L’étude instrumentale ou quand le travail devient œuvre
- Résumé
- Abstract
Au XIXe siècle et dans le courant du XXe siècle, des milliers d’études instrumentales sont publiées. Qu’elles soient destinées aux amateurs ou aux virtuoses confirmés, toutes partagent un même souci de rationalisation des difficultés instrumentales par leur division en petites unités répétées dans tous les tons. À partir d’un corpus de pièces peu connues (signées Henri Rosellen, Carl Czerny, Isidor Philipp ou Charles de Bériot), cet article montre que l’étude ne peut être réduite à sa dimension générique. Pour comprendre sa raison d’être, il faut, en effet, s’intéresser autant à l’engouement des sociétés européennes pour le travail gymnastique qu’à l’organisation du temps de l’exercice par les pédagogues. Dispositif disciplinaire par excellence, l’étude sort dès le milieu du XIXe siècle du cabinet de travail des musiciens pour se propager dans les salles de concert. Elle nourrira alors la fascination du public pour le spectacle de la transcendance.
Plan
Texte intégral
Introduction
Les études instrumentales ont mauvaise réputation chez les historiens de la musique qui les ont rarement jugées dignes de l’analyse ou du commentaire esthétique. Sans doute parce que ces parties obscures de la littérature didactique renvoient à la trivialité du travail corporel et aux heures sans gloire où la transpiration l’emporte sur l’inspiration. Les historiens n’ont eu d’indulgence que pour une dizaine de partitions signées par des célébrités artistiques qui seules auraient eu la capacité de rendre intéressants de vulgaires exercices d’assouplissement1.
L’étude est pourtant un objet considérable depuis deux siècles : comme phénomène éditorial, comme outil essentiel de l’apprentissage ou encore comme principe compositionnel. Pour explorer ce continent largement englouti, nous nous en tiendrons ici au corpus déjà immense de la production des maisons d’édition musicales parisiennes que nous utiliserons pour analyser les pratiques françaises de l’étude depuis la fondation du Conservatoire de Paris en 1795 jusqu’au milieu du xxe siècle.
L’étude est étroitement liée à une notion qui, elle, a fait couler beaucoup d’encre : celle de virtuosité2. Cette dernière recouvre la maîtrise exceptionnelle de ses moyens physiques par un instrumentiste ou un chanteur. Le phénomène est ancien3 mais il connaît un développement prodigieux tout au long du xixe siècle. Il n’est alors pas un amateur qui ne rêve de la gloire promise aux athlètes du clavier ou du gosier. Il n’est pas une école de musique qui n’ait adopté pour ses classes l’exigence de dépassement de soi par un exercice acharné. La fortune de l’étude instrumentale a été portée par cet engouement pour le développement des capacités physiques des artistes.
Ajoutons que l’effort demandé aux musiciens ne peut se réduire à un labeur prosaïque. Les interminables heures consacrées à l’étude visent aussi une forme d’amélioration éthique – la parenté du mot virtuose avec le terme latin virtu puis avec le vertueux de l’ancien français a été maintes fois soulignée4 – affectant aussi bien les corps que les comportements. L’étude instrumentale est donc à la fois un système compositionnel, un objet pédagogique, un produit éditorial et un projet d’édification aux fortes résonances morales. Nous nous efforcerons d’en tenir compte à chaque instant de notre analyse.
Il faut dire enfin quelques mots de la place importante donnée à la musique de piano dans les pages qui suivent. Celle-ci s’explique par la place éminente, pour ne pas dire envahissante, que l’instrument a longtemps occupée5. L’acquisition de ce meuble musical est, dès les premières décennies du xixe siècle, un incontestable marqueur social. Parmi les amateurs, l’apprentissage du clavier est de loin préféré à celui de tout autre instrument. Les éditeurs de musique consacrent l’essentiel de leurs moyens à la production de partitions destinées au piano sous toutes ses formes (comme soliste, comme accompagnateur, comme outil de réduction de la musique théâtrale ou symphonique, etc.). Partant, les études pour clavier constituent l’écrasante majorité des pièces didactiques publiées au cours des deux derniers siècles. Nous n’avons pas tenté de lutter contre cette évidence.
Qu’est-ce qu’une étude ?
Une étude est d’abord un objet musical qui n’a pas toujours existé. Dans les siècles ayant précédé son émergence, le travail instrumental n’a jamais été isolé au point d’engendrer une littérature spécifique.
Ouvrons un catalogue d’éditeur en activité dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Les ouvrages pédagogiques y sont rangés dans des rubriques intitulées : « méthodes » ou « principes »6. Mais nul n’édite séparément des études, des exercices ou des leçons. Les maîtres de musique puisaient la matière nécessaire à leur enseignement ou bien dans la littérature courante de sonates, danses ou ariettes arrangés pour instruments, ou bien dans les ouvrages pédagogiques. Ces derniers ne comportaient d’ailleurs pas vraiment d’études ou d’exercices qui ressembleraient à ce que nous avons pris l’habitude de désigner par ces mots.
C’est le cas, parmi d’innombrables ouvrages, des Principes de la clarinette Suivis de Pas redoublés et de Marches Les Plus à la Mode arrangés Par Mr Abraham (1782)7. Dès la page 15, les leçons notées (d’une dizaine de mesures) sont accompagnées d’une deuxième voix destinée à être exécutée par le professeur. Preuve que le pédagogue a moins conçu d’ingrates pièces pour un entraînement solitaire que de véritables petits morceaux de musique que le maître modulera selon les capacités de l’élève : « Toutes les leçons n’ont point de Mouvement déterminé il s’agit de les jouer tantôt Adagio, Andante, Allegro et Presto selon l’agilité des doigts mais toujours commencer par Adagio8. » Ce n’est donc pas à l’impétrant de forcer ses facultés pour exécuter sans fautes toutes les difficultés d’un exercice noté mais à la musique de s’ajuster aux compétences hésitantes du novice.
Dès la page 19, c’est-à-dire passé le premier tiers de la méthode, les chapitres thématiques sur les coups de langue, sur le port de voix ou encore sur le martellement laissent la place à des airs ou à des timbres arrangés pour deux clarinettes (« De la Rose fraîche et vermeille » tiré de L’Embarras des Richesses, l’air Malbrouk, etc.). Ces pièces très courtes ne dépassant pas une trentaine de mesures sont bientôt suivies de morceaux inédits plus longs et plus difficiles (pages 24 à 37).
La méthode d’Abraham ne contient donc aucune enfilade d’exercices arides. Dès les premiers moments de l’apprentissage, l’élève clarinettiste est confronté à des mélodies connues ou inédites qui sont simplifiées par rapport aux ornements et aux passages9 qu’un instrumentiste confirmé pourrait y ajouter mais qui demeurent avant tout des morceaux de musique.
Dès le premier tiers du XIXe siècle, les pédagogues remplaceront les airs connus par des pièces de musique fabriquées spécialement pour l’exercice. L’étude n’est alors plus seulement l’activité nécessaire à la formation d’un instrumentiste, mais une espèce de composition musicale dont le Dictionnaire de musique moderne de Castil-Blaze (1821) donne une définition particulièrement claire :
Études, s. f. plur. Sortes de compositions dont le thême est un passage difficile, calqué sur une manière de doigter particulière et scabreuse. On essaye ce passage dans un grand nombre de modulations, sur toutes les positions de l’instrument, et en lui donnant les développements dont il est susceptible. Les études n’étant destinées qu’au travail de cabinet, et à familiariser l’élève avec les difficultés de tous les genres qu’il rencontrera ensuite dans les sonates et les concertos des maîtres fameux, on ne s’attache nullement à les rendre agréables à l’oreille. Les études ont beaucoup de ressemblance avec les exercices : ce qui les distingue néanmoins, c’est que ceux-ci se rapportent également aux voix et aux instrumens, et que les études ne concernent que le jeu des instrumens. On remarque aussi dans les études une facture plus régulière que celle des exercices, qui sont purement élémentaires.
Les études de Fiorillo, de Kreutzer, pour le violon ; celles de Cramer, de Kalkbrenner, pour le piano, sont fort estimées10.
À l’origine de toute étude, il y a non pas l’inspiration mélodique d’un compositeur mais une difficulté mécanique à dépasser. La pièce sera par conséquent engendrée pour organiser la répétition d’une formule dans le temps nécessaire à son assimilation et en fonction des contraintes de l’instrument plus que pour satisfaire l’oreille. Au principe de l’étude : le mécanisme digital ou plus exactement les limites du corps du musicien.
En parlant de « sortes de compositions », Castil-Blaze laisse entendre que ces morceaux insolites pourraient constituer un véritable genre. Adopter cette conception serait limiter notre propos et d’ailleurs restreindre aussi la définition de 1821. Certes, les milliers d’études composées depuis le début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui forment un corpus textuel cohérent mais Castil-Blaze évoque aussi le cadre dans lequel ces pièces musicales sont utilisées (le cabinet de travail) ainsi que l’importance de l’instrument qui leur a donné forme. Elles constituent par conséquent un dispositif didactique, c’est-à-dire un ensemble de contraintes matérielles et intellectuelles organisées afin de permettre l’incorporation pérenne de gestes musicaux, et pas seulement un genre.
Au cours de cet article, le terme étude désignera les compositions musicales plus ou moins brèves destinées au travail domestique de l’instrument (il existe peu d’études vocales) et n’ayant pas vocation à être exécutées publiquement – même si l’on verra qu’une espèce particulière d’étude a pu exister au concert. L’étude ne se confond pas avec les exercices, autres pièces à usage privé prenant la forme de formules notées de quelques mesures ne pouvant prétendre constituer un véritable morceau composé.
Des corps au travail
Le dispositif d’assimilation du geste qu’est l’étude instrumentale repose sur deux phénomènes historiquement situés : une conception particulière du corps du musicien et une certaine idée du travail artistique.
La manière dont le corps a été civilisé depuis la Renaissance a fait l’objet d’un très grand nombre d’études11. Les historiens ont montré que les règles de la bienséance ont profondément affecté jusqu’aux actes les plus infimes de la vie quotidienne12. Les pratiques artistiques ne sont pas demeurées à l’écart de ce mouvement de fond. Dans un avant-propos demeuré célèbre, François Couperin écrivait en 1716 à propos de l’apprentissage du clavecin que « comme la bonne grace y est necessaire il faut commencer par la position du corps13. » La manière de se tenir au clavier est donc autant déterminée par les nécessités techniques du jeu que par les exigences du paraître social.
Lorsque Couperin multipliait les interdits, il fournissait aussi les astuces pour corriger les défauts les plus courants : « à l’égard des grimaces du visage on peut s’en coriger soy-même en mèttant un miroir sur le pupittre de l’épinette, ou du clavecin14 » ; ou encore : « Il est mieux, et plus séant de ne point marquer la mesure de la Teste, du corps, ny des pieds. Il faut avoir un air aisé a son clavecin : sans fixer trop la vüe sur quelsque objet, ny l’avoir trop vague : enfin regarder la compagnie, s’il s’en trouve, comme sy on n’étoit point occupé d’ailleurs. Cet avis n’est que pour ceux qui joüent sans le secours de leurs livres15. »
Le soin apporté à la présentation de soi et à la police des relations entre commensaux s’étendra bientôt des milieux aristocratiques à d’autres classes sociales. Au tournant du XIXe siècle, ce modèle déjà ancien de civilité sera concurrencé par une discipline essentiellement pratiquée en milieu militaire et scolaire : la gymnastique16. Cette autre manière de façonner les corps place au premier plan l’efficacité technique. Le modèle antique est ici moins prégnant que le projet inédit de discipliner avec le concours de la science de vastes groupes humains17. L’entreprise largement soutenue par l’État culmine dans les évolutions millimétrées des sociétés de gymnastique dont certaines prennent la forme de véritables spectacles18.
Grâce à son adoption dans les programmes scolaires, la gymnastique touche jusqu’aux classes populaires. La loi rendant son enseignement obligatoire dans les écoles publiques (27 janvier 1880) décrit assez précisément ce que les écoles normales devront apprendre aux futurs maîtres : station régulière du corps, alignements, mouvements de la tête, du tronc, des bras et des jambes, mouvements combinés, courses, sauts, équilibres, natation, divers exercices avec instruments (haltères, bâtons, massues, perches), exercices aux agrès (échelle de corde, corde à nœuds, corde lisse, échelle de bois, poutre, barres à suspension ou parallèles, anneaux, trapèze), exercices militaires (mouvements en ordre dispersé, déploiement ou marches), etc.19
La musique est impliquée de deux manières dans la révolution gymnastique. Associés aux exercices physiques, des chants ont souvent scandé l’évolution des phalanges d’athlètes.
Napoléon-Alexandre Laisné, Traité élémentaire de gymnastique classique avec chants notés à l’usage des enfants des deux sexes. Ouvrage destiné à toutes les Maisons d’Éducation, ainsi qu’aux Mères de Famille par M. Laisné, Chevalier de l’ordre de Danebrog, Officier d’Académie, Professeur de gymnastique, massages et frictions appliqués à la médecine, Chargé, conjointement avec M. le colonel d’Argy, de la fondation de l’École Normale de Gymnastique militaire de Joinville, Fondateur et directeur de la gymnastique dans les hôpitaux, Directeur des gymnases de l’École polytechnique, du lycée Descartes, etc., etc. 2ème édition, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1872 [1867 pour la 1re éd.], p. 39.
Les principes de la gymnastique sont aussi présents au sein même du monde musical comme outil d’amélioration des capacités physiques (rappelons que le terme gymnastique recouvrait « l’art, l’action d’exercer le corps pour le fortifier20 »). Quantité d’ouvrages promettent, en effet, aux musiciens amateurs les bienfaits d’une éducation corporelle réfléchie par des spécialistes du mouvement musculaire :
Gymnastiques musicales (1843-1924)
Henri Bertini, La Gymnastique des doigts. Préparation à l’étude du piano, Paris, Schonenberger, [1843].
Auguste Debay, Hygiène de la voix et gymnastique des organes vocaux, Paris, Moquet, 1852.
Alfred Quidant, Gymnastique du pianiste. Exercice journalier, Paris, Colombier, [1858].
Léon Kreutzer, La Gymnastique du piano. 6 études par Léon Kreutzer, Paris, E. Gérard et Cie, [1860].
Émile-Victor Duclaud, La Gymnastique appliquée à l’étude du piano et de tous les instruments de musique. Méthode du gymnase des doigts perfectionné par Émile-Victor Duclaud, Draguignan, Imprimerie de P. Garcin, 1864.
Maurice Germa, De l’éducation musicale préventive pendant la première et la seconde enfance (gymnastique de l’ouïe et de la voix), Paris, [s. n.], 1864.
Paul Barbot, Réveil-matin, gymnastique journalière et récréative, Paris, Léon Langlois, [1868-1907].
Auguste Tolbecque, Gymnastique du violoncelliste contenant cent exercices... Suivis de 10 grandes études, Paris, Émile Chatot, [1875].
Hubert Léonard, École Léonard pour le violon, Paris, Richault et Cie, [1877] – un des fascicules est intitulé : « Petite gymnastique du jeune violoniste op. 40 ».
Charles Neustedt, Cours de piano progressif,Paris, L. Gregh, [1877] – fascicule 2 : « Exercice gymnastique ».
Émile Artaud, Gymnastique des gammes dans toutes les tonalités majeures et mineures des deux espèces pour piano, Paris, Alphonse Leduc, [1878].
Alfred Giraudet, Gymnastique vocale, exercices pour le développement, l’homogénéité et la souplesse de la voix, Paris, V. Durdilly, [1891].
ÉmileLévêque, Étude gymnastique pour violon seul sur le 1er prélude de J. S. Bach, Paris, Richault et Cie, [1892].
Luis Alonso, Le Virtuose moderne, technique et gymnastique nouvelles pour arriver à la plus grande virtuosité sur le violon. Méthode spéciale pour l’archet, pour le 4e, 3e, 2e et 1er doigts de la main gauche, avec une suite de préludes, allegros, cadences et variations, par Luis Alonso, Paris, G. Nicosias, [1895].
Charles-Wilfrid Bériot, Gymnastique harmonique et lecture au piano, Paris, L. Rouhier, [1899].
Alberto Bachmann, Gymnastique à l’usage des violonistes pour le développement de la force de la main gauche par Alberto Bachmann, précédée d’une étude anatomique de la main gauche par Philippe Lacroix, Paris, Fischbacher, 1914.
Armand Parent, Gymnastique du violon, Paris, B. Roudanez, 1916.
L. Déjean, Les Gammes élémentaires du jeune violoniste, précédées d’une petite gymnastique journalière, Bordeaux, L. Déjean, 1924.
La mention du mot « gymnastique » dans le titre de tant de méthodes n’est pas qu’un effet de mode. Les études et les exercices instrumentaux modernes sont directement inspirés des procédés inventés par les gymnastes modernes. Avec leurs mouvements obligés et répétitifs, avec leur obsession de la décomposition analytique du geste, les morceaux d’entraînement soumettent entièrement l’apprenti musicien à un ordre dont le sens lui échappe.
L’idée que le corps est une machine à entraîner n’est pas une simple image. Dans les années 1830-1850, beaucoup de musiciens tentent d’en faire une réalité tangible en inventant et en commercialisant nombre d’instruments mécaniques essentiellement destinés à l’extension des doigts21. C’est aussi parce que la machinisation est admise par le plus grand nombre que les musiciens sont prêts à renoncer au plaisir musical pendant leur entraînement sous prétexte de gagner en efficacité technique. L’étude instrumentale n’est donc pas un simple morceau de musique : elle est aussi une machine à discipliner les corps dans le temps.
Le temps de l’étude
La fascination pour la gymnastique et les prothèses de toutes sortes s’accompagne d’une nouvelle manière de concevoir l’organisation du travail instrumental. Le temps de l’étude fait désormais l’objet d’une réflexion systématique des pédagogues que ce soit dans le cadre des écoles de musique, des leçons particulières ou des méthodes imprimées.
La division du travail scolaire en classes dont l’activité est sévèrement contrôlée par des règlements et évidemment par les professeurs eux-mêmes est l’une des principales caractéristiques de l’organisation de l’apprentissage de la musique par les conservatoires de musique modernes22. L’organisation stricte du labeur est un enjeu majeur y compris dans les petites écoles privées qui se multiplient dès le premier tiers du XIXe siècle. Pour les leçons qu’il propose au public dès 1843, le pianiste Henri Rosellen (1811-1876), pur produit du Conservatoire de Paris, pratique la division du travail pédagogique :
M. Henri Rosellen ouvrira un Cours d’enseignement individuel de piano pour les jeunes personnes, le 1er novembre. Ces cours auront lieu deux fois par semaine. Chaque classe durera deux heures et ne sera composée que de quatre élèves. Chaque élève recevra donc une demi-heure de leçon particulière et profitera, de plus, des trois leçons données aux autres. M. Henri Rosellen fera travailler la musique des grands maîtres anciens et modernes. Des leçons d’accompagnement auront lieu une fois par semaine. Ce cours spécial est confié au talent de M. Émile Rignault. Ces leçons d’accompagnement dureront également deux heures pour quatre élèves. Ces cours commenceront le 1er novembre et finiront le 31 juillet. Ils auront lieu le mardi et le vendredi de chaque semaine. Le prix pour les cours de piano est de 32 francs par mois, et celui d’accompagnement de 15 francs par mois payables d’avance. S’adresser à M. Henri Rosellen, rue de Provence, no 1623.
Le souci de régenter le temps de l’instruction se rencontre aussi chez les maîtres particuliers. Bien plus nombreux que les enseignants des conservatoires, ces derniers sont toutefois moins bien connus en raison de la difficulté à retrouver des traces de leurs activités. Les notes prises par Caroline Boissier au cours des leçons données par Franz Liszt à sa fille pendant l’hiver 1831-1832 sont un document exceptionnel – et souvent cité – qui lève une partie du voile sur l’enseignement privé de la musique.
La jeune Valérie passe deux heures par semaine avec Liszt. En dehors de ces moments de dialogue direct avec le maître, la pianiste doit travailler toute seule, en plus de ses morceaux, les exercices de Bertini que Liszt lui a indiqués24. En outre, le virtuose exige régulièrement de son élève qu’elle pioche (comme on disait alors) tous les jours pendant deux heures des gammes d’octaves piquées, des accords frappés redoublés sur la même note, des octaves arpégées en gammes25. À partir de la quinzième leçon, le maître semble avoir augmenté ses exigences : « il a appuyé fortement sur l’urgence de plier et d’assouplir les doigts dans tous les sens en faisant au moins trois heures par jour des exercices multiples, gammes diverses, en octaves, en tierces, des arpèges sous toutes leurs formes, des trilles, des accords, enfin tout ce que l’on peut faire26. »
Si l’on en croit les notes de Caroline Boissier, le virtuose emploie le mot gymnastique pour désigner l’entraînement intensif auquel il soumet sa jeune élève27. Cette dernière est encouragée à fabriquer elle-même ses exercices selon les principes de l’analyse rationnelle de la difficulté : « Il veut que lorsqu’on trouve dans un passage – quelques mesures qui résistent – non seulement on l’étudie des heures de suite, mais qu’on examine à quelle classe il appartient et qu’on l’étudie dans tous les tons28. »
Dernier cas de figure : la leçon par procuration donnée dans une méthode imprimée. Cette fois, les exemples ne manquent pas. Au seuil de sa méthode de piano (1849), Henri Rosellen indique la manière d’organiser le temps de l’étude :
Voici du reste la meilleure disposition de l’étude : Pour les jeunes enfants au dessous de dix ans, on ne doit exiger que deux heures d’étude par jour (à moins d’une aptitude exceptionnelle). La 1ère heure servira à l’étude des exercices, des gammes, en un mot du mécanisme. La 2de à l’étude des leçons de la méthode ou de petits morceaux bien choisis. On fera bien de mettre un intervalle convenable entre ces deux heures de travail.
Au-dessus de dix ans on doit travailler trois heures par jour. Une heure sera consacrée à l’étude des exercices, des gammes, des arpèges, une heure ½ à travailler des études et un morceau nouveau, enfin une ½ heure à la revue des morceaux déjà sus, afin d’avoir toujours dans les doigts quelque chose à jouer dans le monde toutes les fois que l’occasion s’en présentera : ces occasions il faut plutôt les rechercher que les éviter, afin de vaincre de bonne heure une certaine émotion qu’on éprouve en pareil cas et qui souvent ne fait qu’augmenter avec le nombre des années29.
Pour les pianistes confirmés, Rosellen suggère d’ajouter une heure d’étude supplémentaire par jour pour déchiffrer de la musique et conclut :« Les élèves croyent généralement que l’étude des exercices et des gammes est celle des commençants, et qu’après l’avoir faite quelque temps il convient de la laisser tout-à-fait de côté ; c’est là une erreur des plus graves30 ! » Le virtuose, en effet, est condamné à la répétition à perpétuité, seule manière d’espérer briser la résistance musculaire31.
Dans sa méthode, le même Rosellen avait formulé très précisément le projet de l’étude pianistique au milieu du siècle. L’ouvrage reposait sur une analyse anatomique s’appuyant sur une planche montrant une main écorchée. De la constitution physique de la main, Rosellen avait déduit l’inégalité naturelle de la force des doigts32 et le principal problème à dépasser pendant les séances de travail au clavier :
Dans l’intérieur de la main (la région palmaire) chaque doigt est pourvu de deux tendons fléchisseurs ainsi nommés parce qu’ils sont destinés à les faire fléchir, mais on ne découvre rien qui puisse s’opposer d’une manière assez sensible à l’indépendance des doigts.
La difficulté d’acquérir cette indépendance est donc entièrement dans la résistance des expansions aponévrotiques, c’est pourquoi certains chirurgiens pensent qu’une opération sous-cutanée faite sur ces expansions donnerait une parfaite indépendance à chaque doigt ; mais avant que l’expérience ait confirmé cette idée il faut se résigner à travailler des exercices combinés de manière à opérer une dilatation, assouplissement des expansions, B, C, telle, qu’elles n’offrent aucune résistance à l’entière liberté de mouvement des trois derniers doigts.
L’étude doit donc avoir pour principal but l’indépendance des doigts. Pour y parvenir il faut travailler longtemps chaque exercice, lentement en commençant et en levant les doigts les uns après les autres à la même hauteur, plus ils pourront s’élever plus ils attaqueront avec force. Il faut faire aussi beaucoup de gammes et d’arpèges pour exercer et égaliser le passage du pouce qui est une des grandes difficultés de l’exécution surtout dans un mouvement vif et combiné avec le 4ème doigt. Dans tous les cas les bras devront toujours rester parfaitement immobiles33.
L’analyse du déséquilibre anatomique de la main est alors partagée par la majorité des pianistes. Elle est transposable à tous les instruments, tous les virtuoses s’escrimant à identifier les points faibles de l’organisme humain qui peuvent entraver la parfaite égalité du jeu comme dans la Gymnastique à l’usage des violonistes pour le développement de la force de la main gauche par Alberto Bachmann précédée d’une étude anatomique de la main gauche par Philippe Lacroix(1914)34. Faute de pouvoir corriger une fois pour toutes les dysfonctionnements physiologiques (en l’occurrence l’inégalité de la force de chaque doigt), les pédagogues tentent d’imposer la régularité du dressage corporel.
Ainsi, la volonté de discipliner le temps du travail dépasse la fixation des grandes lignes de la semaine de l’apprenti pour s’instiller dans le matériau musical lui-même et jusqu’à chaque minute de l’étude. À cette échelle d’action, le format ramassé de l’exercice s’avère mieux adapté. Ouvrons l’Exercice journalier pour atteindre et conserver le plus haut degré de perfection sur le piano, consistant en 40 études, avec des répétitions prescrites, op. 337 de Carl Czerny (1844). L’ouvrage se présente comme un réservoir de minuscules devoirs quotidiens : des formules de une à six mesures à répéter inlassablement dans un ordre que l’utilisateur peut recomposer chaque jour, comme le suggère l’auteur dans sa préface. Sa liberté s’arrête cependant là. Le temps du travail domestique, mécanisé par l’usage du métronome, échappe totalement au musicien et le moment du repos lui-même semble sempiternellement refusé au pianiste prisonnier dans l’enfer des barres de reprise.
Dans l’exemplaire reproduit ici35, les annotations vont dans le sens de la prescription comminatoire du pédagogue auteur de l’ouvrage (Czerny a écrit en tête de l’exercice no 5 : « Il faut jouer 20 fois de suite chaque reprise »).
Un professeur de piano non identifié a redoublé les indications imprimées en indiquant au crayon le minutage de l’exercice ainsi que le nombre de fois où celui-ci doit être travaillé chaque jour.
La rationalisation du temps pédagogique dont témoigne le recueil d’exercices de Czerny est à mille lieues des pratiques anciennes où le professeur se faisait gloire de s’adapter au rythme d’acquisition de son élève en composant des morceaux sur mesure leçon après leçon. Le nouveau principe consiste à sculpter le corps du pianiste en utilisant la partition comme un moule appliqué à heures fixes36.
Czerny est loin d’être le seul à avoir pensé scrupuleusement son matériau musical en fonction du déploiement dans le temps de l’exercice gymnastique. Tout au long du siècle, une foule d’autres enseignants penseront le travail musical comme une discipline quotidienne :
Exercices journaliers (1840-1958)
Henri Bertini, La Semaine du pianiste. Étude journalière de la gamme dans tous les tons majeurs et mineurs, Paris, Schonenberger, [1840].
Louis Kramer, Le Réveil du pianiste. Études pour le piano pendant la semaine, un exercice pour chaque jour. Op : 28, Paris, Sehaan, [1852].
Paul Barbot, éd., L’École des grands maîtres du clavecin et du piano. Exercice journalier de mécanisme op. 119, Paris, L. Langlois, [1877].
Henri Nuyens, Répertoire journalier du pianiste, gammes majeures et mineures, Paris, Henri Nuyens & Cie, [1885].
E.-M. Lair, La Semaine récréative du jeune pianiste. Morceaux caractéristiques pour le piano, Paris, J. Iochem, [1888].
Isidor Philipp, Exercice technique quotidien, Paris, Heugel, 1906.
Marcel Herwegh, Le Pupitre du violoniste musicien. Conseils et plan d’entraînement journalier conforme aux exigences de la musicalité moderne, Paris, Librairie Hachette, 1925.
Édouard Pestel, Gammes et arpèges, pour le violon. Gammes simples et arpèges à 2 et 3 octaves. Gammes en tierces, en sixtes, en octaves et en dixièmes. Rythmes et coups d’archet variés pour le travail journalier des gammes, Paris, L. Philippo, 1925.
Daniel Raoul, Le Travail journalier des gammes et des arpèges. Enseignement rationnel moderne du violon. Ouvrage pratique, progressif, clair, complet, Paris, Émile Gallet et fils, 1927.
Francis Bodet, Exercices journaliers pour trompette, cornet à pistons et tous instruments de cuivre à 3 pistons lisant en clé de sol, Genève, F. Bodet, 1928.
Marie Panthès, La Semaine du pianiste. Recueil des exercices quotidiens de Marie Panthès, Paris, Alphonse Leduc, 1932.
Suzanne Joachim-Chaigneau, Aperçus modernes sur l’art d’étudier suivis des 20 exercices quotidiens essentiels à l’entretien et au développement de la technique du violon par S. Joachim-Chaigneau. Avant-propos par Fritz Kreisler et Lucien Capet, Paris, Max Eschig, 1936.
Jacques Dupont et Yves de La Casinière, 25 minutes de travail pianistique journalier au moyen du nouveau déliateur, de la progression et du disque, Paris, A. Zurfluh, 1958.
La composition des études
Qu’elle soit écrite pour un débutant ou destinée à un pianiste de haute volée, l’étude est toujours composée de la même manière, comme on va le constater en examinant quelques pièces du plus grand fournisseur de littérature didactique de la première moitié du XIXe siècle : Carl Czerny. Le pianiste a aujourd’hui mauvaise réputation pour avoir passé sa vie à donner des leçons (jusqu’à douze heures par jour) et publié inlassablement d’ingrats exercices – il vient d’en être question. C’est oublier un peu vite que ce pédagogue précoce dont on dit qu’il commença à enseigner dès l’âge de 14 ans eut Liszt pour élève, qu’il fut le collaborateur préféré de Beethoven et que son intarissable production (près de 1000 numéros d’opus) ne compte pas que des pièces didactiques.
Parmi le gigantesque catalogue, nous prendrons trois exemples.
Czerny a conçu sur le tard une sorte de préface à sa célèbre École de la virtuosité37 : une école préparatoire (Vorschule zur Schule der Geläufigkeit,op. 84938) d’un degré de difficulté inférieur. La première étude (qui ressemble à la plupart des pièces placées au seuil des méthodes de piano à la même époque) consiste à faire travailler le mécanisme des doigts de la main droite dans une position stable : inchangée pendant les 16 mesures de la première partie, puis immobile à nouveau pendant les huit mesures suivantes avant que ne se précipitent les déplacements (cinq dans les huit dernières mesures).
Carl Czerny, Études de mécanisme (Vorschule zur Schule der Geläufigkeit) für Klavier zu zwei Händen opus 849. Herausgegeben von Adolf Ruthardt, Frankfurt, Peters, 19??, p. 2-3. Pièce no 1.
L’analyste formé aux subtilités de la musique contemporaine de Chopin déplorera sans doute la pauvreté des ressources harmoniques employées dans l’étude de Czerny. Or, si ce dernier s’est refusé à moduler ou à raffiner la présentation de ses motifs, c’était non par défaut de science compositionnelle mais pour ne pas modifier la disposition « pure » des deux mains qui n’utilisent, à dessein, que les touches blanches. La matière musicale satisfait ici une unique fonction : permettre le déploiement systématique de l’ensemble des configurations digitales concevables pour une position de main donnée.
Pour mettre en rythme ces configurations, Czerny a pris un parti-pris radical et simple à la fois : la limitation à une unique figure, le triolet. Une nouvelle fois, la pauvreté de l’écriture est toute relative puisqu’il s’agit de permettre à l’élève et au maître de contrôler le plus facilement possible l’égalité du jeu. La neutralisation du rythme remplit cet office en facilitant l’audition du moindre décalage entre les deux mains ou du plus infime écart de toucher. C’est aussi dans cette perspective utilitaire qu’il faut comprendre la réduction de l’accompagnement de la main gauche à sa plus simple expression : débarrassé de la préoccupation de coordonner deux voix complexes, le pianiste se concentre sur les difficultés de la main droite.
Un des plus grands succès de librairie de Czerny est L’Art de délier les doigts op. 699/740 (Der Kunst der Fingerfertigkeit, Vienne, Mecheti, 1844), parangon du recueil d’études pour clavier sur lequel des générations de pianistes ont perfectionné leur mécanisme39. Le volume s’adresse à des musiciens déjà bien avancés.
La vingt-quatrième pièce peut être lue comme une augmentation sur plusieurs plans de la première étude de l’Opus 849. Allongement de la durée du morceau (70 mesures contre 32 pour la précédente), accélération du tempo (110 à la noire contre 100 à la blanche), extension de la formule à cinq doigts entraînant une nette complexification harmonique. En dépit des différences toutefois, le principe de la 24e étude de L’Art de délier les doigts demeure identique : la main droite est toujours posée, les passages du pouce sont rares40 (réputés déstabiliser la main, ils étaient la hantise des pédagogues du piano), les formes d’accompagnement de la main gauche sont une fois de plus simplifiées.
Au lieu de recourir de nouveau à l’intervalle de quinte privilégié dans l’Opus 849, Czerny procède par extensions jusqu’à l’octave et ne s’interdit plus cette fois d’utiliser les touches noires. La formule se modifie donc mais les procédés d’engendrement sont les mêmes : un balancement autour d’une note pivot jouant sur les modifications du doigté ou sur l’alternance de touches blanches et noires.
numéro de la formule |
mesure |
note pivot |
intervalle |
doigté |
touches utilisées |
1 |
anacrouse |
do |
tierce |
1-3-1 |
b + n |
2 |
si bécarre |
tierce |
2-4-2 |
b |
|
3 |
1 |
do |
tierce |
1-3-1 |
b + n |
4 |
mi bémol |
sixte |
2-5-2 |
n + b |
|
5 |
ré bécarre |
sixte |
1-4-1 |
b |
|
6 |
mi bémol |
sixte |
2-5-2 |
n + b |
|
7 |
2 |
do |
sixte |
1-5-1 |
b |
8 |
mi bémol |
tierce |
2-3-2 |
n |
|
9 |
ré bémol |
septième |
1-5-1 |
n + b |
|
10 |
mi bémol |
quinte |
2-4-2 |
n |
|
11 |
3 |
si bémol |
septième |
1-5-1 |
n |
12 |
ré bémol |
quarte |
2-4-2 |
n + b |
|
13 |
sol |
septième |
1-5-1 |
b |
|
14 |
ré bémol |
seconde |
2-3-2 |
n |
|
15 |
4 |
la bémol |
sixte |
1-5-1 |
n + b |
16 |
do |
tierce |
2-4-2 |
b + n |
|
17 |
mi bémol |
septième |
1-5-1 |
n |
|
18 |
la bémol |
tierce |
2-4-2 |
n + b |
|
19 |
5 |
ré bécarre |
quinte |
1-3-1 |
b + n |
20 |
la bémol |
seconde |
2-3-2 |
n |
|
21 |
fa |
septième |
1-5-1 |
b + n |
|
22 |
si bémol |
tierce |
2-4-2 |
n + b |
Les reprises formulaires exactes sont rares. En cinq mesures (soit 22 positions si on y ajoute l’anacrouse), on en dénombre seulement deux (1 et 3 puis 4 et 6) tandis que la main passe par onze degrés différents. À l’intérieur d’une mesure, les enchaînements de touches (blanches ou noires) sont sans cesse variés. Dans cette composition plus sophistiquée qu’elle n’y paraît à la première écoute, l’évitement de la redite (à l’intérieur d’un cadre très contraint) est le moteur de l’invention musicale. Au sein d’une structure formelle réduite à sa plus simple expression (les études instrumentales sont disposées en ABA ou bien durchkomponiert comme c’est le cas ici), le matériau est moins développé que transposé dans le plus de positions possibles de la main.
Cette écriture est emblématique du désir des auteurs de fabriquer de l’égalité sonore quel que soit l’emplacement de la main sur le clavier(ou les contraintes du souffle pour d’autres instruments). Elle contribue aussi à empêcher toute distraction : la combinatoire compositionnelle mise en œuvre par Czerny ne prétend pas être un discours musical, tout juste un moyen de mécaniser des pianistes.
Troisième et dernier exemple tiré du catalogue de Czerny : une composition isolée destinée à des musiciens d’exception, le Grand exercice de toutes les manières de tremblemens pour le pianoforte, op. 151 (1828).Les vingt pages de ce rondo brillant poussent à y voir une étude véritable, plus que l’exercice annoncé dans le titre41. Le battement de doigts s’y trouve associé à un très vaste catalogue de situations musicales : tantôt ornement d’une ligne mélodique, tantôt figure cadentielle, tantôt tour de force (comme lorsqu’à la page 9 la main droite fait entendre simultanément un chant en octave et un trille comme partie intermédiaire).
La construction est la plus sophistiquée que nous ayons rencontrée mais le principe d’engendrement et le propos sont inchangés : à force de répétition d’une difficulté de mécanisme unique, l’endurance du pianiste est rudement mise à l’épreuve. Dans le cas de l’Opus 151, les difficultés sont croissantes : depuis le simple trille agrémentant la partie de dessus jusqu’aux doubles (p. 13) puis triples trilles (p. 14) et enfin aux subtilités de doigté – 32313231(p. 20).
La conception d’une étude, quelle que soit sa complexité, part du principe que le corps du musicien est perfectible à condition de diviser rationnellement les problèmes techniques à résoudre. Pour réussir l’incorporation de nouveaux schèmes moteurs, le deuxième postulat est qu’il faut imprimer les réflexes mécaniques dans le corps par la répétition insistante des gestes. À cette étape, le musicien est confronté à ses capacités personnelles de résistance : c’est le moment gymnastique. Troisième attendu : le temps de l’étude ne se confond pas avec le temps du discours. Les pièces destinées à l’entraînement viennent se loger dans un agenda strictement organisé où le musicien n’adresse pas les sons à un public (selon l’antique modèle oratoire) mais se retrouve seul face à un matériau intransmissible. Composer une étude, c’est par conséquent déployer le temps de l’épreuve individuelle à partir du fractionnement infini du geste instrumental. En un mot, composer avec les doigts.
Dupliquer pour répéter
Les pièces que nous venons d’évoquer traitaient les difficultés de façon universelle, à charge au musicien d’adapter ensuite les formules travaillées à tel ou tel morceau. Or, la généralisation du répertoire, ce réservoir presque clos de pièces alimentant les programmes de concert et les affiches des théâtres42, a entraîné l’invention d’un nouveau type d’études, conçues spécialement pour parvenir à bout d’une œuvre particulière.
Les compositions de Frédéric Chopin ont particulièrement inspiré les pédagogues. Isidor Philipp, longtemps professeur au Conservatoire de Paris (1903-1934), est l’auteur d’un catalogue de pièces pédagogiques qui n’est pas sans rappeler par son ampleur celui de Czerny un siècle plus tôt. En 1888, le jeune pianiste publie une édition didactique d’une sélection d’études de Chopin qui inaugure une importante série de recueils destinés à aider à travailler les principales œuvres du compositeur :
Isidor Philipp, Études choisies op. 10 et 25. Édition instructive avec doigtés notes et remarques. Chaque étude précédée d’exercices spéciaux, analytiques et préparatoires, Paris, V. Durdilly & Cie, 1888.
Isidor Philipp, Exercices et études techniques de piano pour la main gauche seule d’après Bach, Chopin, Czerny, Kessler, Kreutzer, Mendelssohn, Schumann et Weber. Préface de G. Mathias, Paris, A. Durand et fils, 1895.
Isidor Philipp, Exercices quotidiens tirés des œuvres de Chopin par I. Philipp Professeur au Conservatoire National avec une préface de G. Mathias, Paris, Hamelle, 1896.
Isidor Philipp, Études d’octaves, d’après Bach, Clementi, Cramer et Chopin, suivies d’études et de préludes originaux de Th. Dubois, Em. Bernard, A. Duvernoy, G. Fauré, G. Mathias, I. Philipp, R. Pugno, Ch. M. Widor, Paris, A. Durand et fils, 1897.
Isidor Philipp, Deux études d’après Fr. Chopin, op. 25 no 6, Paris, A. Leduc, 1900.
Isidor Philipp, Études techniques, d’après Clementi, Cramer, Czerny, Kessler, Kreutzer, Chopin et Moschelès, Paris, G. Ricordi, 1904.
Isidor Philipp, Quinze études de Clémenti, Cramer, Chopin, Schumann, Czerny, pour servir à l’enseignement moderne du piano. Édition instructive avec notes & variantes par I. Philipp, Paris, Heugel & Cie, 1907.
Le premier jalon (1888) procède selon l’usage déjà bien installé qui consistait à ajouter à des œuvres du répertoire des doigtés propres, voire quelques remarques sur la manière de les interpréter43. Le volume se distingue cependant de ses prédécesseurs par le fait qu’Isidor Philipp a spécialement créé des formules d’entraînement adaptées à chaque étude.
Une dizaine d’années plus tard, Philipp propose un volume entièrement consacré à la main gauche44, ce point faible physiologique chez une communauté de pianistes majoritairement composée de droitiers.
Dans sa préface, le vénérable Georges Mathias qui ne tarit pas d’éloges sur l’initiative de Philipp se réjouit au passage : « c’est une très bonne idée, une idée que je crois neuve, d’avoir doigté pour la main gauche un choix des passages les plus difficiles écrits pour la main droite45. » Pour repousser toujours plus loin les frontières de la difficulté après la parution depuis près d’un siècle de milliers d’exercices débridés, Philipp n’hésite donc pas à recourir à des procédés improbables dans la réalité musicale, pour ne pas dire absurdes.
Le préfacier donne une deuxième raison au projet de Philipp. La place de plus en plus écrasante d’un répertoire de classiques dans le quotidien des musiciens rend intolérable le recours à des morceaux qui avaient pourtant fait les beaux jours de l’apprentissage instrumental (« la musique vulgaire, ennuyeuse, Bertini, Kalkbrenner (voilà que je médis d’un de mes anciens maîtres !), musique dont la platitude n’est pas rachetée par l’utilité, et qui gâte le goût musical46 », écrit Mathias). Il faut désormais inventer ce que les génies n’ont pas pensé à écrire : des exercices dignes de leurs œuvres achevées et que leurs propres études, lorsque les maîtres en ont écrites, ne sauraient remplacer47.
Une année plus tard (1896), Philipp innove encore en concevant une espèce d’encyclopédie des difficultés du piano de Chopin qui est présentée comme l’alpha et l’oméga de la technique moderne48. Les deux volumes ont été réalisés en découpant une infinité de passages dans les compositions de Chopin, distribuées dans un plan thématique (« Octaves », « Jeu du Poignet », « Doubles notes », « Arpèges », « Trilles », etc.) et soumises à un jeu de répétition savamment contrôlé49. Le patchwork permet de ne pas s’aventurer hors du sacro-saint temple chopinien, autrement dit de se faire les doigts en toute pureté.
Peu de temps après (1897), le pianiste récidive avec un recueil entièrement consacré au travail des octaves à partir d’une anthologie de pièces canoniques de Bach à Chopin complétée par des préludes commandés à des musiciens contemporains50. Ainsi le septième morceau à quatre temps et en octaves redoublées est la recomposition de la deuxième section du thème principal de la deuxième étude de l’op. 2551.
La vaste entreprise de réécriture qui semble tenir à cœur à Philipp avait commencé par une espèce de pasticcio – Étude de concert d’après une valse de F. Chopin (Op. 64 No 1)52– où le pianiste avait mis ses mains dans celles de l’auteur pour livrer une amplification de la valse première ; ce qui revenait à mettre par écrit ce que nombre de pianistes pratiquaient sur le vif lors des exécutions, comme en témoignent quelques enregistrements d’avant 1940.
Philipp était loin d’être le seul à cultiver ces étranges duplicatas. Le pianiste américain Leopold Godowsky publie en 1903 cinq volumes d’études d’après les pièces de Chopin qui repoussent toujours plus les bornes de la virtuosité en étoffant et souvent en compliquant les textes originaux53. De 1926 à 1949, Alfred Cortot livre chez Maurice Sénart puis aux éditions Salabert ses célèbres Éditions de travail dont les notes de bas de page fourmillent d’exercices contrefaits à partir des textes canoniques qui occupent le reste de la page. Dès le milieu du XIXe siècle avaient vu le jour des études d’études donnant lieu à des emboîtements parfois vertigineux : École du mécanisme. 15 études pour le piano composées expressément pour précéder celles de la vélocité de Czerny, op. 120 de Jean-Baptiste Duvernoy (1842) ; 20 études pour le piano composées pour servir d’introduction aux études de Cramer, Moscheles, etc. d’Élie-M. Feigerl (ca 1860), etc.
Après la neutralisation du matériau dans les études des premiers temps, c’est l’auteur lui-même qui s’efface maintenant derrière l’exacerbation des procédés combinatoires. Pour expliquer cette étonnante humilité, il y a sans doute la conviction chez ces pianistes confirmés que la technique du piano est achevée et que le savoir-faire des maîtres du XIXesiècle ne peut être dépassé. L’espace musical est désormais quadrillé par un corpus clos d’études allant des premiers instants de la formation des enfants jusqu’au moment où l’artiste achevé se produit en public.
L’étude de concert
Le temps de l’étude n’est pas seulement celui d’une intense gymnastique corporelle. Il est aussi celui de l’incorporation du vocabulaire digital qui servira aussi bien à l’improvisation qu’au déchiffrage mais aussi à l’exécution si l’on tient compte du fait que le texte joué est encore adapté par le musicien à l’époque que nous étudions. Car les procédés rhétoriques d’embellissement du discours et les techniques de prononciation ne concernent pas seulement la période dite baroque mais ont aussi informé l’exécution musicale jusqu’au début du XXe siècle54.
Au moment où naît l’étude instrumentale, le musicien orateur bénéficie de la massification des pratiques à plusieurs titres55. À l’élargissement du public répond la multiplication des salles ; certaines liées à des sociétés chorales ou orchestrales comme la salle du Conservatoire, la plupart aménagées par des facteurs d’instruments dans leurs locaux commerciaux (Pleyel, Herz, Érard ou Sax dotent Paris des lieux de concerts les plus fréquentés dès le milieu du siècle). De même que les éditeurs les plus importants lancent des journaux à leur solde, les facteurs s’attachent des artistes pour faire la promotion de leur production manufacturée. L’antique relation entre l’aède et son auditoire se trouve ainsi redéfinie par l’émergence d’une économie du concert public où l’éloquence est souvent utilisée à des fins commerciales56.
Dans les programmes pots-pourris qui sont alors courants dans les salles de spectacle, le virtuose est présent à chaque instant : pour exécuter des pièces brillantes en soliste ou accompagné, pour des concertos évidemment mais aussi pour des épisodes solistes dans des symphonies ou des extraits d’opéras. La fabrication de morceaux aussi brillants qu’éphémères par des musiciens oubliés depuis longtemps autant que par d’autres aujourd’hui réputés pour leur sérieux (les pianistes Kalkbrenner, Liszt, Cramer, Heller, Thalberg, Gottschalk ou Rubinstein ; les violonistes Baillot, Vieuxtemps ou Bériot ; le flûtiste Tulou, le cornettiste Arban ou le harpiste Hasselmans) n’est dès lors pas loin d’atteindre le stade industriel.
Dès les années 1820-1830, l’exhibition du corps de l’artiste en plein effort devient un objet esthétique porté par le goût des foules pour l’exploit technique. Descriptions littéraires, tableaux ou caricatures montrent des musiciens en transe soulevant des salles en délire.
L’étude n’est pas absente du spectacle musical. Dès le premier tiers du XIXe siècle, des études de concert sortent du cabinet de travail et s’imposent sur les estrades.
Comment se définit cette anomalie générique (l’étude s’étant primitivement constituée comme un morceau détaché de la performance publique) ? La matière compositionnelle des études de concert est plus dense et celles-ci se voient souvent affubler de sous-titres poétiques, manière de faire oublier les stigmates de l’étude scolaire. Comme pour l’étude tout court, la gigantesque production d’études de concert est éclipsée par quelques pièces signées de compositeurs patentés. Les plus célèbres font partie du grand cycle des « douze études d’exécution transcendante » achevé par Liszt en 1851 après la révision successive de deux précédents recueils d’abord parus en 1826 et en 1837 sous des titres différents57. Mais il existe des dizaines d’études de concert pour à peu près tous les instruments imaginables.
En 1866, le violoniste Charles-Auguste de Bériot publie pour son instrument 60 études de concert58 parmi lesquelles on trouve des études sur motif unique d’une facture toute pédagogique mais aussi des morceaux dont il serait bien difficile de deviner, si on les entendait sans connaître leur titre, qu’il s’agit de compositions liées au monde scolaire. Ainsi du numéro 2, fugue irrégulière explorant implacablement toutes les ressources des doubles, triples et quadruples cordes. Ainsi du numéro 9, véritable passacaille variant tout au long de ses deux pages les figurations sonores.
Ainsi du numéro 25, « marche funèbre », comme l’écrit Bériot, juxtaposant deux modes d’écriture radicalement différents à l’encontre des règles traditionnelles de l’étude monothématique.
Dès le début du XXe siècle, l’étude de concert devint un espace d’expérimentation pour les écrivains de musique en quête d’horizons inconnus. Les deux livres d’études pour piano de Claude Debussy (1915) constituent certainement les exemples les plus aboutis de la dérive du genre. Dans la septième étude (« Pour les degrés chromatiques »), le compositeur écarte immédiatement le lieu commun des gammes chromatiques régulières que tant de didacticiens du clavier avaient utilisées avant lui au profit d’une fragmentation en formules inégales où le chromatisme est autant un élément de langage qu’une question mécanique.
Dans la quatrième page, par exemple, on retrouve le procédé fondateur de l’étude – la transposition de formules sur tout le clavier destinée à varier les positions des mains – vite enfoui cependant sous le perpétuel recommencement du mètre, les incessantes variations de tessiture ou de forme rythmique des cellules au point que la structure globale de la pièce est totalement imprévisible.
Chez Debussy, les contraintes physiques restent un moyen de produire du matériau musical mais les préoccupations formelles l’emportent sur la routine des répétitions digitales. Le moto perpetuo chromatique des faiseurs d’études à la chaîne a cédé la place à un renouvellement constant de la matière sonore. La cohérence de la pièce dépend dorénavant plus des développements formels que d’un moule manuel.
La tendance à la spéculation compositionnelle ira s’amplifiant au cours du XXe siècle, y compris dans des œuvres qui n’afficheront plus leur appartenance au vieux genre de l’étude tout en cultivant des modes d’écriture parents, telles les Sequenze de Luciano Berio (1958-2002) qui firent une prodigieuse carrière au concert et au disque, comme on le sait.
Conclusion
Durant les dernières décennies, l’étude a continué à être le principal instrument d’alphabétisation corporelle pendant les années d’apprentissage des jeunes musiciens. Si l’on n’écrit plus guère aujourd’hui d’études de concert, cela ne signifie pas pour autant que les objets musicaux que cette étiquette a longtemps désigné ont disparu. Autrement dit, la diversification morphologique de l’étude et son extension à tous les domaines de la pratique musicale, de l’école aux salles publiques, continue à avoir des effets non négligeables dans la pratique musicale contemporaine. Quels que soient ses avatars et les instruments pour lesquels elle est pensée, l’étude continue à supposer :
– une théorie du corps musicien qui postule son identité d’un individu à l’autre, prétexte à une standardisation des exercices ne tenant guère compte des conformations physiques variables selon les personnes, les âges, etc. ;
– une doctrine pédagogique fondée sur la gymnastique digitale et affirmant que la division du travail peut être poussée jusqu’au sein d’une même personne ;
– une morale du dépassement de soi soutenant que la virtuosité ne s’obtient qu’à force de volonté et que le moment de cette transformation est assez captivant pour être offert en spectacle.
Notes
1Seuls quelques cahiers d’études pour piano (ceux de Frédéric Chopin, Franz Liszt, Robert Schumann, Johannes Brahms, Alexandre Scriabine, Claude Debussy ou plus récemment György Ligeti) sont régulièrement joués au concert et étudiés par les musicologues.
2Susan Bernstein, Virtuosity of the Nineteenth Century. Performing Music and Language in Heine, Liszt, and Baudelaire, Stanford, Stanford University Press, 1998 ; Paul Metzner, Crescendo of the Virtuoso. Spectacle, Skill, and Self-promotion in Paris during the Age of Revolution, Berkeley, University of California Press, 1998 ; Jane O’Dea, Virtue Or Virtuosity ?Explorations in the Ethics of Musical Performance, Westport, Greenwood Press, 2000 ; Dana Gooley, The Virtuoso Liszt, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Vernon A. Howard, Charm and Speed. Virtuosity in the Performing Arts, New York, Peter Lang, 2008.
3Susan C. Cook, Virtuose in Italy, 1600-1640. A Reference Guide, New York, Garland, 1984 ; Sylvie Mamy, Les Grands Castrats napolitains à Venise au XVIIIe siècle, Liège, Mardaga, 1994 ; James Deaville, « L’image du virtuose aux XVIIIe et XIXesiècles », Jean-Jacques Nattiez, dir., Musique, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Arles, Actes Sud, 2006, t. iv, p. 759-780.
4Jane O’Dea, Virtue or Virtuosity ? Explorations in the Ethics of Musical Performance, Westport, Greenwood Press, 2000 ; Cécile Reynaud, Liszt et le virtuose romantique, Paris, Honoré Champion, 2006 ; Jim Samson, Virtuosity and the Musical Work. The Transcendental Studies of Liszt, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 81-95.
5Cyril Ehrlich, The Piano. A History, Oxford, Clarendon Press, 1990 [1976 pour la1re éd.] ; Leon Plantinga, « The Piano and the Nineteenth Century »,R. Larry Todd, dir., Nineteenth Century Piano Music, New York, Routledge, 1990 ; Anne Rousselin-Lacombe, « Piano et pianistes », La Musique en France à l’époque romantique (1830-1870), Paris, Flammarion, 1991, p. 125-166 ; James Parakilas, dir., Piano Roles. A New History of the Piano, New Haven, Yale University Press, 1999.
6Voir, par exemple, l’anthologie de catalogues d’éditeurs publiés en fac simile dans : Anik Devriès et François Lesure, Dictionnaire des éditeurs de musique français. Volume i. Des origines à environ 1820, Genève, Éditions Minkoff, 1979.
7Abraham, Principes de la clarinette Suivis de Pas redoublés et de Marches Les Plus à la Mode arrangés Par Mr Abraham, Paris, Frère, [1782].
8Ibid., p. 15.
9 « Passage. Ornement que l’on ajoute à un trait de chant. On appelle encore ainsi chaque portion d’un morceau qui présente un sens » (Léon et Marie Escudier, Dictionnaire de musique…, Paris, Bureau central de musique, 1844, t. ii, p. 36).
10Castil-Blaze, Dictionnaire de musique moderne par M. Castil-Blaze, Paris, Au Magasin de musique de la Lyre moderne, 1821, vol. 1, p. 223. Pour une discussion plus détaillée de ce texte, voir : Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève, Droz/Haute école de musique de Genève, 2013, p. 495-498.
11Les travaux de Norbert Elias (La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939 pour la 1re éd. en allemand]) ont, en quelque sorte, initié ce courant historiographique ; parmi les publications récente, voir : Alain Montandon, dir., Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1994 ; Benet Davetian, Civility. A Cultural History, Toronto, University of Toronto Press, 2009 ; Catherine Lanoë, Mathieu Da Vinha et Bruno Laurioux, dir., Cultures de cour, cultures du corps, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011 ; Christophe Losfeld, Politesse, morale et construction sociale. Pour une histoire des traités de comportements, 1670-1788, Paris, Honoré Champion, 2011 ; Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard, 2013.
12Sur cette question, voir : Lothaire Mabru, « Des postures musiciennes », Ethnologie française, t. xxv, no 4, 1995, p. 591-606 ; Lothaire Mabru, « Donner à voir la musique : les techniques du corps des violonistes », Musurgia, analyses et pratiques musicales, vol. VI, no 2, 1999, p. 29-47 ; Lothaire Mabru, « Vers une culture musicale du corps »,Cahiers de musiques traditionnelles, no 14, « Le geste musical », Genève, Ateliers d’ethnomusicologie, 2001, p. 95-110.
13François Couperin, « Plan de cette méthode », L’Art de Toucher le Clavecin Par Monsieur Couperin, Organiste du Roy &c. Dédié À Sa Majesté, Paris, l’Auteur / Foucaut, 1716, p. 3.
14Ibid., p. 4.
15Ibid., p. 5.
16Gilbert Andrieu, La Gymnastique au XIXe siècle ou la naissance de l’éducation physique, 1789-1914, Paris, Éditions Actio, 1999 ; Georges Vigarello et Richard Holt, « Le corps travaillé. Gymnastes et sportifs au XIXe siècle », Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, dir., Histoire du corps, Paris, Le Seuil, 2005, vol. 2, p. 313-377.
17Georges Vigarello, Le Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Armand Colin, 2004 [1978 pour la 1re éd.], p. 82-84.
18André Rauch, « La politique scolaire en matière de gymnastique au XIXe siècle », Historical Reflections / Réflexions historiques, vol. 9, no 3, 1982, p. 373-382 ; Benoît Lecoq, « Les sociétés de gymnastique et de tir dans la France républicaine (1870-1914) », Revue historique, t. CCLXXVI, fasc. 1, no 559, juillet-septembre 1986, p. 157-166 ; Paul Gerbod, « L’État et les activités physiques et sportives des années 1780 aux années 1930 », Revue historique, t. CCCI, fasc. 2, no 610, avril-juin 1999, p. 307-331.
19Ferdinand Buisson, dir., « Gymnastique »,Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous la direction de F. Buisson agrégé de l’Université, Inspecteur général de l’enseignement primaire, avec le concours d’un grand nombre de collaborateurs membres de l’Institut, publicistes, fonctionnaires de l’Instruction publique, inspecteurs, professeurs et instituteurs de France et de l’étranger, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887,t. i, p. 1233.
20« Gymnastique »,Dictionnaire de l’Académie française. Sixième édition publiée en 1835, Paris, Imprimerie et Librairie de Firmin Didot, 1835, t. i, p. 870.
21Marie-Christine Cormont, Du chiroplaste (1814) aux supports mobiles (1992), deux siècles d’un idéal d’orthopédie pianistique ?, mémoire de maîtrise, Université Paris iv, 2000 ; Rémy Campos, « Geste musical et notation. Piano et pianistes de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle »,Christian Jacob, dir., Les Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011, p. 85-100.
22Rémy Campos, « La classe au Conservatoire de Paris au xixe siècle. Éléments pour une description », Revue de musicologie, t. LXXXIII, no 1, 1997, p. 105-116 ; Rémy Campos, Instituer la musique. Les débuts du Conservatoire de Genève (1835-1859), Genève, Éditions Université-Conservatoire de musique de Genève, 2003, p. 295-309.
23« Nouvelles », Revue et Gazette musicale de Paris, 29 octobre 1843, p. 372.
24Caroline Boissier, Liszt pédagogue. Leçons de piano données par Liszt à Mademoiselle Valérie Boissier à Paris en 1832. Notes de Madame Auguste Boissier, Paris, Honoré Champion, 1927, p. 11.
25Ibid., p. 19. Alors que les cours sont bien avancés, Caroline Boissier note après la neuvième leçon : « [Liszt] exige que Valérie fasse tous les jours deux heures d’exercices matériels sans compter le reste » (ibid., p. 30).
26Ibid., p. 46.
27Après la onzième leçon, Caroline Boissier note : « Il a encore recommandé des octaves simples et arpégées dans tous les tons, les notes frappées de tous les doigts, en tenant appuyés ceux qui n’entrent pas en action, les gammes rapides et fortes, enfin toute la gymnastique de la main au moins deux heures par jour »(ibid., p. 35).
28Ibid., p. 64. D’après Caroline Boissier, Liszt divise les passages en quatre grandes classes : les octaves, les trémolos, les notes doubles et enfin les notes simples (ibid., p. 65-68). La même idée est précisée lors de la vingt-troisième leçon : « Il nous répéta hier encore l’urgence de développer ses doigts sans relâche et avant toute chose, par des exercices journaliers sans mélange d’autres études. Il veut que l’on ramène tous les passages possibles à certaines formules fondamentales d’où découlent toutes les combinaisons que l’on rencontre, et une fois que l’on en a la clef, on les exécute non seulement facilement, mais encore on déchiffre tout à vue. – Liszt dit qu’en déchiffrant il regarde les lignes en masse et jamais mesure par mesure ; le fait est qu’il ne se trompe jamais d’une seule note, comme j’ai pu en juger par ma propre musique » (ibid., p. 78).
29Henri Rosellen, Méthode de piano contenant les principes de musique, la description anatomique de la main Considérée dans ses rapports avec l’Exécution de la musique de Piano, un grand nombre d’exercices, gammes et arpèges dans tous les tons, alternant avec une série de leçons mélodiques et d’études progressives, par Henri Rosellen. Op. 116, Paris, Au Ménestrel, [1849], p. 23.
30Ibid., p. 23.
31« Rester un mois sans jouer du Piano est par conséquent une chose très préjudiciable, six mois le sont encore plus, et dix années de repos feraient perdre entièrement toute exécution » (ibid.).
32« […] le doigt le plus gêné dans son mouvement d’élévation est le 4ème, le petit doigt l’est moins, le médius aussi, et l’index est le plus libre. Le pouce qui n’est relié à aucun doigt devrait avoir un mouvement très libre, il n’en est pas ainsi cependant parce qu’il est court, gros et charnu, et qu’il doit à tous momens fonctionner sous les autres doigts » (Henri Rosellen, « Chapitre 14. De l’anatomie de la main considérée dans ses rapports avec l’exécution de la musique de piano », ibid., p. 24).
33Ibid.
34Alberto Bachmann, Gymnastique à l’usage des violonistes pour le développement de la force de la main gauche par Alberto Bachmann précédée d’une étude anatomique de la main gauche par Philippe Lacroix, Paris, Fischbacher, 1914.
35Bibliothèque du Conservatoire de Musique de Genève [Rpg 625].
36Sur la notion de matrice musicale : Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, op. cit., p. 493-509.
37Première édition française : Carl Czerny, Étude de la vélocité pour le piano ou 30 exercices calculés pour développer l’égalité des doigts, op. 299, Paris, Heugel, [1842].
38Première édition française : Carl Czerny, 30 nouvelles études de mécanisme pour piano, op. 849, Paris, Alphonse Leduc, [1856].
39Première édition française : Carl Czerny, L’Art de délier les doigts, 50 études de perfectionnement op. 699 en 2 livres, Paris, Maurice Schlesinger, [1844].
40Les déplacements de la main sur le clavier sont d’une faible amplitude (le pouce va chercher une note à un demi-ton de la position initiale – ré bémol de la mesure 3, une seconde de la nouvelle position – si bémol de la mesure 4, une autre seconde – sol de la mesure 4, un demi-ton – la bémol mesure 5, une quarte – mi bémol mesure 5, etc., jusqu’au ré bécarre de la mesure 6) et n’altèrent jamais vraiment la position initiale de la main.
41Carl Czerny, Grand exercice de toutes les manières de tremblemens pour le pianoforte. Grosse Triller-Ubung in Form eines brillanten Rondo’s für das Pianoforte. Componirt von Carl Czerny. 151tes Werk, Wien, bei Ant. Diabelli, [1828].
42WilliamWeber, The Rise of Musical Classics in Eighteenth-Century England. A Study in Canon, Ritual, and Ideology, Oxford, Oxford University Press, 1992 ; William Weber, « The History of the Musical Canon », Nicholas Cook et Mark Everist, éd., Rethinking Music, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999, p. 336-355 ; William Weber, The Great Transformation of Musical Taste. Concert Programming from Haydn to Brahms, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 ; Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, op. cit.
43Le pianiste Raoul Pugno fut, par exemple, un régulier pourvoyeur de commentaires interprétatifs : Frédéric Chopin. Valses, édition revue, doigtée et nuancée d’après les traditions originales par Raoul Pugno (1905) ; Frédéric Chopin. Mazurkas, Ballades, Impromptus, Études, édition revue, doigtée et nuancée d’après les traditions originales par Raoul Pugno (1905) ; Les leçons écrites de Raoul Pugno. Les 14 valses de Chopin (1912) ; etc.
44Isidor Philipp, Exercices et études techniques de piano pour la main gauche seule d’après Bach, Chopin, Czerny, Kessler, Kreutzer, Mendelssohn, Schumann et Weber. Préface de G. Mathias, Paris, A. Durand et fils, 1895.
45Georges Mathias, « Préface »,Isidor Philipp, Exercices et études techniques de piano pour la main gauche seule…, op. cit., p. ii.
46Ibid.
47« Il est clair que je ne parle pas de ces œuvres sublimes qui portent le nom d’études, dont Chopin, Schumann, ont donné d’immortels modèles, bien assurément immortels, puisque les voilà déjà septuagénaires, et qu’ils n’ont pas l’air d’être de sitôt menacés d’oubli ; mais ces admirables ouvrages doivent être réservés pour le moment où l’intelligence musicale et les doigts ont acquis leur entier développement : encore que ce ne soit pas profaner ces chefs-d’œuvre que de les considérer comme des moyens de faire progresser le mécanisme » (ibid., p. iii).
48« Nul plus que Chopin, – Liszt excepté peut-être – n’a enrichi le piano de combinaisons nouvelles. Dans ses trouvailles géniales de traits originaux, de gammes, d’arpèges, dans la structure de ses accompagnements, dans le rôle qu’il confie à la main gauche, il est unique et l’ensemble des difficultés techniques contenues dans son œuvre peut-être considéré, à juste titre, comme l’image fidèle de la technique moderne » (Isidor Philipp, « Avant-propos », Exercices quotidiens tirés des œuvres de Chopin par I. Philipp Professeur au Conservatoire National avec une préface de G. Mathias, Paris, Hamelle, 1896, n. p.).
49Une note liminaire indique : « On répètera plusieurs fois les reprises intermédiaires indiquées par des doubles barres, de même la période tout entière » (ibid., p. 3).
50Isidor Philipp, Études d’octaves d’après J. S. Bach, Clementi, Cramer et Chopin suivis d’Études et de Préludes originaux de : Th. Dubois, E. Delaborde, Émile Bernard, A. Duvernoy, G. Fauré, G. Mathias, I. Philipp, R. Pugno, Ch. M. Widor, Paris, A. Durand et fils, 1897.
51Dans le même genre de paraphrase, Isidor Philipp publiera encore : Études techniques, d’après Clementi, Cramer, Czerny, Kessler, Kreutzer, Chopin et Moschelès, Paris, G. Ricordi, 1904.
52Isidor Philipp, Étude de concert pour Piano d’après une valse de F. Chopin (Op. 64 No 1), Paris, Hamelle, 1886. Autre exemple : Isidor Philipp, Deux études d’après Fr. Chopin, op. 25 no 6, Paris, A. Leduc, 1900.
53Leopold Godowsky, Stüdien über die Etüden von Chopin, Berlin, Schlesinger, 1903, 5 vol.
54George Barth, The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style, Ithaca, Cornell University Press, 1992.
55Paul Metzner, Crescendo of the Virtuoso…, op. cit. ; Richard Leppert et Stephen Zank, « The Concert and the Virtuoso », James Parakilas, dir., Piano Roles…, op. cit., p. 237-281 ; Lawrence Kramer, Musical Meaning. Toward a Critical History, Berkeley, University of California Press, 2002, pour le chapitre 4 : « Franz Liszt and the Virtuoso Public Sphere : Sight and Sound in the Rise of Mass Entertainment », p. 68-99.
56William Weber, dir., The Musician as Entrepreneur, 1700-1914. Managers, Charlatans, and Idealists, Bloomington, Indiana University Press, 2004.
57Jim Samson, Virtuosity and the Musical Work…, op. cit.
58Charles-Auguste de Bériot, 60 études de concert pour violon. (École transcendante), op. 123, Mayence, Schott, [1866].