Journées Bach (janvier 2016) | Découvrir Jean-Sébastien Bach : réflexions sur l’analyse des « inventions »
- Résumé
- Abstract
Dans cet exposé, l’auteur traite des principales caractéristiques de l’analyse des « inventions » de Bach au moyen d’une méthode paradigmatique développée dans son livre Bach and the Patterns of Invention (1996). Deux exemples (issus de genres contrastés) qui ne figurent pas dans le livre illustrent ici les avantages d’une méthode d’analyse « informée » : l’air « Ach, mein Sinn » de la Passion selon saint Jean (BWV 245) et le 2e mouvement de la Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin (BWV 1027).
Texte intégral
Communication1 donnée le 11 janvier 2016
au Conservatoire de Paris dans le cadre des Journées Bach
Traduction depuis l’anglais : Angèle Leroy
Depuis le XIXe siècle, l’analyse de la musique a tenté d’appréhender la structure musicale en explicitant les mécanismes qui confèrent sa cohérence à une œuvre et contribuent à sa beauté et à sa signification. Les analystes, selon leurs orientations théoriques, se sont focalisés sur différents éléments – harmonie, contrepoint, mélodie, rythme ou forme – afin de répondre à des questions telles que : « comment fonctionne une pièce de musique ? », « quels en sont les facteurs de cohésion ? » La substance de telles analyses ne peut être dissociée de la manière dont chaque analyste conçoit la structure musicale puisque ces notions précédemment énoncées déterminent les paramètres musicaux censés jouer un rôle structurel. Néanmoins, dans le domaine de l’analyse musicale – très différent de celui des mathématiques ou de la physique –, c’est rarement l’élégance d’une grande théorie qui emporte l’adhésion. Les analyses efficaces se distinguent plutôt par leur caractère intrinsèquement plausible musicalement, si flou soit ce critère. Pour cette raison, la circularité apparente de l’analyse musicale apparaît moins troublante si l’on prend conscience que les analystes chevronnés doivent convaincre une communauté de musiciens qu’il est possible de percevoir le déroulement d’une œuvre « ainsi et pas autrement », pour paraphraser Theodor Adorno.
Je voudrais émettre ici l’idée selon laquelle les analyses musicales les plus plausibles sont celles dans lesquelles nous distinguons – implicitement ou explicitement – un ensemble d’actions mises en œuvre par un compositeur. L’analyse devient alors une sorte de dé-composition, démontant ce qui a été assemblé par l’auteur. Et l’on pourrait même se demander comment il peut en être autrement à moins de considérer le compositeur comme une sorte d’idiot savant [en français dans le texte] écrivant sous la dictée d’une quelconque muse lointaine ? Le débat sur cette question a longtemps été dévié par la crainte de considérer à égalité les affirmations analytiques et les affirmations verbales des compositeurs à propos de leur démarche compositionnelle – alors que ces affirmations sont somme toute assez rares. Dans le cas des compositeurs du passé, il paraissait en outre arrogant de soutenir qu’un analyste pouvait reconstruire des actions compositionnelles, dans la mesure où le compositeur, qui avait le bon goût d’être mort, ne pouvait ni confirmer ni réfuter l’analyse ! D’autres analystes, reprenant l’annonce de la « mort de l’auteur » par Roland Barthes en 1967, ont totalement renoncé à la notion d’intention compositionnelle et cherchent à conforter l’idée selon laquelle l’analyse est une discipline qui concerne la perception des auditeurs. Cette approche pourrait paraître prudemment empirique mais elle concède prématurément une défaite intellectuelle à l’égard des « sciences cognitives ». Car ce qui a porté véritablement les analystes vers les chefs-d’œuvre de la tradition européenne n’était pas une théorie psychologique mais plutôt la reconnaissance d’une signification et d’une valeur esthétiques qui demandent à être déchiffrées et appréciées.
Dans mon livre Bach et les mécanismes de l’invention (Bach and the Patterns of Invention, Harvard University Press, 1996), j’ai tenté de répondre aux objections théoriques faites aux analyses « intentionnalistes » et d’expliciter une approche paradigmatique, affirmant que le plus grand espoir de contribution à la connaissance humaine se fonde ici sur l’idée que l’analyse musicale « dé-compose » le travail d’un compositeur sensible et pensant. Car si ce que l’analyse décèle dans l’œuvre d’art n’est dû qu’indirectement à l’intervention humaine qu’elle soit consciente ou plus subliminale –, pourquoi devrions-nous nous y intéresser ? De plus, il est déloyal de rompre le lien entre la lecture d’un analyste et les actions d’un compositeur pour deux raisons. D’une part, la majeure partie de la composition musicale est une affaire tout à fait consciente et il y a tout lieu de penser que les tentatives d’appréhension par l’analyse des méthodes de travail d’un compositeur permettent de mieux comprendre des événements musicaux volontairement conçus. D’autre part, les analystes font systématiquement référence, lorsque ceux-ci sont disponibles, aux documents relatant les intentions du compositeur (esquisses compositionnelles, affirmations documentées, lettres ou élaborations théoriques contemporaines) qui confirment les découvertes analytiques, démontrant ainsi qu’ils sont disposés à défendre l’intentionnalisme lorsqu’il sert leurs objectifs. Il en résulte que les analystes devraient reconnaître leur intérêt pour l’idée que le compositeur se fait de l’œuvre et devraient intégrer cet intérêt à leurs propres méthodes.
La musique de Jean-Sébastien Bach a représenté un champ fertile d’analyse depuis que les auteurs du XVIIIe siècle tels que Kirnberger, Marpurg et d’autres ont commencé à la considérer comme source privilégiée de connaissance harmonique. En effet, l’un des plaisirs de l’étude de Bach réside dans la compréhension de ses constructions complexes qui deviennent remarquablement limpides dès lors que l’on a découvert les composantes sur lesquelles un genre d’œuvre particulier est fondé. Nombre de genres – comme les fugues, les arias, les chœurs, les mouvements de concerto et de sonate – impliquent l’élaboration d’idées musicales répétées et variées de façon relativement rigoureuse tout au long d’un mouvement, et je vais me pencher ici sur certaines caractéristiques de ce type de « discipline » chez Bach. Il me paraît préférable de nommer « inventions » ces idées fondamentales dans la mesure où c’est le mot même utilisé par Bach à propos de ses Praeambulae à deux voix d’une exemplaire concision, qui avaient pour but, comme il l’a écrit, de montrer non seulement « comment trouver de bonnes inventions », mais aussi « comment les développer (ou les mettre en œuvre) convenablement » – en allemand : inventiones durchzuführen. Alors que la répétition exacte d’une invention ne fait que la dupliquer, l’idée de la développer ou de la façonner l’altère et l’infléchit de manière à exprimer quelque chose de nouveau. Il est utile, en outre, de distinguer deux types de variation : 1) l’embellissement de l’idée, dans laquelle la signification originelle demeure à peu près intacte derrière un simple ornement, et 2) une inflexion de l’idée qui altère son sens et ne pourrait être anticipée sans un effort mental substantiel.
Une première étape analytique logique consiste à réduire une pièce de musique à ses « dénominateurs communs » sous-jacents en identifiant toutes les répétitions exactes et les variations décoratives dans le but d’isoler l’ensemble des inventions primaires. Dans la plupart des genres musicaux utilisés par Bach, l’ensemble des idées signifiantes est relativement réduit, ou, pour le dire autrement, de nombreux passages musicaux voisins les uns des autres se comprennent mieux si on les conçoit comme des variations mutuelles.
Concernant Bach, il est même possible d’aller plus loin dans la mesure où il ne se contente pas de varier les idées d’une façon ingénieuse mais plus encore passe les inventions au crible de procédures relativement mécaniques qui constituent sa « boîte à outils » compositionnelle. Ces ensembles de procédures opèrent au niveau des inventions premières, produisant là de nouvelles variantes. Plutôt que d’adopter une attitude d’association guidée par le goût (attitude répandue chez ses contemporains) qui produit des variations élégantes, Bach tend souvent, dans ses procédures compositionnelles, à une recherche obsessionnelle de relations musicales congruentes. L’invention est dès lors non seulement une méthode mais aussi une quête et une recherche et il me semble que cette soif d’invention rend compte de la complexité de la musique de Bach en même temps qu’elle la rend plus facile à analyser par l’observation des similitudes et des différences. La démarche est paradigmatique dans le sens où elle fait appel à l’idée d’une variation fondée sur des règles, idée que nous trouvons également dans le langage naturel, par exemple dans la conjugaison des verbes en français ou d’autres flexions comparables exprimant des variations de temps ou de modes.
Mettre l’accent sur la flexion des idées musicales inventées signifie que l’analyse ne naît pas de l’intérêt pour l’ordre des événements musicaux, c’est-à-dire ce que l’on nomme habituellement la « forme musicale ». Ce déplacement de l’attention peut paraître de prime abord déroutant pour les analystes pour qui la forme musicale représente en quelque sorte le lait maternel, à savoir l’un des principes fondamentaux d’organisation de la pédagogie de la théorie musicale. Cependant, d’un point de vue historique, pour Bach et pour le XVIIIe siècle, il est clair que la forme musicale n’a jamais représenté un principe premier de composition. L’invention des idées venait en premier lieu, et ensuite seulement la question de leur disposition suivant les théories rhétoriques de l’époque. Étant donné le temps consacré par la suite aux formes musicales dans le domaine de la pédagogie de la musique – et tout particulièrement à la forme sonate –, on constate que toute cette attention portée à l’organisation musicale est un exercice fondamentalement syntagmatique plutôt que paradigmatique : il s’intéresse en priorité à une suite d’idées musicales dans une séquence linéaire : a, b, c, d, e. Il s’intéresse moins à identifier les paradigmes clés et à observer les variations qu’ils adoptent indépendamment de leur ordre dans l’œuvre musicale elle-même. Si je devais affirmer mon point de vue de manière plus provocatrice encore, je dirais qu’en raison de leur focalisation sur la forme musicale, les analystes musicaux ont passé beaucoup plus de temps à examiner le cadre du tableau que le tableau lui-même ! Regarder de plus près le tableau signifie se préoccuper des endroits auxquels le compositeur a dédié le plus de réflexion et prodigué la plus grande attention. Dans le cas de Bach, il serait facile de montrer que c’est précisément là que se trouvent ses meilleures et ses plus puissantes idées « inventées », qui ne sont pas des fragments statiques de musique mais plutôt des constellations dynamiques contenant la possibilité de leur propre « mise en œuvre » – leur « Durchführung ».
Le premier exemple que je vais analyser est l’air pour ténor « Ach, mein Sinn » de la Passion selon saint Jean de 1724. Bien que les questions concernant les rapports du texte et de la musique soient extrêmement intéressantes, je me concentrerai essentiellement sur la musique elle-même. Pour ce qui nous occupe ici, il est important de savoir que dans le récitatif précédent, selon le récit de la Passion, Pierre vient de renier le Christ : l’air reflète sa culpabilité et sa honte ainsi que son désir de fuir les conséquences ignobles de ses actions. Penchons-nous d’abord sur ce que je considère comme le ritornello idéal pour cette aria.
À écouter - Audio 1 : Jean-Sébastien Bach, Passion selon saint Jean, « Ach, mein Sinn », ritornello (extrait de John Eliot Gardiner, Johannes-Passion, The Monteverdi Choir, The English Baroque Soloists, Archiv Produktion, 1986).
En observant la forme du ritornello, on peut voir que l’harmonie présente une ligne de basse claire en descente chromatique de tétracorde depuis la tonique fa dièse jusqu’au do dièse. L’harmonie reste ensuite proche de la tonique et de la dominante pour les quelques mesures suivantes avant d’initier une suite d’intervalles 10-7-10, 10-7-10. Cette séquence se fonde sur une progression de quintes à la basse avant de parvenir à la dominante. Cette dominante sur do dièse est prolongée pendant quelques mesures avant que la cadence ne soit opérée sur la tonique mineure. Enfin, celle-ci est étendue via des harmonies diminuées suffisamment longtemps pour majoriser la tierce de l’accord final de fa dièse mineur du la bécarre au la dièse.
Si l’on examine la ligne vocale du ritornello telle qu’elle est notée sur la portée supérieure, il est clair que seule une partie de la mélodie a été conçue par Bach pour être chantée : les deux premiers vers seuls conviennent à la musique, et certains mots conviennent bien mieux que d’autres. Il est ainsi intéressant de constater à quel point la mélodie instrumentale tend à prendre le pouvoir sur la ligne vocale. L’accent étrange sur l’adjectif possessif « mein [Sinn] » contrevient à une règle fondamentale de l’époque concernant le respect musical de l’accentuation poétique. A contrario, la musique suit l’accentuation poétique dans le vers suivant : « wo wíllt du éndlich hín ». Ici, Bach convoque l’inégalité rythmique doucement balancée de la chaconne française. Cette association est due non seulement à son schème métrique et son tempo rapide mais aussi – dans le mode mineur – au lien traditionnel qu’elle entretient avec la gravitas des lignes de basses descendantes du lamento. Il en résulte une idée géniale de Bach : construire un ritornello constitué d’une chaconne en deux courtes périodes de huit mesures sur une ligne de basse de lamento avec une petite reprise [en français dans le texte] à la fin.
Bien que les arias et les chœurs de Bach présentent plusieurs méthodes différentes de construction, les fonctions harmoniques de ce ritornello reflètent celles qu’il a développées plus tôt dans nombre de mouvements rapides de ses concertos instrumentaux, fondés sur des processus observés dans quelques concertos de Vivaldi qu’il avait commencé à transcrire plusieurs années auparavant. Le modèle d’allegro vivaldien s’organise en trois segments principaux aux fonctions distinctes2 : 1) un Vordersatz [proposition, présentation] qui établit la tonalité, 2) une Fortspinnung [séquence, continuation] qui développe tout en évitant la cadence et 3) un Epilog [conclusion] où se trouve la cadence sur la tonique. Bach a observé à l’occasion chez Vivaldi et a développé de façon plus constante dans sa propre praxis la possibilité pour plus d’un segment d’occuper une seule fonction. Quand tous les segments sont réunis, ils forment un ritornello « idéal » cohérent et complet auquel le compositeur, lorsqu’il sépare ou « segmente » le ritornello au fil de la pièce, peut se référer comme à une sorte de ressource fondamentale à laquelle la musique « revient » constamment.
Dans « Ach, mein Sinn », on observe deux sections d’ouverture qui définissent la tonalité – Vordersatz 1 et 2, notés [V1] et [V2] –, puis une section centrale mouvante (Fortspinnung,[F]) qui la suspend et enfin deux segments d’Epilog [E1] et [E2] qui la confirment et se ferment sur la tonique. (Les différentes sections sont indiquées sur la partition entre crochets.) Les segments individuels, de quelque façon qu’on les nomme, représentent les cellules sur lesquelles se fonde l’invention de Bach, car chacun d’entre eux se retrouve détaché des autres et répété d’une façon ou d’une autre au cours de la pièce. En réalité, la seule façon de parvenir à opérer cette segmentation est d’observer la façon dont Bach sépare les segments durant l’aria. Au fil du déroulement du mouvement s’opère une alternance entre des idées relevant du ritornello et ce que l’on peut nommer des épisodes, qui ne relèvent pas d’un tel plan logique dans la mesure où ils ne font pas partie d’une unité harmonique plus large nommée ritornello. Pour Bach, plus une aria, un chœur ou un mouvement de concerto est de style soutenu, plus il élabore soigneusement ses paradigmes et impose à ses inventions un grand nombre d’inflexions paradigmatiques.
Ces paradigmes sont représentés dans le tableau 1. Ce « ritornellogramme » explicite le type de pensée constructive mis en œuvre à l’occasion de la composition de ce mouvement. La partie principale du tableau recense chaque occurrence des segments du ritornello dans l’ordre de leur apparition dans la pièce, de R1 à R9. Le tableau le montre : la musique en est saturée. Pour chaque occurrence, sont détaillés en outre le degré harmonique sur lequel le ritornello est présenté ainsi que l’identité et l’ordre des segments. Un regard approfondi montre qu’aucun ritornello n’est identique à un autre : même le premier et le dernier diffèrent. Et c’est une découverte capitale concernant Bach : nous avons affaire à un compositeur obsédé par les permutations et les reformulations incessantes de son matériau musical.
Les processus mis en œuvre ne relèvent ni de l’aléatoire ni d’un élégant jet de dés puisque les segments de ritornello eux-mêmes sont chargés d’associations affectives. Ainsi, le Vordersatz de « Ach, mein Sinn » est transposé dans le mode majeur afin d’exprimer la joie au moment où Pierre envisage de rester (« Bleibe ich hier ») plutôt que de fuir. De même, si l’Epilog avait été majorisé – une démarche parfaitement admissible « grammaticalement » et que Bach aurait adoptée sans aucun doute s’il s’agissait d’un concerto –, cela aurait transmis un message indiscutablement pastoral de tranquillité dans le style galant et de conclusion consolatrice. Or cette impression contredit la situation dramatique dépeinte par l’aria : un Epilog dans le mode majeur était dès lors inenvisageable et Bach s’en abstient ici.
À écouter - Audio 2, 2bis, 2ter, 2quater et 2quinquies : Jean-Sébastien Bach, Passion selon saint Jean, « Ach, mein Sinn », Epilog (extrait de John Eliot Gardiner, ibid.).
Une autre habitude de Bach consiste à rechercher des liens inattendus entre les différents segments, spéculant sur la manière de forger de nouvelles connexions. Trois manières inattendues de relier des segments de positions ou de hauteurs distinctes sont ainsi référencées dans la dernière colonne du tableau précédent. Il est possible de les considérer comme des recherches musicales, terme que Bach lui-même utilisera vingt ans plus tard lorsqu’il composera des ricercari ou « recherches » dans son Offrande musicale ! Dans cette aria, pour n’en donner qu’un seul exemple, Bach a établi une connexion habile entre la fin du deuxième segment du Vordersatz à la tonique et le deuxième Epilog à la dominante qui produit une césure temporaire. Il s’emploie donc à explorer cette possibilité en prolongeant le do dièse majeur entre R2 et R3.
La science musicale de Bach se laisse mieux apprécier encore lorsque l’on démantèle l’aria et que l’on se penche sur les paradigmes eux-mêmes plutôt que de suivre l’ordre habituel de la pièce. De cette manière, on entend l’aria comme un ensemble de variations de ses segments fondamentaux. Si l’on écoute toutes les versions des deux Vordersatz [V1-V2], on est ainsi fasciné par le fait que la ligne vocale ne se répète jamais. Il faut aussi remarquer que ces segments de Vordersatz sont déployés sur quatre degrés harmoniques différents : I, IV, V et VII. Celui placé sur le septième degré de fa dièse mineur est transposé en majeur et représente une version du Vordersatz qui exige quelques ajustements pour justifier ce qui pourrait apparaître comme une transposition fautive.
À écouter - Audio 3, 3bis, 3ter : Jean-Sébastien Bach, Passion selon saint Jean, « Ach, mein Sinn », Vordersatz (extrait de John Eliot Gardiner, ibid.).
Les occurrences des segments de Fortspinnung se présentent également sur quatre degrés différents : le premier, le cinquième, le septième et le quatrième. Tout comme les segments de Vordersatz, ceux de Fortspinnung peuvent être transposés en majeur, ce que fait Bach.
À écouter - Audio 4, 4bis, 4ter, 4quater, 4quinquies et 4sexies : Jean-Sébastien Bach, Passion selon saint Jean, « Ach, mein Sinn », Fortspinnung (extrait de John Eliot Gardiner, ibid.).
Le premier Epilog, comme je l’ai dit, ne fonctionne que dans le mode mineur et il apparaît au début de l’air, en son milieu et à la fin.
Plus intéressant, le second fragment d’Epilog apparaît pour la première fois sur le degré de la dominante dans le ritornello 3, où sa fonction de prolongement de cadence n’est pas encore clairement définie par rapport au ritornello ; E2 ne sera pas relié dans sa relation syntaxique correcte à E1 avant les dernières mesures de la pièce.
On peut déduire de cette observation que le déroulement de la pièce est un obstacle à son analyse, ou, pour le dire différemment en empruntant à la linguistique, qu’il ne peut y avoir de « procédures d’analyse » (discovery procedures) explicites pour déchiffrer le processus de Bach : c’est la pièce elle-même et la connaissance des conventions historiques qui permettent de « détricoter » ce processus.
Dans les pièces avec ritournelles, il est d’usage que des énonciations complètes ou partielles du ritornello alternent avec ce que l’on nomme des « épisodes ». L’écart à la norme ici est dû au fait qu’à l’écoute des seuls fragments de ritornello, on a déjà entendu l’intégralité de la pièce – simplement, dans le désordre ! Cela signifie – et c’est incroyable – que Bach a délaissé son fonctionnement habituel afin d’élaborer son commentaire musical sur le reniement de Pierre de la façon la plus dense possible, sans jamais quitter le monde allégorique intense et désespéré qu’il a élaboré dans son ritornello idéal. Cela fait de cette aria, lorsqu’on l’écoute intégralement et dans l’ordre, une œuvre à couper le souffle, d’une grande concentration émotionnelle à la fois dans son caractère et dans son énonciation.
Pour servir ce but, Bach a contrevenu aux règles de l’époque relative à la subordination de la musique au texte. Il est ici fidèle à l’esprit d’une partie du texte, mais permet à la musique de dominer la poésie. Comme on le voit dorénavant, en dehors du début et de la fin de l’aria, c’est la poésie qui accompagne la musique et non l’inverse. En élaborant un ritornello remarquable, Bach a transformé ce qui était une chaconne rapide aux accents de lamentation en une danse de désespoir à laquelle le croyant ne peut échapper.
À écouter - Audio 5 : Jean-Sébastien Bach, Passion selon saint Jean, « Ach, mein Sinn », entier (extrait de John Eliot Gardiner, ibid.).
Comme second exemple, j’ai choisi le deuxième mouvement de la Sonate pour viole de gambe et clavecin en sol majeur BWV 1027. Je vais le traiter plus brièvement, mais je voudrais montrer comment Bach élabore ses inventions dans un genre de musique tout à fait différent : un allegro fugué au sein d’une sonate en trio. L’analyse de ce genre de mouvement de sonate avec les méthodes les plus conventionnelles s’avère relativement frustrante puisque, en dehors des gestes fugués initiaux (sujet/réponse ou dux/comes) des voix mélodiques, il n’existe pas de règles historiques connues concernant la conception de tels mouvements ou l’organisation de leurs idées principales. Bien entendu, les règles conventionnelles de l’harmonie voulaient qu’un mouvement commence et se termine dans la même tonalité, mais en dehors de la ou des modulation(s) prévisible(s) à la dominante (dans le mode majeur) et du rejet de certaines cadences dans des tons éloignés, il n’y avait pas de manière requise pour concevoir la disposition ou la « forme » d’un tel mouvement. Étant donné son penchant pour un traitement fugué des sujets (et, ici, des contre-sujets) thématiques, il n’est pas surprenant de trouver dans un allegro de sonate de Bach d’autres procédés fugués, comme du contrepoint renversable et même des imitations inverses, ainsi que des épisodes dans lesquels les thèmes sont absents. De plus, s’agissant ici d’un mouvement de sonate fugué plutôt que d’une fugue à proprement parler3, on s’attend à voir le compositeur utiliser des idées musicales en évolution, des inventions, qui ne fassent pas partie des idées fuguées exposées au début du mouvement, d’autant que les mouvements de sonate ont tendance à être plus longs et donc plus discursifs que les fugues strictes.
L’identification du genre de ce mouvement – un allegro fugué dans une sonate en trio – ne permet pas d’en déduire grand-chose à propos de la nature de l’invention compositionnelle ou du plan général de la pièce. En effet, considérée comme un tout, l’esthétique formelle d’un tel mouvement n’est pas tant guidée par la métaphore du drame que par la métaphore de l’invention ou de la découverte elle-même : plutôt que d’imaginer une pièce modelée par les changements et renversements du destin, menant sans relâche vers une résolution comique ou une catharsis tragique, l’on est mis au défi de donner sens à un puzzle musical dont la solution complète ne peut véritablement être envisagée avant que toutes les pièces n’aient été assemblées. Cependant, contrairement à un puzzle dans lequel toutes les pièces s’emboîtent par juxtaposition contiguë dans un plan en deux dimensions, le puzzle de Bach s’épanouit bien davantage à l’intérieur d’un espace tridimensionnel, dans lequel les inventions individuelles sont reliées les unes aux autres aussi bien par-dessus, par-dessous et par les côtés, à la fois comme des paradigmes et comme des syntagmes. Il en résulte que ce que l’on perçoit de l’ordre de la pièce au cours de son interprétation n’est qu’une façon plaisante, certes privilégiée parmi d’autres, de percevoir le puzzle. Parvenir à saisir pleinement le sens et la signification de ce puzzle implique cependant une autre démarche : reconstruire une disposition mentale idéale dont l’objet est à la fois la profondeur et la subtilité de la pensée musicale elle-même.
Au contraire de l’aria, fondée sur l’univers harmonique fermé d’un ritornello, ce n’est pas la question des fins de phrase et des cadences qui est importante dans la fugue ou le mouvement fugué. C’est le contrepoint qui joue ici le premier rôle dans l’élaboration de l’invention. Comme le montrent les exemples suivants, les paradigmes essentiels sont tous contrapuntiques. En cherchant de la même manière à isoler les idées clés répétées, on peut, comme je l’ai fait, identifier les inventions principales qui résument les différentes variantes de base auxquelles Bach soumet son sujet (nommé S). Ainsi que l’on peut le voir dans l’exemple 11.4, il façonne un double contrepoint inversé avec un contre-sujet ; étant donné que la permutation des voix est une condition sine qua non dans un mouvement fugué de sonate en trio, nous devons considérer cette invention comme le moteur premier du mouvement.
Jean-Sébastien Bach, Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin, 2e mouvement, inventions principales.
Les exemples suivants montrent comment Bach a importé dans ce mouvement deux ensembles de procédés fugués de haut vol qui sont habituellement étrangers à la sonate, deux canons à l’octave et à la sixte (voir exemple 11.2).
Jean-Sébastien Bach, Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin, 2e mouvement, canons à l’octave et à la sixte.
Bien que le chevauchement entre les voix du canon soit assez court, il est intéressant de mettre cette invention sur un pied d’égalité avec le contrepoint renversable principal, car le travail de Bach sur les canons a vraisemblablement influencé la forme du sujet lui-même. L’exemple 11.3 montre les différents types d’invention mélodique pratiqués dans ce que l’on appelait contre-fugue : une transposition du sujet dans le mode mineur – ou modeswitch, « changement de mode » –, mais aussi les deux possibilités d’inversion mélodique du sujet : celle qui préserve les intervalles exacts du sujet, donnés en miroir, nommée SI1, et celle qui en préserve le mode, SI2.
Jean-Sébastien Bach, Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin, 2e mouvement, types d’invention mélodique.
Le « changement de mode » fonctionne ici sans difficulté sur l’intégralité du sujet et a dû être envisagé dès le premier stade de l’invention du sujet lui-même, puisque bien des thèmes – et particulièrement ceux d’une telle longueur – ne parviennent pas à faire continûment sens musicalement quand leur structure intervallique est à ce point altérée. Somme toute, ce qui est frappant à propos du genre de ce mouvement de sonate, c’est la manière dont il emprunte généreusement, mais pas complètement, à un genre particulièrement élevé de musique pour clavier : un hybride entre double fugue et contre-fugue !
Enfin, Bach réserve une partie de sa « recherche » pour la fin de la pièce, où il intègre le sujet dans le contre-sujet de manière à les faire sonner comme un seul thème et non pas deux. L’homme inventeur de la machine joue ici avec ses inventions pour créer une parenté d’une éblouissante simultanéité que seul un esprit musical ouvert aux potentialités les plus extraordinaires peut concevoir. En remplaçant le sol du contre-sujet (voir la flèche de l’exemple 11.1) par un fa dièse, Bach élabore une jonction parfaitement homogène entre les deux voix.
Jean-Sébastien Bach, Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin, 2e mouvement, inventions principales.
La recherche de ces relations de parenté fait bien entendu partie du plaisir de Bach à inventer son matériau ; cette approche exigeante de l’invention est évidente même dans des genres moins élevés comme la « simple » sonate en trio. Il est peu probable que tous les processus détaillés ici aient été clairement pré-compositionnels – c’est-à-dire, que Bach ait pensé ses inventions tout à fait indépendamment de leur place finale dans le déroulement du mouvement comme un tout. Cependant, il a été utile de détailler leur structure et leurs mécanismes isolément du plan formel du mouvement afin d’observer la remarquable profondeur de pensée incarnée dans un ensemble de matériaux bruts relativement réduit. Cette idée se laisse appréhender facilement de manière statistique : la longueur totale du mouvement est de 113 mesures et, sans avoir traité les épisodes, nous avons rendu compte d’environ 85 mesures, soit 75 % du mouvement. Ce calcul suggère que, dans un mouvement de ce type, la question de la « disposition » ou de la forme ne peut être envisagée séparément des découvertes relevant de l’invention et, qu’en outre, elle est finalement liée à une mise en ordre rationnelle et satisfaisante des inventions.
À écouter - Audio 6 : Jean-Sébastien Bach, Sonate en sol majeur pour viole de gambe et clavecin, 2e mouvement (extrait de Laurence Dreyfus, Ketil Haugsand, Bach: Sonatas for Viola da Gamba and Harpsichord, BWV 1027-1029, Simax, 1986).
Ainsi, l’analyse permet une meilleure appréhension de la pensée de Bach en éclairant les opérations musicales qu’il a sans aucun doute mises en œuvre. Bien que l’ensemble paraisse tenir du miracle, finalement, il n’en est rien. Plutôt qu’une création divine ou de la Nature, nous sommes ici en présence du fruit exceptionnel de l’effort et du génie humains, d’autant plus admirable et digne de notre attention et de notre regard critique.
Notes
1Le texte de cette intervention est pour partie extrait des deux publications suivantes de l’auteur, avec l’aimable autorisation des éditeurs:
- « Bachian invention and its mechanisms » in The Cambridge Companion to Bach, ed. John Butt, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 171-192.
- « The Triumph of ‘Instrumental Melody’: Aspects of Musical Poetics in Bach’s St John Passion » in Bach Perspectives 8: Bach and the Oratorio Tradition, ed. Daniel R. Melamed, Urbana, University of Illinois Press, 2011, p. 96-121.
2Définies par Wilhelm Fischer en 1915 : cf. FISCHER Wilhelm, « Zur Entwicklungsgeschichte des Wiener klassischen Stils », in Studien zur Musikwissenschaft, 3, 1915, p. 24-84 (ndt).
3Comme la basse ne participe pas aux énonciations fuguées du début, il est clair que ce mouvement n’est pas une fugue stricte (comme une fugue pour clavier) mais plutôt un mouvement de sonate qui fait appel à certaines caractéristiques de la fugue.