Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Yves Sotin

Les secrets des castrats à portée de voix : bel canto d’hier et art vocal d’aujourd’hui

Article
  • Résumé
  • Abstract

Rossini pensait que les castrats, « ces braves des braves », avaient été les fondateurs du bel canto. Les puristes disent que cet art vocal aux canons si bien définis vécut plus de deux siècles ; il serait né avec la création de l’opéra vers 1600 et mort au premier tiers du XIXe siècle avec la disparition des « pauvres mutilés ». Il est courant de dire que ces primi uomini emportèrent avec eux, « dans la nuit des tombeaux », les secrets de leur art, de leur formation et bien sûr, la réalité sonore de leur voix à jamais disparue. Les légendaires prime donne haendélienne et rossinienne comme les mystérieux baritenori qui ont su rivaliser avec les castrats ont été entraînés dans cette chute, et avec eux un certain art du chant. Cependant, les récits de voyages, les deux grands traités italiens du XVIIIe siècle, ceux de Tosi et de Mancini, ainsi que les grandes Méthodes de chant du Conservatoire de Paris au tout début du XIXe siècle (suivies par le traité de Garcia au milieu du même siècle), nous livrent des informations inestimables, des conseils précis, et un corpus d’exercices tout à fait explicites. De même qu’à la suite de Garcia la science a dévoilé petit à petit l’ensemble des mécanismes vocaux, offrant ainsi un nouvel angle de vue sur le travail vocal, de même, se retourner sur un passé belcantiste en partie oublié permettra de se réapproprier certaines méthodes, certains exercices, certaines conceptions vocales – dont la valeur patrimoniale est à souligner – afin d’enrichir encore notre pédagogie de la voix.

Texte intégral

Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou,

comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné,

 vous donne des perspectives sur votre époque,

 et vous permet d’y penser davantage, de voir davantage les problèmes qui sont les mêmes

 et au contraire les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.

 

Marguerite Yourcenar

 

 

Introduction

 

Tout le monde sait, bien sûr, que les castrats avaient envahi les opéras de l’ère baroque, mais on oublie parfois qu’ils ne furent pas moins sollicités durant la période suivante, c’est-à-dire la soixantaine d’années de « style classique » qui a précédé le grand romantisme vocal du XIXe siècle. Bien après 1750, les Mozart, Haydn, Salieri, Cimarosa, Jommelli… et bien sûr Rossini ont aussi composé pour les castrats. Tous ont été éblouis et inspirés par leurs prodigieuses qualités vocales et expressives. Les castrats ont accompagné l’évolution de l’opéra de Monteverdi à Rossini, ils ont marqué en profondeur le développement de cet art vocal idiomatique qu’on a appelé, après sa disparition, le bel canto. Enfin, ils ont été de très grands professeurs de chant ; au long de leurs deux cents ans d’existence, ils ont formé la plupart des grands chanteurs qui brillaient sur les scènes européennes. Le « malheur » est qu’ils ne nous ont pas livré leurs « secrets » en mains propres : pas la moindre petite méthode signée Farinelli, Bernacchi ; pas de traité de chant du très grand pédagogue et compositeur Nicolò Porpora, qui a formé les grandes « stars » de l’époque, les castrats Farinelli, Caffarelli, Porporino, Salimbeni, Appianino, les sopranos Regina Mingotti, Caterina Gabrielli et « la Molteni ».

           

Mais par chance, au tout début du XIXe siècle, le tout jeune Conservatoire de Paris se lança dans une réforme du chant français. L’institution d’Etat édita des méthodes vocales écrites par des professeurs italiens ou issus de la tradition italienne, ayant eu des castrats comme professeurs. En 1800, beaucoup des grands sopranistes ou contraltistes étaient encore vivants, ainsi d’ailleurs que les grands ténors belcantistes qui, eux aussi, furent de grands enseignants. Il nous suffit donc de nous baisser pour ramasser les feuilles d’exercices, les vocalises et les solfeggi qui constituent ces méthodes et qui renferment par conséquent les « secrets » de l’école des castrats ou, comme on a pris l’habitude de l’appeler, « l’ancienne école italienne ». Même au milieu du XIXe siècle, les deux « universels » professeurs de chant, Manuel Garcia (fils) et Francesco Lamperti, ne prétendirent pas s’enraciner ailleurs que dans la « old school » italienne.

           

Aujourd’hui, à la suite de Garcia, la science a sans doute presque entièrement dévoilé les rouages des mécanismes vocaux, mais en contrepoint de cela, n’en oublions-nous pas certaines traditions pourtant très éprouvées ? L’enseignement belcantiste qui vécut pendant quelque deux cents ans peut sûrement nous éclairer encore aujourd’hui. Certains commentateurs ont reproché à Manuel Garcia (fils) d’avoir participé à la destruction du bel canto ; la raison avancée aurait été que « la science tue l’art ». Garcia revendiquait pourtant le fait « de rattacher les résultats aux causes », c’est-à-dire d’étudier scientifiquement la tradition, mais en aucun cas de substituer le phoniatre au maître de chant. Alors, ayons à cœur de faire un peu d’archéologie vocale en plongeant dans un monde en partie disparu, et tentons de nous laisser éclairer par ceux qui ont su faire acte de conservation en produisant les Méthodes de chant du Conservatoire de Paris.

 

 

Le cadre

 

L’ancienne école italienne ou « l’école des castrats »

 

Beaucoup de gens s’imaginent qu’il y a une Méthode Italienne de Chant, quelque chose qui serait de la nature d’un grand secret. La vraie réponse à cela est que si des secrets de cette sorte avaient jamais existé, ils auraient été divulgués par Manuel Garcia.

 

C’est ce qu’écrivit en 1923, Hermann Klein, élève, collègue et ami indéfectible du célèbre pédagogue.

 

Il n’y aurait donc pas de grand secret ! Et pourtant…

 

Les feux d’artifices vocaux qui avaient embrasé l’Italie dès l’extrême fin du XVIe siècle pouvaient sembler « extra-ordinaires » ! Après des siècles d’art polyphonique, le chant soliste italien s’éleva vers des cimes inattendues ; « divos » et divas illuminèrent de leurs voix agiles au timbre chiaroscuronon seulement la Péninsule, mais aussi Londres, Vienne, Dresde, Madrid, Lisbonne, Stockholm, Saint-Pétersbourg…

 

Ainsi, l’Europe musicale s’enflamma pour ce nouvel art vocal qui se répandait comme une traînée de poudre et qu’on nomma bientôt le buon canto (traité de Pier Francesco Tosi, 1723). Mais alors… Y aurait-il eu une mystérieuse pratique transalpine, pouvant produire ainsi, en quelques décennies et pour bien longtemps, les plus grandes « stars » du chant qu’on puisse imaginer ? Ces chanteurs aux qualités exceptionnelles n’étaient-ils pas le fruit d’une fabuleuse école et d’une pédagogie à l’efficacité hors du commun ?

 

Mais bien sûr ! Voici au moins la divulgation d’une partie du fameux secret : le travail ! Les quatre conservatoires de Naples, les écoles de Bologne et de Rome, la Chapelle pontificale, les ospedali de Venise furent des institutions où la qualité et l’intensité des études nous stupéfient et nous éblouissent encore aujourd’hui. Ces établissements grouillant d’enfants, d’adolescents, de mastricelli (grands étudiants assistants du maestro) étaient des « usines » à produire les meilleurs musiciens d’Europe, dont les plus époustouflants virtuosi.

 

L’Europe tout entière enviait l’École napolitaine et ses conservatoires dont la renommée des enseignants nous laissent pantois ! Les Nicolò Porpora, Francesco Durante, Leonardo Leo, Alessandro Scarlatti, Francesco Feo, Francesco Provenzale et le grand castrat Domenico Gizzi étaient professeurs dans ces institutions. Les élèves ou figlioli (petits enfants) entraient au conservatoire en tant qu’ « eunuques » (c’était le terme employé) ou integri (élèves entiers !). Les petits evirati postulaient entre 7 et 10 ans et, une fois entrés dans l’institution, y séjournaient jusqu’aux alentours de 18 ans ; une dizaine d’années pouvait donc être consacrée à ces études intensives, dans ces pensionnats des plus spartiates. Par ailleurs, il faut souligner que le Conservatoire de Santa Maria di Loreto possédait une annexe féminine d’où sortirent aussi de très grandes cantatrices.

 

La journée d’un chanteur était extrêmement dense. Le musicographe Angelini Bontempi (1624-1705) donna un aperçu d’une journée d’étude à la Chapelle pontificale qui semble être la journée type d’un apprenti chanteur en Italie :

           

- la matinée commençait par une heure de chant, principalement consacrée au travail de la virtuosité et des passaggi difficiles ;

- suivait une heure d’étude des lettres ;

- enfin une heure d’exercices vocaux devant le miroir, en présence du maestro ;

- l’après-midi commençait par une demi-heure de théorie et une demi-heure de contrepoint improvisé sur cantus firmus ;

- ensuite une heure de contrepoint écrit (sur la cartella) ;

- et enfin de nouveau une heure de lettres (grammaire, latin, rhétorique, religion…) ; à la fin du XVIIIe siècle, des cours de sciences et de géométrie furent ajoutés ;

 - vers la fin de la journée s’élevait une sorte de cacophonie : chaque chanteur pratiquait son instrument dans un coin ou seulement même un petit recoin de son conservatoire !

 

Il est extraordinairement frappant de constater combien les chanteurs recevaient une éducation « à toute épreuve » ! La formation musicale était si poussée que les meilleurs musici lisaient parfaitement à vue, tant ils avaient chanté et rechanté les fameux solfeggi tous les jours, et ce, durant des années. Ces merveilleuses petites pièces étaient écrites spécialement pour eux par leur maestro, et comme le souligne Mancini dans son traité de 1774 :

 

Si le maître n’est pas à la portée de composer des solfeggi qui soient naturels, agréables et conduits avec une bonne modulation, qu’il les fasse composer par des personnes expertes dans l’art.

 

Cette remarque de Mancini, qui ne s’appliquait évidemment pas aux maestri de Naples, car ils étaient la fine fleur des compositeurs, nous montre combien l’enseignement était adapté personnellement à chaque chanteur, tant sur le plan du langage musical que celui de l’art vocal. Voici ce que dit plus loin Mancini :

 

J’ai été écolier de Leonardo Leo, à Naples, pendant deux années ; j’étais âgé de seulement quatorze ans. Ce grand homme était dans l’usage d’écrire tous les trois jours un nouveau solfège pour chacun de ses écoliers et adaptés aux forces et à l’habileté de chacun.

 

Comme nos responsables pédagogiques d’aujourd’hui seraient étonnés de constater qu’il y a bien longtemps déjà, on se souciait de « mettre l’élève au cœur du projet » !

 

L’enseignement de l’écriture était si développé et efficace que nombre de chanteurs ont laissé à la postérité des cantates, des arias, des solfeggi, voire des oratorios ou des opéras, comme dans le cas du célèbre castrat et grand pédagogue, Francesco Antonio Pistocchi. Il est si émouvant que nous possédions des arias de Farinelli, d’ailleurs facilement consultables. Cette tradition de « chanteurs-professeurs-compositeurs » s’est maintenue jusqu’à la fin du XIXe siècle.

           

La « marque de fabrique » des chanteurs belcantistes fut incontestablement la virtuosité : virtuosité qui ne fut jamais conçue comme performance uniquement sportive, mais comme le dit Rodolfo Celletti, comme « la faculté de réaliser dans tous les domaines des choses exceptionnelles… un effort technique et imaginatif déterminant un résultat exceptionnel ». Le chanteur virtuoso était celui qui possédait à la fois une spectaculaire longueur de souffle, un précieux timbre chiaroscuro, et une inimaginable capacité d’agilité. Étant donné leur haut niveau d’étude du contrepoint, ainsi que les heures passées à répéter des formules ornementales et des « traits de vocalisation », les virtuosi pouvaient improviser une multitude de cadences, orner à foison un da capo ou agrémenter avec grâce un cantabile s’étirant à l’infini.

 

Mais hélas, comme le notait Alexis de Garaudé dans la préface de sa Méthode complète de chant, dans les années 1820, les voix pures et sonores des plus grandes étoiles de l’opéra s’étaient éteintes, et reposaient désormais « dans la nuit des tombeaux ». Le règne des castrats et de l’opera seria s’était achevé, enterrant ainsi un style vocal vieux de deux siècles, que Rossini avait conduit à son apothéose.

 

Comment ne pas être en quête de cette glorieuse période ? Comment ne pas être frustré de ne pouvoir entendre le moindre petit éclat de ces voix légendaires ? Quelle déception pour l’amoureux du bel canto de ne posséder que des témoignages écrits, seulement deux traités, et pas de méthodes vocales d’époque ! La fameuse unique feuille d’exercices que Porpora aurait fait chanter pendant six années à ses élèves semble n’être qu’une belle histoire. Le sulfureux critique musical français Paul Scudo écrivit dans un article de La Revue de Paris en janvier 1847 que cette mystérieuse feuille « contenait tous les traits imaginables de vocalisation, depuis les plus simples jusqu’au plus compliqués »et que le jeune castrat « Caffarelli n’aurait pas chanté autre chose durant ses études, lorsqu’un beau jour, son maître, lui tirant les oreilles avec bonhomie, lui aurait dit : Va, mon fils, tu es maintenant le premier chanteur de l’Europe ».

 

Mais si ce n’est pas une légende, où est donc passée cette feuille magique ?

 

Durant tous les XVIIe et XVIIIe siècles, l’enseignement semble s’être transmis oralement ; il faut bien le constater, puisque à part le traité de Pier Francesco Tosi de 1723 et celui de Giovanni Battista Mancini de 1774, nous ne possédons aucune méthode, aucun recueil d’exercices, seulement les fameux solfeggi, à solfier sur le nom des notes ou à vocaliser sur une voyelle.

           

Le règne du primo uomo

L’engouement frénétique pour le chant des castrats s’était répandu comme un feu de forêt dès la fin du XVIe siècle. Les chapelles princières de Ferrare et Mantoue, ainsi que la Chapelle pontificale, employèrent les premiers castrats vers les années 1580 ; or dès 1607, lors de la création de son Orfeo à la cour de Mantoue, Monteverdi confia les rôles de la Musica, de Proserpina, peut-être celui de la Speranza et probablement le rôle d’Euridice à deux castrats : ainsi, ces chanteurs d’un « troisième sexe », initialement employés pour tenir les parties de soprano et d’alto des polyphonies religieuses, commençaient à faire le « grand écart » entre la chapelle et l’opéra.

           

Patrick Barbier rapporte dans son ouvrage consacré aux castrats qu’un public en délire assaillait les portes des églises où chantait l’extraordinaire Loreto Vittori (1600-1670), l’un des premiers monstres sacrés de ce premier baroque. Il en fut de même pour Baldassare Ferri(1610-1680) que l’empereur d’Autriche désignait comme le « re dei musici » et dont il conservait d’ailleurs un portrait dans sa chambre à coucher. Angelini Bontempi disait de lui :

           

L’harmonie de son chant, s’accordant à l’harmonie des sphères, porta ombrage au chant même des anges […]. Le voile de la mort s’était posé sur lui, pour que la terre n’ait pas à jouir d’harmonies destinées au ciel.

           

Des louanges de ce genre sont nombreuses :

 

Chez lui tout était surnaturel… partout où il passait, son talent était salué comme un miracle.

 

Ces mots sont ceux du musicologue et voyageur Charles Burney (1726-1814) à propos de Farinelli. Comme on sait, le prince des castrats, que l’Italie a longtemps appelé « il ragazzo », a été considéré à son époque comme un dieu du chant : « One God, one Farinelli », s’écria une aristocrate londonienne, à la sortie d’une représentation ! Certains s’aventuraient même à le considérer comme le plus grand chanteur de tous les temps. Ce qui sûr, c’est qu’il est devenu le « divo assoluto » : « on est si entêté de Farinelli – à Venise – que si les Turcs étaient dans le Golfe, on les laisserait débarquer tranquillement pour ne pas perdre deux ariettes… », écrivait l’abbé Conti.

 

Il est impossible de détailler ici la cohorte des primi uomini ; cependant, comment ne pas évoquer Matteuccio ( ? - 1737), surnommé le « Rossignol de Naples », et qui inspira cette expression fameuse : « chanter comme un Matteuccio », pour exprimer la perfection vocale ; Francesco Antonio Pistocchi(1659-1726), meilleur chanteur de sa génération, excellent compositeur et illustre maître de chant ; Senisino (le Siennois, 1686-1756), qu’on pourrait surnommer le « castrat de Haendel » car « il caro Sassone » écrivit pour lui ses plus beaux airs de contralto ; Gizziello (1714-1761), qui de sa voix agile de soprano léger « récita au cœur et chanta à l’âme » (Ange Goudar) ; Antonio Maria Bernacchi (1685-1756), le grand professeur de Bologne qui forma entre autres Anton Raaff, le créateur d’Idoménée de Mozart ; Venanzio Rauzzini (1746-1810), l’ami de Mozart qui composa pour lui le motet Exsultate jubilate ainsi que le rôle de Cecilio dans Lucio Silla ;Gasparo Pacchierotti (1740-1821), le « castrat pré-romantique », créateur de la cantate Ariane à Naxos de Haydn, qui fut une véritable légende vivante, à qui rendirent visite pendant sa retraite Rossini et Stendhal, qui s’exclama : « c’est l’âme qui parle à l’âme » ; Girolamo Crescentini,dit« l’Orfeo italiano » (1762-1846), qui émut aux larmes Napoléon Ier en interprétant le Romeo de Zingarelli, et devint le protégé de l’Empereur ; et pour finir, il semble qu’on pourrait avoir une grande compassion pour Giovanni Battista Velluti (1780-1861), le dernier astre de cette galaxie agonisante, qui enterra définitivement les opéras avec primi uomini en créant Aureliano in Palmira de Rossini (1813), ainsi qu’Il crociato in Egitto de Meyerbeer (1824) où d’ailleurs, il fut l’objet de honteuses moqueries.

 

Philip A. Duey, auteur du Bel Canto in Its Golden Age, écrivit aux sujets des derniers castrats des mots justes et émouvants : 

           

Leur fin fut ignominieuse lorsque l’on considère, d’une part, la gloire dont on les avait autrefois auréolés et d’autre part, leur inestimable contribution à notre héritage musical.

 

« Ces mutilés… les fondateurs du chant qui résonne dans l’âme » (Rossini)

Le musicologue américain James Stark, dans son ouvrage sur l’histoire de la pédagogie vocale, semble penser que même sans l’existence des castrats, le bel canto se serait développé malgré tout. Rossini était loin d’être de cet avis lorsqu’il écrivit deux ans avant sa disparition :

 

Ces mutilés, qui ne pouvaient suivre d’autre carrière que celle du chant, furent les fondateurs du « cantar che nell’anima si sente » (le chant qui résonne dans l’âme) et leur suppression fut à l’origine de l’affreuse décadence du beau chant italien.

 

On ne peut être plus clair ! D’après l’auteur du Barbier de Séville, les castrats ont établi les canons du bel canto et l’ont porté très haut, jusqu’à la chute commune d’un certain art du chant et de ses interprètes. Il est certain que le timbre hors du commun des castrats, leur interminable longueur de souffle, leur étonnante flexibilité (due à leur physiologie), leur flamboyante virtuosité, et leur aptitude à improviser d’étourdissantes cadenze, dont nous peinons à nous faire une idée, avaient stimulé l’imagination des compositeurs d’opéra et avaient fini par forger une esthétique.

           

Pasqualini (1614-1694) avait le gazouillement et les inflexions d’un rossignol… sa voix semblait une octave plus haute que celle des autres chanteurs… il était le grand maître du monde de la musique.

(Charles Ancillon, 1707, Traité des eunuques)

 

On constate souvent la difficulté des auteurs à trouver les mots justes pour rendre compte de l’éblouissement ressenti ; l’allusion au rossignol qui pourrait sembler un poncif, dépeint d’une part le « cristal » du timbre, ainsi que la présence forte en harmoniques aigus, et d’autre part, la souplesse et la précision des formules ornementales ; en somme le bel canto !

           

De nombreux textes soulignent aussi la puissance de la voix des musici : on sait que leur cage thoracique surdéveloppée, conséquence de leur croissance perturbée par le dérèglement hormonal, leur donnait la possibilité d’une considérable réserve d’air, non seulement pour réaliser ces fameuses messa di voce ou ces interminables guirlandes (Farinelli ne faisait-il pas 250 notes sur la même expiration ?) mais aussi pour opérer une grande compression du souffle, garante d’une excellente stabilité de la ligne, et d’un grand rayonnement sonore. D’autre part, la position de leur larynx était comme chez les enfants, très haute, ce qui renforçait grandement les partiels aigus et donnait ainsi une couleur excessivement brillante et tranchante. L’écrivain anglais William Thomas Beckford semble décrire précisément ces caractéristiques en relatant un spectacle du théâtre San Carlo de Naples dans son second volume de lettres publiées en 1834 :

 

Luigi Marchesi [1755-1829] chantait avec la voix la plus claire et la plus triomphante de l’univers.

           

L’intellectuel Charles de Brosses (1709-1777) fait les mêmes constatations dans ses Lettres familières d’Italie, 1739-1740 (p. 240) :

 

Le timbre [des castrats] est aussi clair et perçant que celui des enfants de chœur et beaucoup plus fort ; il me paraît qu’ils chantent à l’octave au-dessus de la voix naturelle des femmes. Leurs voix […] sont brillantes, légères, pleines d’éclat, très fortes et très étendues.

           

Nous pouvons sans aucun doute avoir une grande confiance dans les termes utilisés par un compositeur pour rendre compte de critères sonores et expressifs. Après l’avoir entendu à Milan en 1726, c’est-à-dire à l’âge de 21 ans, Johann Joachim Quantz fit une description assez « clinique » de la voix de Farinelli, ce qui peut nous permettre d’imaginer les caractéristiques sonores et expressives de cet « instrument » qui électrisait les foules :

           

Farinelli avait une voix de soprano pénétrante, pleine, riche, brillante, délectable, flexible, avec une étendue allant du la grave au contre-. Son intonation était pure, son trille stupéfiant, le contrôle de son souffle extraordinaire, et sa gorge d’une rare agilité ; aussi, il exécutait les plus larges intervalles avec rapidité et assurance. Les « passaggi » et toutes sortes de mélismes n’étaient pour lui d’aucune difficulté. Enfin, son imagination était fertile pour orner librement les adagios.

 

Cette description permet de bien différencier ce qui est physiologiquement inhérent à la voix de castrat et ce qui est le fruit du travail technique et artistique. La plupart des écrits nous disent, comme Quantz, que ces voix étaient « pénétrantes », pleines, riches, puissantes ; or nous savons par l’étude des traités de Tosi et Mancini que la voix de poitrine des castrats était présente jusqu’au do ou en haut de la portée, ce qui n’est pas étonnant puisque la voix d’enfant est constituée ainsi, avec des résonances de poitrine s’étendant jusqu’au très haut médium ; il est donc naturel de penser que cette plénitude, cette profondeur, ce son pénétrant, étaient des caractéristiques associées aux résonances de poitrine, qui pouvaient donc couvrir une douzième (sol grave – une octave et demie au-dessus).

           

Il semble évident que les sopranos et les contraltos femmes, qui devaient rivaliser sur la scène avec les castrats, ne pouvaient pas apparaître moins rayonnantes, moins sonores, moins lumineuses ; il est donc certain, et les méthodes de chant du début du XIXe siècle le montrent, que les femmes utilisaient grandement leur registre de poitrine, ce qui donnait un grave et un médium très plein, et en conséquence, un haut médium renforcé en résonances de poitrine si le mélange était bien réalisé. Nous en reparlerons dans un paragraphe à suivre.

 

La longueur du souffle qui permettait les légendaires messa di voce de plusieurs dizaines de secondes (voire plus d’une minute selon certains récits), la grande étendue du registre de poitrine qui donnait ce timbre pénétrant, et la position très haute du larynx qui produisait ce timbre clair et tranchant, étaient donc des caractéristiques liées à la physiologie même des castrats. En revanche, l’unification des deux registres, la réalisation des subtils portamenti, la capacité à enchaîner de fulgurants intervalles, la justesse et la pureté des innombrables roulades, trilles, notes répétées en volée et formules de cadences étaient le fruit d’un travail dont on a peine à imaginer l’intensité. L’homme de lettres d’origine allemande Friedrich Melchior Grimm nota dans sa correspondance :

 

Il serait difficile de donner une idée juste du degré de perfection auquel Cafarelli a porté son art. 

           

L’historien anglais John Hawkins, dans son General History of the Science and Practice of Music (1776) évoqua Farinelli et Senesino en ces mots :

 

Le monde n’avait jamais vu de tels chanteurs sur scène.

           

Pour se rendre compte de la prodigieuse technique de ces chanteurs hors normes, il suffit de consulter dans l’Artaserse de Riccardo Broschi (le frère de Farinelli), l’air « Son qualnave » écrit pour Farinelli lui-même ; cette aria semble synthétiser tout ce que pouvait réaliser de plus acrobatique un virtuoso.

 

Enfin, quelques années avant sa mort, alors que les primi uomini avaient déserté depuis longtemps les scènes d’opéra, Rossini, dans une célèbre lettre à Wagner de 1860, écrivit ces lignes très émouvantes en se remémorant sa jeunesse musicale :

 

L’on ne saurait se faire une idée du charme de l’organe et de la virtuosité consommée – qu’à défaut d’autre chose et par une charitable compensation – possédaient ces braves des braves… Leur perte fut la cause de la décadence irrémédiable de l’art du chant.

 

           

Les prime donne ne sont pas en reste !

Comme signalé plus haut, la « folie » du public pour le chant des castrats avait considérablement stimulé l’art vocal dans son ensemble et avait aussi porté les voix « naturelles » à un très haut niveau technique et artistique. Tout le monde sait que les primi uomini étaient des stars absolues aux fortunes indécentes, mais de grands sopranos et contraltos féminins furent aussi célébrés comme de légendaires prime donne.

 

L’histoire des grandes prime donne commença un peu avant la naissance de l’opéra avec la création du Concerto delle donne en 1580 par le duc de Ferrare, Alfonso II d’Este. Cet ensemble, constitué de trois jeunes chanteuses à la virtuosité exceptionnelle que l’on nommait « les trois dames de Ferrare », enflamma l’Europe entière et marqua l’établissement d’une nouvelle classe de musiciens : les chanteurs professionnels (ici en l’occurrence des chanteuses !)

           

La première « diva » de l’histoire fut sans doute Vittoria Archilei (1555-1620). Elle fut remarquée justement pour son extraordinaire virtuosité, dans les grandes fêtes princières de cette fin de Renaissance et chanta le rôle-titre du premier opéra de l’histoire, Dafne, œuvre hélas perdue de Jacopo Peri. « La bella Adriana » (1580-1640) fut aussi une très grande cantatrice, longtemps attachée à la cour de Mantoue ; elle y triompha, ainsi qu’à Venise et à Naples.

           

Les plus grandes divas de la grande première moitié du XVIIIe siècle furent les « triplées » de l’année 1700 : Francesca Cuzzoni disparue en 1770, Faustina Bordoni disparue en 1781, Vittoria Tesi disparue en 1775. Elles furent toutes trois d’éblouissantes prime donne et de grandes interprètes haendéliennes.

 

Un spectateur s’exclama après avoir entendu « la Cuzzoni » dont l’excellente technique lui permettait le contre-ut :

 

Diable ! Elle a un nid de rossignol dans le ventre !

           

En opposition à cette couleur lumineuse, le voyageur Charles Burney disait de « la Bordoni » (femme du compositeur Hasse) :

 

Elle avait une voix de mezzo-soprano plus pénétrante que claire […], possédait un « cantar granito » (chant ferme et solide !) […] et un gosier flexible et idéal pour les diminutions, les trilles et les larges intervalles […] Elle fut la première à introduire la répétition de la même note.

           

Quant à « la Tesi », élève des deux castrats Francesco Redi et Antonio Maria Bernacchi, elle fit une immense carrière en chantant très souvent des rôles d’homme, comme le rôle-titre d’Achille in Sciro de Domenico Sarro. L’éternel voyageur Charles Burney écrivit :

           

La Tesi avait reçu de la nature une voix forte et masculine […] avec une étendue si extraordinaire qu’elle n’avait de peine ni dans le grave ni dans l’aigu.

 

Ce commentaire est très significatif et nous renseigne sur la « construction » des voix à l’époque baroque en Italie : Vittoria Tesi, dit Burney, avait « une voix forte et masculine », il est donc certain que sa voix de poitrine prenait une large place dans son ambitus global. Joseph de Lalande écrivit dans ses Voyages en Italie (volume 7, chapitre VIII, p. 205) :

 

Les contralti sont des voix de femmes […] qui vont depuis la [en-dessous de la portée] jusqu’à ut [dernier interligne] en pleine voix [c’est-à-dire en voix de poitrine], et jusqu’au fa en fausset.

           

Ceci prouve combien l’enseignement des professeurs castrats favorisait l’importance du registre de poitrine. Cependant l’union de ces registres devait être parfaitement réalisée, puisqu’elle semblait ne manifester aucune peine, tant dans le grave que dans l’aigu. Lalande note à la suite, que les « dessus » (les sopranos) chantaient en voix pleine de médium jusqu’au mi 4, et en fausset jusqu’au contre-ut. Nous ne parlons plus en ces termes, mais cette tradition a sûrement quelque chose à nous apprendre ! Il est certain qu’après le complet mécanisme de poitrine utilisé pour émettre les graves et le bas médium, les femmes utilisaient, à l’instar des castrats, une mixture très colorée laissant penser à Lalande que la voix de poitrine montait si haut dans la tessiture.

 

Le grand contralto Vittoria Tesifut une enseignante très réputée. Elle forma les merveilleuses mozartiennes Anna de Amicis (créatrice de Giunia dans Lucio Silla) et les deux sœurs Teyber, toutes deux coloratures ; le rôle de Blonchen de L’Enlèvement au sérail fut écrit pour l’une d’elles, Thérèse.

 

Il faudrait citer la tragique et dramatique haendélienne Anna Maria Strada del Pò (?- ?), la grande colorature Caterina Gabrielli (1730-1796), élève de Porpora, dont Lalande écrivit « qu’elle était au-dessus des rossignols », ainsi que l’impressionnante contralto Giuseppina Grassini(1773-1850), et l’incontournable madame Rossini, Isabella Colbran(1785-1845), toutes deux élèves du castrat Crescentini. La période de transition entre la fin de l’époque belcantiste et le romantisme qui s’installait fut illustrée par les deux légendaires divas, Maria Malibran et Giuditta Pasta.

 

La lecture des récits de voyageurs, des critiques musicales, ainsi que l’étude scrupuleuse des filiations élèves/professeurs montrent combien l’enseignement des castrats influença largement le développement de l’art vocal chez les voix de femmes.

 

« Le cas ténor »

L’évolution de la voix de ténor est particulièrement complexe et nous questionne encore beaucoup aujourd’hui. Nous écoutons et chantons toujours les opéras de Monteverdi, Haendel, Mozart, Rossini, mais nous savons aussi que, si par une irréelle « remontée dans le temps », nous nous retrouvions au théâtre San Cassiano de Venise, au théâtre San Carlo de Naples, au King’s Theater de Londres, à Vienne ou à Madrid, pour une représentation d’opéra, nous n’entendrions pas la vocalité que nous connaissons ! La disparition d’un certain art du chant s’est produite dans les années 1830, et en a « tué » lyriquement notre cher Rossini, qui a abandonné la composition lyrique dès 1829. Pouvons-nous entrevoir la couleur des glorieux interprètes pour lesquels ces compositeurs avaient écrit ? Oui, si nous faisons un effort de reconstitution.

 

Quels étaient donc ces « anciens » ténors qui ont fini par prendre leur revanche sur la popularité des castrats ? Pour essayer de saisir la facture de ces baritenori des XVIIe, XVIIIe et du début du XIXe siècle, il faut tout d’abord « poser sur la table » tous les « ingrédients », tant physiologiques que pédagogiques et stylistiques.

 

« Voce di petto » et « voce di testa »

Tout d’abord, la physiologie vocale montre que la voix humaine est divisée en deux grands registres, et ce, aux XVIIe et XVIIIe siècles comme aujourd’hui, bien évidemment ! En 1601, dans la préface de ses Nuove musiche, Caccini évoqua très explicitement la « voce piena e naturale » et la « voce finta » (voix de poitrine et voix de falsetto). Il indiquait clairement que le falsetto n’était pas souhaitable, car ce timbre était faible et sans noblesse. Caccini, qui fut un artiste de renommée internationale, était sans doute un chanteur à un seul registre et ses monodies d’un style « moderne » montrent en effet que l’ambitus ne dépassait pas la limite de la voix de poitrine pour un homme.

 

Voix d’homme grave ou plus aiguë (les ténors du premier baroque)

La nature donne à chacun une voix grave ou une voix plus aiguë, aujourd’hui comme dans les siècles passés ! Dans son Orfeo, Monterverdi a confié le rôle de Caron à une voix très grave et Orfeo à une voix beaucoup plus haute (le créateur du rôle fut le célèbre ténor Francesco Rasi (élève de Caccini), mais qui cependant ne dépassait jamais le fa en haut de la portée et n’était donc pas confronté au passage en voix de tête). Ces deux rôles (Caron et Orfeo) étaient donc chantés en registre de poitrine, ce qui permettait un bon rayonnement sonore, mais dans deux tessitures différenciées. Durant quelques décennies, les ténors ont donc utilisé une tessiture centrale et peu étendue (do en bas de la portée et fa ou sol en haut) mais devaient être capables d’une grande agilité ; pensons aux ténors des Vêpres de la vierge de Monteverdi, ou à des pièces de la Selva morale du même Monteverdi, et bien sûr, au grand air d’Orfeo « Possente spirto » où le chanteur rivalise de virtuosité avec les instruments. En somme, ces ténors étaient ce qu’aujourd’hui nous nommerions des barytons vocalisants.

 

L’union des registres

Les castrats étant confrontés (comme vu plus haut) à la réalité physiologique de devoir utiliser deux registres très distincts (de sol en-dessous de la portée à en haut de la portée pour le registre de poitrine, et de au contre-ut pour le registre de tête), il fallait donc opérer une jointure, rendue inaudible à force d’un travail approprié qui prenait beaucoup de temps. Comme le conseillait Mancini, il fallait alléger la « voce di petto » et renforcer la « voce di testa » pour réaliser l’union des deux registres (nous verrons dans un chapitre suivant ce que proposaient comme exercices précis les Méthodes du Conservatoire au tout début du XIXe siècle).

 

Au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle, les ténors s’accaparèrent ce procédé d’union des registres utilisé par les castrats, et allongèrent ainsi considérablement leur ambitus vocal en utilisant le falsetto. C’est Alessandro Scarlatti qui, le premier, écrivit pour ce type de voix qui devait perdurer jusqu’au premier tiers du XIXe siècle. Grâce à la légèreté et à la flexibilité de leur voix de tête, ces ténors pouvaient rivaliser en virtuosité avec les castrats et les voix de femmes. C’est ainsi que Haendel écrivit un des rôles de ténors parmi les plus virtuoses du répertoire baroque : Berengario dans l’opéra Lotario, écrit pour l’époustouflant Annibale Pio Fabri(1697-1760), élève du célèbre castrat Antonio Pistocchi.

 

Joseph de Lalande (cité plus haut) résumait parfaitement la situation :

 

Le tenore [italien] va de ut [grave] à sol [en haut de la portée] en pleine voix et jusqu’au contre-ré en falsetto ; notre haute-contre [français] ordinairement après le sol [en haut de la portée] monte en pleine voix jusqu’au si bémol ; au lieu que le tenore, après le sol, entre dans le fausset.

           

Le baritenore, le ténor contraltino, le registre de falsettone

La voix du ténor belcantiste est une forêt bien épineuse, dans laquelle il semble très difficile de se retrouver ; comment se faire une réelle idée sonore de ces « drôles » de chanteurs ? Puisque nous ne possédons bien évidemment pas d’enregistrement, et très peu de traités édifiants, il faut donc, en quelque sorte, mener une enquête ! Nous devons croiser : l’étude des partitions, le nom du créateur du rôle, les critiques faites à son sujet, les commentaires notés dans les récits de voyage et les éléments techniques décrits dans les quelques traités ou méthodes.

           

À compter des opéras d’Alessandro Scarlatti au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’à la production opératique de Rossini, le baritenore est roi ! Cependant, il semble y avoir plusieurs catégories de baritenori, pour la simple raison que les compositeurs écrivaient pour des artistes précis qui pouvaient donc présenter des caractéristiques vocales différentes.

           

Dans tous les cas, le baritenore utilisait le registre de poitrine et celui de falsettone. Comme nous le disions plus haut, il devait donc savoir opérer élégamment la jointure entre les deux registres ; il arrivait que la « couture » fût parfaitement inaudible. Certains baritenori étaient très dramatiques, sortes de barytons-basses qui pouvaient accéder à l’aigu en utilisant le fausset. D’autres avaient une tessiture moins profonde, un falsetto si renforcé que le « passage » était imperceptible, et pouvaient sans doute faire penser à certains ténors d’aujourd’hui. Ce falsetto renforcé que les italiens ont appelé falsettone était obtenu à force d’un travail acharné d’union des registres. Les résonances profondes de la voix de poitrine finissaient par nourrir le registre de falsetto qui devenait ainsi puissant et rayonnant. Enfin, il y avait les ténors contraltino : des voix extrêmement longues et légères qui se sont développées principalement avec le répertoire rossinien. Le grand ténor Gilbert Duprez, qui le premier, dit-on, chanta un contre-ut de poitrine, trouva une définition assez évocatrice du ténor contraltino (1846, L’Art du chant) : 

 

La puissance de la voix d’homme et toute la douceur et le charme de la voix de femme.

           

- Les baritenori dramatiques

Francesco Borosini (1695?-1747) fut l’un des premiers grands baritenori célèbres de l’histoire. Il avait une voix extrêmement robuste convenant aux rôles très dramatiques, possédait des graves de baryton-basse, un médium consistant, et une facilité déconcertante à « attraper » ses aigus en falsettone pour atteindre le sol ou le la aigu. Il fut très proche de Haendel qui lui écrivit sur mesure les rôles de Bazajet dans Tamerlano, de Grimoaldo dans Rodelinda et de « Sextus » dans Julio Cesare (2e version). Pour se rendre compte de ce mélange de voix puissante et noire, associée à des qualités de virtuose, il suffit de lire l’air « Dalla fronte all’orgogliosa » (Bajazet) de Gasparini ou l’impressionnant « canto di sbalzo » (chant par sauts) « Ciel e terra armi di sdegno »du Tamerlano de Haendel.

 

Guglielmo d’Ettore (1740-1771) s’est illustré dans le rôle titre de Mitridate que le jeune Mozart de quatorze ans écrivit pour lui. Le chanteur était le type même du baritenore ayant un falsettone très étendu (jusqu’au contre-ré), puissant, déployé et facile. Sous le diktat du chanteur, le compositeur dut lui « servir » un nombre considérable de contre-ut, ainsi que d’immenses sauts mélodiques de plus de deux octaves, pour mettre en valeur les graves du baryton-basse et l’aigu rayonnant du falsettone.      

           

Giacomo Davide (1750-1830) fut quant à lui l’initiateur de ce que l’on a appelé l’École de Bergame. Il représentait la voix typique du baritenore du dernier XVIIIe siècle, avec une grande puissance, une largeur remarquable et des aigus émis en falsettone qui permettaient un ambitus de plus de deux octaves. Il avait une virtuosité époustouflante, et une remarquable intensité dramatique. À la suite d’une prestation au Concert spirituel à Paris, le critique Castil-Blaze écrivit :

 

C’est une basse-taille superbe, qui tient un peu du « faucet » dans le haut [,] faisant sonner victorieusement deux octaves d’ut en ut [ ;] la voix de David était d’une agilité merveilleuse.

 

Le critique parisien résumait parfaitement les caractéristiques vocales de Davide et de ces grands baritenori : une tessiture et une couleur de basse chantante associées au mécanisme de falsettone pour les aigus. Sa mécanique vocale était si bien réglée qu’elle lui permettait une virtuosité à toute épreuve. Pour tenter d’imaginer la couleur de cette voix, il faut lire les arias d’Orfeo dans L’anima del filosofo que Haydn avait spécifiquement écrit pour lui : l’ambitus vocal y est immense (la grave du baryton – si bémol du ténor) et la virtuosité remarquable.

 

- Les baritenori légers, ancêtres des ténors « modernes » ?

Joseph de Lalande souligna des exceptions à cette règle d’aigus émis en falsetto :

 

Babbi montait jusqu’au contre-ut en voix pleine, de même que Caribaldi jusqu’à l’âge de 48 ans. Amorevoli, qui était un peu plus ancien, allait jusqu’au contre-ré (en voix pleine) […] Ces qualités sont très rares.

           

Évidemment, dans ce contexte, l’appellation « pleine voix » ne peut pas signifier voix de poitrine complète, mais un mélange de tête et de poitrine, que les trois chanteurs cités par Lalande avaient particulièrement réussi. Ce mélange acoustique qui possédait un certain mordant, à la différence des sons flûtés du pur falsetto, pouvait faire croire à la couleur de la voix de poitrine.

           

Angelo Maria Amorevoli(1716-1798) fut un chanteur prodige puisqu’il commença sa carrière à l’âge de treize ans ! Il a été comparé par Lalande au célèbre haute-contre français Pierre Jélyotte en ce qui concerne la facture de sa voix. Ceci indiquait donc que sa voix n’était pas dramatique comme celle des baritenori cités précédemment. Son médium n’ayant pas la robustesse d’un baryton, l’union avec un registre de tête très coloré devait former une voix d’une parfaite égalité de timbre sur toute sa tessiture. Hasse écrivit pour ce chanteur l’air le plus époustouflant du répertoire baroque pour ténor, « Solcar pensa un mar sicuro »dans son opéra Arminio.

           

Gregorio Babbi(1708-1768), cité aussi par Lalande, enthousiasma Naples par la beauté de sa voix de « tenore naturale bravissimo », comme on a pu lire dans la presse italienne. Mais le plus intéressant est la mention du Président de Brosses : « la plus belle haute-taille qui se puisse, allant aussi haut que Jellyot [sic] ». Ceci confirme aussi que sa construction vocale n’était pas celle des baritenori dramatiques, mais se rapprochait d’un ténor tel que nous l’entendons aujourd’hui : une tessiture moins étendue mais très unifiée.

 

- Les tenori contraltini

La dernière catégorie de ténor belcantiste est le fameux tenore altino ou tenore contraltino ; Rossini en fut un grand « consommateur ». Pour se faire une idée précise de ce type de voix, il faut lire les rôles concernés : Lindoro de L’italiana in Algeri, Ramiro de La Cenerentola, Don Narciso d’Il turco in Italia, Giannetto dans La gazza ladra… Le ténor contraltino a sensiblement la même étendue vocale que le baritenore, mais est capable de soutenir une tessiture qui séjourne dans l’aigu. Le baritenore dramatique étant donné ses graves et son médium épais, changeait de registre vers le sol en haut de la portée et pouvait difficilement séjourner dans cette zone. Au contraire, le contraltino changeait de registre un ton ou une tierce après (vers la ou si bémol) et pouvait atteindre des hauteurs vertigineuses comme le contre-fa d’Arturo, dans I puritani de Bellini, écrit pour Giovanni Battista Rubini.

 

En résumé, Francesco Borosini, Angelo Amorevoli, Gregorio Babbi et Annibale Pio Fabrisemblent avoir été les premiers grands ténors du XVIIIe siècle et peut-être même de l’histoire du chant. Ce quatuor se poursuivit dans la génération suivante avec le groupe des grands baritenori sollicités par Mozart et Haydn : Guglielmo d’Ettore, Antonio Baglioni (créateur des rôles d’Ottavio et de Titus), et Giacomo Davide le plus célèbre de tous. Enfin, deux groupes de ténors allaient opérer le passage entre le bel canto et le romantisme vocal : les baritenori dramatiques Andrea Nozzari et Manuel Garcia père (leur typologie vocale donnera le baryton romantique), et les ténors contraltini Giovanni Battista Rubini et Giovanni Davide (le fils de Giacomo).

 

Un larynx mobile

La position du larynx est une autre question à considérer : du XVIIe siècle jusqu’au premier tiers du XIXe siècle, on pensait que les différentes hauteurs de son (les fondamentales) dépendaient de la position du larynx ; le larynx montait en proportion de la montée vers l’aigu et faisait le mouvement contraire pour atteindre les graves. Il est évident que cette configuration avait une incidence sur la formation et la qualité de timbre des notes aiguës : qu’elles aient été émises en voix de poitrine, en voix mixte ou en falsetto, ces notes étaient forcément légères et claires, puisque le tube vocal était considérablement réduit en longueur, par la montée du larynx. Dès 1841, Garcia analysa parfaitement cette question du larynx haut produisant le « timbre clair » et du larynx bas produisant le « timbre sombre ».

           

La grande « révolution » concernant la voix de ténor arriva prétendument un soir d’avril 1837 à l’Opéra de Paris : Gilbert Duprez émit le premier contre-ut de poitrine jamais entendu par un public français. Ce 17 avril, Berlioz était présent et il rapporta le 19 dans Le Journal des débats :

 

[…] l’audacieux artiste chant[a] à pleine voix de poitrine […] avec une force de vibration […] et une beauté de sons dont rien jusqu’à présent ne nous avait donné une idée. Un silence de stupeur régnait dans la salle, toutes les respirations étaient suspendues, l’étonnement et l’admiration se confondaient dans un sentiment presque semblable à la crainte […].

           

Ces mots de Berlioz (qui n’a jamais été un tendre) décrivaient vraiment un événement hors du commun : des sons aigus d’une facture encore jamais entendue. Plus que l’expression « contre-ut de poitrine », il faudrait retenir : « contre-ut larynx bas », car l’espace créé dans le pharynx par la position basse du larynx donnait une profondeur et une ampleur sonore toute nouvelle aux aigus. La réaction du public et de Berlioz lui-même nous montre que les ténors des générations précédentes n’étaient pas du tout de même « nature ». Le 17 avril 1837 est donc une « ligne de partage des eaux » en ce qui concerne l’art vocal ; il y aura un avant et un après !

 

Les castrats professeurs de chant des ténors

Durant deux siècles l’art vocal des castrats avait défini entièrement les critères du beau chant ; c’est d’ailleurs leur disparition, et avec elle la perte irrémédiable de leurs éblouissantes compétences, qui avait créé le mythe du bel canto, au milieu du XIXe siècle. L’art du chant n’était pas le même avant eux et ne serait plus le même après leur extinction. Les castrats ont insufflé aux autres chanteurs beaucoup de leurs caractéristiques vocales, tant celles consécutives à leur physiologie particulière, que celles acquises par un travail d’une intensité hors du commun.

 

Il est probablement possible d’affirmer que le baritenore est une création des professeurs castrats.

 

Le principal travail technique des jeunes musici en apprentissage était l’union des registres de poitrine et de tête (voir les traités de Tosi et Mancini). Leur physiologie faisait qu’ils avaient un larynx d’enfant et un corps d’homme, ce qui avait pour conséquence d’accentuer la cassure entre les deux registres ; étant donné que leur voix de poitrine s’élevait très haut, la « marche » à franchir pour passer en voix de tête était rude ! Les moyens techniques utilisés pour égaliser les deux registres et les unir sans heurts ont été employés de la même manière pour la voix de baritenore. Il fallait donc unir deux registres séparés : la voix de poitrine du baryton ou du ténor robuste au falsetto. Bien évidemment, comme un jeune chanteur d’aujourd’hui, certains pouvaient avoir plus ou moins de « fossé » entre leurs deux registres.

 

Il faut absolument souligner un autre point parce qu’il est singulier : presque tous les jeunes ténors du XVIIIe siècle ont eu le même chemin d’apprentissage. Ils furent des petits chanteurs dans un chœur, puis ont été repérés pour leurs qualités vocales et artistiques et ont enfin commencé, dès treize ou quatorze ans, à travailler avec leur maître. John Potter semble penser que la voix de ténor naissante n’était pas éloignée de celle d’un castrat, juste une octave en dessous. Le professeur castrat proposait ses exercices pour que la toute jeune voix de poitrine s’unisse à la voix de tête de l’enfant ; les muscles tout jeunes étaient évidemment plus faciles à éduquer. Il arrivait souvent que la mue s’établisse sans heurt, sans « crac ».

           

Notre tentative d’incursion dans ce monde disparu n’a pas pour objectif de le ressusciter, cela n’aurait aucun sens ; mais comme le dit Marguerite Yourcenar, le passé peut éclairer le présent, aider à résoudre des problèmes « universels ». Les ténors sont presque toujours confrontés à la difficulté d’installer leurs aigus, à trouver comment franchir ce « fichu » passage. Pourquoi ne pas tester les exercices du passé belcantiste, non pour reproduire l’hypothétique facture des baritenore, mais pour améliorer le passage et la qualité du registre supérieur. Il est certain qu’une pratique alternée du falsetto et du mécanisme de poitrine, maintes et maintes fois répétée dans la zone de passage et ce, durant de long mois, harmonise la musculature laryngée nécessaire à l’émission des aigus.          

 

 

Les sources                          

 

Quels ouvrages pouvons-nous consulter si nous voulons faire une petite incursion aux sources du bel canto ?

           

Préface des Nuove musiche (Caccini, 1601)

Dans cette préface, Caccini décrivait les qualités vocales nécessaires pour interpréter ses monodies d’un style si nouveau. Ce qu’on peut retenir d’essentiel pour la technique vocale est le goût du compositeur et du pédagogue pour la voix de poitrine et son caractère éclatant, et à l’inverse, son rejet du falsetto.

           

 

Opinioni de’ cantori antichi e moderni (Pier Francesco Tosi, 1723)

Ce traité fut traduit en français en 1874 avec le titre : L’Art du chant.

 

Tosi était castrat et professeur de chant. Vers l’âge de 70 ans, il écrivit cet ouvrage, donnant ainsi un panorama vocal des soixante années précédentes ; il avait plus de vingt ans à la mort de Francesco Cavalli, et était en pleine maturité lors de la création des grands opéras d’Alessandro Scarlatti, le « père de l’opera seria ». Le livre de Tosi (qu’on trouve très facilement) est le premier véritable traité de l’histoire qui parle de pédagogie vocale ; en 1723, c’est un livre excessivement « moderne », qui montre que son auteur a parfaitement conscience de la transmission d’une tradition et d’un savoir-faire. Il donne des conseils aux professeurs de chant, aux élèves, et aux chanteurs professionnels, et fait part de son point de vue sur l’évolution de l’art vocal. En ce qui concerne le travail technique, il décrit point par point les fondements même de la construction d’une voix ; ces fondements resteront d’ailleurs en grande partie inchangés jusqu’au premier tiers du XIXe siècle :

- les registres et leur union : c’est le premier ouvrage qui parle concrètement de cette question ; malheureusement, l’auteur ne nous dit pas les moyens pour y parvenir ;

- la « messa di voce », ou l’art de soutenir la voix et d’embellir le chant ;

- l’art de « porter la voix » ou de la « glisser » pour développer un parfait legato ;

- le trille, les passaggi et les cadences : description de ces différents ornements.

 

Les différents points décrits dans l’ouvrage de Tosi seront repris et illustrés bien des décennies plus tard par des exercices précis, dans les Méthodes de chant du Conservatoire (Mengozzi, Garaudé) et dans les exercices et traités des Garcia père et fils.

           

Pensieri e riflessioni pratiche sopra il canto figurato (Giambattista Mancini, 1774) 

Ce traité fut traduit en français en 1794 sous le titre Réflexions pratiques sur le chant figuré ; il est très facilement consultable aujourd’hui (cf. bibliographie). Comme Tosi, Mancini était castrat. Il fut élève de Leonardo Leo à Naples et du très réputé Antonio Bernacchi à Bologne. Musicien accompli, il travailla la composition avec le padre Martini. Après deux chapitres généraux consacrés à des considérations sur l’art musical et sur les chanteurs remarquables des décennies précédentes, Mancini a développé plus ou moins les mêmes points techniques que Tosi concernant la construction d’une voix ; ceci nous indique qu’il y avait des « ingrédients » incontournables dans cet art vocal à la grammaire très définie qu’on a nommé le bel canto. L’auteur évoque :

- l’union du registre de tête et de celui de poitrine :nous savons (comme évoqué plus haut) que les castrats ayant un registre de poitrine très étendu, le passage en voix de tête était une question technique cruciale. Les professeurs castrats étaient ainsi très sensibles à ce problème de passage, qu’ils négociaient aussi très bien avec leurs élèves baritenore et ténor ;

- la position de la bouche :l’auteur met l’accent sur cette question qu’il estime capitale. Il dénonce une trop grande ouverture qui donne une « voix de gorge » perdant ainsi toute flexibilité. Il souligne le défaut inverse qui est de serrer les dents et préconise cette règle : « Tout chanteur doit placer la bouche comme lorsqu’il sourit naturellement. » Cette position du sourire sera aussi préconisée par Garcia, plus de soixante ans après ;

- le portamento :Mancini pense, comme Tosi, que cette pratique « est une des parties essentielles du chant » et qu’elle se travaille en pratiquant des solfeggi conçus spécialement et vocalisés sur les voyelles a et e ; « l’écolier acquiert ainsi une poitrine robuste [c’est-à-dire une bonne compression du souffle]et la facilité de passer graduellement d’une note à l’autre, il réussira à « empâter » sa voix avec une telle perfection que l’on pourra dire : « il chante au cœur » ;

- la « messa di voce »prend évidemment une place de choix dans ce traité. Elle est conçue comme un embellissement du chant et comme un moyen technique de travailler le souffle, c’est-à-dire de « conserver, renforcer et retenir le souffle » ;

- le trille « produit le comble de la tendresse, du plaisir, de l’admiration et de l’affection. » Malheureusement, dit Mancini, on « pourrait se demander s’il existe une règle certaine pour diriger l’écolier qui désire se rendre maître du trille : mais jusqu’à présent on ignore une pareille règle… » ;

- « de la légèreté de la voix » : Mancini aborde ici une question très intéressante. Il nous dit : « Le trait ou « volatina » [c’est-à-dire un passage d’agilité] doit être rapporté à la légèreté ; tout écolier doit employer toute son attention à l’exercer avec perfection. » La légèreté signifie dans l’esprit de l’auteur la capacité à savoir utiliser un mécanisme vocal léger (cordes vocales et souffle) ; la répétition journalière d’exercices d’agilité contribue à entretenir cette légèreté. Enfin, Mancini nous dit : « Je termine en disant que le trait et toute espèce de légèreté doit être soutenu par la force de la poitrine et qu’il faut y ajouter la gradation du souffle, la légèreté du gosier […] afin que chaque note soit entendue distinctement, quoique exécutée avec la plus grande célérité. »

           

Les Méthodes de chant du Conservatoire de Paris

La publication des premières Méthodes de chant du Conservatoire dans les premières années du XIXe siècle a eu pour vocation de proposer une pédagogie vocale en directe filiation avec le grand bel canto des XVIIe et XVIIIe siècles italiens, et ce, dans l’espoir de transformer le chant français qui était resté fidèle depuis plus d’un siècle au style vocal de la tragédie lyrique lulliste et ramiste, ainsi qu’à la grande déclamation des « opéras réformés » de Gluck.

           

Tout le monde s’accordait à signaler que l’art vocal en France était en très piteux état durant toute la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il était commun de parler du « urlo francese » (le hurlement français), ou bien de la « mode de l’aboiement » pour évoquer le chant français. Mozart écrit dans une lettre à son père lors d’un de ses passages à Paris (5 avril 1778) :

 

[…] et le chant ! Ohimè ! Si seulement les Français ne chantaient pas d’airs italiens, je leur pardonnerais volontiers leurs beuglements français… c’est insupportable !

 

Ainsi le chant français allait-il s’italianiser, mais plus généralement, l’ancien art vocal italien qu’on a appelé « l’école des castrats » allait « s’universaliser ». Malgré la « découverte » de l’abaissement du larynx dans les années 1830, malgré les travaux de Garcia sur la physiologie vocale débutés dans les années 1840, ainsi que les conceptions artistiques de Verdi et Wagner qui allaient encore bouleverser l’art vocal dans la deuxième moitié du siècle, le chant lyrique italien est devenu une norme.

 

La méthode de Bernardo Mengozzi (1804)

À la suite du démantèlement par la Révolution des maîtrises de cathédrales qui étaient depuis des siècles le lieu de formation des jeunes musiciens, le gouvernement révolutionnaire créait en 1795 le Conservatoire de Paris pour compenser le manque de structures d’enseignement de la musique. Une commission composée de chanteurs français et d’inspecteurs de la musique (les compositeurs Gossec, Méhul et Cherubini) était alors chargée de s’occuper de la pédagogie vocale.

 

Le travail de cette commission était de réaliser la première méthode de chant du tout nouveau Conservatoire, et de confier à un chanteur italien « descendant » de l’école des castrats le colossal travail de commencer à renouveler le chant français, en éduquant à l’italienne les étudiants chanteurs des classes du Conservatoire. Ce chanteur italien fut le ténor florentin Bernardo Mengozzi, nommé professeur dès la création de la première classe de chant du Conservatoire en 1795.

           

La Méthode publiée en 1804, conçue sous la direction principale de Mengozzi de 1795 à 1800 (date de la mort prématurée de son auteur), est une mine d’or où l’on peut puiser les « fameux secrets », et appréhender de l’intérieur l’éblouissant bel canto du XVIIIe siècle italien. Les quelques lignes d’introduction à la méthode écrites par la commission précisent :

           

Bernardo Mengozzi, cet habile chanteur [,] a déposé dans cet ouvrage les principes qu’il avait puisés dans l’école du célèbre Bernacchi et les a appuyés d’observations excellentes sur la bonne école italienne […].

 

Né à Florence en 1758, Bernardo Mengozzi aurait, d’après le musicologue français François-Joseph Fétis, étudié à Venise avec le célèbre castrat Pasquale Potenza (1730-1797), primo soprano de la Basilique San Marco. Certains pensent qu’il travailla aussi avec le grand castrat Tommaso Guarducci, un des fleurons de la fameuse école d’Antonio Maria Bernacchi (1685-1756), célébrissime professeur de chant de Bologne dont nous avons parlé plus haut, qui produisit un nombre impressionnant de très grands chanteurs.

 

La méthode d’Alexis de Garaudé (1809, 1825, 1841)

Publiée tout d’abord en 1810, puis en 1825, et considérablement complétée en 1841, la seconde Méthode du Conservatoire, dite Méthode complète de chant d’Alexis de Garaudé, prenait elle aussi sa source à l’école des castrats. En effet, son auteur (1779-1852), venu faire ses études musicales au Conservatoire de Paris (solfège, harmonie, composition et chant) devint l’élève de la « star » Girolamo Crescentini, le fameux « castrat de Napoléon », qui séjourna à la cour de l’Empereur, aux Tuileries, de 1806 à 1812.

 

Alexis de Garaudé, excellent musicien, réalisa une méthode de chant extrêmement complète, proposant des séries d’exercices vocaux spécifiques, issus de la tradition italienne transmise en ligne directe par le castrat Crescentini, et suivis de très belles vocalises de la main même de son auteur, illustrant un point technique particulier. Ces vocalises sont écrites dans la tradition des solfeggi napolitains, sortes d’« études belcantistes » .

 

Comme son prédécesseur Bernardo Mengozzi, Alexis de Garaudé eut la charge de poursuivre l’éducation des jeunes chanteurs français. Dans la préface de son ouvrage Garaudé précisait :

 

Dans mes fréquents voyages en Italie, j’ai cherché et recueilli près des plus habiles maîtres, toutes les observations, tous les conseils qui peuvent perfectionner l’art du chant.

 

Il a préfacé aussi le deuxième recueil de vocalises publié par son maître Crescentini en 1818 (le premier recueil avait été publié en 1811, alors que le castrat séjournait encore à Paris). Le texte de cette préface est émouvant, remarquablement bien écrit et nous indique la source pure à laquelle s’abreuve son auteur :

           

Farinelli, Pacchierotti, Marchesi, Crescentini ont fait retentir les premiers théâtres de l’Europe et ont placé leur nom au premier rang parmi les chanteurs célèbres. Malheureusement, telle grande que soit la réputation des trois premiers, il ne nous reste presque rien qui puisse nous la faire apprécier. Le style pur et large qui distinguait leur école, leur voix sonore, leurs roulades fugitives les ont précédé dans la nuit des tombeaux.

 

Crescentini au contraire nous laissa de précieux monuments d’un talent enchanteur, qui ne le cédait en rien à ses trois rivaux de gloire… Le plus riche héritage qu’il léguera aux chanteurs modernes sera ses « Études de vocalisation », où semblent revivre les accents passionnés de sa voix, le coloris brillant de son style, la grâce et l’élégance qui caractérisaient son école.

 

 

Quelle pédagogie a donc façonné ce « buon canto » ?

 

Comme l’écrivit Manuel Garcia II, dans la préface de son traité de chant (1847), les XVIIe et XVIIIe siècles ne nous ont laissé au sujet de leur école vocale que « des documents vagues et incomplets ». L’enseignement semblait principalement fondé sur une tradition orale ; ainsi très peu de professeurs ont ressenti le besoin de décrire leur méthode de chant et de l’organiser en un corpus de vocalises et de conseils précis, hormis les fameux recueils de solfeggi dont certains sont de « petites merveilles ». C’est pour cette raison que les pédagogues du début du XIXe siècle, qui avaient eu de « vieux » maîtres issus de l’ancienne école italienne (principalement des castrats), ont eu en quelque sorte une mission historique, celle de noter, de reconstituer si besoin était, d’expliquer et d’organiser les divers exercices pratiqués pendant les cent cinquante années précédentes pour en dégager les principaux « piliers » techniques du bel canto.

 

Le contrôle du souffle

Il est traditionnel, lorsque l’on parle du rôle essentiel du souffle dans l’art vocal, de citer cette phrase attribuée au grand castrat Gasparo Pacchiarotti :

 

Chi sa ben respirare e sillabare saprà ben cantare.

[Qui sait comment bien respirer et bien prononcer sait comment bien chanter.]

 

Cette « maxime » semble affirmer avec force que le contrôle du souffle est essentiel.

Pacchiarotti indiquait qu’il y avait donc une manière appropriée de prendre son souffle et de le distribuer ; ceci serait la clé du beau chant. L’incontournable historien anglais du XVIIIe siècle Charles Burney cite une phrase de son ami, un certain Docteur Holder :

           

[…] c’est la manière dont le souffle est transformé en son qui est le plus important.

           

Cette formulation est tout à fait remarquable et aurait pu être écrite aujourd’hui par des chercheurs ou des professeurs de chant attentifs à la science autant qu’à la tradition. Cette « vérité de base » signifie que l’expiration devient synonyme de phonation ; le son produit doit donc être contrôlé par une gestion soignée du souffle, de telle manière que ce son soit d’une qualité et d’une flexibilité optimales.

           

Peu de choses sont dites au sujet du souffle dans les textes du XVIIe siècle. Au début du XVIIIe siècle, Tosi parle très peu de la respiration, sinon au travers de la pratique essentielle de la « messa di voce » et des « portamenti di voce ».

 

Il faut attendre le traité de Giambattista Mancini en 1774 pour lire des considérations précises et consistantes sur le contrôle du souffle. Il n’y a pas de chapitre spécifique concernant ce domaine, mais de nombreux conseils d’une grande véracité sont distillés au fur et à mesure des différentes parties de son ouvrage, comme à l’article VI, « comment soutenir la voix », à l’article VII, « le portamento », ou à l’article VIII, la« messa di voce ». Cela nous indique que le travail du souffle était indissociable de l’art vocal en général. Alors, qu’en est-il vraiment ?

 

Une grande quantité de souffle

 

Une poitrine élevée et un thorax bien développé […] sont des qualités nécessaires pour réussir à être un bon chanteur.

           

La force de la voix dépend de la quantité d’air […]. Plus la poitrine est large […] meilleur est le son de la voix qui naît de la compression du souffle.

 

Ces assertions nous donnent des informations essentielles : l’auteur était partisan d’un chant soutenu par une très grande quantité d’air qui induisait ainsi une réelle compression de l’air d’où dépendait la qualité du son et sa force ; force signifiant d’une part solidité, stabilité, et d’autre part, grand rayonnement sonore permettant de remplir les nouveaux grands théâtres d’opéra qui germaient dans toute l’Italie : le San Carlo, la Scala, la Fenice…

 

« La forza del petto » ou la résistance thoracique

           

La force de la voix dépend de la force et de la vitesse avec laquelle l’air peut être expiré des poumons […].

 

Le chanteur doit posséder la force de la poitrine pour chanter les volatina, les arpeggi[…].

 

En acquérant la force de la poitrine [il trouvera]la facilité de passer d’une note à l’autre […].       

Ces remarques sont d’une rare acuité et pourraient aussi bien avoir été écrites aujourd’hui par les chanteurs et professeurs qui prônent la technique de l’appoggio, technique de souffle qui fut théorisée par Francesco Lamperti au milieu du XIXe siècle. Mancini met le doigt sur une certaine qualité du souffle déterminée par « la force de la poitrine », c’est-à-dire le travail puissant du diaphragme et, d’une manière générale, de tout le thorax.

 

L’art de conserver le souffle

 

Pour obtenir un parfait contrôle du souffle l’élève doit conserver le souffle avec beaucoup d’économie et ainsi, il accoutumera les soufflets de la voix à la soutenir, à la graduer, à la retenir, à attaquer et arrêter un son […] sans effort ni fatigue.

 

Là encore, cette formulation de la gestion du souffle n’est-elle pas une définition parfaite de l’appoggio ? Il est donc étonnant de constater que beaucoup de chanteurs, encore aujourd’hui, n’ont pas les idées parfaitement claires sur ce point, alors qu’il y a 150 ans, Mancini théorisait clairement son point de vue sur cette question ; comme vu plus haut, Francesco Lamperti dans sa bible de 1864, reprendra encore à son compte les principes de la compression du souffle et de sa gestion, dans une continuité parfaite avec son prédécesseur.

 

Pour mettre en œuvre cette gestion du souffle chez le chanteur, Mancini suggère des exercices de chant, simples et minutieux : des solfeggi de quelques notes montantes et descendantes, dans un tempo lent, et bien sûr en reliant ces notes par des portamenti.

Ainsi, « [e]n acquérant la force de la poitrine [thorax et diaphragme] il réussira à empâter sa voix avec une telle perfection, qu’on pourra dire : il chante au cœur. »

 

L’autre moyen d’éduquer le jeune chanteur (castrat ou non) au contrôle du souffle est la pratique journalière, et ce durant des années, de la « messa di voce ».

 

L’élève, s’il veut filer les sons sans défaut, ne doit pas pousser son souffle violemment, mais débuter le son avec douceur ; outre cela il doit le ménager avec soin, afin de pouvoir avec plus de sûreté graduer la première note en la prenant sotto voce et en l’augmentant peu à peu jusqu’au degré le plus fort pour ensuite le diminuer par les mêmes degrés…

 

En conclusion on peut dire que l’art vocal des castrats était fondé sur une immense conscience de la qualité et de la gestion du souffle, c’est-à-dire : 

 

[…] l’art de conserver, de tenir, d’économiser et de reprendre son souffle avec une parfaite facilité. Sans de telles acquisitions, aucune agilité d’aucune sorte ne peut exister.

 

Mancini loue le plus grand des castrats en disant :

 

Farinelli avait l’art de conserver et de reprendre son souffle avec une telle adresse que personne ne s’en apercevait ; cet art commença et finit avec lui.

 

L’union des registres

L’union des registres était un des fondements de l’art vocal de l’ancienne école italienne. Comme évoqué plus haut, les castrats, étant donné leur physiologie, étaient confrontés à cette réalité de devoir « raccorder » deux registres extrêmement différenciés. Cette caractéristique qui leur était propre a fini par « déteindre » sur l’organisation structurelle des autres voix, principalement la voix de ténor (comme analysé plus haut).

 

Contrairement à Tosi et Mancini, Mengozzi et Garaudé divisent la voix en trois registres : poitrine/médium/tête, mais le principe d’unification de l’ensemble reste le même. Les deux professeurs du conservatoire de Paris proposent des exercices très ciblés pour réaliser la jointure d’un registre à l’autre, exercices issus de l’enseignement de leur propre professeur castrat.

 

L’exercice premier consiste à émettre une note de passage dans un des registres et de l’enchaîner dans l’autre mécanisme, avec le moins de heurt possible. Puis, il faut poursuivre l’entraînement, en faisant des « allers et retours » entre les deux registres, toujours en restant sur cette même note de passage. Ensuite, il s’agit de répéter la même opération, en montant quelques notes au-dessus de ce passage, et en descendant quelques autres en-dessous, pour balayer ainsi ce qu’on appelle la « zone de passage ».

           

Alexis de Garaudé propose toute une série d’exercices qui permettent de rendre fluide cette zone de passage ; par exemple, faire trois sons conjoints en voix de poitrine et le quatrième en tête, puis essayer une autre combinaison, comme deux notes en poitrine et deux en tête, etc. L’auteur propose ensuite de très beaux solfeggi écrits de sa plume, où il indique les notes devant être émises en poitrine, en registre médium ou en tête. Durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, Garcia et Lamperti proposeront les mêmes exercices, sous une forme ou sous une autre.

           

La question des registres ne se pose plus de la même façon aujourd’hui et ce, depuis la « révolution » qu’a constitué l’abaissement du larynx, à la fin des années 1830. Cette manière de chanter, larynx plutôt stabilisé en bas, a rendu les changements de registre beaucoup moins perceptibles à l’oreille ; ces registres ne s’en sont pas « volatilisés » pour autant, mais la transition s’opère beaucoup plus facilement.

 

Néanmoins, il apparaît que pour certaines voix, principalement la voix de ténor, les exercices de l’ancienne école italienne peuvent être extraordinairement utiles. L’émission d’une même note en falsetto puis en registre mixte, ou de poitrine, renforce l’équilibre musculaire entre le muscle vocal lui-même et les muscles de l’étirement des cordes qui permettent d’accéder aux aigus. Beaucoup de problèmes de passage peuvent être ainsi améliorés.

 

La messa di voce ou « l’âme de la musique »

 

Le chevalier Broschi, dit vulgairement Farinello, qui outre les autres grâces et ornements du chant possédait l’art de filer les sons (messa di voce) dans toute sa perfection, et c’est cet art qui l’a rendu immortel.

 

Cette louange de Mancini envers Farinelli montre combien la messa di voce était un embellissement du chant qui subjuguait les auditeurs et pouvait conduire son interprète au sommet de la gloire. Le ténor et compositeur Domenico Corri, élève de Porpora, dans son ouvrage The Singer’s Preceptor de 1810, qualifie le « son filé » (messa di voce)« d’âme de la musique. »

           

Cette « messa di voce » était donc un élément obligé du style vocal des XVIIe et XVIIIe siècles, tant sur le plan de l’expression et de l’émotion que sur celui de la construction vocale. En effet, le développement et le contrôle du souffle étaient assurés par la pratique journalière de ce gigantesque enflement et décroissement d’un son qui développait en conséquence la capacité thoracique, obligeait à l’économie du souffle et, bien sûr, formait les muscles abdominaux qui, associés à la puissance du diaphragme, permettaient le contrôle du débit et de la pression de l’air. Cet intense travail était nécessaire non seulement à la réalisation de ces « messa di voce », mais donnait aussi la possibilité de soutenir et conduire les longs cantabile suspendus.

 

Bernardo Mengozzi, dans sa méthode de 1804, propose « l’exercice de la gamme » comme premier exercice technique. Il s’agit de monter tous les degrés de la gamme de do majeur en faisant une « messa di voce » de 20 secondes sur chaque note. L’auteur note que le crescendo doit être progressif et maximal à la 10e seconde et qu’à la 11e le decrescendo commence pour revenir au pianissimo de départ. Cet exercice est passionnant à pratiquer et révèle grandement l’intérêt qu’on doit porter à la « lotta vocale » (la lutte vocale), c’est-à-dire le combat musculaire qui s’installe entre les muscles abdominaux, le diaphragme et la fermeture glottique. Nos chers castrats étaient les maîtres de cette « lutte vocale ». Ceci leur permettait en retour d’avoir une gorge totalement libre, pour pouvoir assurer les feux d’artifices vocaux qui firent leur splendeur.

           

Pourquoi aujourd’hui ne pratiquerions-nous pas ces « palpitants » exercices qui ont produit des merveilles techniques et artistiques pendant plus de deux cents ans ?

           

« Portare la voce », l’art du portamento di voce

 

Le portamento est la perfection de la musique […] le glissement et le mélange d’une note dans une autre avec délicatesse et expression, et l’expression comprend chaque charme que la musique peut produire. Le portamento peut être comparé au plus haut degré de raffinement de l’élégante prononciation du parlé.

(Domenico Corri, 1810)

 

Nous avons noté plus haut la manière dont Mancini évoquait le portamento ; en somme, l’art de passer d’une note à l’autre avec« sprezzatura », c’est-à-dire avec une sorte de nonchalance, mais éloignée de toute affectation. Quant à lui, Mengozzi en donne une définition très technique :

 

[Le portamento] consiste à faire glisser la voix promptement par une liaison fort légère qui part de l’extrémité de la première des deux notes pour passer à la note qui la suit en l’anticipant. Si l’on passe du grave à l’aigu, alors on passe du doux au fort de la voix avec un coup de gosier moelleux et lié ; au contraire, lorsqu’il se fait de l’aigu au grave, on passe du fort au doux, afin d’éviter une espèce de son écrasé […].

 

Il semble que le portamento ait au moins quatre fonctions :

- tout d’abord un embellissement de la mélodie par un lien sonore entre deux notes éloignées, qui donne une grande suavité à la ligne (la sprezzatura) ;

- ensuite un moyen de chanter le plus legato possible, car de portamento enportamento, le souffle ne s’arrête jamais, et la vibration sonore est ininterrompue ;

- ce portamento donne aussi la possibilité d’unifier le passage entre deux registres, par une qualité de l’air qui peut « polir » la zone de passage ;

- et enfin, il est le meilleur moyen d’être continuellement en contact avec les muscles du soutien qui gèrent la qualité du souffle par la mise en œuvre de la « lotta vocale ».

 

Mengozzi propose des séries d’exercices « ahurissants » constitués d’intervalles allant de la seconde jusqu’à l’octave et une sixte : le chanteur est ainsi contraint de mettre en œuvre l’énergie musculaire appelée la « lutta vocale » (voir précédemment), engager l’effet « sprezzatura » (voir précédemment) de ce souffle sonore, et vérifier que le changement de registre est « huilé », donc inaudible. De plus, le jeune chanteur qui pratique ce « sport vocal » se prépare au « canto di sbalzo » (« chant par bonds ») qui enthousiasmait les auditeurs et que Farinelli réalisait avec un art confondant. Mozart s’est plié lui aussi au « canto di sbalzo » dans certains airs de concert pour colorature comme « Ah se in ciel, benigne stelle », ainsi que dans bien des rôles (Mitridate, Vitellia…).

 

La légèreté de la voix : « canto fiorito », « canto d’agilità »

Le phénomène de « virtuosité » est une question récurrente dans l’histoire des arts. En ce qui concerne notre domaine d’étude, on peut noter que fleurissent vers la fin du XVIe siècle une profusion d’ouvrages théoriques traitant des « diminutions », d’improvisations, d’ornementation, de passaggi… et ce, tant dans le domaine instrumental que vocal. Il semblerait qu’il y ait eu aussi une très grande stimulation et finalement une concurrence entre les deux « clans » qui s’est poursuivie durant les deux siècles suivants. Tout le monde connaît le fameux duel entre Farinelli et un trompettiste virtuose ; chacun rivalisant en longueur de souffle, en improvisations et en acrobaties de tout genre. Rodolfo Celletti donne un point de vue très poétique sur la virtuosité :

           

L’imitation d’un monde magique, enchanté, surhumain, mais créé par l’homme, rapproche voix et instruments de la nature, et ce sera à qui de l’une ou l’autre, saura le mieux décrire le chant des oiseaux et les tempêtes, le torrent qui dévale vers la plaine et l’écho qui se perd dans les montagnes.

           

À part des recueils de solfeggi nous ne possédons pas d’exercices d’agilité et de formules de cadence, pas d’exercices préparant à l’improvisation et à l’ornementation qui soient l’équivalent de l’hypothétique feuille d’exercices de Porpora, laquelle est de toute façon perdue ! Pour avoir sans doute l’équivalent, il faut consulter les méthodes de chant de Mengozzi et Garaudé, les exercices de Garcia père, et bien sûr les exercices que Garcia fils propose dans son traité de chant. Tous ces ouvrages sont publiés, et donc très facilement consultables. Ces méthodes proposent des exercices pour les « roulades », les gammes chromatiques, les arpèges, le trille, les notes répétées, les notes martelées, piquées… Garaudé propose de très belles vocalises permettant de mettre en œuvre ces différents types d’agilité. Il est impossible dans cet article d’en dire plus sur ces centaines d’exercices et vocalises, il faut trouver la curiosité de les lire et pourquoi pas de les pratiquer.

 

Le chiaroscuro, une couleur précieuse et recherchée

 

[A]cquérant ainsi une poitrine robuste et la facilité de passer graduellement d’une note à l’autre, il réussira à empâter sa voix […]. Lorsque l’écolier sera parvenu à saisir et soutenir les sons susdits […], il doit continuer cet exercice en chantant des solfèges de légèreté […]. Cet exercice le mettra en état de colorer à sa volonté toute espèce de passage avec cette expression qui forme le clair-obscursi nécessaire dans toute espèce de chant.

 

Mancini était le premier à utiliser cette expression de chiaroscuro pour « peindre » une qualité de timbre. Cette couleur « ombre et lumière » de la voix fut l’idéal sonore durant les XVIIIe et XIXe siècles et finalement jusqu’à aujourd’hui. Que signifiait ce terme ? Que voulait dire Mancini dans ces quelques lignes ?

 

Le pédagogue spécifiait que l’écolier, après avoir acquis la robustesse de son souffle (par la solidité du thorax et le travail du diaphragme), devait être en mesure « d’empâter sa voix » ; que devons-nous entendre par cette expression ? Il semble assez clair que Mancini parle non seulement de legato, mais aussi de la relation si intime entre la qualité du souffle et celle du son ; c’est-à-dire une certaine profondeur et rondeur du son, nées du contact entre la « poitrine » et l’émission de ce son. Ensuite, l’auteur proposait encore une autre étape : engager la « légèreté » de la voix, comme si cette fonction était le contrepoids à « l’empâtement ». L’expression imagée chiaroscuro prend ainsi tout son sens : le « chiaro » étant la légèreté, la finesse et la clarté du timbre, « l’oscuro »étant l’empâtement, la rondeur, le moelleux, et bien sûr, la présence de résonances de poitrine particulièrement sous-jacentes dans la voix de castrat.

 

La recherche de ce timbre chiaroscuro sera parfaitement explicitée par Lamperti et Garcia (même si ce dernier ne prononce pas le terme) au milieu du XIXe siècle. Cette précieuse couleur sera le fruit d’un équilibre subtil entre une parfaite fermeture glottique qui permet la production d’un « son éclatant » (Garcia) riche en harmoniques aigus, et une position profonde du larynx qui renforce les harmoniques graves et développe un « timbre sombre » (Garcia) et rond ; l’ensemble formant ainsi le fameux chiaroscuro.

 

 

Conclusion

 

Ce petit parcours dans un monde partiellement ou totalement disparu avait pour but de placer le lecteur dans la position de l’archéologue qui découvre et fait revivre le passé, tissant des liens avec un monde lointain, et permettant par là de mieux appréhender celui qui nous entoure.

 

Les quelques textes des XVIIe et XVIIIe siècles, les Méthodes du Conservatoire avec leur multitude d’exercices et de vocalises, puis ensuite les traités de Garcia et Lamperti, sont autant de liens qui assurent le pont entre le bel canto du passé et notre art vocal d’aujourd’hui, toujours en évolution.

 

Chanteurs et professeurs de chant sont depuis toujours en recherche de méthodes pour réussir à dompter une voix souvent rétive à se laisser conduire. Déjà au premier siècle, Nicomaque de Gérase, mathématicien et théoricien, constatait que « seuls les meilleurs solistes étaient capables de parcourir l’échelle dorienne sans que la voix dégénère en cris à l’aigu et sans être éraillée ou râpeuse dans les graves. »Comme nous comprenons ces remarques !

 

L’école belcantiste a proposé sa méthode pour construire, développer, organiser, résoudre les problèmes de la voix humaine et la mettre au service d’un style musical qui s’est élaboré conjointement.

Le grand romantisme vocal du XIXe siècle proposera d’autres méthodes au service d’un autre style : ainsi va la vie artistique, mais l’instrument vocal reste physiologiquement le même, bien entendu. Alors, allons puiser dans ces « pays éloignés » (Racine) tout ce qui pourrait nous permettre de mettre au jour les secrets souvent enfouis de nos voix !

Bibliographie

OUVRAGES DES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES

           

            a) Traités et méthodes :

 

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DUPREZ Gilbert

(2005), 1846, L’Art du chant, Bressuire, Fuzeau.

 

GARAUDÉ Alexis de

(2005), 2e édition 1841, Méthode complète de chant, Bressuire, Fuzeau.

 

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(2005), 1835, Exercices pour la Voix, Bressuire, Fuzeau.

 

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            b) Récits, lettres, articles, critiques :

 

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Articles :

 

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Pour citer ce document

Yves Sotin, «Les secrets des castrats à portée de voix : bel canto d’hier et art vocal d’aujourd’hui», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le septième numéro, Sources – Traditions – Inspirations, mis à jour le : 10/05/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=2038.

Quelques mots à propos de :  Yves Sotin

Baryton, professeur de chant au Conservatoire National Supérieur de Paris. Après de solides études d’orgue (avec Susan Landale et Odile Bailleux) ainsi que d’écriture (classe d’Yvonne Desportes), Yves Sotin intègre le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) pour y poursuivre des études d’histoire de la musique (classe d’Yves Gérard), d’analyse (classe de Betsy Jolas) et de musique ancienne (classe de William Christie). En contrepoint de tout cela, il travaille le chant avec Jeanine Collard (mezzo-soprano de l’Opéra de Paris), David Pollard (professeur à la Guildhall School de Londres), Richard Miller (professeur à l’université d’Oberlin aux États-Unis), Irène Joachim (travail du répertoire français, dont le rôle de Pelléas). Très vite, et parallèlement à sa carrière d’organiste et de chanteur, Yves Sotin s’oriente vers la pédagogie (il est titulaire du Certificat d’aptitude de chant) et se passionne pour les grandes traditions vocales (aussi bien celles de l’époque baroque que celles qui s’élaborent durant tout le XIXe siècle) et le vaste répertoire qui s’y rapporte. Très jeune, il enseigne dans des conservatoires de région réputés (Angers, Toulouse) puis plus tard au Conservatoire à rayonnement régional de Saint-Maur-des-Fossés, ainsi qu’à la Maîtrise de Notre-Dame-de-Paris et au CRR de Paris, où il forme de nombreux chanteurs dont certains de tout premier plan. En 2005, le ministère de la Culture lui confie la charge de préparer au Certificat d’aptitude les professeurs de chant. Enfin, en 2012, Yves Sotin est nommé professeur de chant au CNSMDP. Il est amené à animer de nombreuses masterclass de chant (Haute École de Genève-Neuchâtel, Centre de musique baroque de Versailles, universités d’Angers, de Lille, de Poitiers, Salle de l’Institut d’Orléans, Centre polyphonique de Bretagne…) Tout au long de sa carrière, Yves Sotin a fait des recherches au service de la pédagogie, tant sur le plan de la phoniatrie, de l’orthophonie, des disciplines corporelles, que sur celui de l’histoire du bel canto. Il donne ainsi de nombreuses conférences ayant pour thème la physiologie vocale, les postures corporelles et le chant, l’utilisation du souffle, etc. Il a donné aussi une grande session de cours au Conservatoire supérieur de Genève sur les lieder de Schubert et le romantisme allemand, ainsi que, en 2018, sur « L’art des castrats et son prolongement dans le bel canto du XIXe siècle ». En 2017, il a donné à la médiathèque du CNSMDP une conférence sur « Les méthodes et traités de chant du Conservatoire de Paris au XIXe siècle ».