Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Émile Jobin

Bach et le Clavier bien tempéré

Article
  • Résumé
  • Abstract

De récentes recherches menées par le Dr Bradley Lehman, musicien et chercheur américain, dont une partie a été publiée en février 2005 dans Early Music sous le titre « Le tempérament extraordinaire de Bach : notre pierre de Rosette », suggèrent que Johann Sebastian Bach a donné des indications précises pour le tempérament destiné aux préludes et fugues du Clavier bien tempéré, camouflant ses indications dans ce qui a longtemps été considéré comme un « gribouillage » ornemental sur la page-titre de son manuscrit. Le présent article s’appuie sur cette idée pour en proposer une réalisation musicale.

Texte intégral

Un autre éclairage sur la découverte de Bradley Lehman

 

 

Saluons d’abord le travail effectué par Bradley Lehman1 sur le frontispice du premier volume (1722) du Clavier bien tempéré de Bach. Lire celui-ci comme le canevas d’un tempérament pensé pour ces vingt-quatre préludes et fugues est une hypothèse convaincante. Cependant, l’interprétation de Bradley Lehman nous semble contestable : est-il vraiment nécessaire de retourner ce motif comme il le propose ? En admettant que Bach ait trouvé plus facile de tracer cette frise de droite à gauche, le déchiffrage de cette « pierre de rosette » n’en nécessite pas pour autant une lecture inversée. Certains symboles, notamment le « C », perdent leur signification immédiate lorsqu’on les lit à l’envers. Telle qu’elle nous est offerte au premier abord, cette frise nous semble en outre receler d’autres clés de déchiffrage. Pour mémoire, voici la proposition de Bradley Lehman :

- 5 quintes diminuées d’un sixième de comma (pythagoricien) entre fa et mi.

- 3 quintes pures entre mi et do dièse.

- 3 quintes diminuées d’un douzième de comma entre do dièse et dièse.

- 1 quinte légèrement augmentée d’un douzième de comma entre si bémol et fa.

 

Bach, sur la première page du manuscrit du clavier bien tempéré (1er volume, 1722), dédie ses préludes et fugues « au profit et à l’usage de la jeunesse musicienne avide d’apprendre ». Cette œuvre a donc une vocation pédagogique, et la dédicace en forme de cœur nous livre probablement une première information importante. Il pourrait s’agir d’une référence à la « Rose de Luther ».

 

 

Ce motif est composé de trois types d’accolades, soit de gauche à droite :

1 - 3 boucles doubles recelant chacune un petit nœud ;

2 - 3 boucles simples ;

3 - 5 boucles qui se referment sur un grand nœud double ;

 

Notons que ces boucles sont au nombre de 11 ; or, en refermant la frise sur elle-même, comme la rosace qui enserre le cœur de Luther, on obtient alors douze signes qui peuvent représenter le cycle des quintes. Dans ce cas, si l’on ne tient pas compte des motifs en contrebas à gauche (4) et à droite (5) de la frise, le cercle se referme sur une boucle simple, qui détermine une douzième quinte.

 

 

Ainsi nous pouvons interpréter ces symboles de la manière suivante.

 

Comme Bradley Lehman, nous comprenons ces boucles comme des indications sur la manière de tempérer les quintes :

- les boucles simples (2) renvoient sans doute à des intervalles purs ;

- les accolades multiples des autres boucles précisent certainement l’altération des quintes ;

- la différence de taille entre les nœuds (1) et (3) laisse supposer une différence de valeur ;

- le dessin de ces nœuds initié au début ou à la fin des boucles peut renvoyer à des quintes plus grandes ou plus petites que pures.

 

Quentin Blumenroeder a attiré mon attention sur deux éléments situés aux extrémités de cette série de boucles :

À gauche, le visuel ci-dessus évoque certainement un fa. Les facteurs d’orgue allemands emploient le même symbole pour désigner cette note sur leurs tuyaux à l’époque de Bach.

À droite, le visuel ci-dessus, a également tracé en contrebas peut se lire comme suit : le « C » renvoie à la note do ; le petit cercle intermédiaire désigne un intervalle pur ; le dernier symbole que nous lisons comme le chiffre « 3 »[2] indique donc que la tierce do-mi est pure.

La dernière boucle, le visuel ci-dessus, est précédée de la lettre « C » qui renvoie à la note do. Cette indication est encore « amplifiée » par la présence du C de « clavier » comme pour confirmer la position de la boucle dans la partition.

 

Que les notes de référence données par Bach soient le fa et le do n’est pas étonnant puisqu’il s’agit des diapasons en usage à son époque.

Si la boucle simple formée en refermant la frise sur elle-même désigne la quinte pure fa-do, la boucle à laquelle est accolée le « C » renvoie à la quinte do-sol.

L’interprétation du symbole ci-dessus nous indique que c’est le comma syntonique qui est utilisé comme étalon de mesure, donc, tierce do-mi pure. Les quintes entre do et si ayant la même valeur, il s’agit donc de cinq quintes au quart de comma syntonique (3).

 

Ensuite, en progressant vers la gauche, nous avons trois quintes pures (2) entre siet sol dièse. Enfin, nous trouvons trois quintes retournées, plus grandes que pures, chargées de compenser l’excès de la cinquième quinte au quart de comma.


Les quintes (1) ont une valeur de + 1/18 de comma si l’on veut être précis, compte tenu du report du schisma (différence entre comma pythagoricien et comma syntonique) sur celles-ci.

 

Dans l’en-tête de l’ouvrage, « Das Wohltemperirte Clavier »3 [sic], la barre verticale du « D » est immédiatement précédée en contrebas du signe « E» lié dans un seul geste à la lettre représentant le dièse (un d avec une queue) dans la tablature allemande de clavier, comme le suggère Freddy Eichelberger, bordée de deux petits points :

 

 

« E» fait sans doute référence à mibémol, les deux points nous indiquent quant à eux l’endroit où se négocie la valeur des quintes plus grandes autour de mibémol, soit sur les quintes mi bémol-si bémol et mibémol-la bémol et leurs tierces respectives si-ré dièse etmi bémol-sol qui sont équibattantes (donc avec une couleur différente compte tenu de leur position). Dans une démarche rhétorique d’amplification, ces symboles sont incrustés dans le D de Das qui suggère la note « dis », dièse. Comme l’a fait remarquer Jean-Marie Tricoteaux, le prélude en mi bémol mineur est suivi d’une fugue en dièse mineur, ce qui constituerait une preuve que la partition est bien réalisée.

 

Le tempérament que nous proposons est dérivé d’une partition mésotonique. Il faut se souvenir que Bach, dans sa jeunesse, a rencontré des tempéraments de ce type sur la plupart des orgues. Les œuvres de jeunesse en témoignent. La première expérience de tempérament circulant daterait de la rencontre de Bach avec Buxtehude qui avait fait changer le tempérament de son orgue à Lübeck, inspiré par son ami Werckmeister.

 

 

Comme pour la plupart des tempéraments décrits dans les traités, la réalisation se fait par étapes ponctuées de preuves :

 

1. Tempérer les quintes do-sol, sol-ré, ré-la, la-mi en les diminuant d’un quart de comma afin d’obtenir une tierce pure sur do-mi. Ajouter la quinte mi-si (de même valeur que les précédentes) et contrôler la tierce sol-si réputée pure.

 

2. Accorder trois quintes pures entre si et sol dièse. La tierce mi-sol dièse doit être « tolérable ».

 

3. Établir la quinte do-fa pure. Lorsque le diapason est en fa, c’est la première opération à réaliser.

 

4. Écouter la tierce do dièse-mi dièse qui doit être « souffrable ».

 

5. Placer une quinte à peine plus grande sur fa-si bémol, puis répartir l’excédent sur les deux autres quintes si bémol-mi bémol, mi bémol-la bémol (sol dièse). Il est judicieux de comparer la couleur des tierces, en particulier celles situées sur si-rédièse et mi bémol-sol qui servent de preuve comme dit plus haut. La partition de ces trois quintes peut se faire par approches successives jusqu’à obtenir le meilleur compromis.

 

NB : Il est préférable d’alterner les quintes et les quartes pour limiter le champ d’action.

 

            Quelques valeurs

- la (220 Hz)-mi : ~ - 2 battements/sec.

- si-mi : ~ - 3 battements/sec.

- si bémol-mi bémol : ~ + 1/2 battement/sec. (contrôler à l’octave supérieure : ~ + 1 battement/sec.)

- do-mi = sol-si (pur)

- fa-la (220 Hz) ~ + 2 battements/sec. = ré-fa dièse~ + 3,5 battements/sec. (même couleur)

puis, par ordre de pureté décroissante, les tierces4 :

- la-do dièse ; si bémol-ré ; mi-sol dièse ; mi bémol-sol ; si-ré dièse ;

enfin,

- la bémol-do = do dièse-mi dièse (même couleur), etc.

 

On se rend compte que, comme dans la plupart des tempéraments anciens, sol dièse est privilégié sur la bémol et mi bémol sur dièse dans leurs tierces respectives.

 

            Quelques indices supplémentaires

Le frontispice du Clavier bien tempéré n’a pas de valeur décorative particulière, il n’est même pas fondé sur une symétrie, ce qui aurait dû nous alerter depuis longtemps.

 

 

Pour élaborer cette théorie, nous avons été guidés par la lecture des traités anciens : Schlick, Denis, Werckmeister, Kirnberger, Corette, Rousseau, d’Alembert5.

Schlick nous propose d’ailleurs une démarche avec deux diapasons distants d’une quarte (en do et en fa)6. L’accent est mis sur les bonnes tierces do-mi ; sol-si ; fa-la. La quinte si bémol-fa doit être tirée vers le haut, donc probablement plus grande. La position de mi bémol- dièse est considéré comme clé de voûte dans la construction de ce tempérament.

Jean Denis (Traité de l’accord de l’épinette, avec la comparaison de son clavier à la musique vocale, Paris, 1646) a composé un prélude qui sert de preuve pour la bonne réalisation de son tempérament.

Kirnberger et Werckmeister centrent tous deux leurs tempéraments (no III) sur do majeur. Sol majeur et fa majeur sont hiérarchiquement en deuxième position.L’utilisation du comma syntonique pour tempérer les quintes est patente, même si le schisma, référence au comma pythagoricien, est bien pris en compte. Ce mélange des deux commas est un grand classique pour la construction de très nombreux tempéraments allemands.

 

Dans les clavicordes liés du XVIIIe siècle allemand, j’ai relevé des tempéraments (grâce aux liaisons) qui comportaient fréquemment deux ou trois tierces pures sur les « bons tons » jusque dans la deuxième moitié du siècle. On connaît l’importance pédagogique de cet instrument en Allemagne et en particulier dans la famille Bach.

Corrette, Rousseau et d’Alembert proposent des méthodes finalement assez proches de ces tempéraments allemands, même s’il s’agit plus simplement de mésotoniques modifiés.

On peut penser que Bach était un acousticien pragmatique, plus sensible au son qu’aux partis pris théoriques7. Il a sans aucun doute voulu composer une œuvre à usage pédagogique et à ce titre, l’usage de la tierce pure pour initier la construction de la partition tombe sous le sens : jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, nous savons maintenant que 80 % des orgues étaient encore accordés en mésotonique. La tierce que les élèves de Bach avaient naturellement dans l’oreille était donc pure.

 

            C’est la tierce qui donne la couleur

Il ne faut pas oublier que le tempérament est au service de la musique. Je raconte souvent l’histoire d’un de mes plus grands chocs dans l’apprentissage de l’accord : il y a vingt ans environ, j’ai entendu Gustav Leonhardt accorder le clavecin qui devait servir à son récital du soir. Après avoir soigneusement réalisé la partition et accordé les octaves, il a joué, puis petit à petit repris certaines tierces, vérifiant les quintes voisines pour mesurer l’incidence de son intervention. Je pense que c’est là l’essence même du travail d’un bon accordeur : adapter le tempérament à la musique jouée et à son oreille.

 

Au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, nous avons réalisé ce tempérament de nombreuses fois avec les élèves pour trouver la solution la plus convaincante. La version proposée ci-dessus nous a paru assez simple à réaliser. Cependant il faut particulièrement veiller à obtenir des quintes qui ne soient pas trop petites et, par conséquent, des tierces réglées à la limite de la pureté afin de trouver les meilleurs compromis.

 

Étienne Baillot et Thierry Maeder m’ont fait remarquer que, dans les « mauvais tons » du Clavier bien tempéré, Bach arpégeait les accords, prenait des tempi vifs ou faisait sonner les tierces dans le bas du clavier afin d’atténuer leur dureté.

 

Nul ne saura de façon certaine ce que Bach proposait dans ce frontispice, mais la solution que nous proposons fonctionne sans nul doute. Gageons que Bach aura imaginé d’autres partitions, plus adaptées aux différents répertoires ou à l’évolution de son goût. L’intérêt d’écrire dans les bons tons ou au contraire dans les tons éloignés est également fonction du tempérament qui caractérise les tonalités grâce à la couleur des tierces et favorise de ce fait les affects. Peut-être faut-il aussi réviser notre échelle de tolérance, compte tenu de nos oreilles perverties par l’usage contemporain généralisé du tempérament égal.

 

 

Remerciements à :

- Quentin Blumenroeder, facteur d’orgue et professeur d’accord au Conservatoire national de région de Strasbourg, pour ses conseils éclairés et amicaux.

- Pascal Duc, responsable du département de musique ancienne du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, pour sa relecture attentive et bienveillante.

- Pierre Cazes, professeur d’accord au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, pour avoir porté à ma connaissance l’article de Bradley Lehman.

- Marie Demeillez, musicologue et claveciniste.

 

 

Wohltemperiert. Écho de la communication du 11 janvier 2016 dans le cadre des Journées Bach organisées par le Conservatoire de Paris

 

Le double cycle des vingt-quatre préludes et fugues dans tous les tons du Clavier bien tempéré de J.-S. Bach alongtemps été considéré comme preuve que Bach avait opté pour le tempérament égal.

 

Saluons aujourd’hui le travail de Bradley Lehmann, chercheur américain, qui a découvert en 2005 que des bouclettes dans le frontispice du premier livre duWohltemperierte Clavier (1722) semblaient évoquer un tempérament inégal. D’autres hypothèses ont depuis vu le jour, dont celle qui fait l’objet de cet article, fruit d’une recherche initiée par des facteurs et des musiciens, qui porte abusivement le nom de « tempérament Jobin ».

 

Nous avons confié à trois élèves de la classe de clavecin du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris – Julie Pumir, Grégoire Laugraud et Jeanne Jourquin – le soin d’écrire quelques lignes relatant une expérience menée avec eux sur les préludes et fugues les plus emblématiques du premier livre du Clavier bien tempéré. Ensemble, nous avons cherché à comprendre comment Bach a su jouer de l’écriture pour satisfaire aux contraintes du tempérament et quels moyens il met en œuvre pour éviter certaines duretés dans les mauvais tons ou, a contrario, pour souligner la dramaturgie de son discours musical.

 

Nous avons évalué des pistes qui concernent l’articulation (legato, détachée ou staccato), le tempo, la registration au clavecin : tous ces partis pris interagissent et modifient le paysage musical.

 

Un clavecin a été accordé selon la partition que nous avons découverte dans le rébus du frontispice duWohltemperierte Clavier du manuscrit de Bach, un autre en tempérament égal. En jouant des extraits des mêmes œuvres sur les deux instruments, nous avons expérimenté comment cela peut modifier l’expression du discours mais surtout comment des astuces d’écriture perdent tout leur sens avec un tempérament égal.

Bach éprouve la bonne réalisation de l’accord dans le prélude en do majeur en faisant sonner une sorte de carillon qui permet de juger de la justesse des notes séparées et des accords. Quelques incursions à la dominante ou la sous-dominante permettent de juger de la qualité hiérarchique des tierces.

Dans cette recherche, nous nous sommes appuyés sur le traité de C. F. D. Schubart (1739-1791), Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst, qui qualifie le caractère des tonalités et nous donne des clefs pour révéler plusieurs hypothèses sur l’interprétation.

Schubart définit do majeur ainsi : « Parfaitement pur. Innocence, naïveté, éventuellement charmant ou tendre langage d’enfants. »

Pour juger du bon accord, il nous a paru cohérent, dans ce prélude, d’utiliser le grand jeu (deux jeux de 8 pieds et jeu de 4 pieds) en jouant prestement et légèrement.

La différence constatée entre les deux tempéraments est alors confondante car dans la partition que nous défendons, deux tierces pures font rayonner l’instrument alors qu’en tempérament égal, tout devient extrêmement plat…

 

Prélude et fugue en mi bémol/dièse mineur BWV 853

Dans la construction du cercle des tempéraments, la jonction entre les dièses et les bémols se produit traditionnellement au niveau des enharmonies mi bémol- dièse et sol dièse-la bémol.

La particularité du Prélude et fugue BWV 853 du Clavier bien tempéré (1er livre) prend alors tout son sens car le prélude est en mi bémol mineur et la fugue en dièse mineur. Bach semble expressément faire allusion àce prélude et fugue dans le frontispice de son manuscrit. Il nous suggère probablement que ces pièces servent de preuve à la bonne réalisation du tempérament.

Dans ce tempérament, ces tonalités sont particulièrement difficiles : ce prélude et fugue représente donc un point d’équilibre mais avec un tempérament plus doux ou égal, cette composante disparaît.

 

Prélude en mi bémol mineur BWV 853-1

L’accord parfait de mi bémol mineur est composé de deux mauvaises tierces. Afin d’éviter les confrontations de ces intervalles problématiques, Jean-Sébastien Bach utilise différents artifices.

- mesure 4 : il écrit un trille sur la tierce mibémol-sol bémol afin de brouiller la dureté de l’intervalle.

 

- mesure 36 : la septième est renversée afin que la dissonance de la seconde cache les tierces.

 

Fugue en dièse mineur BWV 853-2

Cette œuvre présente d’autres difficultés en raison de la contrainte du contrepoint.

- mesure 11 : afin d’atténuer la dureté des tierces parallèles, Bach les présente souvent sous forme de sixte.

 

- à plusieurs reprises, les trois voix aboutissent à l’octave sur le dernier accord de la cadence, comme à la mesure 19.

 

- mesure 34 : la tierce est énoncée avant la quinte à la même voix.

 

- mesures 77 à 79 : afin de mettre en valeur le thème en augmentation, celui-ci commence sur une quinte à vide.

 

À tous ces procédés contenus dans l’écriture de ces pièces peuvent s’ajouter des choix personnels de tempi et de registration. Schubart nous donne des indications en ce qui concerne le caractère de mi bémol mineur : « sensations d’anxiété, de trouble de l’âme, de désespoir ». On peut ainsi donner plus de gravité à ces pièces en les interprétant avec les deux jeux de 8 pieds.

 

Julie Pumir

                              

           Fugue à 5 voix en ut dièse mineur BWV 849-2

« ut# mineur : Plainte du pénitent. Conversation intime avec Dieu. »(Schubart, Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst)

Avec ses cinq voix et ses trois sujets, cette fugue est sans doute la plus complexe du premier volume du Wohltemperierte Klavier par son écriture. De plus, dans un tempérament inégal comme celui que l’on se propose d’analyser, il y a beaucoup de tierces dures présentes dans tous les tons voisins : sol dièse-si dièse ; do dièse-mi dièse ; si- dièse ; fa dièse-la dièse et ré dièse-fa double dièse.

La dureté de la tonalité dans ce tempérament et la difficulté de jouer dans cette tonalité créent une ambiance pénible et sombre. On peut imaginer que Bach tente ici de peindre un tableau musical de la crucifixion du Christ. Il était d’usage, depuis Schütz, d’utiliser des motifs en forme de croix pour évoquer la crucifixion. C’est le cas de ce premier sujet, évoquant peut-être le calvaire du Fils de Dieu.

Les trois sujets semblent citer la Trinité, avec un premier sujet que nous avons déjà évoqué, un second sujet figurant par exemple le Saint-Esprit venant apaiser les douleurs du Christ, et un troisième sujet plus autoritaire pouvant représenter la figure de Dieu le Père.

En faisant de cette fugue à la fois un sommet de son Wohltemperierte Klavier et un tableau de la crucifixion, Johann Sebastian Bach suit les préceptes de Luther qui voulait faire de la Crucifixion le cœur de la foi protestante (Theologia Crucis que Bach semble citer dans le texte en forme de cœur de la première page de son ouvrage).

 

Exemple de procédé d’écriture en accord avec le tempérament :

Le tempérament comporte beaucoup de tierces dures et difficiles à utiliser dans cette tonalité. Bach semble s’être emparé de certains procédés harmoniques et rhétoriques afin d’habiller, de retarder ou d’utiliser pleinement les duretés liées au tempérament inégal.

→ Dissonance liée pour masquer une tierce dure : mesure 28, le si 7e de dominante lié arrondit la mauvaise tierce do dièse-mi dièse.

 

Bach semble utiliser la liaison pour atténuer certaines tierces.

→ La fugue se termine sur une tierce picarde où do dièse et mi dièse se rencontrent, mais Bach installe le do dièse en pédale 4 mesures avant que le mi dièse ne soit joué : la rencontre des deux notes en est atténuée.

 

Ne pouvant éviter les tierces difficiles sur tous les temps forts, Bach utilise alors deux manières différentes pour en adoucir l’écoute :

→ Redoubler la tierce dure en question d’une ou deux octaves, ce qui atténue un peu la sensation de malaise à l’écoute. Aux mesures 74, 76 et 77 par exemple.

 

→ Adjoindre une note dissonante à une tierce dure non redoublée : mesure 97, le si vient un peu noyer la sensation de dureté.

 

→ Éluder une des notes.

 

Bach enfin utilise également les duretés du tempérament à des fins expressives et rhétoriques sur des mesures symboliques. 13 = trahison de Judas ; 6 = servitude et travail de l’homme pour Dieu, ses multiples peuvent alors être interprétés comme un symbole de la Passion du Christ dans la servitude sublimée de l’être humain. (6 x 6 = 36, 6 x 10 = 60).

→ mesure 13, la tierce do dièse-mi dièse attaquée de front fait un fort effet.

 

→ mesure 36, soldièse-si dièse également.

[#VISUEL23

 

→ mesure 60, accord de soldièse majeur avec tierce non redoublée soldièse-si dièse :

 

Pour donner plus de grandeur à cette fugue au caractère sévère et religieux, on peut imaginer la jouer avec le Grand Jeu (2 jeux de 8 pieds et jeu de 4 pieds) : dans ce cas, le tempo devra être plus allant et le jeu plus staccato pour garder une bonne lisibilité du contrepoint.

 

Grégoire Laugraud

 

 

Prélude en fa dièse majeur BWV 858-1

Le Prélude BWV 858 est écrit en fa dièse majeur, tonalité ardue s’il en est. La question de l’accord du clavecin se pose nécessairement. Si l’on choisit un tempérament égal, toutes les tonalités ont la même saveur. Mais si l’on choisit un tempérament inégal, plusieurs problèmes apparaissent. Bach utilise donc plusieurs subterfuges pour parer auxdifficultés de la tonalité.

 

On remarque d’abord que tout le prélude est écrit à deux voix seulement : l’harmonie est donc minimale, les grands accords évités.

 

Ce qui frappe ensuite dans l’écriture, c’est le style luthé : les arpèges et les trilles sont la matière première de ce prélude. Deux notes ne sont quasiment jamais jouées ensemble, seuls les retards et les dissonances les font se rencontrer. Les intervalles durs sont donc adoucis puisqu’ils sont « différés », seule la résonance permet de les entendre.

 

→ mesures 2 et 3

 

→ mesure 19 (fa dièse mineur)

 

On note en revanche que lorsque deux notes sont frappées ensemble, cela ne relève jamais du hasard : seuls les quintes pures et les unissons le sont.

 

→ mesures 6 et 7

 

→ mesure 12

 

Dans un deuxième temps, le musicien interprète est confronté à plusieurs problématiques : le choix du tempo influe sur le temps de résonance et donc la « dureté » des intervalles. Un tempo lent accentue la dureté des intervalles alors que jouer plus vite permet d’éviter les conflits sur les tierces dures.

 

Schubart définit le caractère de fa dièse majeur ainsi : « Triomphe dans l’adversité. On respire librement sur le sommet de la colline ». On peut ainsi supposer que le jeu du clavier supérieur, riche en harmoniques, fait sonner la pièce plus légèrement, volubilement, alors que le 8 pieds inférieur ou les deux 8 pieds, plus riches en fondamentales, alourdissent le caractère de cette pièce.

 

Jeanne Jourquin

 

Conclusion

Ainsi, vous l’aurez compris, la construction des tempéraments doit s’insérer dans un environnement historique où la rhétorique musicale est présente : c’est un geste musical. On trouve des réponses très pragmatiques aux problèmes liés aux partitions inégales dans les œuvres de nombreux compositeurs partout en Europe et notamment en France.

Citons Mercadier de Belestat (Nouveau système de musique théorique et pratique, Paris, 1776) à propos du tempérament :

 

Les musiciens ne le pratiquent pas tous de la même manière : certains divisent l’octave en 12 semi-tons égaux, ce qui agrandit beaucoup les tierces majeures et diminue insensiblement les quintes ; d’autres altèrent davantage la plupart des quintes, pour adoucir les tierces majeures les plus usitées ; plusieurs enfin et peut-être le plus grand nombre, ont des tempéraments particuliers qu’eux seuls mettent en usage…

 

Belestat comme Schubart sont encore complètement habités par la tradition. De nombreux traités s’insurgent contre l’effet néfaste du tempérament égal sur la création d’un climat propre à chaque tonalité.

Nous avons pu, lors des journées d’étude Actualité de Bach qui se sont tenues au Conservatoire de Paris en janvier 2016, faire entendre des exemples qui illustrent et rendent beaucoup plus évidents les propos que nous tenons. Il faut considérer, ce qui n’est pas toujours évident dans cet article, que les saveurs des tonalités sont une opportunité pour les compositeurs et que la mémoire de ces couleurs restera présente jusqu’au XIXe siècle au moins.

Hummel suggère aux amateurs un tempérament plutôt égal, maisun tempérament inégal pour les oreilles sensibles et exercées d’un connaisseur qui apprécie la diversité de couleurs de chaque tonalité.

Le compte rendu de ce travail, loin d’être exhaustif, relate donc une démarche pédagogique qui souhaite mettre en contexte un apprentissage souvent considéré comme laborieux.

Souhaitons que ce travail peu académique suscite des interrogations et des pistes.

 

Remerciements à Étienne Baillot pour sa bienveillance tout au long de ce parcours, Pierre-Alain Clerc pour son magnifique travail sur la rhétorique et Petra Matějová pour ses sources sur Hummel.

Notes

1 Lehman, Bradley, Bach extraordinary temperament – our Rosetta Stone – 1, Early Music, XXXIII/1, février 2005, p. 3-23.

2 À titre d’exemple, voici deux extraits d’une tablature d’orgue de Bach (Fantaisie pour orgue) où l’on peut voir le chiffre « 3 », ainsi que les lettres « c » et « f » :

3 Le qualificatif « bien tempéré » suggère une répartition bien équilibrée et décroissante de la qualité des tierces situées de part et d’autre des bons tons.

 

5 cf. Devie, Dominique, Le Tempérament musical, Société de musicologie du Languedoc, Béziers, 1990.

6 Les deux diapasons évoquent les instruments transpositeurs, en particulier ceux des Rückers. À l’époque de Bach, il s’agirait plutôt d’une tradition qui s’est perpétuée en perdant son sens.

7 Devie, Dominique, op. cit., p. 168.

Pour citer ce document

Émile Jobin, «Bach et le Clavier bien tempéré», La Revue du Conservatoire [En ligne], Actualité de la recherche au Conservatoire, Le sixième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 11/04/2019, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=1859.

Quelques mots à propos de :  Émile Jobin

Émile Jobin est né en 1952 au Locle en Suisse dans un environnement familial musical. Après des études d’orgue et de clavecin au Conservatoire de La Chaux-de-Fonds, il fait un apprentissage de facteur de clavecin chez Jean Tournay en Belgique. En 1979 il fonde un atelier de construction et de restauration d’instruments à claviers avec C. Clarke et J.-F. Chaudeurge. En 1988, il crée son atelier à Boissy-l’Aillerie. Émile Jobin a réalisé plus de soixante-dix instruments, restauré des clavecins pour des musées et des particuliers. En 2000 il est lauréat du prix Musicora du ministère de la Culture. En 2001 il est nommé professeur d’accord au Conservatoire de Paris. Il participe à de nombreux enregistrements en tant que technicien, écrit des articles sur la facture de clavecin et l’accord, fait des conférences ainsi que des expertises pour des instruments anciens. Il participe au film documentaire Ricercare d’Henry Colomer.