Nebenstück de Gérard Pesson : l’invention et la mémoire
- Résumé
- Abstract
Gérard Pesson écrit en 1998 une pièce pour clarinette et quatuor à cordes dans laquelle il filtre le matériau d’une œuvre pour piano de Johannes Brahms. Avec Nebenstück, le compositeur pose la question des rapports entre mémoire et invention. Il restitue son souvenir de la pièce pour piano, la sort de son contexte d’origine et en livre une lecture subjective, notamment par une instrumentation qui n’a rien de littéral. Cet article tente de montrer comment la technique du filtrage intervient dans son œuvre et prolonge les tentatives de ses prédécesseurs depuis la Renaissance. Nous y discutons les rapports d’intertextualité entre musique passée et présente, ainsi que les origines et enjeux de la technique du filtrage.
Plan
Texte intégral
Nous, compositeurs modernes, peintres de ruine.
Gérard Pesson1
Introduction
Dans une récente étude de l’œuvre d’Olivier Messiaen, des chercheurs ont montré comment le compositeur s’accaparait le matériau musical de ses modèles, opérant par ce qu’ils ont appelé la technique de l’emprunt2. Nous observons chez Gérard Pesson une démarche assez similaire, faisant intervenir la mémoire dans sa pratique inventive.
Ancien pensionnaire de la Villa Médicis, Gérard Pesson fait ses armes avec Ivo Malec et Betsy Jolas au Conservatoire de Paris avant d’y devenir professeur lui-même3. Outre son activité de compositeur, il a été producteur à France Musique de nombreuses années et est l’auteur de Cran d’arrêt du beau temps, un journal dans lequel il ouvre au lecteur la porte de son atelier et lui livre ses impressions et réflexions sur la musique et les arts4.
Cet architecte de maisons fragiles perpétue un certain savoir-faire français de la mesure et du raffinement et assimile à ses œuvres des références à l’histoire de la musique. Ces références sont le produit de sa mémoire, qui puise dans le passé le matériau de l’œuvre en devenir, qui filtre la musique de ses modèles pour n’en conserver que leur essence.
Une œuvre aboutie a une épaisseur. Il faut gratter pour tout voir. C’est le produit de celui qui la fait, et cet homme est une histoire, un tissu complexe, il est formé de couches dans lesquelles les idées d’hier s’interpénètrent avec celles d’aujourd’hui5.
Ces quelques mots de Philippe Manoury nous rappellent que la création ex nihilo n’existe pas, que toute œuvre suppose une possible parenté avec d’autres œuvres antérieures. C’est par le terme d’intertextualité que les littéraires, Roland Barthes puis Gérard Genette notamment, se réfèrent à ces liens.
Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues6.
Ces rapports d’intertextualité nous révèlent la présence d’une musique derrière la musique et se font parfois évidents à l’écoute de certaines pièces de Gérard Pesson qui jouent précisément de cet envers, de cet ailleurs dans lequel le compositeur cherche à désécrire une œuvre l’ayant habité autrefois. « Un livre est un grand cimetière7 », disait Proust. Ainsi en est-il de la musique.
Nous considérerons la formation des liens entre musique passée et présente à travers l’étude de Nebenstück, œuvre dans laquelle le compositeur met en place sa technique du filtrage et qui porte ces rapports à leur comble. Nous traiterons le sujet en deux temps. Nous proposerons d’abord une brève analyse de Nebenstück et en commenterons les traits saillants. Ensuite, nous observerons comment se présente la pensée par filtrage au sein de l’œuvre de Gérard Pesson à travers une sélection de ses pièces, avant d’en discuter les origines et enjeux.
Nebenstück : un mot sur l’œuvre
Gérard Pesson écrit Nebenstück en 1998 à l’intention des musiciens de l’Ensemble Recherche, qui en donnent la création en mars de la même année à Fribourg-en Brisgau. Nebenstück, qui signifie littéralement « morceau à côté » en allemand, rend sensible l’idée que, derrière chaque musique, il s’en cache une autre. Derrière cette pièce pour clarinette et quatuor à cordes, c’est en effet la Ballade op. 10 no 4de Johannes Brahms, œuvre de jeunesse écrite près d’un siècle et demi plus tôt8, qui en constitue la trame et en sous-tend le discours.
Cette instrumentation d’une ballade de Brahms est une tentative de fixer, d’objectiver la contamination étrange qui se fait entre l’invention musicale et la mémoire. Les œuvres qui nous hantent s’interposent souvent lorsqu’on croit avoir tiré une idée du néant, comme en retour, elles se colorent de nos obsessions, car, en matière d’art, la recherche est concomitante à une incessante archéologie9.
Filtrage et palimpseste
Plus qu’une simple instrumentation, Nebenstück est, pour reprendre les termes de l’auteur, un filtrage de la pièce pour piano. Gérard Pesson livre sa propre conception de cette musique et en propose a fortiori une interprétation subjective. Il écrit que, « à l’évidence, transcrire, c’est scanner une œuvre préexistante, la soumettre à une lecture personnelle, évidemment partiale. C’est la retourner pour la faire comprendre, la détailler, la détourer. J’ai même parlé d’une forme d’autopsie10. »
La ballade filtrée est peut-être ce que l’on pourrait appeler un palimpseste11. Au sens premier, il s’agit d’un « manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte12 ». Mais ce terme est utilisé aussi en art et désigne alors une « œuvre dont l’état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures13 ». Cette dernière définition nous semble bien convenir à Nebenstück, qui restitue à l’état brut un souvenir érodé, altéré par le temps, d’une ballade donnée en filigrane.
Si elle m’a tant habité, c’est que je ne l’ai jamais plus entendue autrement que dans ma mémoire où elle s’est peu à peu oxydée, comme un objet tombé à la mer. Tâcher de la transcrire, c’était la repêcher, la retrouver assimilée à mes tentatives, chargée de ce que mon propre travail musical lui avait ajouté, jusqu’à la soustraire peut-être, alors même qu’elle se précisait, comme le corail se développe sur tout matériau à sa portée, effaçant chaque forme qu’il absorbe en la soulignant14.
Une œuvre fondatrice
Avec Nebenstück, Gérard Pesson signe à quarante ans une page essentielle de son œuvre, qui, contrairement à ce que son titre laisse à penser, est tout sauf un à-côté de sa production. Au contraire, elle en est selon nous le cœur battant, le point de convergence de réflexions qu’il laissait déjà transparaître dans ses œuvres de jeunesse et qui l’occupent encore aujourd’hui.
Invention et mémoire sont plus liées qu’on ne le pense. Se pencher sur une œuvre, c’est bien sûr la comprendre de l’intérieur, mais aussi tâcher de révéler à soi-même ce qui, dans un tel travail archéologique, est la nature de notre propre création. Écrire est toujours un intense travail d’écoute, qu’il s’applique à notre propre musique ou à celles des autres15.
Analyse
Intéressons-nous plus avant à la partition et tentons de mieux comprendre les moyens mis en œuvre par le compositeur pour repenser cette ballade de Brahms. À travers cette analyse, nous montrerons comment Gérard Pesson transforme le matériau préexistant et en quoi sa lecture de la pièce romantique en devient subjective.
Effectif et tonalité, contraintes d’écriture
Observons d’abord deux aspects de Nebenstück, son effectif et sa tonalité. Si le dixième opus de Brahms était destiné au piano, nous sommes à présent en face d’une partition de musique de chambre pour quintette avec clarinette. Cette formation, dont Brahms était familier puisqu’il lui a aussi dédié l’une de ses plus belles pages, pose une problématique d’écriture propre par ses contraintes organologiques et acoustiques. Ceci explique sans doute le choix du ton de do majeur, qui se substitue au si majeur original et qui confère son caractère à l’œuvre.
Forme et modes de jeu, un adieu à Brahms
Nous remarquons ensuite les techniques étendues et modes de jeu spécifiques dont Gérard Pesson fait usage dans la partition de Nebenstück. Les sons soufflés et détimbrés, obtenus aux cordes grâce au bois de l’archet et aux cordes étouffées, et les sons flûtés joués sur la touche des cordes ou dans le registre chalumeau de la clarinette, permettent au compositeur de créer l’illusion d’un seul instrument homogénéisé par le timbre. Il exploite toute la palette de sons qu’il s’était déjà constituée auparavant et dont il hérite, en partie du moins, de son admiration pour la musique de Lachenmann. Sa musique, toujours dans la finesse, nous apparaît alors effacée et ténue.

Modes de jeu spécifiques et fragmentation timbrique entre la clarinette et l’alto dans Nebenstück, 1998, Henry Lemoine, p. 5.

Les mesures 42 à 46 correspondant à la figure précédente dans la Ballade op. 10 no 4 de Johannes Brahms, 1854, Breitkopf und Härtel, p. 15.
La ligne mélodique de la ballade est fragmentée et répartie entre les instruments, ce qui n’est pas sans évoquer, dans un autre registre toutefois, la Klangfarbenmelodieet la troisième des Cinq pièces pour orchestre de Schoenberg. Ce jeu de timbres est obtenu grâce au concours de chaque instrument et la hiérarchie qui faisait loi au temps de Brahms est désormais abolie. En outre, les reprises indiquées par le compositeur allemand, qui sont un élément structurant de cette forme calquée sur le modèle du menuet, ont été retirées. Si le choix de l’effectif n’en était pas une manifestation évidente, ces sonorités et transformations montrent bien la volonté du compositeur d’intégrer la pièce pour piano à son propre imaginaire.
Mesures dupliquées, un souvenir altéré
Certaines mesures ont été dupliquées dans Nebenstück. C’est le cas des mesures 81, 82, 169 et 170, marquées d’un crescendo. La dernière mesure est prolongée jusqu’au souffle et aux sons tapés, joués avec les doigts sans l’archet, ne conservant de la partition originale que l’oscillation des croches et triolets du trio. Ces imprécisions, Gérard Pesson les a volontairement conservées afin de rester fidèle à son souvenir de la musique de Brahms. Nous sommes donc loin d’une orchestration littérale. Il donne à entendre la ballade telle qu’elle se trouve dans sa mémoire, métamorphosée, comme « un objet tombé à la mer, qui, oxydé, recouvert de corail, se trouve à la fois souligné par l’usure additive, et soustrait au regard16 », comme il le dit lui-même.
Certaines indications quant à l’agogique de Nebenstück rendent sensible l’analyse fine que fait le compositeur de la pièce de Brahms. Ainsi, le Nicht schleppende la mesure 117, pourtant absent de la partition originale, vient souligner le surprenant épisode de choral au rythme de sarabande dans le retour du menuet. Avec ces subtilités, Gérard Pesson nous montre, si besoin en était, sa connaissance profonde de l’œuvre choisie.
Une ballade méconnaissable
Gérard Pesson opère une véritable décontextualisation de la pièce de Brahms. Cette dernière en ressort méconnaissable. C’est le cas particulièrement au début de la pièce, alors que nous en découvrons par des sons soufflés le balancement rythmique que le compositeur rapproche du mouvement de la barcarolle17. Gérard Pesson compose avec sa gomme, en soustrayant18. Ce n’est que rétrospectivement que l’on prend conscience de l’œuvre sous-jacente.
À écouter : Audio 1 - Une ballade méconnaissable au début de Nebenstück, par l’Ensemble Recherche, 2001, Aeon.
À écouter : Audio 2 - Le début de l’œuvre originale, par Alice Ader, 2007, Universal Music.
Le filtrage dont fait l’objet la ballade de Brahms n’est plus seulement une tentative isolée mais une véritable manière de penser la musique. L’auteur entretient dans ses œuvres un rapport intime avec ses modèles et crée des liens étroits entre sa musique et celle des autres grâce à cet outil de composition.
La technique du filtrage : le filtrage dans l’œuvre de Gérard Pesson
Nebenstück n’est pas la seule pièce de Gérard Pesson à faire l’objet d’un filtrage. Au contraire, son catalogue foisonne d’œuvres empruntant à d’autres partitions admirées leur matériau musical. En décembre 1992, il écrivait déjà dans son journal vouloir « écrire une musique qui en cache une autre, qui la contienne, la révèle par défaut19 ».
Un second Nebenstück
À ce jour, une seule autre pièce de Gérard Pesson est sous-titrée Nebenstück et s’inscrit dans le prolongement de son quintette avec clarinette. Il s’agit de Wunderblock, écrite en 2005 pour accordéon et orchestre. Cette pièce est en effet une « tentative d’effacement20 » du Maestoso de la Sixième symphonie de Bruckner.
À écouter : Audio 3 - La Symphonie no 6 d’Anton Bruckner dans Wunderblock, par Teodoro Anzellotti et l’Orchestre symphonique de la WDR de Cologne dirigé par Johannes Kalitzke, 2005, Aeon.
Une stèle, dans Mes béatitudes
Nous pouvons par ailleurs trouver des prémices de Nebenstück dans les pièces qui lui sont antérieures. Dans Mes béatitudes, son quatuor avec piano écrit en 1995, le second thème de l’Adagio de la Septième symphonie de Bruckner figurait déjà en hors-texte au beau milieu de la partition, « comme une stèle, livrée dans un état de grande fragilité, presque hors de portée21 ».

Le thème de l’Adagiode la Symphonie no 7 de Bruckner dans les mesures 357 à 361 de Mes béatitudes, 1995, Henry Lemoine, p. 29.
À écouter : Audio 4 - L’enregistrement correspondant à la figure précédente, par l’Ensemble Recherche, 2001, Aeon.
Une musique dans une autre
Mais la technique du filtrage se manifeste dans un grand nombre de ses œuvres. Nous y trouvons la trace d’autres auteurs et nous en montrerons quelques manifestations, notre intention n’étant pas, à l’évidence, d’en rendre compte de manière exhaustive.
Dans Panorama, particolari e licenza, Gérard Pesson donne à entendre un Harold en Italie de Berlioz transformé par l’ajout d’une voix de mezzo-soprano et une instrumentation originale. Ces filiations à dessein sont par ailleurs évidentes dans ses Musica ficta, pièces pédagogiques écrites à destination de pianistes débutants afin de leur faire découvrir des langages actuels. On y devine entre autres la présence d’un thème du Parsifal de Wagner, d’une série de Webern et de deux préludes de Chopin superposés.
À écouter : Audio 5 - Superposition de préludes de Chopin dans Origami, par Caroline Cren, 2018, Aeon.
À écouter : Audio 6 - Frédéric Chopin, Prélude op. 28 no 4 en mi mineur, 1839, par Nikolai Lugansky, 2010, Warner Classics.
À écouter : Audio 7 - Frédéric Chopin, Prélude op. 28 no 15 en ré bémol majeur, 1839, par Nikolai Lugansky, 2010, Warner Classics.
Révérences et fragmentations
Avec Ravel à son âme pour orchestre, Gérard Pesson tire sa révérence à Ravel en lui prélevant, comme le montre Benjamin Attahir22, quelques mesures de Frontispice, de Ronsard à son âme ou de la Rhapsodie espagnole, des harmoniques de Ma mère l’Oye et une texture de Daphnis et Chloé. Mais il est cette fois moins aisé de saisir l’ascendance réelle de ce matériau décontextualisé et éclaté, donné par bribes. La technique du filtrage agit désormais à plus grande échelle et c’est à présent toute l’œuvre de celui qu’il admet être son refoulé23 qui est vue à travers le prisme de la mémoire.
Héritages
Quand ses œuvres semblent vierges de toute référence, c’est parfois un modèle historique qui crée des rapports d’intertextualité avec la musique passée. Aussi, nous trouvons parmi ses pièces une pastorale, un tombeau, mais aussi des danses telles que la gigue, la carmagnole ou encore l’écossaise. Ces archétypes témoignent de son appétit insatiable pour l’Histoire. Il dit d’ailleurs que « le créateur est un prédateur24 ». Gérard Pesson écrit aussi des Folies d’Espagne et, dans Rebus, utilise les cinquante-quatre notes du thème In nomine, issu de la Renaissance, pour constituer l’ossature de sa pièce.
À écouter : Audio 8 - L’enregistrement correspondant à la figure précédente, par l’Ensemble Recherche, 2001, Aeon.
À écouter : Audio 9 Version 1 et Version 2 - John Taverner, In nomine, début XVIe siècle, par l’Amsterdam Loeki Stardust Quartet, 2015, Decca.
Un filtrage devenu technique de composition
Même dans Musique pour le Musée du quai Branly, alors qu’aucun indice ne laisse supposer que s’y cache quelque vestige du passé, nous devinons l’action de la technique du filtrage. Il faudrait peut-être parler de ce folklore imaginaire, que l’on associe parfois à Bartók25, et qui apparaît symboliquement dans cette pièce pour piano.
À écouter : Audio 10 - Le folklore imaginaire de Musique pour le Musée du quai Branly, 2016, par Denis Chouillet et Romain Lemêtre, 2016, Studio Sextan.
Si ce bref aperçu de l’œuvre de Gérard Pesson nous montre comment le filtrage s’invite dans le processus créatif du compositeur, nous retiendrons toutefois les précautions de Boulez, qui rappelle que, « de toute façon, analyses exactes et explications rationnelles ne sont qu’une façon de camoufler l’ignorance profonde dans laquelle nous sommes des filiations réelles, plus difficiles à déceler, plus volatiles, changeantes avec le temps qui les examine26. »
Origines et enjeux du filtrage
Si nous avons vu en quoi consiste la technique du filtrage et comment elle s’articule au sein de l’œuvre de Gérard Pesson, il nous reste à en retracer les origines et en discuter les enjeux.
Au commencement, la notion de progrès
L’acte créateur, novateur ou non, inclut l’évidente contradiction selon laquelle s’il n’y a pas de création sans mémoire, il n’y en a pas non plus sans oubli. Toute œuvre significative témoigne à la fois d’une part d’héritage et d’un certain degré de rupture avec le passé27.
Il semble en effet que, comme le suggère Marc Jimenez, mémoire et création entretiennent un rapport étrange et intime. Pensons par exemple aux motets pluritextuels de l’Ars antiqua, qui procédaient déjà par addition de voix et de texte au plain-chant préexistant28 et traduisaient dans le même temps une pensée caractéristique de la Renaissance.
C’est au xviiie siècle, dans le contexte de la révolution industrielle, que se généralise l’idée de progrès29. Le sentiment d’appartenance à une tradition se fait plus présent et l’attachement à des racines culturelles se renforce30. François Decarsin écrit que le passé n’est pas une priorité absolue pour les classiques dans la mesure où ce passé ne leur est qu’imparfaitement connu31. Au xixe siècle, l’injonction du neuf se fera plus pressante, en témoignent ces quelques mots de Richard Wagner :« Mes enfants, faites du nouveau ! du nouveau et encore du nouveau ! Si vous vous accrochez aux vieilleries, vous deviendrez la proie du démon de l’improductivité, et vous serez les plus piètres artistes du monde32 ! »
Stravinsky, le classicisme retrouvé
Grâce à l’émergence de la recherche musicologique, qui produit du savoir notamment sur les questions d’organologie et d’édition33, la connaissance de l’histoire de la musique s’affine dans le courant du xxe siècle.
Cet aller-retour entre le créateur et l’histoire prend alors une tournure inédite avec la musique d’Igor Stravinsky. Le père du Sacre du printemp sintègre à sa musique des éléments de langage du passé, s’accapare le matériau d’œuvres de Pergolèse dans son ballet Pulcinella34 et disait d’ailleurs à cet égard « qu’un bon compositeur n’emprunte pas, il vole35. » Mais cet amour de la musique ancienne n’amoindrit pas la puissance créatrice du compositeur russe, comme on le lui a parfois reproché36. Au contraire, Stravinsky fait preuve d’une créativité et d’un métier qui n’ont rien de ceux d’un épigone. André Boucourechliev écrit qu’il « n’a fait de l’histoire ni sa conscience ni sa loi, mais sa propriété, et son instrument37. »
Messiaen, une pie voleuse
Olivier Messiaen, qui connaissait l’œuvre de Stravinsky en profondeur, s’empare lui aussi de la musique de ses prédécesseurs pour en faire son miel. C’est ce procédé de composition qui est à l’origine de la technique de l’emprunt38. Le compositeur, qui était aussi un illustre analyste, élabore son œuvre dès sa genèse à force d’emprunts. Il subtilise à ses pairs ce qui constituera la matière première de sa propre musique.
Une chose est particulièrement étrange : la plupart de ses larcins ne concernaient pas des techniques compositionnelles ou des modèles formels à une échelle large, mais plutôt des citations autonomes – déformées ou non – de fragments musicaux, totalement indépendantes du contexte qui les sous-tendait à l’origine. En ce sens, le premier modèle aviaire de Messiaen n’était ni son alouette des champs bien-aimée, ni même la grive musicienne, mais bien la pie39.
Convoquant déjà la notion de filtrage, Roger Smalley écrit que « les résultats de Messiaen sont très différents du modèle, et génèrent la marque indubitable de sa propre personnalité musicale. Car les fragments de Debussy ont été, comme il le présente, « filtrés »au travers de ses propres procédés techniques40. »
Berio, au-delà de l’emprunt
Chez Messiaen déjà, l’idée d’une mémoire qui procède par sélection était présente. Mais il faut attendre 1983 et les écrits de Luciano Berio pour que se précise le sens recouvert par ce terme. Le mouvement central de sa Sinfonia consiste en une collection d’objets trouvés. Il est un gigantesque réseau de citations dans lequel toute l’histoire de la musique est donnée en collage. La composition devient alors avant tout un travail d’écoute.
Il n’y a pas de doute que nous ne pouvons jamais échapper à nos antécédents, au poids de l’expérience, à cette « fange que nous traînons derrière nous », comme dit Sanguineti, et, partant, à une virtualité de choix dans cette rumeur de l’Histoire qui nous accompagne perpétuellement. Et nous pouvons uniquement donner un sens à cette rumeur si nous savons la filtrer, si nous savons prendre nos responsabilités en sélectionnant telle couche ou tel objet — et en cherchant à comprendre quelle combinaison et quel « filtrage »correspond le mieux à nos exigences et à un meilleur rendement de nous-mêmes41.
Boulez, amnésie et affinités sélectives
L’inventeur qui procède par filtrage doit donc puiser son matériau dans sa bibliothèque idéale, son musée imaginaire aurait dit Malraux42. Mais ce principe de collecte déplaît à Pierre Boulez, qui y voit un manque d’imagination, une marque de conservatisme. « Il semble qu’au milieu d’un temps chargé de plus en plus de mémoire, oublier devienne l’urgence absolue43. »
C’est peut-être justement au sujet de l’oubli qu’il convient de faire la distinction entre emprunt et filtrage. En effet, cette amnésie dont Boulez fait l’éloge nous semble être au commencement de toute pensée qui filtre. La bibliothèque est passée au prisme d’une mémoire perfectible et déformante. Ce qui est dérobé à la partition originale est en réalité l’idée que l’on s’en fait. C’est une projection de soi dans l’œuvre de l’autre. Corinne Schneider écrit que « l’oubli n’est pas un manque ou une faiblesse, mais une force positive qui aide l’homme à envisager la création plus librement44. »
Pierre Boulez parle aussi d’affinités sélectives.
Notre caractère, notre individualité nous pousse vers des choix conformes à notre résonance propre, choix changeant sinon selon les saisons, du moins selon nos nécessités. Loin d’être systématiques, ces « affinités sélectives »dépendent de l’impulsion, de l’humeur, du besoin aussi, voire de la conjoncture45.
Ces choix sont cette fois caractéristiques de la technique de l’emprunt. Ils sont le reflet de la personnalité de l’artiste. Composer avec l’emprunt nécessite de monter le matériau en œuvre, tandis que la pensée par filtrage accepte la possibilité du souvenir faisant irruption. Rappelons encore les conclusions de Pierre Boulez au sujet du rapport entre l’inventeur et ses modèles.
Je ne vois pas comment on peut éviter l’histoire à moins de la conséquence inévitable, qu’elle nous ignore. La refuser ou l’absorber, dans l’absolu, n’est donc pas une question fondamentale, préalable. Qu’exige de nous le modèle, même si nous nous défendons de sa présence : le suivre, le déformer, l’oublier, le rechercher, le réévaluer. La mémoire ou l’amnésie ? Ni l’un, ni l’autre, mais une mémoire incernable, mémoire déformante, infidèle, qui retient de la source ce qui est directement utile et périssable46.
Ce que nous avons observé à travers l’œuvre de Gérard Pesson est, nous le voyons, le reflet de conceptions esthétiques ayant occupé les créateurs depuis toujours. Grâce aux propos de ces penseurs, nous avons pu montrer comment la technique du filtrage entre en résonance avec leurs réflexions et s’inscrit dans leur continuité.
Conclusion
À travers l’étude de Nebenstück, nous avons vu comment Gérard Pesson élaborait une œuvre qui donne en filigrane la dernière ballade du dixième opus de Johannes Brahms.
Nous avons observé dans cette instrumentation des écarts par rapport à la partition originale, des libertés que s’octroie le compositeur et qui éloignent définitivement sa musique de celle de Brahms. Le matériau est fragmenté, soustrait. L’absence de reprises en altère la forme, les sons voilés en interrompent la « biensonnance », les quelques mesures dupliquées témoignent encore de ce passage du temps sur la mémoire de l’auteur. Sortant la pièce pour piano de son contexte d’origine, il nous livre une partition qui relève d’un art au second degré.
Avec la technique du filtrage, Gérard Pesson décompose plus qu’il ne compose. Il intègre au sein de son univers sensible des objets trouvés, dérobés au passé. Nous en avons montré la présence à différents niveaux dans quelques-unes de ses pièces, de la référence quasiment littérale dans Mes béatitudes au folklore imaginaire de Musique pour le Musée du quai Branly.
Nous avons vu, enfin, comment les filtrages de Gérard Pesson prolongeaient la pensée et les tentatives de ses prédécesseurs depuis la Renaissance. Alors qu’au xixe siècle, la recherche du progrès est concomitante à un intérêt grandissant pour le passé, le xxe siècle sera celui d’une meilleure connaissance de ce dernier et de la systématisation de son étude. Mais chez Gérard Pesson, cette idée du progrès prend une tournure encore radicalement différente.
Avec Nebenstück, Gérard Pesson met en crise la question de la mémoire et de l’invention. Il nous révèle la présence d’une musique derrière la sienne et abolit à sa manière les frontières entre musique passée et présente.
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1PESSON Gérard, 2004, p. 13.
2BALMER Yves, LACÔTE Thomas et MURRAY Christopher, 2018.
3VON DER WEID Jean-Noël, 1992, p. 636.
4Une revue des écrits de Gérard Pesson est proposée dans Himbert Clément, 2017, p. 103-109.
5MANOURY Philippe, 1991, p. 286.
6Roland Barthes, cité dans BALMER Yves, LACÔTE Thomas et MURRAY Christopher, op. cit., p. 13.
7Marcel Proust, cité dans NATTIEZJean-Jacques, 1988, p. 71.
8FRISCH Walter, 1990, p. 64.
9PESSON Gérard, 1998, notice de l’œuvre.
10Gérard Pesson, cité dans KALTENECKER Martin, 2008.
11Ce terme est d’abord introduit en littérature, voir GENETTE Gérard, 1982.
12Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.
13Ibid.
14PESSON Gérard, 1998, loc. cit.
15Gérard Pesson, cité dans KALTENECKER Martin, op. cit.
16PESSON Gérard, 2005, notice de l’œuvre.
17PESSON Gérard, 1998, loc. cit.
18Il évoque cette manière de faire dans BONILLA Matthieu, 2011, p. 83.
19PESSON Gérard, 2004, op. cit., p. 85-86.
20PESSON Gérard, 2005, loc. cit.
21PESSON Gérard, 1995, notice de l’œuvre.
22ATTAHIR Benjamin, 2013, p. 19-29.
23PESSON Gérard, 2004, op. cit., p. 247.
24Gérard Pesson, cité dans ATTAHIR Benjamin, op. cit., p. 51.
25BOUKOBZA Jean-François, 2005.
26BOULEZ Pierre, 1988, p. 10.
27JIMENEZ Marc, 1988, p. 4.
28SANDERS Ernest, LEFFERTSPeter, PERKINS Leemanet alii, 2001, p. 190.
29DECARSIN François, 1988, p. 19, la question du progrès est traitée plus avant p. 21-23.
30Ibid.
31Ibid.
32Richard Wagner, cité dans DECARSIN François, ibid.
33MICHELS Ulrich, 1990, p. 517.
34Une analyse de ces enjeux est proposée dans PRÉVOT Guillemette, 2017.
35Igor Stravinsky, cité dans ATTAHIR Benjamin, op. cit., p. 51.
36ADORNO Theodor, 1979, p. 209-212, voir aussi BOUCOURECHLIEV André, 1982, p. 7-30.
37BOUCOURECHLIEV André, 1982, ibid., p. 8-9.
38BALMER Yves, LACÔTE Thomas et MURRAY Christopher, op. cit.
39Ibid., p. 5.
40Roger Smalley, cité dans BALMER Yves, LACÔTE Thomas et MURRAY Christopher, ibid., p. 21.
41BERIOLuciano, 2010, p. 54.
42MALRAUX André, 1947.
43BOULEZ Pierre, 1988, loc. cit.
44SCHNEIDER Corinne, 2012, p. 93.
45BOULEZ Pierre, 1988, loc. cit.
46BOULEZ Pierre, ibid.