Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
n°7
Florent Caron Darras

Le vivant et le technique
Indétermination et multistabilité dans Technotope pour saxophone baryton et dispositif électroacoustique

Article
  • Résumé
  • Abstract

Dans la continuité de mon travail de compositeur-chercheur dans le cadre du doctorat SACRe, cet article écrit en 2021 se propose d’explorer les éléments de langage qui constituent autant d’enjeux structurels dans ma pièce Technotope, pour saxophone baryton et dispositif électronique seize canaux. En partant de la notion d’incalculabilité du vivant, et en considération des éléments d’indétermination contrôlée au niveau rythmique et au niveau formel, je propose d’adopter une méthode d’analyse comparant les rapports de durées de trois versions de la pièce, sur le plan rythmique et sur le plan formel. La démonstration présentera les notions d’objet sonore polymorphique (ou « ouvert »), de pseudo-isochronie, de contours de durées et de structure en éventail, et aura pour objectif de vérifier, du matériau à la structure, la multistabilité temporelle et la polystabilité interprétative de la pièce.

Texte intégral

Introduction

Technotope est une pièce écrite pour saxophone baryton et dispositif électroacoustique à seize canaux, dont l’interprétation est également possible sur des dispositifs à huit ou six canaux. La création de la pièce fut donnée par le saxophoniste Nicolas Arsenijevic le 18 juin 2019 au concert du Cursus de composition et d’informatique de l’Ircam, dans le cadre du festival ManiFeste au Centquatre à Paris, au terme d’une collaboration particulièrement centrée sur les questions croisées de l’habileté instrumentale et de ses rapports conséquents avec une électronique à la fois constituée de traitements et de fichiers conçus en studio.

L’écriture de musique mixte présente un certain nombre d’écueils aujourd’hui bien repérés, qu’il s’agisse entre autres du hiatus entre le rayonnement acoustique organologique et celui des membranes, ou bien de l’interaction entre l’humain et la machine. Cette question de l’interaction, pouvant aussi bien être entendue au niveau symbolique qu’au niveau dialectique, se manifeste à un niveau plus technique et plus local lorsqu’il s’agit pour le compositeur et les réalisateurs en informatique musicale d’élaborer le partage d’un déroulé temporel entre les entités organiques et les entités électriques, c’est-à-dire d’entrer à la recherche d’un temps commun pour les actions et rétroactions de stimuli nerveux et de variations de tensions. Technotope présente à cet égard un certain nombre de stratégies d’écriture temporelle, qui ont une double origine dans mes précédentes pièces. D’abord, dans les pièces instrumentales, qui, notamment depuis Soleil Mat (2014), procèdent d’une ambivalence entre une écriture rythmique très déterminée et des moments d’indétermination relative, indiquant les informations nécessaires à la juste exécution d’une idée musicale que l’on pourrait considérer comme étant polymorphique. Ensuite, dans la pièce mixte Sentinelle Nord (2017), où je m’étais imposé les mêmes contraintes vis-à-vis des déclenchements et de la souplesse du temps dans l’interaction instrument-synthèse, en usant tant de mesures à durées indéterminées (d’une durée comprise entre x et y secondes, notées « circa x”-y” » ) que de nombreuses fermate, ouvrant à une écoute contextuelle et personnelle de l’électronique par les musiciens et leur chef, et défendant la possibilité du rubato, donc de l’interprétation du temps dans la musique mixte à déclenchement de fichiers, sans pourtant opter pour l’altération de leur durée propre (timestretch).


	Technotope, p. 1-2.

Technotope, p. 1-2.

Ces termes d’interaction temporelle, de rubato, d’écoute contextuelle et d’interprétation sont à comprendre dans un contexte où le secteur de l’information tend à placer la mesure, la donnée, la quantification et le calcul comme postulat de l’interaction homme-machine, a fortiori dans le champ extra-musical du big data et des intelligences artificielles qui font le pari d’une réduction toujours amplifiable de la réalité du vivant à un ensemble de données quantifiables et qualifiables à l’infini. C’est précisément parce que le mode de pensée de la technologie s’opère sous l’hégémonie du calculable qu’il me semble important aujourd’hui de revendiquer cette incalculabilité du vivant jusqu’à en faire le sujet même de pièces mixtes censées depuis Mikrophonie de Karlheinz Stockhausen (1964) produire du sens dans la dialectique scénique entre des corps humains et des réseaux de membranes, les microphones et les enceintes, avec aujourd’hui le processeur comme temple intermédiaire du calcul à haute fréquence.

Cependant, appliquer la notion d’incalculabilité à la musique écrite pose des problèmes à plusieurs égards puisque la notation, l’interprétation et l’interaction avec l’informatique présupposent du calcul, du déterminé, de la notation ou du code qui permettent entre autres de transmettre des idées de durées temporelles, de structures, de déclenchements d’événements, entre un compositeur et un interprète, entre un interprète et une machine, puis entre un trio compositeur-interprète-machine et un auditoire. Dès lors, parler de musique écrite sous les termes de l’incalculable, c’est se placer dans une situation ouverte à une certaine tension paradoxale, tension fertile qui ne serait en aucun cas à confondre avec la contradiction ou l’erreur de raisonnement. Or, pour ce que la partition ou le programme revêt de calcul et de mesure, jamais musique n’a prétendu appartenir au même calculable que celui qui règne aujourd’hui dans l’économie de la donnée et de l’information, et la musique la plus déterminée a finalement toujours dérogé au niveau le plus supérieur de contrôle, pour parvenir à exister dans le suggestif, le subjectif, l’interprétation et l’appropriation, finalement donc dans sa dimension la plus inquantifiable, résistante dans la réalité musculaire et affective de l’interprète à toute tentative de surdétermination dans la notation. Dans Technotope, c’est finalement un certain incalculé qui prévaut sur la notion d’incalculable, dans un relatif lâcher-prise dans l’écriture rendu possible par la considération qu’à degrés égaux de détermination et d’indétermination, et ce dans des cas très particuliers, les résultats perceptifs peuvent parfois être équivalents. Je propose dans cet article de questionner les termes et les limites de cet incalculé en procédant notamment à une analyse comparée entre plusieurs interprétations de Technotope, afin de vérifier si l’incalculé contrôlé – ou hasard dirigé pour reprendre Boulez (1966, p. 47) – permet de développer une structure formelle, notamment au travers de l’idée de contours de temps ou de profils de durées. Or, cette entreprise d’analyse comparée devant se faire à l’appui de mesures, elle me place nécessairement dans une seconde position paradoxale lorsque deux ans après la création de la pièce j’entreprends une démarche visant à calculer les résultats de l’incalculé. Ces mesures, qui sont notamment représentées au moyen de diagrammes, réduisent nécessairement la dimension interprétative au seul paramètre de la durée. Il n’y a pourtant aucunement prétention ici à réduire la réalité résolument incalculable de ce qu’a offert Nicolas Arsenijevic le soir du 18 juin 2019 dans une performance particulièrement impressionnante, nulle volonté ici de réduire sur des plans en deux dimensions ce qui touche à la complexe interpénétration des paramètres de temps, de hauteurs, de timbre, d’intensité et d’espace, autant que de présence scénique et d’adaptation unique tant qu’éphémère au contexte ; rapport au public, rapport à la salle, écoute qui toujours se découvre et se renouvelle avec l’électronique, elle-même modelée par ce qui est fourni, chaque fois singulièrement, dans le microphone. Là se situe le véritable incalculable du musical, celui qui probablement se fait frère de l’ineffable de Jankélevitch.

La musique du conducteur des Muses est selon la vérité car elle impose au tumulte sauvage de l’appétition la loi mathématique du nombre, qui est harmonie, au désordre du chaos sans mesure la loi du mètre, qui est métronomie, au temps inégal, tour à tour languissant et convulsif, fastidieux et précipité de la vie quotidienne, le temps rythmé, mesuré, stylisé des cortèges et des cérémonies. Alain, Stravinski, Roland-Manuel ne s’accordent-ils pas pour reconnaître dans la musique une sorte de métrétique du temps ? La musique est donc suspecte, mais elle n’est pas purement et simplement à renier. (Jankélevitch, 1961, 1. L’éthique et la métaphysique de la musique)

 

Matière, Espace, Forme

À l’interface du biologique et de l’artificiel, le technotope désigne cet espace extérieur que nous partageons par l’usage et la définition commune d’une technique. Tandis que ce terme peut bien concerner la technique en son sens le plus large voire le plus ancien, c’est son acception la plus récente, celle de l’outil numérique et de l’idée conjointe de réseau que j’ai retenue comme levier imaginaire à l’écriture, particulièrement pour ce qu’elle ouvrait de signifiant dans le contexte d’une création de musique mixte spatialisée, d’interaction localisée entre chair et électricité. Le technotope comme nouvelle dimension donnée à l’espace social par la possible intégration de ce qu’il est d’usage d’appeler cyberespace est à l’origine de ma réflexion pour la composition de cette pièce. Ainsi, Technotope entreprend une symbolisation sonore de l’émergence humaine des cybermondes, ces lieux virtuels aussi fantasmés que concrets, invisibles que réels, et qui peuvent aussi bien recouvrir l’imagerie fictionnelle de la représentation des ondes de télécommunication que l’imagerie des espaces alternatifs, qu’il s’agisse du web au sens large, des mondes sociaux alternatifs ou des jeux-vidéo en mondes persistants, bref de toute forme de représentation spatiale prenant une partie de notre vie avec une partie de notre temps, entrant donc en coexistence invisible, ou partiellement visible sur les écrans, avec le monde tangible.

L’émergence sonore de ce monde artificiel nécessite que la pièce suive un parcours formel selon l’idée de génération appliquée à l’espace en même temps qu’à une électronique qui, au fur et à mesure que le temps passe, s’émancipe de son origine instrumentale pour aller vers la synthèse. La pièce s’articule donc en quelques étapes majeures mais de proportions temporelles inégales : l’introduction du saxophone seul, l’ouverture d’une électronique essentiellement constituée de démultiplications du son instrumental, la diffusion de cette électronique dans un espace de plus en plus large en même temps que surviennent des sons synthétiques autonomes, puis un solo d’électronique incarnant à lui seul l’idée réalisée de technotope, avant le retour de l’instrument dans une coda. L’un des enjeux de la pièce est donc de maintenir une continuité dans ces étapes successives, continuité qui doit permettre au solo électronique de se présenter à la fois comme prolongation du geste instrumental et comme monde en soi, et dont les propriétés de localisation des événements sonores doivent d’une certaine manière correspondre à celles de notre réalité tangible, comme celle d’un biotope imaginaire. L’idée d’organicité, du transfert d’une forme vivante à une autre, permet notamment d’assurer cette continuité.

Ainsi, les entités sonores produites par le saxophone au début de la pièce trouvent une étrange prolongation dans leur traitement électronique, jusqu’à l’ouverture d’un espace, en se déployant progressivement dans la salle. Ce déploiement s’opère d’abord selon un procédé d’élargissement sur la gauche et la droite du saxophoniste, de manière frontale par rapport au public, qui fait ainsi face à un véritable mur de son. Le public assiste alors à une triple émergence, après l’introduction du saxophone seul, d’abord ni traité ni spatialisé : émergence du dédoublement du son instrumental par delays et granulation, émergence d’un premier processus de spatialisation par expansion stéréophonique, et émergence d’une nouvelle sensation d’intensité qui place l’auditoire dans une situation de contact épidermique au son tout en conservant sa position de témoin extérieur à ce qui se joue sur scène. L’écoute avance ainsi par bouleversements, étant invitée à se repositionner à mesure que la structure temporelle et spatiale se déploie.


	Disposition des seize haut-parleurs.

Disposition des seize haut-parleurs.

Sur l’image ci-dessus (Fig. 2), l’espace-scène est représenté par le cube à gauche. Les numéros correspondent aux numéros de sortie DAC, impairs à gauche et pairs à droite. Ainsi, l’expansion et l’amplification du son du saxophoniste et de son traitement par démultiplication suit le parcours 1-2, 5-6, 3-4, 7-8. Dans toute la pièce, la programmation de la spatialisation s’opère selon une double octophonie pour les fichiers huit canaux, selon qu’ils interviennent dans la première partie (localité de la scène) ou la seconde partie (immersion du public). Un autre dispositif gère la spatialisation des traitements sur les seize haut-parleurs en temps réel, et un Spat® sert à simuler un espace plus large que celui des murs tout en offrant des possibilités d’interconnexion de certains paramètres de traitements à des mouvements dans l’espace, de manière très ponctuelle.

Comme étape intermédiaire, le son traité et altéré du saxophone passe quant à lui le relais à des sons totalement synthétiques, en lesquels résiderait l’idée d’une faune et d’une flore tant autonomes qu’imaginaires, d’un biotope artificiel. Prolongeant une réflexion amorcée avec Sentinelle Nord, et en réaction à des musiques saturant plus volontiers les informations ou usant de la spatialisation soit comme divertissement soit comme démonstration technologique avec un certain sensationnalisme, Technotope fait le vœu d’une approche plus didactique de la spatialisation, avec un trajet formel simple, gouverné par l’idée de passage de l’écoute locale à l’écoute immersive. Les premières minutes sont ainsi exclusivement instrumentales, toutes oreilles tournées sur le saxophone, tandis que le solo électroacoustique final est diffusé sur les haut-parleurs entourant le public. Lors du solo, la lumière s’éteint sur scène tandis que des projecteurs mettent en valeur les haut-parleurs en salle, assurant visuellement qu’un transfert spatial et formel vient d’avoir lieu, d’après une idée de la créatrice lumière Pauline Falourd.

Dans le plan formel préparatoire (Fig. 3), nous voyons apparaître une forme-processus plurielle, c’est-à-dire un développement progressif conjoint entre matériaux, espace et temps. L’esquisse présente le temps sur l’axe des abscisses, prétendument sur une durée totale de huit minutes trente, bien que la pièce fût en définitive un peu élargie dans l’écriture pour atteindre environ onze minutes (cf. les mentions « + long » en haut). L’esquisse est constituée de quatre rangées, de haut en bas « Sax », « Électro », « Espace », « Temps », entre lesquelles naviguent des flèches connectant des éléments identifiables par leur couleur.


	Esquisse préparatoire, parcours formel (avril 2019).

Esquisse préparatoire, parcours formel (avril 2019).

La rangée « Espace » se lit comme suit :

  L (gauche)

 

Arrière-Salle

 

 

  C (centre)

 Scène / Frontal

 

  R (droite)

 

 

 

Arrière-Salle

Nous pouvons donc constater, par l’évolution du dessin en forme conique horizontale, que la spatialisation suit un processus d’expansion du centre aux extrémités gauche et droite, en même temps qu’elle établit un parcours de l’avant à l’arrière de la salle. Chaque nouveau matériau alimente ce processus en le reprenant à son point de départ pendant que les matériaux précédents poursuivent leur parcours propre :

« Delays, Kicks, Fell1, S.W.* » : départ à 1’452 du centre-scène, puis expansion. « Flangers » : départ du centre-scène, puis expansion. « Synths Parker* » : départ du centre-scène, puis expansion. « Drone ext. grave » : départ depuis la salle (correspondant au début du solo électronique). « Nappe Ikeda* » : départ depuis la salle. « Delays, Feedbacks, Kicks » : départ du centre-scène, puis projection (correspondant à la coda).

Cette continuité du processus en dépit de l’arrivée de matériaux nouveaux doit être rendue possible par une écriture de l’électronique et de l’espace répondant à des critères structurels précis. Pour autant, cette organisation du temps doit s’opérer dans la considération des contraintes que j’ai énumérées plus haut. D’abord, refusant de contraindre l’oreille et le corps du musicien par le click track, et n’adoptant pas pour autant le système plus souple mais plus complexe du suivi automatique de partition, le déroulé de l’électronique doit pouvoir avancer au moyen de déclenchements mécaniques et donc être pensé en étapes suffisamment distanciées dans le temps. Ensuite, le propos de la pièce étant la génération d’un monde artificiel évoquant une forme d’organisation du vivant, en connexion à une organicité instrumentale exposée en début de pièce, une certaine forme d’incalculabilité doit présider à l’écriture du temps au niveau microscopique comme au niveau macroscopique, c’est-à-dire tant pour les objets musicaux que pour les grandes parties formelles, donc sous les maîtres mots de respiration, d’ajustement, de microrythmie, voire d’imprévisibilité. La réunion des deux points précédents vise surtout à faire que cette musique soit entièrement interprétable, que le musicien y trouve un véritable espace d’interaction avec la machine, donc avec le monde artificiel qu’il génère en salle depuis sa position centrale sur scène. C’est précisément ces niveaux microscopiques et macroscopiques que nous allons désormais analyser, notamment en comparant différentes versions données par Nicolas Arsenijevic, afin de vérifier d’une part quels sont les résultats que permet d’atteindre une certaine indétermination de la notation du rythme, et d’autre part d’observer quelle structure émerge d’une ambivalence entre temps strict et temps souple, appliquée à l’échelle moyenne, celle de la mesure.

 

Matériau : L’objet musical polymorphique

Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter. (Paul Claudel)

La majeure partie de Technotope est indiquée au tempo de 54 battements par minute, et c’est ce mètre qui reste employé comme valeur de référence dans les mesures à durées variables, là où il est généralement coutume d’employer des indications à la seconde. Or cette valeur de 54 BPM est précisément à penser et sentir comme une seconde lente, comme une inertie portée au temps universel, à la recherche d’une certaine adéquation avec la lenteur relative des cycles corporels. La délimitation de ce large espace de temps doit néanmoins pouvoir accueillir toute forme de rapidité et de complexité rythmique, et je défends généralement cette possibilité d’une rapidité de jeu dans une lenteur de référence précisément parce que tout tempo élevé contraint d’une certaine manière le corps musicien et rend visible une agogique de l’allegro qui détonne selon moi considérablement avec la recherche d’organicité. Dans cette logique, l’adoption d’un mètre étiré va de pair avec le refus du click track.

La première mesure de la pièce se présente comme suit :


	Technotope, mes. 1.

Technotope, mes. 1.

L’objet musical ainsi représenté se définit par la répétition ad libitum d’un claquement d’anche (appelé slap, noté « > » sur les hampes) sur une fondamentale de mi2 (noté do#4). Le slap doit être sec (noté piqué) et le saxophoniste doit faire évoluer la position du bec afin d’en faire varier la couleur, puisque les symboles « > » changent de position verticale sur les hampes. C’est pour cette raison que la note est indiquée entre parenthèses, l’interprète pouvant réduire la perception de la hauteur jusqu’à produire un bruit coloré. La mention « Sim. » signifie que ces premières indications valent pour le reste de la séquence. Les intensités indiquent que la séquence doit émerger jusqu’au piano et s’estomper à la fin. Le type de comptage du temps est spécifié par les deux croix qui remplacent le chiffrage, désignant ainsi un temps « senza misura », et la durée globale de la séquence est d’environ 10 noires à 54 BPM : le saxophoniste peut à loisir décider de la raccourcir ou de l’élargir. Enfin, un certain nombre de hampes sont réparties comme arbitrairement, entre moments d’équidistance et moments de perturbations : elles ne représentent ni un nombre ni un rythme à respecter, et ne sont qu’une proposition pour un état rythmique pouvant se situer entre stabilité et instabilité, laquelle est également représentée dans l’ondulation des trois lignes horizontales de débit, elles-mêmes rayées d’une petite barre diagonale en haut à gauche pour spécifier que le débit doit dans l’ensemble être plutôt rapide.

Ce système de notation donne donc un certain nombre d’indications suffisamment précises pour obtenir un objet musical bien particulier, lequel se trouve polymorphique en ce qu’il comporte une part évidente d’ouverture, le rendant singulier à chaque interprétation, que ce soit entre musiciens différents ou entre les doigts d’un même saxophoniste en des moments différents : l’idée est que chacun puisse s’approprier ce matériau sans jamais risquer de le dénaturer, d’où l’enjeu d’une notation qui doive finement juger des divers degrés de détermination accordés aux différents paramètres.

J’entends donc par le terme d’objet musical polymorphique un matériau musical relativement bref, perçu comme une forme, noté selon divers degrés de détermination et d’indétermination, et qui se définit par conséquent dans le potentiel, dans le malléable et dans la multiplicité au champ interprétatif sans que sa nature n’en soit pour autant altérée. Ses différentes interprétations, pour une infinité de variations possibles, sont tout à la fois ce même objet absolu et sa particularité en acte, comme s’il s’agissait d’une matière élastique que l’on pouvait à volonté déformer, que l’on pouvait éclairer d’une certaine manière, puis observer d’une certaine perspective. Ainsi, l’objet musical polymorphique étant aussi déterminé qu’indéterminé, il peut être considéré comme étant aussi stable qu’instable entre les versions. Par extension, nous pouvons considérer que toute musique interprétée, y compris dans le répertoire ancien, est constituée d’une multitude d’objets musicaux polymorphiques, aussi stables qu’instables, aussi particuliers que reliés à un absolu dans la notation : c’est bien entendu là une forte caractéristique de la musique écrite et des arts allographiques. Ma proposition vise en premier lieu à appliquer ce terme à une démarche spécifiquement ouverte dans l’écriture. Dans le cas de Technotope, l’objet musical polymorphique est doublement ambivalent concernant le rapport stabilité-instabilité : par sa détermination et son indétermination, mais également dans son matériau rythmique même, comme nous allons le voir ci-après.

Aussi, l’enjeu est que ce système de notation puisse cohabiter avec des systèmes plus déterminés, comme c’est le cas aux mesures 11 et 17 (Fig. 1), sans qu’aucune rupture ne soit perçue : que les systèmes de notation soient si complémentaires que l’auditeur ne puisse en soupçonner la variété, qu’ils participent d’un même mode de perception du temps. C’est d’abord en écrivant pour clavier (Soleil Mat, Forgerons…) et en ayant la volonté d’entendre une harmonie stable mais agitée rythmiquement, que j’avais cherché à noter un geste digital complexe dans la griffe figée de la main. Procédant ainsi, il m’est rapidement apparu que l’ordre des notes et la surdétermination rythmique importaient peu au-delà d’un certain débit. Dans d’autres pièces, ce système de notation par ondulation des lignes de débit a trouvé plusieurs déclinaisons, selon qu’il s’agissait de réservoirs de notes, de recherche de grande instabilité, ou d’une forme de fausse isochronie (ambivalence très sensible entre périodicité et apériodicité rythmique). Finalement, dans chacun des cas, la démarche était à la fois gouvernée par le refus d’une hypercomplexité rythmique et par le constat que cette hypercomplexité ne permettrait pas nécessairement d’atteindre le résultat voulu. En somme, j’avais le sentiment que quelque chose de l’ordre du micro-temps échapperait toujours à la quantification, et que si je m’entêtais tout de même à réaliser cette quantification, cela supposait en retour un effort considérable de l’interprète, que le résultat ne justifiait pas nécessairement.

Dans Technotope, cette première mesure adopte ce système ambivalent pour une double fonction : d’abord celle de la microrythmie personnalisée, mais également celle de l’habileté instrumentale, car elle permet dans une situation technique assez délicate (répétition très rapide de nombreux slaps) d’accueillir tout accident, que ce soit un son qui sortirait moins fort ou plus tard qu’un autre, un besoin de ralentir, etc. Elle permet donc d’établir d’emblée un lien intrinsèque entre le matériau et l’interprète avec ses capacités physiologiques propres, avant de lui permettre d'en donner une interprétation singulière par sa sensibilité, sa compréhension et sa vision de la pièce.

 

De l’ambivalence entre le stable et l’instable

Pour analyser les réalités microrythmiques et les états de stabilité et d’instabilité de cet objet musical, je propose de faire une analyse comparée entre trois versions de cette première mesure, toutes trois données par Nicolas Arsenijevic dans des contextes différents : concert du 18 juin 2019, répétition du même jour, et travail en studio quelques semaines avant la représentation.

https://cdn.jwplayer.com/previews/IYNt0ciP-jJnkPLvE

Audio version concert

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Audio version répétition

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Audio version studio

Considération faite de leur précision décimale affichée, les mesures que je vais présenter ci-après comportent une forme de subjectivité puisque la détermination du commencement d’un transitoire d’attaque à l’échantillon près n’est pas une chose concevable : ces prises de mesures résistent donc proprement à l’identification absolue des départs et arrivées à la milliseconde près, mais la disposition des marqueurs, réalisés par l’outil de détection d’Audiosculpt®, demeure évidemment d’une exactitude suffisante pour notre démonstration. Cette remarque me permet de souligner ironiquement que, me trouvant dans l’inconfortable position de mesurer l’incalculé, l’objet de ma mesure résiste toujours d’une certaine manière au calculable.

L’image ci-dessous représente la répartition des attaques de slaps lors de trois versions différentes.


	Répartition des attaques de la mes. 1 sur trois versions différentes.

Répartition des attaques de la mes. 1 sur trois versions différentes.

Nous observons deux tendances principales, l’une plutôt régulière, sur la version du concert et la version en studio, l’autre plutôt irrégulière (version en répétition). Il est par ailleurs intéressant de constater que les versions les plus différentes, celle du concert (rouge) et celle de la répétition (jaune) ont été produites le même jour, ce qui démontre que l’interprète a su conserver une conception polymorphique de l’objet une fois la pièce travaillée, assimilée, appropriée : il n’a pas été tenté de figer une seule façon de jouer cette mesure. Si cette représentation permet une lecture et une comparaison assez intuitives des emplacements des attaques dans le temps, elle ne permet pas de saisir immédiatement les sensibles variations de durées qui peuvent y demeurer, nous laissant présumer que la version de concert est une séquence absolument isochrone. Pour remédier à cela, je propose de représenter ces trois courbes sur un diagramme sur lequel figure toujours le temps de la séquence en abscisses, mais où les intervalles de durées séparant chaque attaque sont présentés en ordonnées.


	Évolution des durées des attaques de la mes. 1 sur trois versions différentes.

Évolution des durées des attaques de la mes. 1 sur trois versions différentes.

Pour des raisons évidentes de compréhension des variations de durées, j’ai opté pour une inversion de l’axe des ordonnées, considérant qu’il est plutôt d’usage de se représenter mentalement l’accélération par un mouvement ascendant et la décélération par un mouvement descendant. Aussi, afin que les mouvements d’accélération et de décélération soient bien compris, j’ai appliqué la valeur de l’intervalle de temps à l’attaque d’arrivée, alors qu’il est d’usage de l’appliquer à son point de départ. En effet, nous avons l’habitude de dire que « tel événement dure tant de temps », ce qui fausserait la lecture musicale d’un diagramme plaçant de la sorte les durées en ordonnées. Dans notre cas, il faudrait plutôt dire que « tel événement est séparé de tant de temps du précédent événement ». Pour le dire autrement, sur la Fig. 6, au point xn est associée la valeur y du point xn-1 (d’où le départ sur 0).

Cette représentation est particulièrement intéressante en ce qu’elle nous permet de mieux apprécier le degré de variabilité de chacune des courbes. Les versions concert et studio se définissent globalement dans la stabilité, avec quelques écarts pour la version studio autour de la septième seconde, et une chute à 340 ms pour l’avant-dernière attaque de la version concert. De plus, ces courbes évoluent dans une vitesse extrêmement proche, la durée moyenne de l’intervalle de temps de la version concert (sans la valeur finale de 340 ms) étant de 126 ms, et celle de la version studio étant de 127 ms. Le point commun entre ces trois versions est d’avoir un seuil autour de 100 ms, qui semble constituer une limite physiologique à la réalisation des slaps répétés, dans la prise en compte de l’endurance demandée sur la durée de la mesure mais également sur la totalité de la pièce, qui repose presque exclusivement sur cette technique percussive. Ces trois versions montrent donc trois interprétations possibles de cette première mesure :

Concert (rouge) : Isochronie relativement stable, avec exception de la dernière valeur (340 ms) qui peut être entendue comme un deccelerando d’accompagnement du decrescendo pour la fin du geste musical. Studio (bleu) : Isochronie perturbée, puisque constituée essentiellement d’intervalles de temps égaux, mais avec un changement d’état de la courbe à partir de la septième seconde. Répétition (jaune) : Instabilité générale, démarrant en régularité franche et basculant dans une anisochronie très prononcée dès la quatrième seconde.

Toutefois, s’agissant d’analyses réalisées sur l’interprétation et le signal acoustique, et non sur une conception abstraite du temps, comme peut l’être celle de la notation solfégique, il est important de définir ce que nous pouvons appeler isochronie en termes perceptifs. Si le repérage de l’anisochronie est en partie propre à l’expertise d’un auditeur, des expériences ont démontré que dans le cas de débits rapides (50, 100 et 200 ms), la loi de Weber3 s’appliquait moins que l’idée de seuil différentiel (difference limen), situé autour de 30 ms (Hoopen & Nakajima, 1995). Cela signifie que, jusqu’à 30 ms de délai par rapport à un intervalle de référence, la suite est généralement perçue comme étant parfaitement isochrone.

Pour entrer plus en détail dans la compréhension de l’ambivalence entre états d’isochronie et états d’anisochronie, je propose d’observer chaque courbe individuellement. Cette fois, je n’ai pas rapporté la valeur de l’intervalle de temps sur l’attaque d’arrivée, ce qui fait que ces diagrammes ne présentent plus de lecture intuitive du rythme mais sont mathématiquement plus justes, faisant l’économie de la valeur initiale 0 : ils permettent le calcul de moyennes, de médianes, de valeurs minimales et de courbes de tendance.


	mes. 1, version de concert : répartition des durées.

mes. 1, version de concert : répartition des durées.


	mes. 1, version de studio : répartition des durées.

mes. 1, version de studio : répartition des durées.

La comparaison de la répartition des durées de la mesure 1 dans les versions concert et studio  nous permet de constater qu’elles présentent de nombreux points communs. Sur les deux images les données sont affichées sur la colonne de droite. Nous y lisons que ces deux versions (espacées d’environ un mois) ont un nombre similaire d’attaques (75 contre 76), et les durées oscillent généralement entre 100 et 150 ms. La colonne « diff » permet de lire la variabilité entre une durée d et une durée d-1 ou d+1. Ainsi, lorsque cette valeur différentielle approche le 0, nous pouvons considérer que nous sommes dans une situation d’isochronie parfaite. Plus cette valeur est grande, plus le musicien a élargi (valeurs positives) ou raccourci (valeurs négatives) la durée par rapport à la précédente. Tout en bas à droite de ces colonnes, nous pouvons lire les valeurs différentielles minimales et maximales, dont le calcul est possible une fois les données ramenées au-dessus de 0. La présence de valeurs minimales proches de 0 confirme l’isochronie parfaite en des endroits très locaux : entre l’attaque 17 et 20 sur la version de concert, entre l’attaque 41 et 46 sur la version de studio. En revanche, pour calculer les valeurs différentielles maximales, j’ai fait le choix pour la version du concert d’écarter la dernière valeur de 340 ms, pour constater que les durées ne variaient jamais de plus de 43 ms. Cela signifie que jusqu’à l’attaque no 74 de la version de concert, l’évolution dans la marge de 103 ms et 148 ms se fait par petits pas généralement imperceptibles, qui ne produisent donc pas une sensation d’irrégularité. Sur la courbe de la version studio, la durée maximale est de 255 ms, et je ne l’ai pas écartée des calculs car elle est située au cœur de la séquence, produisant bien une sensation de perturbation avec un écart différentiel maximal de 127 ms tout à fait perceptible. Par ailleurs, l’ensemble de ces valeurs différentielles se maintient dans une fourchette allant de 0 à 20 ms, confirmant donc une sensation globale de régularité, avec néanmoins des moments de perturbation nettement perceptibles comme entre les attaques 73 et 75 où les durées varient de plus de 50 ms, ou encore au niveau de l’attaque 67 (49 ms de différence) et 71 (47 ms de différence).

Tout cela ne nous renseigne pas suffisamment sur la sensation générale de stabilité ou d’instabilité de la séquence. Pour mieux appréhender cette sensation générale, j’ai réalisé des courbes de tendances sur l’ensemble des données. À la courbe linéaire est ajoutée une fonction polynomiale de degré 4, ce qui nous permet de savoir si malgré la variation de chaque durée la tendance est plutôt à l’accélération, à la vitesse constante ou au ralentissement. Dans les deux cas, ces courbes permettent de voir qu’en dépit de la variété des durées, la tendance est soit d’un subtil ralenti soit d’une certaine stabilité, stabilité qui est donc rendue possible par une multiplicité d’écarts différentiels contenus dans une certaine marge. Le retrait de la dernière valeur de la courbe concert (les 340 ms qui dénotent avec l’ensemble) produit un changement dans la fonction polynomiale mais n’inverse pas la tendance linéaire, les faisant ainsi se rapprocher :


	mes. 1, version de concert : répartition des durées sans la dernière valeur.

mes. 1, version de concert : répartition des durées sans la dernière valeur.

Si nous regardons désormais la version de la répétition, les données sont d’un tout autre ordre.


	mes. 1, version de répétition : répartition des durées et courbes de tendance.

mes. 1, version de répétition : répartition des durées et courbes de tendance.

Cette version présente une durée d’attaque minimale de 92 ms et une durée maximale de 532 ms, et la durée globale de la séquence est relativement égale aux autres versions (entre 9 et 10 secondes jusqu’à la dernière attaque, absente du diagramme car elle ferme l'objet et est suivie d’une mesure de silence : la notion de durée ne s’y applique pas). Ses 68 attaques sont réparties selon une courbe de tendance qui décroît considérablement, confirmant la sensation d’un temps s’étirant à mesure que des durées plus longues sont insérées dans des groupes de durées courtes. Autour de la quatrième seconde, un premier pic correspond à la durée de 360 ms de la 37e attaque, pour revenir aussitôt à des attaques de durées comprises entre 92 et 150 ms. De même, nous observons un phénomène en dents de scie à partir de la sixième seconde (attaque no 50, d’une durée de 246 ms), après un plateau de forte stabilité (cinq attaques durant entre 124 et 128 ms chacune). La conséquence de cette plus franche irrégularité est de créer de la figure à l’intérieur de l’objet musical ouvert.

 

Multistabilité et polystabilité par les figures

Les travaux de Paul Fraisse sur la rythmisation par groupements d’éléments successifs ont démontré qu’en dessous de 150 ms, il est impossible de concevoir les éléments d’un groupe rythmique individuellement : ils sont donc perçus comme un ensemble (Fraisse, 1974, p. 110). Pour reprendre l’exemple de la Fig. 10, l’intervalle de temps entre 0 s et 4,34 s (de l’attaque 1 à 37) se présente effectivement comme un groupe de sons variant en timbre et en intensité, donc ouvrant à une rythmisation subjective (Fraisse, 1974, chap. 3). L’injection d’une durée supérieure à 300 ms a pour conséquence de clôturer ce groupe et d’en commencer un second à la 38e attaque. Alors que le premier groupe est d’un profil plutôt stable, le second groupe se caractérise par la relative imprévisibilité de ses durées. Or, comme le démontre Paul Fraisse, dans une suite de sons réguliers, un groupe est clôturé lorsqu’un son est allongé, mais également lorsque se produit une accentuation, une différence de timbre, voire une différence de hauteur (Ehrlich, Oléron et Fraisse, 1956). Ainsi, que la séquence soit anisochrone ou qu’elle soit isochrone, si elle comporte des variations d’autres paramètres que celui de la durée, elle permet la catégorisation par groupements, donc l’émergence de figures. C’est précisément en cela que je considère important que l’objet musical de la première mesure soit polymorphique ou « ouvert » : la conjugaison des indéterminations de durées et de couleur de slaps permet au musicien de faire émerger des figures chaque fois différentes, selon le contexte, selon son désir propre, ou ne serait-ce qu’en réponse à la réalité acoustique du lieu dans lequel il joue, pour une véritable relation entre interprétation et contexte de lieu et de moment. Cette possibilité de créer des contours, des groupements et des figures n’est pas nécessairement dépendante de l’anisochronie. Une représentation par sonagrammes permet de mieux visualiser cette émergence des figures ou groupes depuis les paramètres d’intensité et de timbre :


	mes. 1, sonagrammes des trois versions.

mes. 1, sonagrammes des trois versions.

Sur ces trois versions, les variations d’énergie dans le haut du spectre plaident pour la possibilité d’une perception de groupes dans le groupe, surtout pour les versions de répétition (jaune) et de studio (bleu), dans lesquelles nous distinguons des attaques aux aigus prononcés et d’autres aux aigus atténués (zones blanches dans la partie haute de chaque image). Ces groupes dans le groupe ne sont donc pas obligatoirement en relation exclusive avec les rapports de durées. En revanche, la combinaison de ces différents paramètres partiellement indéterminés (timbre, hauteur, temps), encapsulés dans un objet défini et limité dans le temps, et dont le comportement rythmique repose sur l’ambivalence entre l’isochronie et l’anisochronie, en fait un matériau multistable, au sens où le système est constitué de sous-systèmes à plusieurs points d’équilibre, qui donc s’adaptent entre eux, et basculent constamment entre divers états (Ashby, 1960, p. 208-210). Je disais plus haut que l’objet musical polymorphique de Technotope était doublement ambivalent concernant le rapport stabilité-instabilité. Comme je viens de le démontrer, il est constitué de sons en état de multistabilité, tandis que son interprétation toujours singulière en fait un objet polystable, c’est-à-dire ayant plusieurs (ou une infinité de) formes stables, entre les différentes versions qui en sont données. Or le couplage de la multistabilité dans l’objet même (dans le temps musical) à une polystabilité dans la circulation allographique (dans le temps de la vie) est ici rendu possible par l’idée d’objet musical polymorphique, et surtout par son système de notation. Ce couplage multistabilité-polystabilité sera vérifié un peu plus loin à l’échelle formelle de la pièce, notamment à l’appui de la notion de structure en éventail.

Cette polymorphie au niveau de l’objet, présentée et variée en solo durant la première minute, prend ensuite une tout autre valeur dans l’interaction personnelle qu’elle permet avec l’électronique, d’abord parce que certaines des premières séquences sont enregistrées dans les buffers et singularisent une partie de l’électronique qui leur succède, mais surtout parce qu’elle permet un jeu rythmique toujours en tension entre l’autonomie et l’interaction.

 

Microrythmie contre quantification

Si le choix de notation par ondulation des lignes de débit permet, comme nous venons de le voir, de concevoir un objet musical ouvert, il est aussi et surtout la conséquence d’un désir d’organicité rythmique, pour atteindre sans difficulté une forme assez élevée de complexité des rapports d’intervalles de durées. Si dans le point précédent la notion d’incalculabilité était plus volontiers synonyme d’imprévisibilité ou d’indétermination, dans la démonstration qui va suivre je propose de vérifier à quel point la réalité interprétative ne peut pas entrer véritablement dans la dimension du calcul, toujours et exclusivement concernant le domaine des durées. Il s’agit pour cela d’aborder le problème de la quantification des rythmes complexes. Disposant désormais des marqueurs de transitoires d’attaque pour les trois versions, il nous est possible d’en réaliser une quantification à divers degrés de précision à l’aide du programme Open Music®. Les listes d’onsets issues de l’analyse Audiosculpt® et renseignées dans les colonnes à droite des Fig. 7, 8 et 9 sont entrées dans l’objet omquantify après calcul des intervalles de temps. L’enjeu est de comparer ces intervalles de temps avant et après l’opération de quantification, réalisée selon deux niveaux de précision (valeur maximale de triple-croche ou valeur maximale de quintuple-croche, sans interdiction particulière de subdivisions), afin de voir dans quelle mesure la notation solfégique peut approcher la réalité acoustique. Ces notations seront groupées par version, dans les mêmes couleurs que celles appliquées précédemment. La version A est une quantification simplifiante, la version B est une quantification à haut degré de finesse.


	mes. 1, quantifications de la version de concert.

mes. 1, quantifications de la version de concert.

La quantification avec la triple-croche comme valeur minimale (Fig. 12, A) produit sans surprise un véritable lissage des durées, puisqu’elles sont désormais toutes parfaitement isochrones. En revanche, le passage à un niveau plus fin de quantification (Fig. 12, B) produit une hypercomplexité de la lecture, d’autant qu’il ne semble pas répondre d’une réalité perçue, puisqu’il fait apparaître une succession de groupes isorythmiques de valeurs différentes, alors que la version de concert semblait tout à fait régulière à la perception. Pour mieux nous en rendre compte, je propose de mesurer le résultat de ces quantifications en refaisant une analyse à la milliseconde et en représentant leur résultat sur le même diagramme de durées que le fichier audio original (Fig. 13). La quantification « A » y apparaît non seulement lissée mais en-dessous du débit moyen, et la quantification « B » s’approche par moments très près de la réalité, au détriment de pics de valeurs bien trop longues. La quantification ne permet donc pas réellement de symboliser une fausse isochronie (régularité pas totalement stable), soit parce qu’elle aurait tendance à la simplifier, soit parce qu’elle produirait de l’erreur dans la répartition des durées.


	mes. 1, version de concert, comparaison des durées entre audio et quantifications.

mes. 1, version de concert, comparaison des durées entre audio et quantifications.

Si nous regardons la version en studio, que l’analyse au point précédent avait démontré comme étant assez proche de la version du concert, nous observons que le lissage s’opère de la même manière (Fig. 14, A), mais que le pic d’une durée de 255 ms que nous avions observé à la 56e attaque provoque un bouleversement de l’isorythmie sur la totalité d’un septolet de doubles-croches, ce qui ne correspond absolument pas à la réalité de ce qui a été joué. Toutefois, cette version se caractérisait par son isochronie perturbée, ce qui est d’une certaine manière le cas dans cette quantification bien qu’elle soit tout à fait alternative.


	mes. 1, quantifications de la version de studio.

mes. 1, quantifications de la version de studio.

Il est plus intéressant encore d’observer ce que la quantification produit sur la version de la répétition, dont la précédente analyse a révélé la dimension instable par son haut degré de variabilité, entre durées longues et courtes.


	mes. 1, quantifications de la version de répétition.

mes. 1, quantifications de la version de répétition.


	mes. 1, version de répétition, comparaison des durées entre audio et quantifications.

mes. 1, version de répétition, comparaison des durées entre audio et quantifications.

Cette fois, la quantification à haut degré de finesse (Fig. 15 et 16, B) produit un résultat très proche de la version acoustique d’origine, notamment dans la seconde partie (premier pic après la quatrième seconde). Cela se fait bien entendu au détriment de l’aisance de lecture du rythme, qui se complexifie considérablement jusqu’à dépasser les capacités cognitives de subdivision du mètre. La meilleure solution pour l’instrumentiste est dans ce cas de se fier à l’évaluation des distances entre les têtes de notes, ou à modéliser le rythme sur ordinateur avant de l’apprendre par imitation. La quantification à un degré inférieur de finesse (Fig. 15 et 16, A) produit toutefois un résultat satisfaisant, mais au détriment d’une réduction du nombre d’attaques et d’un débit moyen légèrement plus lent. Aussi, n’oublions pas qu’en aucun cas l’interprétation de ces rythmes ainsi quantifiés n'aurait donné les courbes présentées en Fig. 13 et 16 : la microvariabilité proprement incalculable des durées existerait aussi bien dans le cas d’une notation libre que dans une notation très complexe. Ainsi, nous pouvons considérer qu’au sujet de la notation du temps, dans ce cas très précis d’une analyse des durées sur une note répétée et dans l’économie de tous les autres paramètres, la sous-détermination et la sur-détermination produisent un résultat comparable.

 

Les déclenchements de fichiers pour agir sur le temps

Ces dernières années, le concept d’interaction a plus volontiers été associé à de nouvelles modalités de captation du geste, en même temps qu’il était l’occasion de véritablement défendre une pensée en aller-retour, une interaction qui ne soit pas restreinte à l’unidirectionnalité de l’action instrumentale gouvernant une réponse électronique. Or cette unidirectionnalité n’a proprement jamais véritablement existé, puisqu’aucune des traditionnelles méthodes dites du « temps réel » ou des « sons fixés » n’a jamais prétendu faire l’économie de l’évidente nécessité de l’écoute musicienne comme réponse à la membrane. Si l’interaction se définit dans l’ajustement mutuel et toujours actualisé des parties qui forment le tout, c’est donc qu’il n’y a d’interaction temporelle possible que dans le refus du métronome intermédiaire, le répandu click track déterminé à l’avance et placé dans l’oreille du musicien soumis à l’horloge computationnelle. Ainsi, poser la question de l’interaction homme-machine dans la musique mixte, c’est en définitive se confronter à la possibilité du maintien de phénomènes d’adaptabilité dans la recherche continue de simultanéité, que ce soit tant du côté de l’instrumentiste, par l’écoute physiologique et la mesure solfégique, que du côté de la machine, dans l’écoute microphonique et le calcul échantillonné. En somme, en souhaitant une interaction temporelle compatible avec la diversification des situations dans le déroulé discursif, on se confronte nécessairement à la notion de déclenchement au sens large, déclenchement possible tant par les techniques de captation du geste, de suivi logiciel de partition (Antescofo®) ou par les techniques plus mécaniques que peuvent être le clavier maître ou la pédale MIDI. Dans Technotope, j’ai choisi d’utiliser la technique de déclenchement à la pédale, excepté pour les quatre premiers déclenchements qui correspondent à l’ouverture de séquences d’enregistrements dans les buffers et n’ont aucune conséquence directement audible. Ces déclenchements sont donc confiés à la régie pour ne pas être visibles par le public, afin de prendre en considération l’idée qu’en musique comme au théâtre, tout geste sur scène doit faire sens. La méthode de déclenchement à la pédale présente une certaine fiabilité et une forme d’économie logicielle, autant qu’elle impose ses propres contraintes, à commencer par celle de la visibilité du geste. Le saxophoniste se tenant debout, seul et au centre de la scène, tout geste d’appui du pied induit la démonstration explicite d’un événement sonore immédiat, lequel ne peut être espéré par le spectateur autrement que comme addition ou comme rupture. Aussi, qu’importe l’outil choisi, la pensée de l’interaction en termes de déclenchements impose une pensée du temps en étapes et en tronçons, et intime au compositeur de veiller à maintenir une forme de continuité de la matière sonore. Nous pourrions appeler « structure des pas » l’ensemble de ces gestes d’appui du pied sur la pédale, pour ce qu’ils sont d’inévitables marqueurs visuels sans conséquences obligées dans la compréhension de la macroforme. Cette structure parallèle des déclenchements est néanmoins importante dans la démonstration et nous y reviendrons ultérieurement.

La coexistence d’une électronique de traitement avec une électronique de montage sur fichiers (sons fixés), lorsqu’elle n’est ni soumise au click track ni à un suivi superVP®, induit nécessairement une pensée des dits fichiers en tuilage, recouvrement ou relai, surtout dans le cas de Technotope où les mesures alternent entre des chiffrages absolus et des « senza misura », qui indiquent une durée moyenne ou une marge de temps dans laquelle le saxophoniste peut jouer. Les deux premières pages de la partition, en Fig. 1, permettent de constater ces différents types de mesures. Ainsi, chaque interprétation de la pièce est assurément différente dans les durées des séquences, durées qui peuvent dans les cas extrêmes avoir une véritable incidence sur la durée globale de la pièce (dans le cas où le musicien choisirait de toujours faire les temps les plus courts ou les plus longs de ces mesures à marges relatives).


	Déclenchements 6 à 13, version de concert.

Déclenchements 6 à 13, version de concert.

La séquence ci-dessus correspond aux déclenchements 6 à 13, qui ont tous une action sur les traitements en temps réel, mais dont une partie déclenche aussi des fichiers (nos 6, 7, 10, 12, 13). Nous voyons ainsi comment Nicolas Arsenijevic a décidé du placement de ces fichiers en rapport avec son jeu instrumental, sachant que dans cette séquence les fichiers se superposent, c’est-à-dire qu’aucun déclenchement n’ordonne l’arrêt d’un fichier précédemment lancé. En conséquence, il n’y a pas seulement singularité de duo saxophone-électronique à chaque version, mais également une singularité de duo électronique-électronique, puisque les sons du fichier 6 et du fichier 7 sont constitués d’attaques spatialisées, de points très locaux autour du musicien, mais que la moindre variation d’emplacement temporel du déclenchement 7 produit une réévaluation des rapports de durées entre les attaques du fichier 6 et les attaques du fichier 7. Cela produit ainsi de nouvelles situations rythmiques, qui induisent nécessairement une rétroaction sur le jeu du musicien. La représentation de l’enveloppe d’amplitude en vert sur la Fig. 17 permet de symboliser les traitements électroniques et de rappeler qu’en dépit de ces marges d’indétermination, une grande continuité de la matière sonore est assurée, notamment par delays et granulation. À titre informatif, la Fig. 18 montre ce que donneraient les versions minimales et maximales de cette même séquence. Nous pouvons ainsi observer d’une part la différence de durée globale des séquences, et d’autre part la superposition différente des fichiers, donc des rapports de durées entre les attaques (fichiers 6 et 7). En revanche, les fichiers 10 et 13 correspondent à des matériaux d’harmonie-timbre évoluant dans le temps et se propageant dans l’espace : il s’agit donc de lignes plutôt que de points, et nous pouvons constater que dans les trois cas (version de Nicolas Arsenijevic, version théorique minimale et version théorique maximale), ces fichiers s’enchaînent toujours de la même manière et ne se superposent pas aussi singulièrement que les autres.

Le calcul des versions minimales et maximales a consisté à prendre les valeurs minimales ou maximales des mesures de durées à marges en leur appliquant un taux additionnel négatif ou positif de 20 %. Les mesures indiquées avec une durée moyenne ont subi le même traitement, contrairement aux mesures à chiffrage, qui ont été considérées comme devant être rigoureuses et ont donc fait l’objet d’un calcul précis des durées résultantes. Je reviendrai ultérieurement sur ces calculs pour parler de la structure générale.


	Déclenchements 6 à 13 ; de haut en bas : version théorique maximale, version de concert, version théorique minimale.

Déclenchements 6 à 13 ; de haut en bas : version théorique maximale, version de concert, version théorique minimale.

La séquence suivante, des déclenchements 14 à 26, présente une nouvelle approche en procédant à des arrêts progressifs de fichiers en cours de lecture.


	Déclenchements 14 à 26, version de concert.

Déclenchements 14 à 26, version de concert.

Cette technique permet cette fois d’éviter la superposition de certains fichiers qui seraient incompatibles, quand l’effet de réajustement des intervalles de durées entre attaques de fichiers différents n’est plus recherché. Les zones rosées et quadrillées indiquent ces moments où les fichiers sont estompés, fondus au silence. Le déclenchement 16 ordonne la fin du 14, le 18 la fin du 17, etc. Ce système n’est appliqué qu’à certains types de séquences très rythmiques, devant être interrompues subitement, tandis que les fichiers 16, 18, 20 et 22 sont maintenus jusqu’au bout : ils sont de même nature que les fichiers 10 et 13, prolongeant l'harmonie et s’estompant naturellement dans l’espace de la salle. Ainsi, l’écriture temporelle, bien que malléable, est bien déterminée selon les typologies de temps et d’espace propres aux séquences qui sont déclenchées.

 

Du matériau à la structure

Vers une structure en éventail

Technotope se construit selon un processus matière-temps-espace aboutissant à un solo électronique, lequel est suivi d’une coda. Dans cet article, nous nous arrêterons au seuil de ce solo électronique afin de nous concentrer sur les rapports d’organicité et d’interaction entre l’instrument et l’électronique. Pour faire l’analyse détaillée de la temporalité du début jusqu’au solo électronique (lettre E sur la partition), j’ai réalisé un tableau (Fig. 20) représentant les données de la partition, selon qu’il s’agisse de mesures indéterminées (vert) ou de mesures à chiffrages (marron). Nous pouvons donc considérer qu’il y a deux types principaux de mesures, mais les mesures indéterminées sont en réalité déclinées en trois types. Voici donc les quatre types d’indications de temps pour les mesures dans Technotope :

ChiffrageCirca x noiresCirca x – y noires Tacite (ni chiffrage ni circa)

Mesurant la durée d’une noire en millisecondes selon que le tempo est de 54 ou 66 BPM, et appliquant la règle de marge négative ou positive de 20 % aux mesures indéterminées, j’ai pu calculer pour chaque mesure sa durée théorique minimale et sa durée théorique maximale.


	Calcul des durées théoriques et de concert des mes. 1-101.

Calcul des durées théoriques et de concert des mes. 1-101.

J’ai ensuite pu calculer la durée totale, de 394 secondes pour la version minimale et de 491 secondes pour la version maximale, ce qui donne une marge de variation théorique de près de 1 mn 37.  La version de Nicolas Arsenijevic est analysée dans la partie droite du tableau, et est d’une durée totale de 459 secondes, soit plutôt dans la fourchette haute. Sur la Fig. 21, en représentant les valeurs minimales (traits bleus) et maximales (traits rouges) en millisecondes pour chaque mesure jusqu’au solo électronique, nous pouvons observer l’interprétation que Nicolas a fait des durées indiquées.


	Durées minimales, maximales et de concert des mes. 1-101.

Durées minimales, maximales et de concert des mes. 1-101.

Cette représentation laisse imaginer la multitude des courbes qui pourraient être issues d’interprétations différentes, toutes évoluant sur l’infinité des points situés entre les valeurs minimales et les valeurs maximales des durées de mesures. À ce titre, il me semble pouvoir parler de structure en éventail, en ce que certaines mesures imposent un mètre rigoureux tandis que d’autres permettent un parcours singulier de l’interprète dans la succession des écarts de temps, lesquels sont nécessairement conséquents de l’interprétation des objets musicaux polymorphiques et de leur interaction avec l’électronique. Cette électronique étant dépendante du signal acoustique pour les traitements, et chaque fois différente dans ses rapports de durées par les variables de déclenchements de fichiers, nous pouvons conclure que l’organicité temporelle se définit par une forte singularisation interparamétrique. En représentant les durées des 101 mesures de la version du concert de la même manière que lorsque nous représentions le rythme de la mesure 1, nous pourrions y apposer le symbole solfégique aux lignes ondulées de débit, exemplifiant ainsi le rapport idéel entre variables microrythmiques et variables structurelles :


	Durées de chaque mesure jusqu’à la lettre E, version de concert.

Durées de chaque mesure jusqu’à la lettre E, version de concert.

Puisque l’interprète évalue le rythme à donner à l’objet musical polymorphique initial, et qu’il évalue de la même manière les durées des mesures indéterminées tout au long de la pièce, nous pouvons dire, à l’appui de la Fig. 22, que la structure globale en éventail est une forme de dilatation métaphorique de l’objet musical polymorphique, et que ce dernier constituait donc également un objet en éventail. De même que nous avons défendu l’idée que l’objet musical polymorphique se définissait dans la multiplicité sans atteinte à sa nature, nous pouvons extrapoler cette idée au niveau structurel, pour dire que la forme reste la même selon les choix qui sont faits par l’instrumentiste au regard des mesures à durées indéterminées. Ainsi, l’ambivalence entre le stable et l’instable se retrouve à différentes échelles dans Technotope : d’abord dans la multiplicité interprétative, puis au sein d’une interprétation donnée, chaque fois tant au niveau de l’objet musical que des durées structurelles.

 

Comparaison structurelle par les déclenchements

Enfin, si nous considérons non plus la structure à la mesure près, mais que nous retournons au découpage alternatif des déclenchements, nous pouvons plus aisément employer notre première méthode d’analyse, qui consistait à comparer les versions du concert, de la répétition et du studio.


	Durées entre chaque déclenchement jusqu’au n° 34 dans les trois versions.

Durées entre chaque déclenchement jusqu’au n° 34 dans les trois versions.

La version de studio, réalisée en étapes de travail, comportait deux déclenchements de moins. Nous observons qu’elle est aussi la version la plus éloignée, tandis que les versions du concert et de la répétition se suivent d’assez près. Ce constat est important car il permet de dire que, toute considération faite et démontrée de la malléabilité du temps à l’échelle du matériau premier et de la structure globale, l’interprète s’est forgé un temps propre au fur et à mesure du travail avec l’électronique. La proximité des courbes confirme donc qu’une structure peut émaner d’une notation relativement ouverte du temps, et que cette structure peut être l’objet d’une appropriation de la part de l’interprète. Il s’agirait alors de parler de profils ou de contours de durées. Ces contours s’observent volontiers dans la Fig. 23 : les distances entre les points peuvent différer entre les versions, mais l’ensemble procède toujours d’une même tendance de courbe. La structure en éventail, permise par la cohabitation de mesures à durées déterminées et indéterminées, rejoint par conséquent l’objet musical polymorphique et sa double ambivalence stabilité-instabilité : la forme est également multistable dans la durée propre d’une exécution, et polystable entre les interprétations.

 

En guise de conclusion : le solo et la coda, vers un changement d’état temporel

Cette analyse s’arrête à la mesure 101, au moment où le saxophoniste fait un pas en arrière, sortant de la zone de lumière qui s’estompe sur scène. Au même moment, les haut-parleurs autour du public sont éclairés individuellement, se posant avec autorité comme les générateurs et les frontières du technotope autonome en salle, dans un solo électroacoustique d’une durée de 2 mn 15. Ce solo étant constitué d’un montage lu depuis un fichier en huit canaux, il s’impose comme marqueur formel non seulement par le relai inattendu qu’il prend du musicien, mais surtout parce que pour la première fois, le temps est entièrement écrit, prédéterminé. Sa composition repose sur un principe simple : la recherche d’une sensation d’écoute proche de celle que l’on pourrait avoir dans une forêt où le bruit du vent, des feuillages et de la faune trouveraient leur juste équilibre dans le temps et dans l’espace. Dans le technotope, les morphologies de ces sons relèvent de l’imaginaire et de la synthèse, et échappent donc à toute tentative d’imitation d’un quelconque modèle issu du monde extérieur. À une matière inédite, issue d’une séquence improvisée sur un flanger complexe dont les paramètres ont une incidence directe sur la spatialisation, est superposée l’exacte séquence de montage qui était déclenchée sur les fichiers 6, 7 et 10. Ces fichiers se recouvraient en des endroits arbitraires et étaient diffusés sur l’octophonie de scène dans la première partie. Dans le solo, ils sont donnés à entendre dans un tout autre contexte musical, en déroulé successif, et sur l’octophonie en salle. L’intérêt de la structure en éventail, au-delà des critères d’organicité, d’interprétation, de relation au matériau pseudo-isochrone initial, est surtout de mener à ce moment de basculement, qui doit justement être perçu comme un basculement total : changement d’espace, changement de lumière, changement d’acoustique, changement de matière, et passage d’une écriture temporelle hybride à une écriture électronique prédéterminée. Ainsi, si le vivant instrumental est l’incalculable, la simulation du vif électrique passe, dans cette pièce, par le pré-calculé. Enfin, la coda propose une nouvelle forme d’interaction, par abandon de la pédale de déclenchement, et par adoption d’un système de détection de transitoires d’attaque. Le musicien interagit désormais avec une électronique reprenant à chaque geste le processus formel global, c’est-à-dire projetant chaque son de la scène à l’arrière de la salle, au moyen de delays à divers degrés de feedback et de filtres, mais surtout à des débits toujours différents. À la pseudo-isochronie succède ainsi l’isochronie exacte qui s’interfère à elle-même, créant selon les vitesses des états de franche perception rythmique ou des états de granulation en timbres-hauteurs. L’enjeu pour le saxophoniste est alors de couper les brèves séquences rythmiques de l’électronique en les interrompant à l’exact endroit d’une occurrence.


	Esquisse de la coda : interruptions et démarrage de nouvelles isochronies électroniques spatialisées (simplification).

Esquisse de la coda : interruptions et démarrage de nouvelles isochronies électroniques spatialisées (simplification).

La comparaison entre trois versions a été l’occasion d’entremêler l’autoanalyse à l’analyse d’interprétation, donc d’approcher la question du système d’écriture par l’ensemble des résultats qu’il produit. L’analyse de l’objet musical polymorphique de la mesure 1, puis de la structure détaillée (par mesures) ou simplifiée (par déclenchements) a permis de démontrer un aspect de la dimension organique partagée entre la matière et la structure jusqu’au solo électronique. La démarche hybride entre le déterminé (chiffrages et rythmes sur certaines mesures, fichiers de sons fixés) et l’indéterminé (objet musical ouvert, structure en éventail) n’exclut donc pas l’existence d’une forte relation entre le matériau et la forme. Cette relation prend son sens lorsque la première stratégie d’écriture du temps fait elle-même l’objet d’une dialectique structurelle, c’est-à-dire lorsqu’elle est comprise comme système perceptif intégral au moment même où elle est remplacée par d’autres systèmes temporels. C’est donc dans l’exclusivité de l’analyse du domaine temporel que peuvent pour le moment apparaître les rapports analogiques entre le vivant et le machinique dans Technotope, qu’ils se situent au niveau d’un propos métaphorique symbolisé dans le processus formel, ou au niveau des multiples enjeux de  l’interaction homme-machine.

La question de la stabilité a ici été appliquée au temps musical (au sein d’une version donnée), mais elle a également été appliquée au champ interprétatif (circulation allographique), défendant à l’aide des notions d’objet musical polymorphique et de structure en éventail qu’une idée musicale, un matériau, une organisation, pouvaient conserver une certaine stabilité en dépit d’une relative indétermination paramétrique. Ici proposées spécifiquement avec Technotope, les notions de multistabilité et de polystabilité pourront certainement constituer des outils applicables à un répertoire plus large, notamment pour l’analyse du rythme ou des interprétations.

(mai 2021)

Bibliographie

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Notes

1Il s’agissait de codes personnels faisant référence à des types de matériaux ou de rythmes en affinité avec les musiques de Mark Fell, du duo Second Woman, de la techno de Mike Parker ou des nappes filigranées de Ryoji Ikeda.

2Les durées prévisionnelles inscrites sur l’esquisse ont été revues lors de l’écriture.

3La loi de Weber-Fechner est une loi de psychophysique décrivant la relation entre la grandeur physique d’un stimulus et la sensation qu’il produit.

Pour citer ce document

Florent Caron Darras, «Le vivant et le technique», La Revue du Conservatoire [En ligne], Le huitième numéro, La revue du Conservatoire, mis à jour le : 05/11/2024, URL : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php/lodel/css/js/fancybox/docannexe/file/869/docannexe/image/2445/index.php?id=2568.

Quelques mots à propos de :  Florent Caron Darras

Florent Caron Darras est compositeur, engagé tant dans la création de la musique instrumentale et électronique que dans l’enseignement et la recherche théorique. Agrégé, formé au Conservatoire de Paris (prix de composition, d'analyse, d'esthétique et d'improvisation générative), à l'Ircam et à l'École normale supérieure (doctorat de recherche-création Sacre), il enseigne à l’École nationale supérieure des Arts de Paris-Cergy et à l'Université catholique de l'Ouest. Depuis 2015, il poursuit des recherches indépendantes sur les polyphonies vocales de Géorgie avec l’ethnomusicologue Simha Arom. Ses recherches musicales portent notamment sur les conséquences formelles des analogies entre milieu et technologie, pour une conception du temps et de l’espace qui soit inspirée de modèles environnementaux. Affiliations : Conservatoire de Paris, Université PSL (EA7410), Ecole normale supérieure (ED540), Laboratoire Musidanse (Paris-VIII). florentcarondarras@gmail.com