Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Roland-Manuel et le travail de la bande-son au cinéma : une étude des interactions entre voix, bruits et musiques
- Résumé
- Abstract
Alexis Roland-Manuel a été associé au cinéma sonore dès ses débuts, collaborant avec les plus grands réalisateurs de son époque, tels Jacques de Baroncelli, Henri Decoin, Julien Duvivier, Jean Grémillon ou Maurice Tourneur.
Dans ses nombreuses musiques de film, Roland-Manuel propose une approche globale de la bande-son en mettant en œuvre diverses stratégies : imitation des bruits par la musique, travail sur l’enregistrement lui-même (sur la pellicule optique), intégration de la musique au moment du mixage, et prise en compte des bruits dans le processus compositionnel.
En examinant cet aspect particulier de la création de Roland-Manuel pour le cinéma, nous souhaitons ainsi revaloriser l’œuvre de ce compositeur, par rapport à son contemporain et ami Maurice Jaubert que l’historiographie de la musique de film a eu tendance à ériger en représentant unique d’une tendance qui, manifestement, était partagée.
Plan
Texte intégral
Objet d’une revalorisation critique justement méritée dans les années 19701, Maurice Jaubert est souvent considéré comme le principal – voire le seul – représentant d’une conception musico-filmique consistant à penser la bande-son d’un film d’une manière globale2 :
Nous ne venons pas au cinéma pour entendre de la musique. Nous demandons à la musique d’approfondir en nous une impression visuelle. […]C’est précisément le rôle du musicien de sentir le moment précis où l’image abandonne sa réalité profonde et sollicite le prolongement poétique de la musique. […] La rupture d’équilibre sensoriel qu’elle produit chez le spectateur doit être soigneusement prévue par le réalisateur, soit, dans un moment spécialement dramatique, qu’il utilise le choc d’une intrusion brutale (un fortissimo d’orchestre enchaîné sur un cri, par exemple), soit qu’il fasse entrer insidieusement le son musical par le truchement du son non musical (le bruit d’un train engendrant un rythme qui lui-même donne naissance à la symphonie proprement dite, des violons dans l’aigu se substituant insensiblement au sifflement du vent, etc.)3.
Sans remettre en cause l’importance de Jaubert – tant par le nombre de films que par la diversité des réalisateurs auxquels il a été associé –, nous souhaiterions mettre en valeur les travaux pour le cinéma d’Alexis Roland-Manuel, contemporain4 et ami de Jaubert5. Les deux hommes ont eu souvent l’occasion d’échanger leurs réflexions, comme en atteste le précieux témoignage suivant de Jean Wiener :
Avec Roland-Manuel, dans son petit bureau [de Maurice Jaubert] du quai des Orfèvres, nous discutions souvent de la musique de films ; nous étions tous trois d’accord sur les points suivants : éviter d’alourdir le film, que jamais la musique n’empêche de comprendre ce que disent les comédiens, qu’elle ne se manifeste pas trop souvent, et surtout qu’on ne l’entende qu’au moment où on a besoin d’elle6.
Le passage du muet au parlant constitue alors un « problème à résoudre » :
J’ai eu – et c’est peut-être le seul témoignage intéressant que je puisse vous apporter – le très grand privilège d’être amené au cinéma au moment précis où il a commencé à parler et à faire entendre de la musique, et à ce moment-là tout le monde était absolument affolé, car on se demandait pourquoi il fallait mettre de la musique dans un film, comme si le problème n’avait pas déjà été résolu depuis longtemps au moment du film muet, et on s’apercevait aussi de ce problème qui n’a jamais trouvé sa solution : à partir du moment où le film se met à parler, le rythme du film se trouve évidemment tout à fait modifié ; et, comme j’estime pour ma part que le cinéma est d’abord et avant tout une série d’images en un certain ordre déroulées, je crois que le problème du rythme est le problème essentiel du cinéma, et je crois que si nous parlons de la musique de film nous devons bien voir que, si on a appelé la musique à participer à l’œuvre du film dès le début du cinéma, c’est que, précisément, il s’agit d’arts qui ont un élément commun qui est le mouvement, et que la question de ce besoin d’unir quelque chose de sonore à quelque chose de muet au départ était quelque chose de très naturel7.
Autre personnage clé auprès duquel Roland-Manuel va faire fructifier ses premières expériences cinématographiques : Jean Grémillon, réalisateur et musicien8. Cinéaste visionnaire, extrêmement préoccupé par les questions sonores, Grémillon sera le catalyseur, sinon parfois l’instigateur, des idées de Roland-Manuel, comme en témoigne la déclaration de ce dernier :
… chaque fois que j’ai écrit une partition de film pour Jean Grémillon, le travail a pu être préparé de la façon suivante : du papier réglé, des feuilles de papier d’orchestre, un certain nombre de mesures qui sont tracées à l’avance, le tempo connu, les modulations fixées avant qu’une seule note soit écrite, il ne reste plus qu’à écrire la musique, sa place est faite ; et ensuite le problème est résolu, parce qu’une des grandes forces de Jean Grémillon, puisqu’il est musicien, c’est de s’être rendu compte que, quelle que soit l’importance de l’image et la primauté du rythme visuel au cinéma, il n’en reste pas moins qu’il est toujours plus aisé d’adapter l’image à la musique que d’adapter la musique à l’image9.
La « partition préparée » de Grémillon permet au compositeur, en amont de l’enregistrement, de prendre connaissance des interventions et des paramètres acoustiques des bruits et des voix qui interviendront pendant la séquence. L’œuvre importante de Roland-Manuel pour le cinéma10, tant pour les films de Grémillon que pour ceux des autres réalisateurs avec lesquels il a eu l’opportunité de travailler, démontre le souci de faire cohabiter harmonieusement la musique avec les voix et les bruits au sein de la bande-son. Le texte suivant montre la sensibilité du compositeur sur cette question :
L’expérience a montré très vite les effets surprenants de certains enregistrements imprévus. L’aboiement d’un chien dans la nuit, le chant d’une rengaine, la mise en valeur d’un de ces mille bruits qui composent le silence, ont éveillé, de très bonne heure, la curiosité des spécialistes qui ont cherché à tirer de ces accords fortuits des effets calculés et certains. Dès lors qu’ils ont été choisis et ordonnés en vue d’une fin précise, ces sons et ces musiques ont acquis une dignité particulière. Ils entrent ainsi en harmonie, en rivalité voire en conflit avec la partition spécialement écrite pour le film. Nous voici en présence de deux éléments hétérogènes : d’une part des bruits et des sons inséparables du sujet dont ils émanent – éléments matériels du film ; d’autre part une partition symphonique écrite ou à écrire – élément formel11.
Cette réconciliation entre « éléments matériels » et « éléments formels » passe par quatre stratégies qui définissent notre plan : l’imitation des bruits par la musique, le travail sur l’enregistrement lui-même (sur la pellicule optique), l’intégration de la musique au moment du mixage, et la prise en compte des voix et des bruits dans le processus compositionnel.
Musiques imitatives
Un premier procédé pour rapprocher bruit et musique consiste à placer une musique qui imite le bruit en lieu et place du bruit lui-même ; c’est aussi un moyen commode pour faire rentrer discrètement la musique puisque le spectateur s’attend naturellement à entendre un bruit. Précisons que les musiques imitatives de Roland-Manuel ne sont cependant pas du mickeymousing12, car elles ne s’appuient pas sur des effets de synchronisme ; il s’agit de traduire librement un phénomène naturel ou mécanique par des moyens propres à la musique13.
Au générique des Inconnus dans la maison (réal. H. Decoin, 1942) s’enchaîne une séquence sombre et pluvieuse (01:20-02:50) accompagnée du commentaire suivant : « Il pleut sur la ville, sur les toits qui dégoulinent et sur les jardins inondés. Il pleut sur la ville. Les silhouettes des arbres s’estompent derrière le voile tremblant de la pluie silencieuse. Il pleut sur la ville. La province frissonne et se ferme sous l’averse. Il pleut sur la ville, et au milieu de ce déluge, la cathédrale a l’air d’un navire battu par la tempête. » Aucun bruit diégétique ne vient donner une réalité à cette pluie torrentielle, mais Roland-Manuel parvient à nous en faire ressentir toute la désolante atmosphère : les notes éparses au célesta et au vibraphone, les trémolos de violons dans l’aigu et le léger ostinato de harpe (l’angoisse qui émerge de ce tableau sinistre est, elle, exprimée par les pizzicati aux cordes graves) proposent une stylisation du bruit de la pluie ; cette musique fluide et discrète met d’autant plus en valeur le sifflement du train (à 02:26), seul bruit diégétique14 qui déchire littéralement la bande-son comme un glas funeste.
Les séquences du chariot de L’Ami Fritz (réal. J. de Baroncelli, 1933) proposent également une musique plus directement imitative. Le percepteur emmène Fritz (Lucien Dubosq) avec lui pour sa tournée afin que ce dernier oublie ses tourments amoureux ; les deux compères prennent place dans un chariot tiré par un cheval au galop. La musique du chariot intervient par deux fois : à l’aller (39:29-40:13) et au retour (45:49-46:50).Le bruit de roulis du chariot est entièrement pris en charge par la musique (aucun bruit diégétique), constituée de formules rythmiques jouées à l’alto, à la harpe et la caisse claire, tandis que les grincements de la machine sont évoqués par les intervalles harmoniques – majoritairement des secondes – aux flûtes et clarinettes. Lors de la seconde itération (voir exemple suivant) – lorsque Fritz et son ami s’en reviennent chez eux –, au bout d’une trentaine de secondes, il ne reste plus de la musique que la caisse claire et un chant choral venu se joindre. La caisse claire s’arrête également quelques secondes plus tard, et l’on entend plus que le chant résonner dans la campagne, alors même que l’on voit à l’écran quelques paysans. Alors même qu’elle est extra-diégétique, la musique du chariot, comme celle des paysans, est une « musique possiblement diégétique »15, semblant émaner naturellement de l’image par la traduction sonore imitative que la musique propose.
Visuel 1 : L’Ami Fritz(réal. J. de Baroncelli), « Scène et chœur des paysans », manuscrit (archives personnelles de Gilles Roland-Manuel), mes. 1-4, 46:16-46:26.
Pour la séquence du chantier du barrage (01:10:25-01:12:31)16 de Lumière d’été (réal. J. Grémillon, 1943), Roland-Manuel a conçu une partition d’essence rythmique qui permet de passer insensiblement des bruits à la musique par des imitations ponctuelles réciproques (musique qui imite les bruits ou bruits musicalisés) et des jeux de rappels rythmiques.
Dans la première section de cette séquence (01:10:37-01:11:24), la musique naît en même temps que le sifflement du train de chantier (voir exemple ci-dessous, mes. 1, plan 1) ; le rythme obstiné aux timbales et cordes graves, installé dès le début, fera l’objet d’une imitation musicale de type rythmique aux mesures 28-30 par les coups du forgeron (mes. 28) qui passeront ensuite en relais aux ouvriers qui s’affairent avec leurs marteaux (mes. 29-30) sur la monumentale armature du barrage17. Avec la présence de ce rythme dès le début de la séquence, le travail des ouvriers se trouve ainsi évoqué avant même que l’on ne voie les hommes. On découvre ceux-ci à la faveur d’un panoramique vertical en plongée (mes. 2 et 3) alors qu’émerge un motif ondulant confié aux flûtes sur un vigoureux rythme dactylique, représentation musicale du travail répétitif et laborieux. L’harmonie de septième de dominante sur ré bémol qui soutient le thème ne cherche toutefois pas à remplir une quelconque fonction tonale, et on chercherait en vain une résolution en sol bémol ; de plus, cette harmonie est accompagnée des bruits de marteaux-piqueurs qui donnent à l’ensemble une sonorité criarde et assez franchement désagréable. Les figures musicales sous forme de deux accords (avec accents sur le second) disjoints (entre mes. 1 et 2, puis mes. 5) imitent quelques plaques qui s’entrechoquent. À la faveur de la duplication d’un balancement d’accords18 (mes. 22 et 23), la musique perd tout caractère mélodique ; des accords de trombones viennent se poser sur l’ostinato rythmique (la ligne de basse se caractérise par des sauts de triton si-fa) tandis que les trémolos des violons dans l’aigu renforcent la composante bruitiste. Lorsqu’apparaissent les bétonneuses au plan 8 (01:11:18), la rythmique des coups de marteaux se substitue momentanément à celle des instruments de l’orchestre : la musique est devenue du bruit pur.
Visuel 2 : Roland-Manuel, « Usine - Chantier » (transcription de l’auteur à partir du relevé Sacem, Paris, Choudens, 1944, conservé à la Bibliothèque nationale de France, notice no FRBNF43239385), Lumière d’été, mes. 17-30, 01:10:37-01:11:16.
Revenue au premier plan par l’action du mixage (à partir de 01:11:25), la musique s’est parée de teintes macabres avec l’adjonction du xylophone. Le plan large de la relève des ouvriers (1:11:32) correspond à une explosion musicale où les agrégats de cuivres, dont le tranchant est encore renforcé par le xylophone, saturent la bande-son ; les hommes y apparaissent le regard vide, marchant au pas dans une rigidité presque militaire. La conversation (01:11:54-01:12:00) entre Julien (Georges Marchal) et Vincent (Charles Blavette) est d’ailleurs totalement occultée par la musique et les bruits… comme au temps du cinéma muet ! Notons qu’à ce moment, les cuivres s’étaient pourtant momentanément réfugiés dans le registre grave19. Ils explosent de nouveau sur le plan du train (01:12:04), dont le sifflement, peu après (01:12:17), fait entendre deux sons exactement en rythme (c’est ici le bruit qui imite la musique dans une forme de supra-diégétisme20) – ce qui, bien sûr, ne peut aucunement être l’effet du hasard puisque tout ici est agencé pour composer une forme de symphonie concrète. Momentanément recouverte par le bruit infernal de l’ascenseur (les hommes sont comme aspirés par leur travail), la musique fait entendre un dernier accord qui sert de transition avec la séquence suivante. Le contraste est total avec la musique de fête qui succède immédiatement à cette séquence, entre le monde des travailleurs et celui des oisifs ; toutefois, le sentiment d’oppression n’y sera pas moins pesant.
Manipulations de l’enregistrement musical
Si la qualité encore limitée de la captation par le microphone a pu constituer un souci pour les compositeurs, l’enregistrement de la musique sur pellicule optique va permettre des opérations impensables jusqu’alors, pratiquées directement sur le support enregistré21. Roland-Manuel se saisit de cette opportunité et offre le premier exemple connu de partition rétrograde dans La Petite Lise (réal. J. Grémillon, 1930). Le compositeur a rédigé pour l’occasion une « litanie nocturne » (visuel 3) destinée à être lue à l’envers22, donnant aux portamenti vocaux un sentiment d’aspiration23. Cette musique, hypnotique et sombre, accompagne par trois fois (17:53-20:34, 22:52-24:28, 52:08-53:20) des plans rapprochés ou des gros plans de Lise, communiquant les sombres pensées de la jeune femme en « son subjectif interne24 ».
Visuel 3 : Roland-Manuel, La Petite Lise, « Litanie nocturne », manuscrit (Archives personnelles de Gilles Roland-Manuel), mes. 1-13.
Les cinq premières notes de la partie de ténor deviennent, lues de manière rétrograde, la-si-sol-do-la avec un portamento descendant sur la dernière tierce do-la. Une oreille attentive à l’enregistrement peut entendre le glissando de sixte majeure (dans le sens descendant mi-sol) de la troisième mesure au violoncelle. La première occurrence de cette musique irréelle accompagne un graphique qui montre les positions géographiques respectives du bagne de Cayenne et de Paris ; le père (Pierre Alcover) vient juste d’être libéré (il avait été condamné pour avoir tué accidentellement sa femme à l’occasion d’une dispute conjugale) et retourne à Paris pour y retrouver sa fille Lise (Nadia Sibirskaïa). On comprend très vite que celle-ci a besoin d’argent : elle manipule son porte-monnaie tandis que son fiancé demande qu’on lui prête de l’argent. La musique teinte toute la scène d’une indicible tristesse, anticipant le drame – le meurtre de l’usurier – qui va faire basculer Lise et son fiancé dans le crime.
Une photo de Lise regardée par son père déclenche la seconde occurrence (22:52-24:28), qui fait le lien avec une discussion du couple formé par Lise et son fiancé, vus marchant de dos, parlant de leurs rêves.
À l’occasion de la troisième et dernière occurrence, à 52:41, la caméra filme en gros plan le visage tourmenté de Lise (musique en position métadiégétique) ; la musique rentre à 52:47, tandis que les bruits de conversation cessent tout à fait à 52:52 : nous sommes alors plongés dans les pensées de la jeune femme, qui vient juste de tuer l’usurier et doit se demander quel sort l’attend. Ce sera finalement son père qui s’accusera du crime commis et repartira au bagne.
Comme l’a finement interprété Philippe Langlois, cette musique lancinante entendue à l’envers peut signifier : « si seulement il était possible, tout comme le son, de revenir en arrière, s’il était seulement possible de ne pas avoir commis ce meurtre25. » Dans cette perspective, il est intéressant de constater que cette musique est entendue la première fois sur une carte graphique qui visualise le trajet du père gagnant la capitale ; à la fin, le père fait précisément le trajet inverse, comme si la « partition rétrograde » préfigurait dès le début du film son retour final.
Jaubert utilisera cette technique dans Zéro de conduite (réal. J. Vigo, 1933) pour accompagner une nuée de plumes sortant d’oreillers éventrés. Puis ce sera au tour d’Honegger et Hoérée dans leur collaboration pour la partition de Rapt (réal. D. Kirsanoff, 1934) ; ces derniers font le lien entre le procédé26 et les pensées intérieures des personnages :
Pendant que Hans écrit une lettre à sa fiancée, son souvenir est évoqué par la chanson que nous lui avons entendu chanter. Un réenregistrement nous a permis d’obtenir une sonorité extrêmement ténue et qui va en se perdant, allusion discrète aux sentiments tendres que la jeune fille ravie a éveillés au cœur du fiancé. Pour exprimer l’atmosphère mystérieuse d’un rêve, la partie musicale a été transcrite de façon rétrograde, enregistrée sous cette forme, mais « montée » à l’envers dans la bande. L’ordre des notes a été de ce fait rétabli, mais la résonance précède l’attaque des sons, ce qui donne une sorte de halo sonore d’un grand effet.
Parmi les autres longs métrages de Roland-Manuel, aucun ne fait preuve d’une telle originalité dans le traitement sonore de la musique enregistrée ; cette hardiesse coûtera d’ailleurs cher à Grémillon, la sortie du film ayant été sabotée par la firme Pathé-Nathan qui l’avait jugé trop expérimental. Lumière d’été renoue tout de même avec une approche sonore innovante dans la séquence des flash-backs (19:53-21:54) quand Cri-cri (Madeleine Renaud) fait revivre à Patrice (Paul Bernard) trois souvenirs communs : le film d’action vu à la Paramount, les joyeuses vacances au Touquet et l’accident de chasse suspect. Roland-Manuel a composé un morceau d’orgue en trois parties qui se succèdent, avec des caractères et des tempi différents (lent-rapide-lent) ; l’originalité de la proposition réside en ce qu’aucune image ne vient illustrer ces moments et seuls quelques bruits viennent donner un semblant de réalité – Philippe Roger parle à ce propos de « flash-backs sonores27 ». L’orgue se voit rajouter une importante quantité de réverbération en post-production, et ses résonances finissent par se résorber dans des sonorités de cloches : la partition – dans une utilisation, ici, clairement métadiégétique28 – se fond dans les bruits diégétiques ; cette sortie musicale « par une porte dérobée » (voir citation supra) constitue une « transition insensible ».
Stratégies de mixage
Le mixage permet de jouer sur les équilibres sonores entre musique, bruits et voix. Pour Arthur Hoérée, c’est le prolongement naturel du travail de compositeur29 qui trouve là la possibilité de maîtriser la dramaturgie sonore aussi sûrement que dans un opéra, à condition de trouver un réalisateur faisant preuve d’une « collaboration compréhensive30 ». Dans les films Maison de danses (1931) et Partir (1931) réalisés par Maurice Tourneur, Roland-Manuel assure la direction musicale, ce qui inclut le choix de musique, leur adaptation éventuelle, la composition de nouvelles musiques et leur intégration au mixage. C’est une séquence particulière de Maison de danses qui retient ici notre attention.
Lorsque Estrella (Gaby Morlay) se rend au marché pour y vendre ses crabes (à partir de 07:37), la bande-son est travaillée d’une manière remarquable pour l’époque31. Les cris en espagnol des vendeurs de rue y côtoient des bruits (plusieurs coups de klaxons, des pas de chevaux, des bruits de clochettes) et un chant de flamenco (on peut entendre les claquements de main) auquel se mêlent encore deux autres chants inidentifiables. Martin Barnier souligne la nouveauté de ce mixage, « sans aucun doute un des premiers mixages en France » qui « permet de représenter la richesse polyphonique de la ville » en une « composition d’effets et de voix d’une très grande qualité32 ». À 09:23, lorsque Estrella se rapproche de Ramone (Charles Vanel), l’ambiance bruitiste passe au second plan, sous les dialogues ; lorsqu’elle pénètre dans la maison de danses (11:49), les bruits de la rue restent encore présents tandis qu’un chant se fait entendre33. Cette ambiance cesse à 12:16 lors d’un changement de plan. À 12:23, au moment où Estrella monte seule sur la scène, une guitare fait subitement entendre sa mélopée au premier plan sonore, alors même que l’on ne voit ni guitariste ni tourne-disque (on remarquera aussi l’absence de bruitage – absence d’autant plus accusée que l’ambiance avait été extrêmement riche dans la séquence précédente) ; cette musique, qu’Estrella n’entend peut-être que dans sa tête – musique métadiégétique –, inspire la jeune femme et la pousse à essayer quelques vêtements et esquisser ses premiers pas de danse ; la guitare disparaît sans plus de justification au moment où la mère de Ramone apostrophe Estrella.
Pour Roland-Manuel, le bruit est le moyen par lequel on peut « aisément faire pénétrer (au besoin par des transitions insensibles) le monde de la durée dans le monde de l’étendue. C’est ce qu’ont fort bien vu, tout au début du film sonore, les auteurs de Chemin du Paradis [réal. W. Thiele et M. de Vaucorbeil, 1930] qui se sont avisés d’engrener les sons d’une trompe d’automobile dépourvus en apparence de toute signification musicale sur une aimable symphonie dont on comprenait, après coup, qu’ils formaient le motif initial34. »
On trouve une application de cette remarque dans Les Jumeaux de Brighton (réal. C. Heymann, 1936). Une voiture hippomobile (11:29) vient chercher l’un des deux nourrissons de monsieur de Beaugérard père (Raimu) ; pendant la même séquence, celui-ci se ravisera et donnera finalement l’autre jumeau (!). Roland-Manuel se sert de la cloche du cocher de l’hippomobile pour rythmer les premières mesures de sa musique. Une fois installée, la musique n’a plus de besoin de cette cloche et peut librement se développer (jusqu’à 13:05). Le bruit a donc servi de pivot entre le monde diégétique auquel il appartient et la partition symphonique à laquelle il s’est agrégé au départ comme élément rythmique.
Dans La Bandera (réal. J. Duvivier, 1935), c’est encore au mixage que l’on doit un intéressant effet musico-filmique. On entend d’abord une sonnerie de clairon – diégétique (on voit le musicien à l’écran) – avant que n’intervienne une romance à l’accordéon (24:08-24:46) qui évoque Paris et accompagne les rêves violents de Pierre Gilieth (Jean Gabin) : étendu sur son lit, celui-ci repense à son crime. Les deux musiques – diégétique (clairon) et métadiégétique (accordéon) – se sont superposées l’espace d’un court instant (générant une bitonalité passagère), faisant passer insensiblement du temps de l’action à celui de la rêverie. Et c’est par une voix d’homme qui dit opportunément « Ah non, hé, change de disque ! » que l’on revient à la temporalité de l’action.
Intégration des bruits dans le processus compositionnel
L’art de la « transition insensible » du bruit à la musique peut être poussé bien plus loin grâce à la « partition préparée » (voir supra) de Jean Grémillon qui permet d’intégrer le mixage dès le processus compositionnel. Pour rendre compte des agencements entre voix, bruits et musique, nous allons analyser les premiers plans qui marquent le début de la séquence de la tempête, dans Remorques (réal. J. Grémillon, 1941), à l’aide d’un spectrogramme35 réalisé avec le logiciel Sonic Visualizer.
Le spectrogramme de la séquence (visuel 4) montre nettement une déflagration sonore à 18:40 (début) ; à la scène intimiste précédente (confession d’Yvonne [Madeleine Renaud] à son amie) succède cette scène d’action où l’on voit le bateau « Le Cyclone » affrontant une mer démontée – c’est d’ailleurs le son d’une énorme vague qui sert d’incipit à la musique. La scène ayant été totalement tournée en studio avec une maquette dans une bassine d’eau, on comprend le rôle fondamental que sont amenés à jouer les sons et la musique pour rendre la situation crédible. À l’autre bout du spectrogramme, à 20:10, on retrouve le calme du début pour une nouvelle scène d’intérieur, quoiqu’un peu plus agitée puisqu’il s’agit de la cuisine du bateau, dans laquelle les marins discutent. Entre ces deux extrêmes se joue un moment d’une grande intensité, soutenu par une composante bruitiste continue que l’on repère autour de 100-200 hz : il s’agit vraisemblablement du moteur du bateau dont la mécanique est soumise à rude épreuve. Le spectrogramme fait apparaître cinq zones différentes à peu près de mêmes durées, qui débutent à 18:40, 19:00, 19:17, 19:35 et 19:54. Les zones (2) et (5) sont à rapprocher car elles énoncent la même thématique musicale, un thème dont les arabesques lugubres peuvent faire songer à la mer, une mer sombre et monstrueuse. À ces deux moments, les bruits se structurent autour de trois sons venteux (longues traînées blanches à 19:03, 19:05 et 19:08 pour le premier moment, puis 19:54, 19:57 et 20:02 pour le second) qui permettent de percevoir assez distinctement la musique. Les première et quatrième zones sont également à rapprocher : elles font entendre des sons martelés auxquels succèdent des stries dissonantes des violons dans l’aigu (ce sont les formes sinusoïdales blanches rapprochées que l’on voit entre 18:50 et 18:55, puis entre 19:42 et 19:47). Au sein de cette structure ab/c/ab que l’on pourrait décrire comme une forme ternaire à reprise (A B A), la partie centrale (visuel 5) se détache nettement. Elle est introduite à 19:16 par deux répliques de dialogues (plutôt des cris) – on ne retrouvera les voix qu’au début de la séquence suivante à 20:10 ; le même accord de départ y est répété en accelerando, en synchronisme avec des bruits de pistons de plus en plus rapides également : il y autant d’accords que de traits verticaux, ce qui permet de fondre totalement à l’écoute bruits et musique, celle-là venant donner à ceux-ci une énergie et une rage qu’ils ne possèdent pas en propre.
Bruits, paroles et musique s’unissent donc pour composer une forme sonore ABA que nous retrouvons sur la bande-image : les parties A correspondent à diverses visions du bateau balloté par les flots, tandis que la partie B montre l’intérieur de la machine avec l’action des pistons dont les bruits mécaniques prennent un relief saisissant grâce à la musique. Dans un hommage à Grémillon, Roland-Manuel précisait que la musique de cette séquence avait été écrite « en synchronisme avec le mouvement du mécanisme des machines » et qu’elle avait été ensuite « mixée avec leurs bruits, les sons bruts prélevés au moment du tournage de la scène. La mise en présence, la superposition des mouvements rythmiques sonores et musicaux offrent des effets d’une très grande intensité. Elle donne l’impression que la musique produit des sons « in-ouïs » alors qu’en réalité, il s’agit d’un mélange astucieux qui permet que le bruit machine devienne un bruit musical par son intégration dans la musique36. »
Dans Le Ciel est à vous (réal. J. Grémillon, 1944), la partition de Roland-Manuel pour l’avant-dernière séquence (01:34:43-01:38:21) intègre pareillement les sons diégétiques (bruits et voix) dans son écriture. Avec des moyens extrêmement simples (notes tenues, arpèges de septièmes diminuées, appels de cors, quelques sforzandi), la musique enfle peu à peu, se nourrissant de tous les bruits : cris de la foule (qui vocifère « Gauthier ! »), insistante sonnerie du téléphone, ouverture du garage (qui ressemble à un trémolo de cymbale) ; ce sont bien les bruits qui prennent en charge le développement musical qui aboutit au tonitruant accord majeur à 01:37:42, corrélé à un plan large en travelling qui montre la place du village et les habitants en liesse qui se précipitent sur Gauthier (Charles Vanel). Pierre Schaeffer ne s’est pas trompé sur la complexité sonore de ce mixage pensé comme une composition musicale, véritable préfiguration de musique concrète37. Cette saturation de l’espace sonore met en relief le dernier mot de Gauthier, qui prononce le prénom de sa femme, « Thérèse », dans un silence absolu.
Visuel 6 : Pierre Schaeffer, représentation graphique audiovisuelle, avant-dernière séquence du film Le ciel est à vous, 01:34:43-01:38:21(Source : Pierre Schaeffer, « L’élément non visuel au cinéma », Revue du cinéma no 2, 1946. Reproduit dans La Revue du cinéma: anthologie, Antoine de Baecque (éd.), Paris, Gallimard, 1992, p. 463)
Suivant, voire anticipant, les préceptes de Maurice Jaubert, son ami et contemporain avec lequel il a eu l’occasion d’échanger sur le sujet, Roland-Manuel œuvre pour une prise en compte par le compositeur des spécificités de la composition musicale pour le cinéma qui, selon lui, passent par une conception globale de la bande-son. Roland-Manuel a eu la chance d’avoir trouvé en Jean Grémillon un réalisateur avec lequel il a pu expérimenter librement, même si on a constaté que son travail sur le son ne saurait se réduire aux seules collaborations avec ce réalisateur. La prise en compte des bruits et des voix au moment de la composition puis au-delà (travail sur l’enregistrement, mixage) constitue une stratégie compositionnelle qui rejoint des préoccupations contemporaines, telles les musiques d’Angelo Badalamenti pour David Lynch38 ou de John Williams dans la seconde saga Star Wars39, et ce n’est pas là le moindre mérite de Roland-Manuel que d’avoir su comprendre, dès son apparition, ce qui est assurément l’un des grands enjeux du cinéma sonore et de sa musique.
Bibliographie
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Notes
1Le cinéaste et musicologue François Porcile fait paraître en 1971 son livre Maurice Jaubert, Musicien populaire ou maudit ? (Paris, Editeurs français réunis) et François Truffaut, conseillé par le même Porcile, réutilisera la musique de Jaubert dans quatre de ses films (Histoire d’Adèle H, L’argent de poche, L’homme qui aimait les femmes et La chambre verte) sortis entre 1975 et 1978.
2James Buhler et David Neumeyer parlent d’une « bande-son unifiée » (integrative soundtrack). Voir Hearing the Movies, Music and Sound in Film History, New York et Oxford, Oxford University Press, 2016 (1re éd. : 2010).
3PORCILE François, op. cit., p. 220.
4Né en 1891, Roland-Manuel a neuf ans de plus que Jaubert.
5Des lettres conservées par Gilles Roland-Manuel attestent de l’amitié qui unissait Jaubert et Roland-Manuel. Tous deux collaborent en octobre 1930 sur le film documentaire Caprelles et Pantopodes de Jean Painlevé, pour lequel ils arrangent et orchestrent deux suites de Domenico Scarlatti. D’après François Porcile, c’est « par l’entremise de Jean Grémillon et de Roland-Manuel » que Jaubert sera présenté à René Clair en 1932. Cf. PORCILE François, op. cit., p. 52.
6WIENER Jean, Allegro appassionato, Paris, Belfond, 1978, p. 169.
7GRÉMILLON Jean, « Sur la musique de film », entretien public avec Roland-Manuel, 18 mars 1950, repris dans GRÉMILLON Jean, Le cinéma ? Plus qu’un art !, Textes rassemblés par Pierre Lherminier, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 77-78.
8Grémillon fut l’élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum. Il composa, avec Maurice Jaubert, la chanson À Paris dans chaque faubourg du film de René Clair Quatorze juillet (1933), et écrivit les partitions d’un certain nombre de ses films (courts et moyens métrages, documentaires).
9GRÉMILLON Jean, art. cit., p. 79.
10La filmographie de Roland-Manuel compte treize longs métrages, trois courts métrages, deux documentaires et huit publicités. Parmi eux, six films ont été écrits en collaboration, faisant apparaître les noms d’Arthur Honegger, de Jean Wiener ou encore de Manuel Rosenthal.
11ROLAND-MANUEL Alexis, « Rythme cinématographique et musical », Le Cinéma, 1945, p. 15, revue de l’IDHEC, no 2, repris dans Vibrations, no 4, 1987, p. 19.
12On parle de mickeymousing en référence aux dessins animés de la célèbre souris de Walt Disney pour caractériser les moments où des instruments proposent, de manière exactement synchrone, un équivalent musical plus ou moins stylisé des actions et des mouvements proposés par les images.
13Nous avons proposé d’appeler ce type de synchronisme lâche une « musique du son stylisé ». Voir « Le « cinéma du son stylisé » : le travail visuel et musical de Ladislas Starewitch et Daniel-Lesur dans Fleur de fougère », B. Rey Mimoso-Ruiz et G.Dastugue (éd.), Le Dessin animé ou les métamorphoses du réel, Toulouse, Inter-Lignes, 2012, p. 61-76.
14Notons que ce bruit de train était anticipé au tout début de la séquence par quelques légers bruits de frottements sur les rails entre 01:35 et 01:43 sur le plan large de la ville.
15En version originale, « would be diegetic music », expression proposée par Guido Heldt, Music and Levels of Narration in Film. Step across the Border, Bristol, Intellect, 2013, p. 68-69.
16La première partie de ce morceau a déjà été entendue sur une autre séquence du chantier, au début du film, entre 14:57 et 16:35, mais elle n’a pas fait l’objet du traitement minutieux avec les bruits décrits ci-après ; elle sert plutôt de décor puis d’underscoring (musique sous les dialogues).
17Ces coups de marteaux émergent en synchronisme avec le rythme musical avant d’évoluer en proposant un contrepoint rythmique plus libre.
18On retrouve les intervalles harmoniques de secondes majeures de la musique du chariot de L’ami Fritz (exemple précédent).
19Nous sommes donc doublement trompés : non seulement on voit les lèvres des personnages bouger, mais la musique se fait aussi plus discrète… pourtant aucune parole n’est entendue.
20L’expression de mode supra-diégétique a été proposée par Rick Altman pour désigner les moments où tous les éléments filmiques (image, bruits) se mettent en résonance avec la musique en s’alignant sur le rythme musical. Voir ALTMAN Rick, La Comédie musicale hollywoodienne, Paris, Armand Colin, trad. J. Lévy, 1992 (1re éd. 1987), p. 84.
21Arthur Hoérée donne un aperçu des possibilités du travail sur pellicule (« Travail de la pellicule-son ») dans « Le Travail du film sonore », La Revue musicale, no 151, décembre 1934, p. 383-399. Il évoque la partition rétrograde, la correction des erreurs (remplacement d’un « canard » par un nouvel enregistrement que l’on vient recoller sur la pellicule – on maquille ensuite cette collure par un trait au zapon), la suppression des attaques ou des résonances, la modification de la structure d’un morceau, la variation du rythme, les fondus d’entrée ou de sortie, l’invention de « sons synthétiques » au moyen de dessins à même la pellicule.
22On trouve également dans le film une voix montée à l’envers. Les auteurs ont monté à rebours l’appel d’un brocanteur : « Marchand d’habit ! », ce qui donne un parfum exotique qui sied parfaitement à ce marchand d’origine orientale.
23La musique, conçue pour être rétrogradée, est d’abord enregistrée sur pellicule ; cet enregistrement est ensuite entendu à l’envers lorsque la pellicule est retournée.
24CHION Michel, L’Audiovision, Paris, Nathan, 1990, p. 67.
25LANGLOIS Philippe, http://www.lesclochesdatlantis.com, consulté le 05 novembre 2017.
26HONEGGER Arthur et HOÉRÉE Arthur, « Particularités sonores du film Rapt », in 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 38 | 2002, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 05 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/1895/359.Honegger et Hoérée citent bien le précédent de Roland-Manuel pour la partition rétrograde… mais uniquement pour la voix du brocanteur montée à l’envers ! Voir HOÉRÉE Arthur, « Le travail du film sonore », La Revue musicale, décembre 1934, no 151, p. 392. Sur le lien entre cette technique et l’expression du rêve, voir BOLDUC-CLOUTIER Hubert, « Suggérer le rêve en musique ; la technique du « son à l’envers » dans Rapt, 1934 », Le Fantastique dans les musiques du XXe et du XXIe siècle, C. Carayol, P.-A. Castanet et P. Pistone (éd.), Paris, Delatour, 2017, p. 62-75.
27ROGER Philippe, Lumière d’été de Jean Grémillon, Crisnée, Yellow Now, coll. Côté films no 26, 2015, p. 50-51.
28La focalisation subjective sur Patrice ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit de musiques et de sons que le personnage entend dans sa tête en revivant ce moment précis. Le terme « métadiégétique » a été proposé par Claudia Gorbman dans le sillage de Gérard Genette pour désigner des séquences où la narration est prise en charge par un ou plusieurs personnages de l’histoire, soit un (ou plusieurs) nouveau(x) narrateur(s) : la musique provient alors de la tête de ce personnage, elle n’est ni diégétique (aucune source n’est explicitée), ni extradiégétique car le nouveau narrateur est précisément un personnage de la diégèse. Voir Claudia Gorbman, Unheard Melodies, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1987, p. 22.
29HOÉRÉE Arthur, « Le travail du film sonore », art. cit.
30HONEGGER Arthur et HOÉRÉE Arthur, « Particularités sonores du film Rapt », art. cit.
31On trouve une scène de marché comparable, mêlant chant et mélopée au hautbois accompagnés de guitare, bruits, sifflements et interjections des badauds dans La Bandera lorsque Pierre Gilieth (Jean Gabin) se promène à Barcelone (11:45-13:00).
32BARNIER Martin, En route vers le parlant, Histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Céfal, 2002, p. 175.
33Martin Barnier y reconnaît un disque de Concha Piquer, très populaire dans les années trente. Voir BARNIER Martin, ibid., p. 176.
34ROLAND-MANUEL Alexis, « Rythme cinématographique et musical », art. cit., p. 20-21.
35Le spectrogramme met en relation les fréquences (en hertz, axe des ordonnées) et les amplitudes sonores (plus l’évènement sonore est fort, plus la blancheur – ou la couleur choisie dans le cadre d’un spectrogramme en couleur – est prononcée) dans un référentiel temporel (minutage sur l’axe des abscisses).
36ZENDEL José, « Grémillon ? Il est unique, nous dit Roland-Manuel », Ciné-club, no 4, janvier 1951.
37SCHAEFFER Pierre, « L’élément non visuel au cinéma », Revue du cinéma no 2, 1946. Reproduit dans BAECQUE Antoine de (éd.), La Revue du cinéma: anthologie, Paris, Gallimard, 1992, p. 463. Sur ce sujet, voir aussi LANGLOIS Philippe, Les Cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d’un art sonore, Paris, Éditions MF, 2012.
38Voir la thèse d’Emmanuelle Bobée, La musique et les textures sonores comme éléments du récit filmique dans l’œuvre de David Lynch, d’Eraserhead (1977) à Inland Empire (2006), thèse soutenue en 2015 à l’université de Rouen.
39Voir Chloé Huvet, « Musique et effets sonores dans Star Wars : Épisode II – L’attaque des clones. Une alliance conflictuelle ? », in Revue musicale OICRM, vol. 2, no 2, mis en ligne le 5 juin 2015, http://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol2-n2/musique-et-effets-sonores-dans-star-wars-episode-ii-lattaque-des-clones-une-alliance-conflictuelle/ ; consulté le 16 janvier 2018.