Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Benjamin Soistier

Classic meets hip-hop, ou quand le hip-hop rencontre le classique

Article
  • Résumé
  • Abstract

Hip-hop. Musique classique. Deux entités stylistiques diamétralement opposées. Et pourtant…
L’idée m’est venue de travailler sur les liens entre le hip-hop et le classique avec des élèves de conservatoire : de par mon goût de la musique rap et par mon travail de professeur de batterie et percussions dans la ville de Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis, une terre de hip-hop.
Le constat que j’ai fait dans cette zone en difficulté est simple : les jeunes élèves du conservatoire ne voient pas de rapport entre la musique qu’ils travaillent en cours individuels et la musique du quotidien.
Tout un projet pédagogique a donc vu le jour pour essayer de réunifier ces deux musiques et leurs acteurs respectifs ; un travail qui allait s’étaler sur plus de 10 mois de réflexion, d’action, et d’argumentation avec au final une restitution par deux concerts le 31 janvier 2015 à la salle Cipriani de Saint-Ouen.
Cet article propose un retour sur cette aventure humaine et musicale, jalonnée de questions connexes qui se sont greffées au fur et à mesure de l’expérience : qu’en est-il de l’enseignement de tous les styles de musiques au conservatoire ? Peut-on jouer du hip-hop avec un instrument dit classique ? La musique classique parle-t-elle à tout le monde ? Peut-on être, d’un point de vue stylistique, simultanément en dedans et en dehors de l’ « institution conservatoire »?
Le média principal de cet article, ou plutôt le fil rouge, sera le documentaire de 30 minutes réalisé pendant le dernier mois qui a suivi la restitution du projet.

Texte intégral

Préambule

En préambule, je précise que j’ai délibérément choisi de ne pas répondre directement aux questions et problématiques qui sont apparues lors du déroulement de ce projet (cf. résumé ci-dessus). J’invite le lecteur à se forger sa propre opinion vis-à-vis de ces questions à la vue du documentaire de 30 minutes, véritable compte-rendu vivant d’une expérience m’ayant marqué profondément. Retour d’expérience subjective, le texte de cet article posera le contexte et permettra d’éclaircir les apports finals.

Vidéo

Voir la vidéo sur Youtube

Chronologie

0:08 : Humoresque – Dvořák
1:00 : Interview : « Premières impressions après le premier concert ? »
2:30 : Gavotte – Bach
3:43 : Rondeau du Calumet de la Paix dans Les Indes galantes – Rameau
5:52 : Interview : « L’enseignement de toutes les musiques au conservatoire ? »
7:13 : Pavane – Fauré
8:50 : « Paparazzi » – Xzibit
11:38 : Intermède entre les deux concerts
12:40 : Hiphopisation en do mineur – Cédric Cossou
14:47 : Interview : « Quelle est l’action de l’association 1, 2, 3… Rap ! ? »
16:12 : « If I Ruled the World » – Nas and Lauryn Hill
18:53 : Interview : « Pousserais-tu la porte d’un conservatoire ? »
19:48 : Interview : « Connaissais-tu le hip-hop ? ou le rap ? »
20:47 : « The Breaks » – Kurtis Blow
21:18 : « The Message » – Grandmaster Flash
26:08 : Là ci darem la mano – Mozart


	Photo prise lors des concerts de restitution à Saint-Ouen.

Photo prise lors des concerts de restitution à Saint-Ouen.

Objectifs et déroulement du projet

Introduction

L’idée de ce projet m’est venue suite à ma nomination au Conservatoire à rayonnement communal (CRC) de Saint-Ouen il y a plus de deux ans, et aux observations que j’ai pu y mener. En effet, Saint-Ouen est une commune de Seine-Saint-Denis pauvre, en difficulté avec beaucoup de problèmes de drogue et ancrée dans un environnement « street culture ». Grâce à une politique favorable de la ville pour l’accès à une pratique artistique, beaucoup de jeunes élèves issues de tous les horizons sociaux sont accueillies au sein du conservatoire. Ce projet s’inscrit ainsi dans la politique culturelle municipale et a tout récemment été « classé » pour une durée de sept ans.

L’idée générale du projet a été de travailler sur les liens entre le hip-hop et le classique avec des élèves du conservatoire en écho à ce contexte géographique et culturel mais aussi, bien évidemment, à mon goût de la musique rap. Car empiriquement, j’ai moi-même constaté que dans cet environnement en difficulté, les jeunes élèves du CRC ne voyaient pas de rapport entre la musique qu’ils pratiquent en cours individuels et la musique du quotidien. Ils sont au fait de nombreux éléments culturels musicaux non enseignés spécifiquement au conservatoire, car ils baignent dans une culture différente, ce qui est une vraie force. Cette dualité culturelle leur impose des limites factices : comme s’il était interdit de faire du hip-hop avec un violon et que cela ne leur venait même pas à l’esprit. L’inverse étant aussi vrai, de jeunes MCs (traduire : Masters of Ceremony, soit les rappeurs) ne sachant pas forcément qu’ils pouvaient rapper sur de la musique savante occidentale.

Le nom du projet fut tout trouvé : « Classic meets hip-hop – Quand le hip-hop rencontre le classique »


	Affiche des concerts.

Affiche des concerts.



Il s’agissait donc initialement de produire un travail avec des élèves du conservatoire tous âges confondus, mêlant musique du conservatoire et musique de la rue : des « standards » de musique classique se retrouvant ainsi « hip-hopisés » avec des instruments en direct, en passant par des « tubes » rap transcrits pour un orchestre d’harmonie, des MCs rappant sur tout ce qui se jouait, des danseurs contemporains participant à une « battle » avec des danseurs hip-hop, jusqu’à la création d’une pièce diffusée sur bande par un élève en classe de Musique assistée par ordinateur (MAO) reprenant des éléments stylistiques de ces deux mondes.
Pousser le conservatoire hors de ses murs était tout aussi important. C’est ainsi que l’association « 1, 2, 3… Rap ! » a collaboré avec le conservatoire en amenant ses jeunes à participer à ce travail grâce à leur rap, le but de cette association étant justement d’amener les jeunes à apprendre l’anglais via le rap.

Objectifs

Les principaux objectifs pédagogiques étaient de faire comprendre à tous les participants que la musique, même si elle est multiple, n’est en fait qu’une. Que les questions stylistiques ne définissent pas quelque chose de « nul » ou de « cool » mais simplement de différent tout en étant relié. Que l’on peut réussir à jouer en petits groupes de musique de chambre comme en grand orchestre même si l’on est en premier cycle, quel que soit le style. Que l’on peut passer un très bon moment et en être très satisfait quand un travail a vraiment été approfondi.

Concrètement, les objectifs de ce projet consistaient à :
-    dédiaboliser le du hip-hop auprès des musiciens classiques et vice-versa ;
-    montrer les liens entre musique classique et musique hip-hop ;
-    faire jouer ensemble des élèves qui n’en ont pas l’habitude (MC et orchestre, batteur et violoniste, chanteurs lyriques et danseurs contemporains…), donc décloisonner les disciplines ;
-    développer la confiance en soi en se « mettant en danger », en allant vers un style de musique que l’on a l’habitude d’écouter mais pas de jouer au sein du conservatoire ;
-    donner la chance à la pratique collective de musique de chambre dès le 1er cycle ;
-    accentuer un travail de rythme et de pulsation à destination des élèves du conservatoire par l’apport du groove propre au hip-hop ;
-    amener de nouveaux publics au conservatoire.

Déroulement    

Plus de 60 élèves, 9 professeurs (et donc 9 disciplines artistiques différentes), 8 membres de l’association « 1, 2, 3… Rap ! » et 3 personnels administratifs ont participé au projet et à sa restitution finale qui a eu lieu le 31 janvier 2015 lors de deux concerts d’une heure à la salle Cipriani de Saint-Ouen.

Le travail sur les matériaux de base a commencé dès la rentrée 2014 pour les deux groupes de musique de chambre. Les répétitions à proprement parler ont débuté fin novembre 2014 avec mes premières interventions auprès de l’orchestre à vents de fin de premier cycle.

En janvier 2015 se sont succédés plusieurs samedis après-midi de travail spécifique au conservatoire, ainsi qu’une longue générale le samedi 24 janvier, directement dans la salle Cipriani.

Le travail de répétition se déroula jusqu’au raccord du jour des deux concerts de restitution, le samedi 31 janvier 2015. Le premier était programmé à 14h, le second à 17h.

Pourquoi deux concerts ? La raison en est assez simple : la jauge du public était réduite (environ 88 personnes) par rapport au nombre de participants au projet. Je m’attendais donc à beaucoup de public. En faisant deux concerts cela nous permettait d’accueillir deux fois plus de spectateurs.

Une longue pause eut lieu entre les deux concerts, il me tenait à cœur que les élèves du conservatoire et les jeunes de l’association se côtoient et échangent. Nous avions même prévu un goûter avec jus de fruits et gâteaux, ce qui contribua à détendre tout le monde. En y repensant, je me rends compte à quel point ce moment fut important en voyant les jeunes rappeurs s’intéresser aux instruments qui traînaient, les jeunes instrumentistes tenter de rapper, et surtout les voir jouer ensemble sans que j’y sois activement pour quelque chose.


	Flagrant délit d’échange didactique entre deux jeunes participants au projet.

Flagrant délit d’échange didactique entre deux jeunes participants au projet.



Les deux concerts furent un succès complet, tant par la réaction du public que par l’enthousiasme des participants une fois la journée finie.

Formes de collaboration

Le travail pédagogique fut orienté de la manière suivante.

Tout d’abord une « hip-hopisation » des groupes de musiques de chambre fut décidées : il s’agissait d’introduire des éléments peu communs comme la batterie dans les groupes, et de faire en sorte que la fusion opère, tout en respectant toujours une partie classique et une partie hip-hopisée.

Les morceaux choisis et joués furent « La ci darem la mano » tiré de Don Giovanni pour piano quatre mains et batterie, Humoresque de Dvořák pour violon, piano et batterie, le « Rondeau du Calumet de la Paix » tiré des Indes galantes de Rameau pour deux violons, violoncelle, deux chanteurs et batterie, et une Gavotte de Bach jouée par une jeune violoniste accompagnée par la batterie.

Le travail fut semblable dans Mozart et Dvořák, consistant  d’abord à réussir à jouer « classiquement » le morceau, et ensuite à intégrer un batteur sur un groove hip-hop avec breaks dans une deuxième partie qui s’enchaîne (en réalité la reprise du morceau en entier), et rendre le tout cohérent entre des musiciens peu habitués à jouer entre eux (violon, piano, batterie).

Pour Rameau il a fallu dans un premier temps travailler l’alternance entre le refrain et la première reprise. Ensuite nous avons décidé avec les élèves d’hip-hopiser une partie sur deux. Cela prenait sens avec le batteur qui différenciait les parties baroques (accompagnant avec des rythmes surpointés au tom basse) et les parties hip-hop (radicalisant son jeu de batterie sur des grooves actuels). Mais aussi avec les chanteurs qui chantaient de façon lyrique puis « R’n’bisante » avec les effets de « vibes » et d’improvisation en fin de phrase. Sur cette toile de fond, il a fallu encadrer et faire répéter les danseuses grâce au professeur de danse contemporaine qui avait créé la chorégraphie.

La Gavotte de Bach quant à elle nécessita d’aider la jeune violoniste à jouer avec une batterie ne rompant pas la pulsation, exercice plus délicat qu’il n’y paraît pour une instrumentiste à cordes en premier cycle.


	Violoniste débutante sur une Gavotte de Bach accompagnée à la batterie.

Violoniste débutante sur une Gavotte de Bach accompagnée à la batterie.



Dans le même état d’esprit vint le travail sur la Pavane de Fauré. Pour replacer le contexte, je précise qu’elle a été samplée par un célèbre rappeur des années 90, Xzibit, dans une chanson appelée « Paparazzi ».

Il était amusant de mettre en perspective ces deux mondes, classique et hip-hop, et de recréer en direct un enchaînement cohérent de la Pavane et de « Paparazzi ». Ainsi, le premier travail fut de faire répéter en musique de chambre la flûtiste et la guitariste sur un arrangement classique. Par la suite nous avons structuré par l’apport d’un batteur à la fin de la pièce classique une deuxième partie qui était en réalité « Paparazzi ».

En ajoutant ou en enlevant la flûte (recréant de cette façon un sample acoustique), nous avons pu organiser la forme avec les élèves, à savoir une alternance de couplets et de refrains sur cette deuxième partie. Enfin les deux MCs se sont ajoutés. Comme ils possédaient bien toutes leurs lignes (les paroles de rap), il a suffi de les guider sur la structure. En effet, il est malaisé pour des rappeurs de jouer avec de vrais instruments car ils rappent 99% du temps sur des « instrumentals » (des bandes).

La composition et création de la pièce d’un étudiant en MAO fut à la fois la plus excitante et la plus stressante. Ce fut très enrichissant de guider stylistiquement l’élève compositeur dans la phase préparatoire. Ce fut autrement plus complexe d’aboutir à la vision commune que nous partagions : faire danser danseurs contemporains et danseurs hip-hop en improvisant ensemble mais aussi contre eux-mêmes (esprit de « battle »).

Au terme de « hip-hopisation », je vais maintenant opposer le terme de « classication » si on me le permet. J’ai choisi un grand tube rap des années 1990 rappé par Nas et chanté aux refrains par Lauryn Hill : « If I Ruled the World ».

Je l’ai ensuite adapté pour l’orchestre à vents de fin de premier cycle du conservatoire, engageant en ce sens un travail d’orchestration d’une « instrumental » et en inversant le chemin mené jusque-là dans ce projet. La difficulté fut bien sûr dosée en conséquence, malgré des objets rythmiques d’une relative complexité.

En janvier, les élèves sortaient déjà de plusieurs répétitions avec moi, toujours en présence de la professeure de trompette également en charge des orchestres. Il a fallu réussir à enchaîner le morceau et habituer les instrumentistes aux contraintes que je leur avais imposées : jouer debout, danser la pulsation sur les moments rappés sans instruments pour « occuper » la scène.

S’est adjoint de surcroît l’atelier rock du CRC qui a permis par sa moyenne d’âge plus élevée (15 ans contre 12 pour l’orchestre) de rassurer les enfants tant musicalement que scéniquement. Ce début d’année a donc été plus orienté sur l’adjonction des MCs et sur la nouveauté constituée par le fait d’avoir tant d’instrumentistes sur scène derrière eux.


	« If I Rruled the Word » interprété par de jeunes rappeurs, l’orchestre à ventss de fin de 1er cycle et l’atelier rock du Conservatoire.

« If I Rruled the Word » interprété par de jeunes rappeurs, l’orchestre à ventss de fin de 1er cycle et l’atelier rock du Conservatoire.



La pièce finale fut pensée pour réunir le plus grand nombre de participants, environ une cinquantaine. Au programme l’atelier rock, l’orchestre à vents, l’ensemble de percussions corporelles monté pour l’occasion avec les danseuses contemporaines et des volontaires, les danseurs hip-hop, tous les MCs.

J’ai pensé l’arrangement de façon à ce que tout le monde prenne du plaisir. Il s’agissait d’un enchaînement entre le début rappé par tout le monde de la chanson « The Breaks » de Kurtis Blow enchaîné avec le tube de Grandmaster Flash « The Message ».

Le but était de permettre à l’atelier rock, une fois le morceau lancé, d’être indépendant et autonome (comme un vrai groupe), aux percussions corporelles d’accompagner scéniquement la batterie avec des tours de solo improvisés en utilisant des techniques que je leur avais apprises en trois séances d’une heure, aux rappeurs de réussir à reprendre en main et s’approprier un grand classique de la culture hip-hop, à l’orchestre à vents d’intervenir à chacun de mes signes, comme dans le soundpainting, en respectant les rythmes sur un accord de septième de dominante que je leur avais pré-soufflé par instruments.

L’orchestre intervenait alors pour ponctuer, sans partition et sur mon ordre, des moments précis. La difficulté résidait ici pour les enfants à se détacher de la partition et vivre la musique autrement, chaque signe correspondant à un rythme. J’avais en tout une bibliothèque de 4 signes différents pour 4 rythmes différents allant de la ronde aux croches.


	Pièce finale rassemblant tous les participants au projet.

Pièce finale rassemblant tous les participants au projet.

Analyse et apports du projet

Analyse critique

Je vais maintenant analyser des moments forts captés lors des restitutions : la rencontre classique et hip-hop sur la Pavane/« Paparazzi » de Fauré/Xzibit (7:12 à 11:28), l’intermède entre les deux concerts (11:38 à 12:38), la création sonore et chorégraphique d’un élève du conservatoire (12:38 à 14:45), l’incursion de l’orchestre à vents dans le morceau purement hip-hop de Nas (16:11 à 18:50) et le show final réunissant tout le monde sur scène (20:47 à 25:57).

Sur la Pavane/« Paparazzi » de Fauré/Xzibit (7:12 à 11:28), j’ai assisté progressivement à l’ouverture à la scène des deux musiciennes. Au début des répétitions, j’avais en face de moi davantage un très jeune duo n’ayant jamais joué ensemble qu’un groupe véritablement sensible ayant réussi lors des concerts à toucher les plus endurcis des MCs présents cet après-midi-là. Un vrai moment d’écoute s’est installé à cet instant, et c’est tout naturellement qu’au passage au moment rappé elles se sont placées au second plan dans un mode d’accompagnement. Là encore la magie a opéré entre les rappeurs, le batteur et les deux musiciennes, si bien que je fus tout à fait rassuré d’avoir fait le choix d’enchaîner ces deux pièces, les applaudissements de fin en guise de couronne. Les musiciennes sont ainsi reparties avec une nouvelle conception substituée à une ancienne. En l’occurrence : il est tout-à-fait possible de jouer des musiques modernes et éloignées stylistiquement de son instrument (et vice-versa pour les rappeurs).

L’intermède entre les deux concerts (11:38 à 12:38) fut calculé de ma part. J’avoue bien volontiers que ce parti pris de ne pas enchaîner les deux concerts de restitution exposait les participants au risque de se « disperser » en termes de concentration, etc. Mais je tablais sur ce moment didactique d’échange entre les jeunes, imaginant que cela se ferait naturellement. Ce fut un soulagement de constater que pendant ces deux heures des échanges se nouèrent : les jeunes vers les moins jeunes, les rappeurs essayant des instruments, le batteur se mettant spontanément à jouer un beat pour accompagner un MC, des danseurs dansant simplement pour le plaisir… J’en repars avec l’idée que tout cela aurait manqué au projet si un moment aussi simple de partage autour d’un jus de fruit, en faisant l’effort d’aller vers l’autre, ne s’était pas produit. Ne pas oublier l’aspect humain et laisser se faire naturellement le processus de la démarche vers l’autre, sans aide du professeur, c’est là un aspect absolument essentiel. Les jeunes furent à ce moment leur meilleur professeur dans la découverte d’un monde différent.

La création sonore et chorégraphique d’un élève du conservatoire appelée Hiphopisation en do mineur (12:38 à 14:45) fut une situation plus difficile, quant aux premiers contacts entre danseurs contemporains et danseurs hip-hop. La restitution fut une réussite – la vidéo en atteste – mais que ce fut angoissant ! J’avais demandé aux deux groupes d’improviser ensemble sur cette musique. Nous n’avions qu’une heure avant le concert pour réaliser cette symbiose, car il avait été impossible de réussir à réunir tout le monde avant. Force fut de constater que cela ne marchait absolument pas, les deux groupes improvisant chacun de leur côté. Il a fallu l’arrivée de leurs professeurs respectifs travaillant de concert pour qu’ensuite, à 10 minutes de la fin, les sourires apparaissent, les « chambrages » ne se faisant plus sur le ton de la moquerie mais du respect mutuel : certaines techniques étant irréalisables pour les uns ou pour les autres (ce moment où une danseuse se releva avec la seule force de ses doigts de pieds à 13:59 devant un danseur hip-hop de 1m90 qui en resta coi en feignant de n’avoir rien vu). Il est encore une fois amusant de constater l’effet pyramidal de la résolution de ce problème : d’abord les professeurs travaillants de concert, puis ensuite les élèves. Cette situation ne nous fait-elle pas dire qu’en tant qu’adulte et professeur nous nous posons comme modèle envers nos élèves ?

L’incursion de l’orchestre à vents dans le morceau hip-hop de Nas (16:11 à 18:50) montre à quel point la musique est universelle et n’a pas de limite d’âge (l’âge de la saxophoniste au premier rang étant de 9 ans quand le MC principal en a 24). La didactique du rythme et de la pulsation fut pour moi essentielle sur ce morceau, prétexte à un travail de fond avec l’orchestre à vents. Je constate sur la vidéo que ce travail ne fut pas vain, mais en même temps bien loin d’être parfait à en juger par les décalages de pose de pieds entre tous les participants. Artistiquement parlant, on assiste aussi à une appropriation de la notion de groove (allant de pair avec la pulsation), qui s’installe chez les musiciens : hochements de têtes, prise de conscience du besoin de transmettre physiquement la pulsation.

Réalisation finale (20:47 à 25:57)

En vivant de tels moments, on se rend compte de la chance qu’on a de faire ce métier. Tous les participants ont été à la hauteur, malgré un léger relâchement sur le second concert. Mon avis est que beaucoup ne se sont rendus compte de ce qu’ils pouvaient réaliser que quand ils se sont retrouvés sur scène à la générale, voire pour certains au concert, quand ils ont vu le public devant eux et compris qu’ils ne pouvaient plus se cacher. Toute cette force, cette alchimie entre toutes les parties prenantes a explosé lors de ce dernier morceau pour un moment qui restera pour moi inoubliable.

Bénéfices personnels

Ce projet a été le fruit d’un travail très intense, mais m’a permis in fine de faire un retour sur ma propre façon d’aborder la pédagogie. Il m’est apparu ainsi que d’improviser dans l’enseignement relève de l’amateurisme, même s’il peut être parfois éclairé. En ce sens, si je n’avais pas didactisé en amont des répétitions avec les petits groupes que je ne connaissais pas encore, je serais, et je l’avoue bien volontiers, entré dans un mur. Je pense d’ailleurs après coup que j’aurais pu porter ce travail d’anticipation bien plus loin pour mieux aider mes élèves.
Du point de vue pédagogique, j’ai appris à faire confiance à l’élève. Après des répétitions de qualité moyenne, je suis parvenu à garder un message positif auprès des jeunes et à ne pas les accabler dans le seul but de les culpabiliser. Difficile équilibre à trouver lorsque, bien qu’étant pétri de bienveillance, il s’agit de tout de même de rester rigoureux et de faire passer un message clair et concis sur les bienfaits d’un travail régulier en dehors des répétitions. Plus que tout, le fait qu’en fin de compte les élèves se sont construits d’eux-mêmes m’ont conforté dans l’idée que le professorat nécessite calme, rigueur et anticipation.

Conclusion

L’enseignement essentiel que je tirerais de ce projet est la nécessité, dorénavant, de proposer visions et projets à mes élèves. Cela indique une direction à tout le monde, fait avancer, travailler avec toujours à portée de main un objectif concret. C’est ce que nous faisons dans la vie de tous les jours et il est étrange que la transposition vers notre métier ne se fasse malheureusement pas automatiquement, que la didactisation ne soit qu’une vague notion. En tout cas, je constate que la pédagogie de projet ne m’est plus un obscur concept, et je serai très content de l’explorer plus profondément à l’avenir.

Par ces concerts, nous avons aussi montré que la musique collective en premier cycle peut être de qualité, et est tout autant nécessaire qu’aux autres niveaux. Ma pensée va au cours de musique de chambre que nous ne donnons pas le plus souvent, dans nos conservatoires, avant le cycle 2 voire dans de rares cas en cycle 3. C’est un enjeu crucial de développer des projets à même de porter cette idée que plus tôt l’on forme l’enfant à jouer en groupe de son instrument (avec un vrai travail en amont), plus tôt un pas vers l’autonomie et le plaisir de jouer est engagé. Tout cela servira également à justifier et réclamer une vraie structuration des cours de musique de chambre en cycle 1, toute l’année, au sein de nos conservatoires.

Enfin, les objectifs fixés au départ ont été atteints, que ce soit dans le respect de l’autre, de son monde culturel et social, que ce soit dans la qualité des spectacles finals, de prouver et de se prouver que l’on peut faire du hip-hop avec un violon ou un orchestre ou rapper sur des pièces classiques, de faire dialoguer le monde associatif et le monde de l’enseignement artistique spécialisé, de faire sauter le manichéisme stylistique.
 
À l’heure actuelle, je ne vois que de superbes perspectives futures pour ce projet tout jeune. Je suis bien décidé à le mener au bout de ce que je pense pouvoir en faire. Il y aura de façon actée par le directeur un volume 2 à Saint-Ouen l’an prochain, avec plus de moyens, plus de libertés et encore plus d’envies. Avec les responsables de l’association « 1, 2, 3… Rap ! », nous allons encore plus loin en développant un projet pédagogique plus global pour faire entrer cette idée de jonction des deux mondes du conservatoire et de la rue dans des lieux plus ambitieux. Le travail est un work in progress mais il ne s’arrêtera pas là. Le conservatoire doit en définitive s’ouvrir au tissu associatif de son territoire, car son retour sur investissement n’en sera que plus grand.

Bibliographie

 Vidéographie :

« Paparazzi » de Xzibit :

lien Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=g5xJBKVGTGs

 

« If I Ruled The World » de NAS feat Lauryn Hill :

lien Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=-8dyp89uWxA

 

« The breaks » de Kurtis Blow :

lien Youtube :  https://www.youtube.com/watch?v=5ZDUEilS5M4

 

« The Message » de Grandmaster Flash :

lien Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=gYMkEMCHtJ4

Pour citer ce document

Benjamin Soistier, «Classic meets hip-hop, ou quand le hip-hop rencontre le classique», La Revue du Conservatoire [En ligne], La revue du Conservatoire, Le quatrième numéro, Dossier Individuel / Collectif, mis à jour le : 16/06/2021, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=1321.

Quelques mots à propos de :  Benjamin Soistier

Benjamin Soistier commence très jeune ses études musicales par la pratique du tambour d’ordonnance français dans le giron de la musique traditionnelle. Récompensé en 2007 par un premier prix d’excellence, plus haute distinction nationale dans cet instrument, il s’oriente vers la percussion contemporaine et la batterie. Après des études aux conservatoires de Rennes et Boulogne-Billancourt où il obtiendra plusieurs prix dont un diplôme d’État, une licence de musicologie et une licence d’interprète, il est accueilli au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) dans la formation à la pédagogie instrumentale.
Benjamin Soistier, soucieux de la problématique de la spécialisation sous toutes ses formes dans l’enseignement instrumental, prône un enseignement se voulant le plus large possible : d’un point de vue stylistique (musique contemporaine, hip-hop, danse, musique classique, musique traditionnelle) mais aussi social (cours particuliers, associations, conservatoires à rayonnement communal et départemental, stages) et géographique (Paris intra et extra-muros). Son projet « Classic Meets Hip-Hop » en est le reflet à tout point de vue, ainsi que le socle d’une réflexion personnelle profonde.
Benjamin Soistier poursuit sa carrière de musicien professionnel à travers le monde : États-Unis, Australie, Europe, France, etc., avec notamment son ensemble de musique d’aujourd’hui soundinitiative dont il est un des membres fondateurs, mais aussi ses projets solo mêlant électro et langage contemporain ainsi que grâce à la batterie hip-hop acoustique dont il est un défricheur.
Que ce soit en tant que musicien, compositeur, improvisateur ou pédagogue, Benjamin Soistier place l’idée de décloisonnement, de mélange, au cœur de sa démarche artistique.
www.benjaminsoistier.com
www.soundinitiative.fr