la plus affolante action sur eux.
Et encore un autre extrait citant les raisonnements de son personnage principal (le compositeur Adrian Leverkühn), en prolongement du précédent, où se pose la question de la nécessité de tout entendre en musique :
– Entendre ? répéta-t-il. Te rappelles-tu certaine conférence […] d’où il ressortait qu’en musique il n’est absolument pas nécessaire de tout entendre ? Si par « entendre » tu comprends la perception exacte des moyens par quoi est obtenu l’ordre suprême et le plus rigoureux, un ordre analogue à celui du système stellaire, un ordre et une immuabilité cosmiques, non, on ne l’entendra pas ainsi. Mais l’ordre dont je parle, on l’entendra ou on l’entendrait et sa perception procurerait une jouissance esthétique inconnue.
La Folia : vers l’appréhension de la forme
On a remarqué auparavant l’effet rétroactif de la Folia par rapport au nouveau contexte qui mélange le matériau original et préexistant. L’analyse de la Folia qui va suivre aurait pu, de façon assez logique, commencer l’étude de la SONATiNeXPRESSIVE. Les éléments disparates se mettent en relief, se clarifient, se relayent et se développent en s’assemblant finalement dans un tout organique. L’organisation structurelle de la Folia implique directement la forme de la SONATiNeXPRESSIVE, qui, malgré l’hétérogénéité du matériau et la diversité d’apparence kaléidoscopique des fragments juxtaposés, prouve à nouveau que l’unité de la forme comme un tout vivant reste la préoccupation principale de l’auteur. Cela conduit à la nécessité de considérer préalablement la pièce pour violon du point de vue des idées potentiellement favorables à son intégration dans un nouveau contexte.
Considérons d’abord les possibles interprétations du titre de cette pièce de virtuosité :
- indubitablement, il y a le lien avec la folie du même champ sémantique que follement, passionnément, excessivement, tout ce qui dépasse les mesures ordinaires : c’est de la pure folie, aimer à la folie (éperdument), faire des folies ;
- il remonte au bas latin folia, du latin classique folium ce qui signifie feuille. Le format in-folio signifie la feuille d’impression pliée en deux formant quatre pages (par ailleurs le nombre de parties de Folia). On pourrait y associer le genre de miniature musicale intime connue comme la Feuille d’album. Cet acception est confirmée par le fait que la version complète de la Folia est précédée par deux miniatures inédites, réciproquement liées (on pourrait dire ainsi grande Folia et petites Folie) ;
- enfin, c’est la danse (en espagnol folia) voisine de la passacaille (XVIIe siècle). Il est tout à fait possible que cette référence existe à l’arrière-plan, s’exprimant par le recours au développement variationnel.
En gros, on peut identifier quatre parties de base formant un cycle de variations sans thème en tant que tel (A1 →A4). Dans chaque variation est utilisé un nouveau procédé de travail sur les cellules élémentaires. Dans un but pratique la première partie sera appelée la 1re variation, à l’instar de l’enchaînement de pas de virtuosité dans le ballet.
Aux parties encadrantes se joignent les épisodes contrastés par leur articulation (B, mesures sans barres 20 et 139 […]-141). Très espacés, ils forment au fond une continuité (peut-être pas si évidente pour l’oreille) monotone, bruineuse d’harmoniques, basée sur l’augmentation progressive du nombre des unités rythmiques et coupée par de larges intervalles ordinario au caractère impulsif, en offrant un exemple spectaculaire de l’alliage de régularité/irrégularité51. Le positionnement des triolets, ou plutôt la distance entre eux, s’exprime par la suite numérique de 3 à 7, reprise après la rupture de 8 à 11. Dans ces sections de la Folia, il n’y a pas de barres de mesures, alors qu’elles sont mises dans la SONATiNeXPRESSIVE pour des raisons pratiques. On trouve un cas analogue dans la Sequenza VIII pour violon seul (barres absentes) et Corale pour violon et orchestre (barres posées) de Luciano Berio.
Au centre se trouve un épisode ossessivo (C, mes. 54-65) apparenté, à première vue, à celui qu’on vient de voir, mais complexifié par le jeu pointilliste de rythme et de timbre (par exemple, les pizzicati sont de plusieurs types, auxquels dans la SONATiNeXPRESSIVE le piano ajoute ses propres « pizzicati » harmoniques). Les piqûres sonores éparpillées dans les différents registres s’assemblent dans des lignes selon un certain principe organisateur.
En somme, on obtient une sorte de rondo associé à des variations réparties.
Le prochain ajout au schéma est en lien avec deux interventions correspondantes, encadrant l’épisode C : des phrases quasi recitativo (R, mes. 53 et 70). D’un côté, ce peut être une imitation du modèle emphatique baroque, d’un autre, un masque permettant de donner libre cours au sentiment contenu (l’auteur, comme « gêné » de l’expression excessive, met l’indication volgare). Les extrêmes émotionnels, le pathos du récitatif et le calme désolé de l’insertion brève et jouée de manière libre (Adagio liberamente, S, mes. 109-115)52 se répondent à distance.
À présent, le schéma précédent peut être complété. On distingue quatre volets où chaque variation est suivie d’une section attenante caractéristique. À ce qui a déjà été remarqué s’ajoute la série de petites intercalations d’éléments complémentaires l1 et l2 constituant ensemble l’allusion à l’appel des cors (mes. 14, 21, 41-42, 140). De plus, la section C, entourée de deux récitatifs correspondants, inclut une courte phrase calmo (p, mes. 66-69) qui malgré son apparence passagère présente un des moments-clé. Selon divers points de vue on peut la considérer comme une réminiscence ou un présage du Prélude de la SONATiNeXPRESSIVE.
De la Folia à la SONATiNeXPRESSIVE
Ayant travaillé le matériau de départ, on peut passer à la considération comparée de deux œuvres : la SONATiNeXPRESSIVE et la Folia. L’intérêt porte sur le comportement et le nouveau sens musical de la Folia dans l’environnement de la SONATiNeXPRESSIVE ; il sera précédé d’une analyse, section par section, de la pièce pour violon. La nouvelle œuvre explique, donne du relief au caractère de la précédente, tout comme Corale et tous les Chemins de Luciano Berio. Comme ce dernier disait :
La meilleure façon d’analyser et de commenter quelque chose est, pour un compositeur, de faire quelque chose de nouveau en utilisant le matériau de ce qu’il veut analyser ou commenter. Le commentaire le plus fructueux d’une symphonie ou d’un opéra a toujours été une autre symphonie ou un autre opéra. Mes Chemins sont la meilleure analyse de mes Sequenze, de même que la troisième partie de ma Sinfonia est le commentaire le plus approfondi que je puisse faire d’une musique de Mahler.53
Comme il est mentionné plus haut, la Folia est une sorte de cycle de variations libres séparées par des intercalations subites :
A1 (mes. 1-19), A2 (mes. 22-52), A3 (mes. 71-108), A4 (mes. 116-138).
La 1ère partie–variation A1, mes. 1-19, transférée dans les mes. 56-82 de la SONATiNeXPRESSIVE.
On éprouve un sentiment de spontanéité de l’expression que la raison essaie de maîtriser. Ce conflit s’exprime explicitement à travers l’instabilité du mètre et du tempo, le heurt d’éléments disparates, de brusques changements de dynamique et des modes de jeu. Certes, il ne s’agit pas d’un déséquilibre chaotique, mais plutôt de flux et reflux bien proportionnés. Les éléments séparés et les incrustations contrastantes correspondent à distance, s’unifiant en lignes prolongées, pas toujours repérables à l’oreille. Dans leur écriture, on peut déceler quelques plans – simultanés, alternées, heurtés. Cette technique évoque les réflexions de Berio à propos de la polyphonie dans la monodie en rapport avec ses Sequenze pour instruments seuls monodiques :
En ces années, vers 1958, je n’employais absolument pas de terme polyphonique au sens figuré, comme maintenant, en travaillant avec ces instruments, j’aurais tendance à le faire, mais dans un sens concret ; je voulais trouver un mode d’écoute tellement conditionnant qu’il pouvait constamment suggérer une polyphonie latente et implicite. L’idéal était en somme les mélodies « polyphoniques » de Bach. […] en poursuivant mon idéal d’une polyphonie implicite, j’ai découvert les possibilités hétérophoniques de la mélodie.54
Insistant sur l’importance de contrôler la densité du parcours mélodique, Berio précise qu’il entend par là « un contrôle qualitatif de la densité et non seulement – ou non nécessairement – un contrôle de la quantité d’événements à un moment précis ». Il dégage « les dimensions temporelle, dynamique, des hauteurs et morphologique [qui] sont caractérisées par trois degré de tension », après quoi il conclut que « l’extrême densité du parcours mélodique est garantie par le fait qu’à chaque instant il y a au moins deux des quatre dimensions […] qui sont à leur degré de tension maximum55. »
Visuellement, en partant des notes graves, on peut prendre les figures de trois croches pour des accords mélodiques qui descendent en glissant (a). Tenant compte du recours systématique aux harmoniques, qui ont leur propre périodicité, ce principe se modifie, devenant plus accidenté.
À ces figures interrogatives répondent les groupes de doubles-croches, versatiles, souples, bien que dans leur structure intervallique la progression cyclique soit facilement décelable (b).Ces suites numériques ne paraissent point abstraites, c’est un reflet naturel de nos mouvements intérieurs, des fréquences changeantes de nos impulsions. Les petites courbes se réunissent, même dans le graphisme élaboré, en plus grandes vagues d’amplitude croissante avec la progression quantitative, suivies de chutes en zigzag. La manière d’utiliser le principe organisateur systématique rappelle de loin le Pré public. Dans le contexte de l’instrument monodique, il se crée un effet polyphonique.
L’écriture est incrustée d’interventions ignorant ostensiblement le phrasé ; par exemple, dans les mes. 5-7, la figure de trois sons est littéralement entrecoupée par une fusée. Il est possible que cela puisse suggérer par la suite l’idée du collage ( !). Pendant toute la Folia, on peut remarquer la ligne directrice ascendante ou descendante chromatiquement (sol# - fa#1) composée d’ornements (le procédé utilisé dans l’Aria de Carl).
L’écriture ne se limite pas à deux éléments. À partir de la mes. 8 se rajoute une nouvelle couche sonore constituée d’harmoniques (c), il en résulte une double suite rythmique complémentaire (cf. le schéma limité des éléments b et c et l’exemple de la partition mes. 9-11) :
Que se passe-t-il quand ce fragment arrive dans un nouveau contexte ? Les harmoniques dans les figures de trois croches sont soulignées dans le piano par des doubles-notes accentuées, staccato secco, qui viennent de façon évidente du Prélude et se révèlent être des ingrédients du motif Lebewohl dont l’exposition les précède. En même temps elles ne laissent aucun doute à propos de leur provenance de la Folia. Une simple opération mentale peut aider à sentir ce clin d’œil, ce que montre le schéma (cf. mes. 58-60, 92-96) :
En ce qui concerne les figures en doubles-croches, le piano ponctue la direction générale ascendante par des piqûres de « fausses octaves » (les petites notes « soufflées » par le violon). La troisième dimension du plan sonore naît de quintes espacées et résonantes (sur plus de deux octaves pédalisées). Tout cela donne un sentiment d’espace avec une distinction nette des plans sonores, confirmant que la sensibilité au timbre reste une des priorités du compositeur.
La 2e partie-variation A2de Folia, mes. 22-52 reproduites dans les mes. 90 - - - 134.
Le matériau ne varie quasiment pas par rapport à A1. L’accent est mis sur l’idée principale de l’œuvre : le début de A2 est précédé de l1dont la tierce mineure formera une strate sonore supplémentaire qui donne l’illusion d’un son continu et renforce l’effet polyphonique.
Dans la SONATiNeXPRESSIVE, le concours du piano transforme A2 en une « vraie variation ». D’autre part, il apporte une note d’hésitation, comme si parcourant des procédés déjà mis en jeu, il en cherchait de nouveaux. Peu à peu le piano s’ajuste à son partenaire en doublant ses figures en doubles-croches b avec des progressions circulaires (cf.mes. 90-95, 99-102, et surtout 129-133) qui renvoient aux passages de Prétentieux : l’intervalle doublant se dilate de la tierce mineure jusqu’à la sixte majeure. Le piano renforce les relations polyphoniques où les éléments dissemblables s’unissent en suites animées de leur propre logique. À cela s’ajoutent les interventions de la fameuse tierce figée la-do. La section ouvre le chemin au morcellement du mouvement au moyen du collage et de la variation radicale du tempo.
Revenons à la Folia, partie A3 (mes. 71-115), correspondant aux mes. 166 - - - 208.
On peut la considérer comme une variation à partir de deux éléments de l’incipit de la Folia. Il en résulte une impression visuelle de segmentation par deux mesures. Le motif de trois sons subit une stricte alternance : le triolet de doubles (la mesure de 2/16) et le motif de deux sons égal à trois doubles (la mesure de 3/16). Le motif répondant, généralement descendant, s’étend intervalliquement et rétrécit de nouveau. Les figures sont inscrites dans un registre très large avec un profil mélodique escarpé. Dans toute cette partie, les modes de jeu sont capricieusement changeants.
Le principe d’augmentation quantitatif trouve une nouvelle forme : par-dessus le canevas élémentaire de deux mesures, les figures se réunissent en groupes grandissants. Ce processus est marqué par le pizzicato sforzando sur les cordes à vide suivi d’un quart de soupir ; les mesures au temps suspendu (cf. A2) cèdent la place aux brefs silences de respiration qui soulignent l’intensification de l’élan. Cette observation peut certainement paraître abstraite, mais dans la SONATiNeXPRESSIVE les inserts en collage surviennent précisément dans ces points de subdivision structurelle, créant l’effet d’une image-obsession. La succession familière se transforme encore une fois mes. 71-79 (la ligne supérieure représente le groupement des figures) :
La 4e partie-variation A4de la Folia (à partir de mes. 116, cf. mesures respectives 217-247 de la SONATiNeXPRESSIVE).
Dans la dernière variation, le changement de caractère induit un ralentissement du tempo, andantino meccanico après le rigoroso de la variation précédente (respectivement croche = 98 et double-croche = 250). Les deux éléments initiaux (cf. A1) sont contractés en une seule unité et créent, avec le troisième élément provenant de la strate d’harmoniques c, une nouvelle dyade (a+b)+c. Le premier motif synthétique commence à germer progressivement : d’une double-croche, il se déploie jusqu’à douze sons(cf. la ligne inférieure du schéma). La ligne d’harmoniques se déploie au ralenti. Le principe « d’improvisation ordonnée » s’exprime sous une autre forme encore (partition mes. 132-138).
Dans ces deux dernières variations, transposées dans la SONATiNeXPRESSIVE, toute l’attention est attirée en premier lieu sur le collage dont l’effet s’efface vers la fin de la dernière variation. Le matériau de l’Aria de Tina, accompagné par le piano de façon uniforme, s’épuise au fil des interventions, ne laissant que « quelques miettes de son sourire56 », et découvrant une similitude de profil mélodique avec la pièce pour violon, ce qui nivelle définitivement l’opposition des éléments. Le piano, en suivant la Folia, se contente d’un rôle restreint monodique, puis, dans la variation finale, se limite à des accords de caractère statique, dans « l’ombre du violon ».
Dans la Folia, le mouvement dans son ensemble se réalise dans des dimensions temporelles différentes en jouant sur la stabilité et l’instabilité, ce qui crée les conditions d’apparition du nouvel élément particulièrement important : c’est ici prend source la fameuse tournure d’appel des cors, l’un des facteurs unificateurs de la SONATiNeXPRESSIVE. Instantanément repérable par sa manière d’exécution (en doubles-notes tenues, libero et sul tasto sur fond d’indication générale scorrevole, misuratissimo [l2 et l1, début de la mes. 14 et surtout mes. 20]), cet élément est combiné avec la figure mélodique du Prélude. Les réminiscences simultanées des deux éléments superposés, surtout la dernière, ne laissent aucun doute sur le fait qu’il s’agit de dérivés de la même source :
Folia |
mes. 14 |
mes. 21 |
mes. 41 |
mes. 66-69 |
SONATiNeXPRESSIVE |
mes. 72 |
mes. 89 |
mes. 126 |
mes. 147-151 |
Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple implantation. La phrase tombante en zigzag de la Folia, évoquée à la fin de la pièce, se rompt sur la tierce mineure. Geste symbolique : le souvenir d’un « compagnon de voyage rencontré brièvement et par hasard ». Alors que se reproduisant dans la SONATiNeXPRESSIVE, elle se prolonge en disparaissant, mais c’est déjà une autre idée.
En renforçant le contraste, qui deviendra encore plus fréquent dû au procédé du collage, le compositeur prévoit en même temps des liens entre les épisodes. Donner une définition plus ou moins précise de la forme résultante est presque impossible, mais on peut dégager des tendances principales dans la « formation de la forme ». Voici les plus évidentes des nouvelles relations :
- les trois premières sections, très différentes (Prélude, Arabesque, Choral), et le début de A1 donnent l’impression d’une quasi-suite. Mais le Prélude prépare le Lebewohl dans lequel est concentrée l’idée leitmotivique principale du développement ultérieur ;
- le principe de volets avec le matériau contrastant adjacent est conservé. La section C, correspondante par le type d’énonciation aux sections B, et devenue, à son tour, le pôle d’attraction local entouré de sous-sections quasi recitativo, ainsi que la transformation de caractère à la fin de A2 (mes. 123-125, aussi quasi recitativo) amène à la connexion des fragments distants ;
- l’introduction de l’Aria de Tina – éventuellement deux facettes (avec la Folia) de la même image – crée le contraste/conflit caractéristique de la forme sonate. On a l’exposition du nouveau matériau (mes. 105-122), l’interaction active de deux images (dans A2 et A3) et leur épuisement total vers la fin de la pièce. Cette coïncidence symptomatique de deux concepts a déjà été notée ;
- si on ajoute à cela les réminiscences, le développement se poursuivant à distance, alors se construit une forme très élaborée ;
- mais le plus intéressant est que le schéma peut être lu dans le sens inverse, en spirale, parce que la Folia a précédé la SONATiNeXPRESSIVE ; de surcroît A3 et A4 ont été écrites en premier, comme un seul morceau, après quoi ( !) a été composée « la feuille d’album » A1. Le processus rétroactif, inhérent, selon Michael Riffaterre, à la perception intertextuelle visée sur « le rapport entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie57 », se révèle dans ce cas où la Folia diffuse des impulsions en éventail à l’ensemble de toutes les images composant la SONATiNeXPRESSIVE.
Sur le schéma, la colonne gauche suit le matériau « basique » avec l’insertion « explicative » du Choral. La colonne droite indique des interventions de genre différent. Même si la vraie intrusion (le collage) présente l’Aria de Tina, les réminiscences du Prélude, accompagnées des tournures appartenant à la Folia, peuvent également prétendre en partie à ce rôle.
Quelques conclusions
Dans cette dernière phase de l’analyse, tirons quelques conclusions à propos de l’intégralité de la SONATiNeXPRESSIVE.
De l’hétérogénéité du matériau, qui inclut des morceaux préexistants, empruntés par Gervasoni à sa propre musique, malgré ou justement grâce à cette particularité du travail, naît le concept ramifié qui donne beaucoup à réfléchir, parce que chaque citation ou référence apporte son propre sens interne. Mise dans un nouveau contexte, celle-ci entre en relation avec celui-ci en changeant ou précisant ce sens.
Concernant cette tendance à réinterpréter, je présume que, d’un côté, le compositeur peut se tourner vers sa propre musique en tant que son créateur, connaissant ses potentialités inexplorées et ayant droit à sa modification, transformation, destruction, etc. ; d’un autre, il peut la traiter comme un matériau relevant déjà du domaine public : das Meine/das Allgemeine. Souvent les pièces, notamment les exemples cités, n’ont pas de véritable « reprise » : elles s’interrompent, se suspendent dans l’incertitude, disparaissent, mais ne se closent pas, à part peut-être Pernicieux, consolidé par le fameux appel des cors, et, dans une certaine mesure, Prétentieux, qui se dirige fermement vers le point final. Mais les deux pièces se terminent en expansion énergétique brusquement coupée. Cette caractéristique suscite la tentation naturelle d’achever ce qui reste inexprimé.
Les différents épisodes de la SONATiNeXPRESSIVE peuvent être juxtaposés, même brusquement. À titre d’exemple, on peut citer les fragments quasi recitativo avec leur expressivité théâtrale. Particulièrement surprenant en est le deuxième qui raye le calme berçant « d’une minute de réflexion » (mes. 162). En revanche, il rend naturel le retour deciso de l’Aria de Tina (mes. 164) et – à son tour – se trouve anticipé par la transformation du matériau cité de la Folia. Le heurt des matériaux imbriqués peut prendre une forme insistante. Par exemple, le 2e couplet de l’Aria de Tina, tranché par deux mesures, se reproduit en alternance avec le matériau de la Folia qui résiste à cette intervention par l’accroissement du nombre des mesures : 2, 3, 4, etc. (cf. la partie A3, mes. 164-220).
Le lien « anticipant » avec la Folia est établi dès le début, dans le Prélude. Les figures initiales du violon sont déduites éventuellement de sa phrase transitoire semblant passagère, celle qui sert de pont entre deux fragments contrastants (mes. 66-69 de la Folia et mes. 147-151 de la SONATiNeXPRESSIVE). De là prend sa source un lien thématique, qui se réalise par l’intermédiaire de la citation beethovénienne (Lebewohl). Pas clairement exprimée dans la Folia, elle devient un élément chargé de significations multiples dans le cadre de la SONATiNeXPRESSIVE. En tenant compte de sa révélation dans le Choral (deux répétitions : mes. 46-55 et 152-161), ce motif – complet, subdivisé ou même parsemé – conserve sa signification leitmotivique.
L’un des facteurs unificateurs, un peu « bizarrement » à première vue, est représenté par les intervalles consonants. La musique de Gervasoni ne compte pas sur l’effet immédiat. Pour un auditeur averti, à l’oreille prédisposée aux nouveautés frappantes, mais qui reste sensible au son, aux nuances subtiles, aux intonations, ces consonances prennent une nouvelle couleur, une nouvelle vie en fonction du contexte et du processus impliqué.
Les tierces du Prélude « inachevé » glissent doucement dans la partie suivante qui reprend le mouvement, momentanément interrompu, aussi par des tierces qui se déploient, en formant la chaîne d’accords parfaits. Sur les mêmes accords parfaits en mouvements parallèles se fonde l’Aria de Tina, très éloignée par son style parodié de tout ce qui précède.
Au lien entre les motifs, parfois inattendu, visant l’intégralité de l’œuvre (cf. par exemple les figures ascendantes de la Folia et de l’Aria de Tina) s’ajoute la correspondance à distance, ce procédé qui met en corrélation des segments éparpillés. Ainsi fonctionnent des forces centripètes sous une forme manifestement hétérogène.
On peut observer notamment le processus d’accroissement/décroissement quantitatif et qualitatif, de nombreuses formes de progressions circulaires, apparentes ou voilées, avançant à des vitesses différentes, en combinaisons inventives de toute sorte, l’écriture stratifiée et la polyphonie implicite ou réelle, la tendance à jouer avec la prévision trompeuse… la liste des caractéristiques est longue. Le mode de jeu et les nuances qui se heurtent ou se combinent verticalement, en utilisant l’extinction naturelle du son du piano, méritent également d’être mentionnés.
J’espère que la question contenue dans le titre de ce travail a trouvé en partie sa réponse, car chaque analyse proposée donnait une possibilité de découvrir le mélange si caractéristique du compositeur : du prévu et de l’imprévu, de l’ordre et de la quasi-improvisation, de l’art et de la science. Sinon, je pourrais paraphraser le compositeur qui conclut ainsi le commentaire de sa SONATiNeXPRESSIVE : « Le dilemme, évoqué par le titre choisi pour cette pièce, reste délibérément non résolu… »
Notes
1ALBÈRA Philippe, Le Parti-pris des sons, sur la musique de Stefano Gervasoni, Genève, éd. Contrechamps, 2015, p. 313.
2Tous les propos cités du compositeur sont lisibles sur son site officiel https://www.stefanogervasoni.net.
3En cas de référence anticipée à la SONATiNeXPRESSIVE, cf. schéma complet de l’œuvre vers la fin d’article, exemple 32.
4Le prototype réel du personnage est Carl von Linné, naturaliste suédois, inventeur de la nomenclature binominale appliquée aux deux règnes. Dans le texte de l’Aria sont cités les fragments de Nemesis divina (sorte de testament spirituel pour son fils) et Anmerkungen über das Bier.
5VIRGILE, Géorgiques, 2e livre.
6Cf. KURTH Ernst, Die Grundlagen des linearen Kontrapunkts, Bachs melodische Polyphonie, Berlin, 1922.
7Paraphrasant l’original, le message devient un peu flou. Cf. le passage adressé au fils : « Si tu ne crois pas ce qui est écrit, crois-en l’expérience. »
8Le refrain (mes. 98-103) rappelle par sa fonction le refrain du finale de la 4e Symphonie de Gustav Mahler.
9Réflexion à part soi qui est doublée à haute voix par la machine traductrice babylonienne.
10Cf. GERVASONI Stefano, De l’in-expressivité (et de l’éclectisme).
11JANKÉLÉVITCH Vladimir, La Musique et l’Ineffable, chap. « L’espressivo inexpressif », Paris, Seuil, 1983, p. 39-40.
12Comme on le sait il y a une musique sur les enfants, ainsi qu’une destinée à l’auditoire enfantin ou à l’exécution par des petits. Ce cycle présente un cas mixte : les impressions d’enfance transcrites par l’adulte.
13Pour consulter les partitions des Prés pour piano, cf. le site du compositeur.
14FAULKNER William, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, 1972.
15Ibid., p. 53, 55, 73.
16TSVETAÏEVA Marina, Une aventure.
17Comme des mêmes matériaux de base et règles de construction on obtient un bâtiment différent. On pourrait aussi voir ces pièces comme des variations reflétant les différentes facettes d’un même personnage. Du point de vue technique, on pourrait voir dans une perspective historique une certaine analogie avec le principe isorythmique.
18HUXLEY Aldous, Le Meilleur des mondes, Paris, Plon, 1932, p. 56.
19Le procédé s’associe avec le chromatisme de valeurs rythmiques d’Olivier Messiaen.
20Cet amortissement progressif rappelle les codas de Debussy (avec les indications en s’effaçant, en se perdant, en s’éloignant) comme, par exemple, dans sa mélodie Les Chevaux de bois.
21ALBÈRA Philippe, op. cit., p. 389 ; cf. ibid., p. 379-392.
22Soit dit à ce propos, une pratique pareille est loin d’être exceptionnelle.
23ALBÈRA Philippe, op. cit., p. 386.
24La version la plus proche du point de vue de la disposition au Pré public.
25Il est intéressant de comparer la partie de vibraphone avec celles de l’Aria de Carl : malgré une apparente similitude, la réalisation diffère considérablement en fonction de l’image artistique.
26JANKÉLÉVITCH Vladimir, op. cit., p. 63.
27Dans le Pré lubrique.
28HUXLEY Aldous, Contrepoints, Paris, Plon, 1955, p. 209.
29ECO Umberto, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 36-38.
30Comme une voiture qui passe en coup de vent et disparaît de la vue en saluant d’un dernier coup de klaxon, ou peut-être comme une course se terminant en catastrophe.
31On pourrait se rappeler une phrase de Marcel Proust : « L’espérance anticipe la possession ; le regret est un amplificateur du désir » (in PROUST Marcel, Albertine disparue, Gallimard, 1925).
32Écrivain russe, romantique inconditionnel, dont la nouvelle Les Voiles écarlates a inspiré la célèbre fête de la jeunesse à Saint-Pétersbourg sur la Neva qui a lieu pendant la période des Nuits blanches.
33GRIN Alexander, L’Enfer retrouvé, en libre accès en ligne, traduction de l’auteur de l’article.
34La conjonction des deux plans peut être comparée avec le début de « Le son du cor s’afflige vers les bois » de Debussy.
35JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 36.
36D’ailleurs Tina est « cachée » dans le titre de la SONATiNeXPRESSIVE et fait un clin d’œil à la dédicace.
37Le portrait de la nouvelle musique comme le blues ou le ragtime chez Ravel ou Stravinsky est un cas à part.
38Cf. ZIMMERMAN Bernd Alois, Écrits, Genève, Contrechamps, 2010, p. 147-148.
39ШНИТКЕ Альфред, «Парадоксальностькак черта музыкальной логики Стравинского»inИ.Ф.Стравинский, Статьи и материалы, М., 1973, стр. 383-434.
40Cf.mes. 56-58 et 91-93 de l’opéra sur le même texte : « No lies / Just your breath/ in my hair ».
41Compositeur italien (1925-2011), que Gervasoni a brièvement rencontré, et qui l’a impressionné par sa façon de voir les choses, son attachement à des principes compositionnels originaux quoique «bizarres parfois ».
42En notation allemande ou anglaise.
43À l’exception, pour être exact, des mes. 41-42 de la Folia (mes. 126-127 de la SONATiNeXPRESSIVE) afin d’éviter la confusion des éléments différents.
44Comme La Cathédrale engloutie chez Debussy.
45Un détail curieux : dans l’accord conclusif du Choral où se mélangent les tierces majeures et mineures, lefa dans la basse lui apporte un léger arrière-goût de cadence rompue (cf. vi et VI↓chez Beethoven).
46Selon Henri Bergson, « la négation n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis-à-vis d’une affirmation éventuelle ».
47ПАСТЕРНАК Борис, Стихи и поэмы, Из поэмы, Советский писатель, Ленинград, 1976, p. 121. Traduction approximative.
48Cf. le commentaire d’Igor Stravinsky sur sa Sonate pour deux pianos.
49Ce qui montre la différence entre la figure et le motif sur laquelle insiste Philippe Albèra.
50MANN Thomas, Le Docteur Faustus, Paris, Albin Michel, 1950, p. 81-83/236-237.
51Sans vouloir imposer mes associations personnelles, cet épisode m’évoque le 12e tableau du 3e acte de La Guerre et la Paix de Prokofiev : un son obsessionnel et irréel imité par le chœur, derrière la scène, sur des onomatopées pi-ti, pi-ti. Dans son agonie le prince Andrei Bolkonsky hallucine « une étrange bâtisse aérienne faite de fines aiguilles ».
52Il est à noter en passant les intervalles consonants de sixtes et tierces communs aux sections contrastantes.
53BERIO Luciano, Écrits choisis, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Genève, Contrechamps, 2010, p. 82-83.
54Ibid., p. 75-76.
55Ibid, p. 74-75.
56Selon une expression d’Anatole France dans Le Livre de mon ami.
57RIFFATERRE Michael, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979, p. 9.