Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Karina Cobo Dorado

La créativité musicale collaborative dans l’apprentissage instrumental

Article
  • Résumé
  • Abstract

Cet article présente une expérience pédagogique centrée sur la créativité musicale collaborative comme outil pédagogique d’enseignement instrumental. Ce projet a été planifié en trois phases qui correspondent à 3 cours de 1 heure avec un groupe de trois élèves clarinettistes âgés de 9 et 10 ans dans une école de musique en France. C’est à travers des activités intégrant oralité, improvisation, mémorisation, transcription et écriture musicale que les élèves ont pu créer en groupe un exercice sur la gamme de fa majeur. La pratique d’une pédagogie de groupe basée sur la collaboration et les interactions verbales et non-verbales entre élèves leur a permis de construire des nouveaux savoirs techniques, esthétiques et artistiques d’une manière innovante.

Texte intégral

Dans ses travaux sur la créativité de l’enfant, Jean-Pierre Mialaret (1997) montre que tous les enfants, dans certaines conditions contextuelles, sont potentiellement capables de développer une activité musicale exploratoire riche et variée avant et pendant l’apprentissage de la musique avec un professeur. Dès leurs premières productions, les enfants manifesteraient déjà une intention, une émotion ou un intérêt pour quelque chose. Dans la première phase de la créativité, appelée « exploratoire », Jean-Pierre Mialaret observe et analyse certains modes organisés de production de la mélodie, du rythme, du tempo et de l’intensité.

D’autres travaux montrent néanmoins que le processus de création musicale intègre plusieurs étapes passant par l’imitation, l’improvisation, l’exploration, jusqu’à atteindre la création. Dans un premier temps, un enfant imite naturellement les sons et les gestes de son environnement car sa capacité et sa spontanéité à imiter naissent dans sa relation affective avec sa mère, sa famille et son contexte culturel. Par la suite, l’improvisation transformerait l’imitation dans un langage musical plus élaboré avec des rythmes, des mélodies et une intention sonore définie. Au cours de la troisième phase, dite d’exploration, les improvisations sont traitées différemment en ajoutant de nouveaux éléments sonores. Enfin, la phase créative permettrait d’aller au-delà de la simple manipulation de l’objet sonore pour construire des éléments organisés en rythme, mélodie et dynamique (Pilar Lago, 2006). Nous pouvons donc dire que malgré les différences entre ces deux théories, la créativité est associée à une exploration libre du son au moyen d’éléments musicaux comme le rythme, la mélodie, l’intensité, la dynamique, etc., qui peuvent à leur tour traduire diverses émotions et sensations. Les explorations s’organisent peu à peu à travers les essais et la manipulation d’objets sonores dans un contexte adapté pour que cela se produise.

Nous citerons également Marcelo Giglio, un chercheur suisse-argentin pour qui l’acte de création construit grâce à des interactions avec d’autres enfants et avec l’enseignant rend l’apprentissage de la musique plus significatif et plus motivant. Le travail collaboratif permettrait à chaque élève de développer ses compétences personnelles par l’échange entre pairs. Néanmoins, c’est l’enseignant qui aide les élèves à formaliser leurs savoirs en adoptant un rôle de guide et d’accompagnateur dans ce processus d’apprentissage (Marcelo Giglio, 2013). Comme déjà démontré dans des travaux précédents, dans un groupe d’apprentissage instrumental les élèves créent des liens cognitifs et affectifs dans le but de construire leurs connaissances au moyen de la collaboration, la résolution des conflits sociocognitifs et les interactions variées, verbales et non-verbales entre pairs (Cobo Dorado, 2015). La pédagogie de groupe défend en effet une attitude pédagogique qui prend en compte les interactions, abandonnant la position d’un enseignement centré sur le professeur pour adopter une position centrée sur les élèves (Doise et Mugny, 1981).

Compte tenu de toutes ces contributions de la recherche en éducation musicale, nous dirons que le rôle de l’enseignant d’instrument est fondamental car c’est lui qui peut proposer et planifier différentes situations didactiques innovantes dans lesquelles les élèves peuvent tâtonner avec leur instrument et participer de manière active à la construction de leurs nouvelles connaissances.

 

Description du projet

 

L’expérience pédagogique de composition collaborative analysée ici a été planifiée sur un trimestre et construite en trois phases qui correspondent à trois cours d’une heure par mois en groupe restreint avec deux élèves en deuxième année et une élève en troisième année de clarinette dans une école de musique. Ces cours sont alternés avec les cours individuels et complémentaires aux pratiques collectives.

Dans le premier cours, fondé sur un enseignement par oralité, les enfants réalisent des activités diverses comme jouer par cœur la gamme de famajeur1, faire des improvisations en forme de question-réponse ou avec des phrases en relais, participer à des jeux d’imitation rythmique et mélodique, etc. Ce sont les élèves qui, au moyen d’interactions riches, proposent les exercices d’échauffement avec l’exécution de notes tenues permettant de travailler la justesse collective, la gestion de l’air, la précision des attaques et la sonorité. L’exercice avec des sons filés a conduit le professeur à proposer des improvisations relayées sur des notes pédales et sur des accords joués à plusieurs.

Nous constatons dans cette séquence que, motivés par le professeur, les élèves peuvent développer un enseignement mutuel en cours. En effet, les observations montrent qu’ils se sont aidés les uns les autres non seulement à trouver l’altération (si bémol) de la gamme travaillée, mais aussi à choisir les doigtés les plus adaptés pour chacun2. Après avoir joué la gamme à l’unisson et par mouvements opposés (ascendante-descendante) avec diverses nuances et différents tempos, ils ont eu pour consigne d’inventer et de mémoriser un seul motif court dans l’objectif de l’enseigner aux autres membres du groupe. Chaque élève a ainsi développé ses propres processus d’apprentissage par cœur et ses propres manières de transmettre son savoir au moyen du chant, des gestes, des explications verbales ou de la proprioception. À la fin de la séance, chaque élève a joué les trois motifs par cœur. Ce premier cours a été filmé avec l’autorisation des parents, de l’école de musique et des élèves concernés.

Le deuxième cours en groupe restreint visait la transcription des motifs grâce au visionnage à l’ordinateur de la vidéo du premier cours. Comme d’habitude, la séance commence par un échauffement proposé par les élèves et des activités variées qui amenaient cette fois-ci à la lecture d’une partition. Les trois élèves ont transcrit de manière collaborative et avec l’aide de la clarinette chaque motif et ont réagi spontanément à propos de la vidéo, adoptant une attitude attentive qui a amené à une évaluation mutuelle constructive. Ce cours a permis de mettre en place un échange verbal sur la composition et sur la différence entre le jeu instrumental avec ou sans partition. Des exécutions libres des morceaux travaillés en cours individuel ont conclu cette deuxième phase du projet.

Voici les motifs musicaux composés et transcrits par les élèves :


	Composition de Claire.

Composition de Claire.


	Composition de Paul.

Composition de Paul.


	Composition d’Anne.

Composition d’Anne.

La troisième et dernière étape du projet avait comme objectif de valoriser le travail créatif des enfants et de les amener plus loin en intégrant leurs motifs musicaux dans un exercice plus structuré. C’est au moyen du jeu en relais et d’une « négociation » entre les élèves que l’alternance de la gamme avec leurs compositions a donné une forme musicale à l’exercice écrit. La proposition d’une grille d’accords a permis d’intégrer une séquence d’improvisation et d’approfondir le travail qui avait été fait en amont par oralité. Chaque mesure de la grille contenait un « réservoir de notes » pour aider les élèves à improviser et chaque élève a eu l’occasion d’improviser selon ses moyens et son niveau. Dans la construction de la version définitive de l’exercice en fa majeur, le professeur propose à Marc d’ajouter la note mi médium à son motif afin de rendre plus facile l’exécution et l’harmonisation de la phrase. L’accompagnement à la guitare fait par le professeur est venu enrichir l’exécution instrumentale et a apporté une dimension harmonique à l’apprentissage de la clarinette. L’exercice a été joué en cours à l’unisson, en relais de mesures et par binômes afin de développer une écoute individuelle à travers le groupe. Toujours dans l’objectif de valoriser le travail de composition, un fichier mp33 a été créé et donné à la suite du projet aux élèves en deux versions différentes (andante et allegretto) sur les clés usb demandées au préalable aux parents. Cela leur a permis de trouver une continuité et une progression dans le travail en autonomie à la maison.

Les consignes de l’exercice ont été créées en groupe :« Dans l’exercice suivant, vous pouvez varier les nuances et les articulations de la gamme puis improviser sur les quatre dernières mesures ».

Voici la version définitive de l’exercice :


	Exercice en fa majeur.

Exercice en fa majeur.

 

Résultats

 

Cette expérience pédagogique a permis d’atteindre plusieurs objectifs liés à la créativité, la pédagogie de groupe, l’utilisation de nouvelles technologies dans l’enseignement instrumental et la transversalité entre plusieurs disciplines (formation musicale, clarinette, composition). Toutefois, nous pouvons dire que le projet représente juste un échantillon des différentes démarches et activités qui pourraient être proposées de manière plus approfondie dans les processus d’enseignement-apprentissage instrumental. L’apport le plus important est peut-être celui de faire participer les élèves à la création de leur propre matériel didactique en complément des méthodes et du répertoire pédagogique. D’autre part, nous pouvons dire que les activités ludiques dans les cours d’instrument développent un rapport entre l’élève et l’instrument directement lié à la sensibilité auditive et corporelle et permettent ainsi à l’élève des’approprier la technique instrumentale autrement que par la lecture de la partition. Néanmoins, même si l’écoute est privilégiée, le support écrit aide les élèves à comprendre leur progression. Autrement dit, l’écriture d’une partition après un travail par oralité donne un sens différent à l’apprentissage instrumental. Dans ce projet pédagogique, les élèves ont fait appel non seulement à leur imagination et à leur capacité de mémorisation, mais aussi à leur expressivité et esprit critique à travers un travail collaboratif en groupe.

 

Conclusion

 

La créativité musicale est un processus qui implique la construction des nouvelles idées musicales grâce à l’association de plusieurs facteurs : cognitifs, affectifs, contextuels, culturels et motivationnels. L’acte créatif est ainsi lié à l’imagination, la motivation et la liberté d’expression que chacun peut sentir et développer dans un contexte donné. Les professeurs sensibles à la mise en place d’une variabilité de situations didactiques offriront peut-être plus de possibilités d’apprentissage à tous les élèves dans leur hétérogénéité. Si les élèves se sentent autorisés à explorer, écouter, proposer des idées, essayer librement des sons, improviser, faire des suggestions musicales, composer ou encore échanger avec les autres, l’apprentissage instrumental deviendra une source de plaisir pour les élèves débutants parfois démunis d’un accompagnement ou d’un soutien cognitif musical à la maison. Le travail collaboratif devrait ainsi faire partie de la formation des enseignants instrumentistes qui seront amenés à leur tour à explorer, expérimenter, proposer, créer et imaginer de nouvelles manières d’enseigner la musique…

Bibliographie

BRESSON Jean, GUÉDY Fabrice et ASSAYAG Gérard

2006, « Musique Lab Maquette : approche interactive des processus compositionnels pour la pédagogie musicale », in Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation et la Formation (STICEF), ATIEF, 13.

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00696328

 

COBO DORADO Karina

2015, La pédagogie de groupe dans les cours d’instruments de musique, Paris, L’Harmattan.

 

DOISE Willem et MUGNY Gabriel

1981, Le Développement social de l’intelligence, Paris, InterÉditions.

 

GIGLIO Marcelo

2013, Cuando la colaboración creativa cambia la forma de enseñar, Santander Publicaciones Universidad Cantabria.

 

HERNÁNDEZ Juan Rafael, HERNÁNDEZ José Antonio et MILÁN Miguel Angel

2010, « Actividades creativas en Educación Musical: la composición musical grupal », in ENSAYOS, Revista de la Facultad de Educación de Albacete, no 25.

http://www.uclm.es/ab/educacion/ensayos

 

LAGO Pilar

2006, « Música y creatividad, algo más que un lenguaje de expresión y de comunicación », in Revista Prodeimus, Madrid.

 

MIALARET Jean-Pierre

1997, Explorations musicales instrumentales chez le jeune enfant, Paris, PUF.

 

SCHUMACHER Jérôme,COEN Pierre-François et STEINER Mariana

2010, « Les futurs enseignants et la créativité : quelles conceptions ? », in Formation et pratiques d’enseignement en questions : revue des HEP de Suisse romande et du Tessin, no 11, p. 115-131.

http://www.revuedeshep.ch/site-fpeq-n/Site_FPEQ/11_files/07_schumacher.pdf

Notes

1 Dès les premières années de l’apprentissage de la clarinette, il est possible d’obtenir une octave complète avec la gamme de fa majeur et d’aborder un travail technique sur la coordination des deux mains, les doigtés, la stabilité du son, la souplesse, la tenue de l’instrument, la posture et le phrasé.

2 La note fa grave à la clarinette peut être jouée avec un doigté à droite ou un doigté à gauche.

3 Nous avons utilisé le logiciel Finale de l’école de musique.

Pour citer ce document

Karina Cobo Dorado, «La créativité musicale collaborative dans l’apprentissage instrumental», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le septième numéro, Réflexion et matériels pédagogiques, mis à jour le : 21/05/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2226.

Quelques mots à propos de :  Karina Cobo Dorado

Karina Cobo Dorado est docteur en musicologie, spécialité Didactique et diplômée d’État en clarinette. Professeur titulaire de clarinette en région toulousaine, elle intervient également dans la formation des enseignants à Paris et Toulouse. Après avoir obtenu ses diplômes de professeur de musique et avoir travaillé dans plusieurs orchestres dans son pays d’origine, la Colombie, elle acquiert une vaste expérience dans l’enseignement spécialisé artistique en France où elle est arrivée en 1999. Son livre La pédagogie de groupe dans les cours d’instruments de musique a été publié en 2015 aux éditions L’Harmattan.