Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Rémy Stricker

Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Roland-Manuel pédagogue

Article
  • Résumé
  • Abstract

Ancien élève de Roland-Manuel auquel il a succédé comme professeur d’esthétique au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Rémy Stricker revient sur l’enseignement de ce dernier et son ouverture, sur la manière dont il a aussi su lui ouvrir les portes de l’écriture et de la radiophonie.

Texte intégral

Lorsque j’avais vingt ans, étudiant en première année d’Histoire de la musique au Conservatoire – et trois ans après avoir bénéficié des leçons de piano d’Yvonne Lefébure –, je suis entré dans la classe d’Esthétique musicale, dont le maître (l’usage voulait encore qu’on s’adressât ainsi à son professeur) était Roland-Manuel. Si Yvonne Lefébure m’a appris ce qu’est enseigner un musicien, traçant une première voie à mon avenir, lui m’a montré la seconde : comment la parole sensible a le pouvoir d’inciter à l’écoute.

Depuis mon adolescence, je ne manquais pas une seule de ses émissions du dimanche matin où sa voix grave et caressante commentait ce que l’on allait entendre et ouvrait l’oreille au « Plaisir de la musique ». L’homme que je voyais pour la première fois allait-il ressembler à cette voix ? Bien plus encore. Sa courtoisie de gentilhomme allait de pair avec une manière conviviale de nous grouper autour de lui à la table, loin de tout apprêt universitaire. La science et l’élégance de son discours, loin de se prendre pour objet, balayait non seulement le champ de l’histoire de la musique, mais aussi celui des idées et des mœurs, des autres arts contemporains.

L’un des très rares disciples de Ravel en composition ne parlait jamais de ses propres ouvrages, mais nous montrait par exemple la singulière noblesse du pastiche chez son maître, transcendant à chaque nouvelle partition le modèle qu’il avait pris par jeu. Par exemple, qui se douterait aujourd’hui, et par quelle mystérieuse alchimie, que le Quintette avec clarinette de Mozart a inspiré le mouvement lent du Concerto en sol de Ravel ? Son amitié avec Manuel de Falla éclairait encore le paradoxe du chant et de la danse populaires rencontrant l’austérité mystique d’une Espagne, si chère au cœur de Roland-Manuel et qu’il comprenait si bien.

On aura peut-être du mal à croire ce que je n’ai appris que bien plus tard : il avait entièrement rédigé et lisait son cours, mais je ne m’en suis jamais aperçu sur l’instant, telle était son aisance. C’est d’ailleurs ainsi qu’il procédait pour « Plaisir de la musique »(même les questions de sa partenaire étaient de sa main). De sorte que si je retrouve à présent les notes que je prenais alors en cours, j’en vois le reflet dans l’élaboration, adroitement masquée, de certains textes de ses émissions.

Deux exemples en donneront une idée. D’abord, à propos du Couronnement de Poppée, ce saisissant rapprochement (hormis L’Orfeo, les autres opéras de Monteverdi ne nous étaient pas du tout aussi familiers qu’aujourd’hui) :

 

– Dernier ouvrage d’un musicien de soixante-quinze ans qui devait mourir l’année suivante…

– Soixante-quinze ans : n’est-ce pas au même âge que Verdi composera aussi Falstaff, sa dernière œuvre ?

– Le rapprochement est à retenir. Quoi de plus émouvant que de voir ces deux maîtres achever chacun sa longue carrière par une œuvre de demi-caractère. Parvenus à la fin de leur âge, ils ont mesuré la vanité des passions humaines. Au moment de quitter la scène du monde, ils nous la montrent pour ce qu’elle est : un spectacle qui serait affreux, s’il n’était dérisoire1.

 

Ensuite, alors qu’on nous enseignait couramment que Purcell avait composé sous l’influence de la musique française et italienne, il savait en quelques mots cerner la profonde originalité de son génie :

 

Cet accent de terroir et cette espèce de mélancolie romantique, cette sensibilité, cette sensibilité rêveuse, presque féminine, qui se traduit par un charme harmonique audacieux, une liberté d’allure et d’accent, une âpreté de ton parfois, n’ont rien de lullyste2.

 

Voilà le genre de fenêtres qu’il ouvrait pour nous, perspectives que personne ne m’avait fait entrevoir avant lui. Elles embrassaient par exemple les rapports du style baroque et de la musique, en un temps où les pionniers « baroqueux » commençaient certes d’apparaître, mais où ils étaient encore loin de gagner la France et plus encore d’atteindre l’audience aujourd’hui. C’est à lui que je dois ma lecture des historiens d’art du baroque, Eugenio d’Ors, Henri Focillon ou Victor Tapié. Je me rappelle lui avoir rendu une dissertation librement choisie sur le sujet, qui m’a valu son approbation, sans me douter qu’il encourageait ainsi mes premiers pas vers ce qui serait mon premier livre.

J’ai eu la chance de bénéficier de la dernière année de son professorat au Conservatoire. Or ce n’était qu’un début. Il avait en effet décidé de réunir ensuite chez lui ses anciens étudiants, dans le projet d’un séminaire où nous examinerions ensemble le Journal de Delacroix et ses nombreux points de vue sur la musique. À dire vrai, nous y avons fort peu travaillé. Ces soirées, où nous nous le retrouvions à intervalles réguliers pendant une dizaine d’années, se passaient à l’entendre aborder toutes sortes de sujets artistiques sur quoi nous étions invités à lui donner la réplique. Les cours au Conservatoire trouvaient ainsi un prolongement, en même temps qu’une mutation de la cordialité professorale à l’affection paternelle. Du moins est-ce ainsique je l’ai ressentie, celle d’un « petit dernier », par surcroît.

J’en ai pris conscience lorsque j’ai dû me rendre à l’évidence que mes efforts pour devenir pianiste m’attiraient dans une impasse. Le choc avait été rude, au point que j’étais résolu à délaisser pour toujours la musique et me contenter de n’importe quelle autre tâche. Je n’imaginais pas faire autrement que venir lui annoncer ma décision aussi radicale qu’étourdie. J’ai pu mesurer ce jour-là l’intelligence et la délicatesse de son affection. « Pourquoi vous désoler de ne pas grossir le nombre déjà envahissant des pianistes, vous qui avez montré tant de dispositions pour l’Histoire de la musique et l’Esthétique musicale ? C’est sûrement là que vous vous réaliserez. » Comme je lui représentais que j’avais abandonné mes études secondaires avant le baccalauréat pour me consacrer au piano, et quel handicap je voyais, là aussi : « Mais j’ai dû interrompre mes études lors de la Première Guerre, envoyé sur le front des Dardanelles. Eh bien ! Comme vous l’avez vu, cela ne m’a pas empêché de devenir professeur d’enseignement supérieur. Vous verrez. » Cette façon de me dire sa confiance ressemblait tant à la réaction de mon propre père, m’assurant qu’il ne doutait pas de mon avenir quel qu’il soit, que je ne voyais plus la nuit en repartant du 42 rue de Bourgogne.

Je n’étais pas encore débarrassé de mes illusions, mais un peu moins angoissé de tout arrêter pendant 28 mois pour faire mon service militaire pendant la guerre d’Algérie. Si noir que me soit apparu alors ce qui m’attendait, j’ai eu la surprise parfaitement inconcevable de rester en France, et cela par la bizarre volonté de mes supérieurs militaires. Par surcroît, libéré quelques mois plus tôt que prévu par la fin des hostilités et ne sachant pas trop comment j’allais gagner ma vie, c’est grâce à l’influence de Roland-Manuel au Conseil supérieur de la musique de la radio que j’ai eu la chance de commencer très vite ma relation avec un micro. Mon peu d’expérience a encore une fois bénéficié de ses conseils.  « Ou bien vous êtes doué pour l’improvisation, comme certains, ou alors vous écrivez vos interventions, ce que je fais ; mais alors, il ne faut jamais donner la sensation que vous lisez. »  J’ai suivi le plus souvent possible son avis pendant mes années de radio.

Enfin, lorsqu’il n’a plus été là pour le voir, certains des futurs collègues qui m’ont élu à la place même où il m’avait enseigné, m’ont rappelé comment, lors de leur vote, ils s’étaient souvenus en quels termes Roland-Manuel leur avait parlé de moi. J’ai fini de comprendre, ce jour-là, que les bons génies ne hantent pas seulement les contes de fées.

Notes

1ROLAND-MANUEL, Plaisir de la musique, Le Seuil, 1955, tome 4, p. 53.

2ROLAND-MANUEL, op. cit., tome 2, p. 162.

Pour citer ce document

Rémy Stricker, «Colloque Roland-Manuel (novembre 2016) | Roland-Manuel pédagogue», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le septième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 24/05/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2153.

Quelques mots à propos de :  Rémy Stricker

Pianiste, professeur, producteur de radio, musicologue et écrivain, Rémy Stricker a enseigné l’esthétique au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) ; il a reçu le prix spécial du jury du Prix des Muses pour son ouvrage Berlioz dramaturge publié chez Gallimard en 2003.